L’électricité comme matrice du pouvoir au 21 ème siècle

, par  Herve Poly , popularité : 3%

Un article d’Hervé Poly dans Liberté actus

Chaque époque façonne sa puissance à partir de sa base matérielle. Après le charbon et le pétrole, vient l’ère de l’électricité. Source universelle, malléable et invisible, elle redéfinit le rapport entre production, technologie et souveraineté. Tandis que la Chine érige sa puissance sur la planification énergétique, l’Occident s’enlise dans le court-termisme financier. Derrière cette recomposition mondiale se lit la transformation du capital, la mutation d’un monde où l’énergie, plus que la monnaie ou les armées, dicte désormais la hiérarchie des puissances.

Toute économie repose sur son infrastructure énergétique. Sans flux stable, pas d’industrie, pas de transport, pas de données. L’électricité est devenue le socle invisible du capital numérique : l’énergie qui alimente serveurs, véhicules, IA, métropoles et chaînes de valeur. Les data centers engloutissent déjà plus de 530 TWh par an, et l’Agence internationale de l’énergie prévoit plus de 1 500 TWh d’ici 2030.

L’électricité, colonne vertébrale du capital numérique
À mesure que l’économie s’immatérialise, elle s’enracine paradoxalement dans une matière toujours plus lourde : les centrales, les lignes à haute tension, les métaux rares. Le numérique ne flotte pas dans le ciel des idées, il se branche sur des câbles, des transformateurs et des turbines.

C’est là que se trouve la clé de la puissance contemporaine. Le monde des infrastructures détermine celui des superstructures. Lénine le formulait déjà : « Le socialisme, ce sont les soviets plus l’électricité. » Derrière la formule, une leçon universelle — la politique n’existe qu’à travers ses conditions matérielles.

Deux visions du futur : planification ou rentabilité
Face à la nouvelle révolution énergétique, deux logiques s’affrontent. La Chine raisonne selon le temps long de la planification. Elle a doublé sa production d’électricité en vingt ans pour atteindre 9 200 TWh, soit le double des États-Unis.

Chaque barrage, chaque centrale, chaque ligne s’inscrit dans une architecture d’ensemble : énergie → industrie → monnaie. Ce n’est pas une juxtaposition de projets, mais un système cohérent de reproduction élargie — la planification appliquée au XXIᵉ siècle.

Les États-Unis, à l’inverse, demeurent prisonniers de la logique du profit immédiat. Depuis 2005, leur production électrique stagne à 4 600 TWh. Les infrastructures vieillissent, les réseaux fragmentés s’effondrent au premier choc climatique. La crise texane de 2021, qui a laissé des millions d’Américains sans courant, fut la démonstration éclatante d’un modèle livré au marché.

Les investisseurs exigent des retours rapides, les États ne planifient plus, et les grandes firmes du cloud achètent du gaz pour maintenir leurs serveurs — illustration parfaite d’un capitalisme dépendant d’une base fossile qu’il prétend dépasser.

Ainsi, la divergence n’est pas seulement technologique. Elle est dialectique : l’un articule son développement à sa base matérielle, l’autre la nie jusqu’à la rupture.

L’ombre de la guerre derrière l’énergie
L’histoire récente prouve que chaque empire énergétique engendre ses guerres.

Le pétrole fut le carburant de l’impérialisme moderne :
— l’Irak en 2003 pour sécuriser le brut du sud,
— la Syrie pour contrôler les routes du gaz,
— le Venezuela et l’Iran pour contenir des régimes récalcitrants assis sur d’immenses réserves.

Sous couvert de démocratie ou de sécurité, c’est toujours le contrôle des ressources qui oriente les conflits. Le pétrodollar a imposé la domination du dollar comme monnaie mondiale : l’armée américaine a été la garantie militaire de ce privilège monétaire.

Mais l’électricité échappe à ce schéma.

Elle ne circule pas en barils mais en électrons, se produit localement, se stocke et s’échange hors du circuit pétrolier. En finançant des barrages, des centrales solaires ou des réseaux réglés en yuan, la Chine construit un ordre post-pétrolier, où la puissance ne découle plus de la conquête des gisements, mais de la maîtrise des flux.

