Nous subissons aujourd’hui, en France, la dictature de la grande bourgeoisie mondialisée.
Oui, je sais, à beaucoup, et peut-être même à un certain nombre de communistes, cela paraîtra exagéré. La France actuelle ? Une dictature ? Enfin quoi ! Même si ce régime est autoritaire, soyons sérieux ! Nous ne subissons pas une dictature.
- 1) Mais qu’est-ce donc qu’une dictature ?
Eh bien, discutons-en entre nous, sans nous empailler. La préparation du congrès est faite pour ça. Je vais montrer pourquoi et comment, selon moi, le régime existant en France aujourd’hui est une dictature.
Il faut dire que nous avons parfois de très mauvaises habitudes. L’une d’elle consiste à partir d’une définition pour analyser la réalité. Nous sommes très bibliques. Au début est « Le Verbe » disent les Écritures. Le risque de cette méthode est de faire oublier l’essentiel. Il est de conduire à confondre les enveloppes et les contenus. Pour notre compréhension de ce qu’est une dictature, ce risque s’applique à 100% aujourd’hui. Pour nous, en particulier les gens de ma génération, une dictature, c’est Hitler et son équipe d’assassins, sa gestapo, ses camps de concentration et le film de Charlie Chaplin, et ce n’est que cela.
En cherchant à être un peu plus précis, un peu plus scientifiques, ces mêmes gens diront qu’une dictature est exercée par un homme ou un groupe d’hommes au nom d’une fraction minoritaire de la société, qu’on y pratique la confusion des pouvoirs, qu’elle fonctionne de manière autoritaire (la contestation des décisions de celles et ceux qui la dirigent n’est pas tolérée), que la formation de toute opposition organisée, que celle-ci soit politique ou syndicale, y est interdite, que les châtiments infligés à celles et ceux contrevenant à ses commandements sont très durs et souvent de nature extrême.
Curieusement, cette définition, pourtant longue et dont on ne peut pas dire qu’elle soit fausse, ne parle pas de l’essentiel, de ce qui est la justification profonde de la dictature. Quel est donc cet « essentiel » ?
La réponse est simple. Une dictature est un régime politique exercé par une minorité pour maintenir à tout prix sa position économique, sa capacité à prendre sur la richesse produite la part qu’elle estime devoir éternellement lui revenir. Un tel régime prend généralement place dans une situation de crise. La minorité en question, composée de gens « d’en haut », cherche à maintenir ce qui, au moment de la révolution française de 1789 s’appelait « des privilèges », et dont les gens « d’en bas » contestaient la légitimité. Les privilèges n’ont plus le même nom aujourd’hui mais ils ressemblent beaucoup à ceux d’autrefois. Je vais maintenant traduire en langage moderne ce que je désigne comme étant l’essence de la dictature.
La dictature pesant aujourd’hui sur la France est celle exercée par la fraction française de la grande bourgeoisie capitaliste mondialisée. Cette classe sociale restreinte sait que le système économique, le mode de production capitaliste, dont elle tire sa richesse, est en crise profonde. La dictature qu’elle exerce à l’égard de la majorité de la population, vise à maintenir ce système et à le maintenir à tout prix. Elle a, évidemment, l’espérance et la conviction de pouvoir le remettre sur pieds. Je pense qu’ils (elles) se trompent mais ils ne me demandent jamais mon avis. Cela dit, les membres de cette classe, malgré leurs espérances, savent que rien n’est décidé et qu’ils sont en train de jouer leur avenir historique. Ils sont donc extrêmement dangereux et prêts à tout, car il n’est pas question pour eux que l’on puisse sortir de leur mode de production, que l’on puisse en changer.
Voilà l’essentiel du contenu de la dictature. Ses formes, ses enveloppes, dépendent du niveau des forces productives, de l’intensité de la lutte des classes, de l’époque, des circonstances. Aujourd’hui, la dictature qu’exerce la section française de la grande bourgeoisie mondialisée est une dictature aux caractéristiques françaises et aux caractéristiques du 21e siècle. Rien n’interdit de penser qu’elle puisse évoluer vers d’autres formes que celles observables en 2018, toutes choses égales par ailleurs en ce qui concerne la lutte des classes.
- 2) La dictature actuelle, en France, est celle qu’exerce une minorité
La dictature qui s’exerce aujourd’hui, en France, est celle qu’impose la bourgeoisie mondialisée implantée dans notre pays, avec l’appui actif de ses représentants politiques. Macron et les institutions qu’il commande forment la partie émergée en même temps que la partie « people » (car il faut s’adapter à l’air du temps) de l’iceberg dictatorial français. C’est une sorte d’épiphénomène, un « pin » que la grande bourgeoisie met à sa boutonnière. Mais le fait de changer le pin ne changera rien à la situation des classes populaires.
Nous vivons sous la dictature d’une classe sociale, formée d’un petit nombre d’individus, peut-être 1% à 2% de la population qui vit en France. Cette minorité de base, que l’on pourrait appeler « le cœur de la dictature », est soutenue par une autre fraction de la population, qui sont « les viscères de la dictature ».
Ces derniers en délimitent, si l’on peut dire, « le périmètre merdeux », avec sa collection de dirigeants socialistes et centristes, de conservateurs de tous poils, de collaborateurs du grand capital. Les récentes élections présidentielles permettent d’estimer l’importance relative de cette fange à 18% de la population, celle qui a voté Macron au second tour.
Grosso modo, aujourd’hui, en France, 1% à 2% de la population dirigent la France, déterminent sa législation, modèlent son idéologie, utilisent et réorganisent son État à leur avantage, et montrent leur volonté inébranlable de maintenir le système. Ils (elles) sont aidés, dans cet accomplissement par leur famille, par les personnels supérieurs de leurs entreprises, par leurs représentants politiques, par les entrepreneurs libéraux directement impliqués dans la mondialisation capitaliste, par les parvenus aspirant à entrer dans leur monde, par des personnes socialement faibles et qui, en raison même de leur faiblesse, se mettent à leur égard en position de « servitude volontaire ». Ils sont également soutenus par une partie de la droite classique, les Lemaire, les Giscard d’Estaing, les Bayrou, les Dupont-Aignan et tous les zozos de la social-démocratie, qui eux aussi défendent becs et ongles ce système.
- 3) Le mode de production capitaliste est entré dans une phase de crise profonde
Pourquoi cette minorité exerce-t-elle une dictature ? Je répète la réponse que j’ai déjà donnée à cette question. Ces personnes (le cœur de la dictature) sont, en France, les détenteurs de la plus grande part de la richesse économique et des moyens de la reproduire. Elles disposent d’un accès privilégié aux principaux lieux de la décision économique et politique. Elles contrôlent les systèmes d’information. Elles trouvent très bien d’être assises dans les fauteuils d’une richesse infiniment reproduite.
Mais ne voilà-t-il pas que le mode de production capitaliste, dont elles sont les bénéficiaires, est entré en crise depuis environ un demi-siècle ? Celle-ci se déroule tant au plan intérieur, dans le cadre national, qu’au plan extérieur, dans leurs rapports avec les pays dont leurs entreprises exploitent les ressources. Elle a été longuement analysée par d’autres et je n’en fais ici qu’un bref rappel. Sur le plan intérieur, je dirai qu’en France, depuis un bon moment déjà, « ça ne va pas » pour ces grands capitalistes. Les populations travailleuses, massivement salariées, aspirent à réduire leur temps de travail et à partager la richesse de manière plus égalitaire. Les populations jeunes, en cours de formation professionnelle, sont inquiètes pour leur avenir et foutent régulièrement la pagaille. Les populations âgées, de plus en plus nombreuses, coûtent cher et ne produisent rien.
Bref, ce groupe social restreint, dont l’efficience économique décroît, a été confronté après la 2e guerre mondiale, à des exigences nouvelles, jugées par lui incongrues. Après 1968, année marquée par la révolte des jeunes, ceux principalement des classes moyennes, et l’affirmation par la classe ouvrière de sa puissance combattante, ce groupe a décidé « de mettre le paquet » sur la base d’une stratégie de long terme, très claire. Son application est commencée depuis quelques années déjà et ce n’est pas fini. Mais dans la vie d’un système économique, quelques années, ce n’est rien.
Ces gens, qui ne sont pas des idiots, pensent pouvoir gagner leur pari et remettre leur système sur pieds. Comme je l’ai écrit ci-dessus, ils ont tort et n’y arriveront pas. Mais ils (elles) ont peu étudié Marx et ont davantage appris à faire du Capital qu’à le lire. Cela dit, ils savent que la partie n’est pas terminée. Quand il s’agit de défendre la source de leur fortune, ce sont des guerriers. Ils ont étudié l’effrayante histoire et ils refusent qu’on leur fasse le coup de Louis XVI ou de Marie-Antoinette, si je puis ainsi m’exprimer.