C’est un déplacement du centre de gravité du mondial : de l’extraction vers la transformation, du brut vers

La nouvelle géopolitique :
L’électricité, clé de la puissance économique au XXIe siècle
De la houille au nucléaire : la reconversion vertueuse
La Chine ne renie pas sa base charbonnière : elle la transforme. Avec 1 190 gigawatts de capacités, elle aurait pu rester prisonnière du carbone. Elle en fait un levier de modernisation, en lançant un vaste programme de conversion des centrales à charbon en centrales nucléaires compactes. Les anciennes infrastructures — réseaux, turbines, canalisations — sont réutilisées pour accueillir des réacteurs de quatrième génération :

— à haute température refroidis au gaz (HTR-PM, Shidaowan),
— à sels fondus de thorium (Wuwei, Gansu),
— ou rapides à neutrons, capables de recycler le combustible.

Ces choix ne sont pas seulement techniques. Ils traduisent une vision dialectique du développement : faire du résidu la base du renouveau. Là où l’Occident démolit pour reconstruire, la Chine reconfigure et intègre.

C’est une écologie industrielle, au sens marxiste du terme — le progrès matériel comme résultat d’une transformation consciente de la nature par le travail social. Près de 100 gigawatts de charbon seront ainsi convertis d’ici 2030, soit la consommation électrique de la France entière.

Ce programme fait du recyclage énergétique un instrument de souveraineté, non une concession morale.

Le capital énergétique et la désindustrialisation occidentale
En Europe, et singulièrement en France, la désindustrialisation illustre les effets d’un capitalisme financiarisé où la sphère spéculative s’est détachée de la production réelle.

La part de l’industrie dans le PIB n’est plus que de 10 %, contre 30 % dans les années 1980.

Les fermetures d’usines se succèdent pendant que le marché de l’électricité, dérégulé, livre un bien stratégique aux fluctuations boursières. Le résultat, c’est une dépendance structurelle : les États importent l’énergie qu’ils ne produisent plus, les biens qu’ils n’usinent plus, et les technologies qu’ils n’inventent plus. Cette perte de base matérielle entraîne logiquement la perte de souveraineté politique.

La dialectique entre forces productives et rapports de production se manifeste ici dans toute sa clarté. Quand la première s’épuise, la seconde vacille.

Le nucléaire, l’IA et le nouvel ordre matériel
L’intelligence artificielle, comme autrefois la machine à vapeur, n’est qu’un prolongement de la force productive. Mais elle exige une base énergétique gigantesque : 50 GWh pour l’entraînement d’un seul modèle, des milliers de serveurs alimentés en continu. C’est pourquoi la bataille technologique entre les États-Unis et la Chine ne se joue pas seulement dans les laboratoires, mais dans les centrales et les mines de lithium.

Pékin articule ses secteurs : l’électricité alimente l’IA, l’IA optimise la production électrique, les semi-conducteurs relient le tout.

Washington, lui, dissocie — la recherche d’un côté, l’énergie privée de l’autre, les profits au sommet. La contradiction interne du capitalisme avancé apparaît ici nue : il veut dominer la technique tout en refusant d’en maîtriser la base.

Dominer ou durer
La confrontation sino-américaine n’est plus seulement une lutte pour les marchés, mais une guerre pour la maîtrise du temps historique. Le temps long de la planification contre le temps court du profit.

La Chine investit dans des projets à trente ans, quand l’Occident pense au profit du jour pour le lendemain. Cette différence n’est pas morale mais structurelle : elle découle du rapport au travail, à la production, à la matière. Mais sous la surface des discours, une loi reste à l’œuvre. C’est la base matérielle qui détermine la superstructure.

L’électricité, parce qu’elle est le socle physique du capital numérique, recompose le pouvoir mondial. Elle n’est pas seulement une énergie, elle est le révélateur d’un monde où la conscience politique revient au réel.

De la houille à l’électron : la nouvelle géopolitique de l’énergie
Source dominante Puissance hégémonique Symbole
1900–1945 Charbon Empire britannique Révolution industrielle
1945–2000 Pétrole États-Unis Pétrodollar et guerres du Golfe
2000–2025 Gaz et dérégulation Occident financiarisé Crise climatique et fragmentation
2025–2050 Électricité / Nucléaire 4G Chine et BRICS+ Planification et souveraineté
Du baril au térawatt, l’énergie redéfinit la puissance.

Le pétrole a bâti l’empire américain.

L’électricité construit la souveraineté chinoise.

Et c’est désormais sur les réseaux, non sur les champs de bataille, que se livrent les guerres du XXIᵉ siècle.

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