Aussi ont-ils mis en place une dictature aux caractéristiques françaises, dans le contexte du 21e siècle. Ils cherchent, avec obstination, à la perfectionner et pour l’instant, y parviennent. Les boulons en sont resserrés jour après jour.
Les raisons extérieures de cette dictature ne sont pas moins évidentes. Après la 2e guerre mondiale, sont apparus des États nouveaux, et derrière ces États, quelquefois des nations, mais toujours des peuples, remuants, insatisfaits, désireux eux-aussi de participer au développement économique. Certains de ces États ont même poussé l’audace jusqu’à se proclamer socialistes, au sens révolutionnaire du terme.
Ces États particuliers, insolents, dont ces bourgeois avides et dominateurs ont la conviction qu’il faut les détruire, comme autrefois Carthage, ne sont pas seulement de petites choses, comme Cuba et la Corée du Nord, ce sont de gros monstres, comme la Chine, 20% de la population mondiale, s’il vous plaît. La bourgeoisie mondialisée est prête à leurs faire la guerre. Elle y pense sans discontinuer. Elle écrabouille tous ceux qu’elle se sent en mesure d’écrabouiller, comme elle l’a fait avec la Somalie, l’Irak, la Libye.
– Quelles sont les modalités de cette dictature ?
Si j’étais un petit homme vert, avec des antennes sur la tête, je trouverais la dictature qui s’exerce aujourd’hui en France tout à fait intéressante. Car ce n’est pas, pour l’instant en tout cas, une dictature de type nazi, avec ses camps de la mort, sa Gestapo, son führer et ses séides. Ce n’est pas une dictature de type franquiste ou salazariste, elles aussi meurtrières, mais issues de structures agraires archaïques. Ce n’est certainement pas une dictature antique.
Non, c’est une dictature aux caractéristiques françaises. Les membres des classes dangereuses ont de gros bracelets électroniques à la cheville et au poignet. Ils sont virtuellement sous contrôle complet. On leur fait régulièrement une piqure de sédatifs. En même temps, ils peuvent se déplacer librement et la plupart d’entre eux ne se rendent compte de rien. Cette dualité fonctionne de manière indolore et feutrée. Elle exprime la particularité des formes contemporaines de dictature dans les pays développés, notamment en France.
Au plan intérieur, cette dictature silencieuse est exercée selon les niveaux suivants :
1) Celui des institutions. Au fil des années, la Présidence de la République est devenue le lieu du gouvernement réel, au détriment du Parlement. La succession, dans un temps très court, de l’élection présidentielle et de celle des députés amplifie les résultats obtenus de l’élection présidentielle. Le terrorisme, qui est une création des classes dirigeantes des pays développés, permet de banaliser les décisions d’exception, les états d’urgence, les procédures autoritaires, les déclarations de guerre hors contrôle.
- Celui des grands moyens d’information. Je renvoie sur ce point à l’abondante littérature existant sur ce point. L’information est passée sous la coupe des grands capitalistes. Les radios libres, qui devaient apporter de l’air et de la critique, ont quasiment été toutes rachetées.
- Celui d’une administration parallèle. Une notion nouvelle est apparue au cours de la vie quotidienne récente, celle d’État profond. Elle signifie que l’État ordinaire, malgré sa mécanique perverse et autoritaire, n’est plus l’instrument d’oppression qu’il a pu être au service de la classe dirigeante. Il s’est donc formé, au delà de cet État premier, visible, partiellement investi par les forces démocratiques, un État profond, par définition difficile à appréhender, doté des moyens techniques modernes de contrôle des individus et de leurs activités, et cependant informel, échappant au contrôle des citoyens et de la loi.
Mais cet édifice intérieur est néanmoins fragile. Il peut se fracturer à tout moment. C’est pourquoi il est aujourd’hui doublé par un revêtement d’origine extérieure, visant à rendre le changement de système impossible. C’est le but recherché.
- La mondialisation capitaliste, processus d’expansion sans limite du capital d’origine française et de réception sans limite du capital étranger, a pour complémentaire la pétrification de la lutte des classes. « Si vous n’êtes pas sages, le capital va s’en aller ». « Si vous n’êtes pas sages, le capital ne va pas venir ». « L’Extérieur », invoqué de cette manière, est une création fantastique qui, tout à la fois, correspond à la stratégie économique que les classes possédantes ont mises en œuvre (la mondialisation capitaliste) et les dédouane des effets de cette stratégie. La vente continue, incessante, des actifs publics vise non seulement à remettre au grand capital des sources de profit. Elle fragilise l’économie française et la place sous la domination plus directe du grand capital mondial. Il en est de même pour ce qui concerne le financement de la dette publique, majoritairement investie par les capitaux étrangers.
- Une politique délibérée d’immigration de la main-d’œuvre, pour contraindre les prétentions salariales des travailleurs vivant en France et briser leur système de protection sociale.
- Une création européenne conçue comme un carcan social et un moyen accéléré de destruction des nations membres. Lorsque le peuple français a massivement voté contre la mise en place d’une constitution européenne, en 2005, ces jean-foutres ont passé outre.
- Une soumission directe à l’OTAN et à la stratégie américaine, la conduite politique et militaire de l’impérialisme mondial ayant été confiée aux États-Unis.
Telle est, selon moi, la situation dictatoriale dans laquelle les classes populaires de ce pays sont plongées. Il est possible que j’aie omis ou insuffisamment évoqué certains de ses traits. Mais je crois en avoir donné correctement le sens.
Pour mettre un terme définitif à la dictature de la section française de la grande bourgeoisie mondialisée, les victimes de sa stratégie de conservation effrénée du mode de production capitaliste se doivent de mettre en œuvre la dictature du prolétariat. Car ces salopards de grands bourgeois ne quitteront pas de leur propre mouvement le fauteuil en or dans lequel ils sont assis. Bien que leur système soit désormais dépassé en tant que mode de production, ils font tout, au contraire, pour en imposer le maintien. Ils n’hésiteront pas une seconde, s’ils le peuvent, à tuer et à massacrer massivement d’autres Français, ou à alimenter une guerre civile en France, pour conserver les privilèges que son fonctionnement leur confère.
– La dictature du prolétariat est le seul moyen de mettre un terme à la dictature de la grande bourgeoisie mondialisée.
La conclusion à laquelle je parviens par rapport au combat communiste de la deuxième moitié du 20e siècle en France, est la suivante. Compte tenu de ce qu’est la dictature de la grande bourgeoisie, nous avons eu tort de croire que le programme commun de gouvernement de la gauche, signé en 1972, appliqué en 1981-1982, pouvait être un levier suffisamment puissant pour que, dans ce pays, « un socialisme aux couleurs de la France » remplaçât le mode de production capitaliste.
Nous avons sans doute cru que ce programme était la forme moderne de cette structure particulière de gouvernement et d’ambitions concrètes qu’est la dictature du prolétariat. Si telle fut bien notre erreur principale, je formule pour ma part l’hypothèse suivante pour expliquer le cours des choses. Je crois qu’il est progressivement apparu, à partir des années 1990, que nous ne devrions plus la recommencer. La dictature du prolétariat serait donc le point nodal à partir duquel pourraient être expliquées les deux grandes branches, distinctes et contrastées, de l’évolution qui, dans cette famille politique, suivit l’échec du programme commun en tant qu’instrument révolutionnaire.
Pour les uns, majoritaires, oui, il ne fallait plus recommencer la même erreur. Ce qui les a conduits, selon moi, à abandonner toute conception à priori de la révolution. Le communisme n’aurait plus été l’idéal de demain, mais le déploiement continu de la contradiction au jour le jour. Cela aurait également eu pour effet de les inciter à transformer le parti communiste en mouvement social spécifique, mais aux contours flous. Cela les aurait amené à suivre le fil de l’eau, c’est-à-dire les élections, au lieu de chercher à en orienter le cours et à œuvrer pour la destruction et le remplacement du mode de production capitaliste.
Pour les autres, minoritaires, loin de penser qu’il faut effacer le souvenir même de la dictature du prolétariat, ils estimeraient, au contraire, qu’il convient d’en réaffirmer la nécessité et d’en réactualiser les formes. Du coup, ce ne serait plus un élément implicite d’un programme politique, comme ce fut le cas avec le programme commun de gouvernement, mais un élément explicite du combat révolutionnaire mené en France. Par son existence serait explicitement affirmé que l’objectif poursuivi par les communistes est la transformation sociale radicale de la société française, le communisme, et, dans le moment présent, l’abolition du mode de production capitaliste, l’instauration du socialisme. Enfin et peut-être surtout, en la rendant explicite, nous affirmerions la nécessité que les masses populaires s’emparent de cette idée et en conçoivent la concrète application. La dictature de prolétariat doit être pensée par les communistes mais doit être appliquée par les masses et placée sous leur contrôle.
Deuxième partie « Amorce de la discussion sur les formes concrètes de la dictature du prolétariat »