La seconde mort d’Emilienne Mopty

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"Nous devons des égards aux vivants. Aux morts, nous ne devons que la vérité" (Voltaire)

Le manichéisme de la "gauche radicale" a des côtés désespérants. L’un d’eux, c’est ce besoin irrépressible d’avoir des super-héros qu’il génère. Je ne parle pas, bien entendu de Superman ou Batman. Mais plutôt des monuments style Stéphane Hessel. Des hommes - et des femmes - qui n’ont jamais pêché, qui n’ont jamais douté, qui ne se sont jamais trompés, qui ont toujours été du "bon" côté du manche. Et qui ont fait cela tous seuls, spontanément, sans rien devoir à un maître ou à une organisation.

Nous sommes soumis à une idéologie lourdement romantique du héros. Notre société - il n’y a qu’à voir les controverses qui ont accompagné l’hommage de notre nouveau président de la République à Jules Ferry - est incapable d’accepter des héros ambigus, des hommes complexes, des situations où il faut prendre le bon avec le mauvais. Il nous faut des Che Guevara, en un mot, des héros ir-ré-pro-chables. Et de préférence, solitaires.

Seulement, ces gens là n’existent pas. Ou bien, s’ils existent, ils sont obligés de mourir jeunes pour ne pas entacher par des doutes ou des erreurs postérieurs le seul acte héroïque de leur vie et conserver leur place au Panthéon. Parce que la plupart des hommes, même ceux qui ont une conduite héroïque, sont terriblement, désespérément humains. Avec toutes les faiblesses, les doutes, les mesquineries et les hésitations que la condition humaine contient. Accepter cet état de fait fait partie de la vie adulte. Or, justement, nous vivons dans une société infantilisante, qui n’accepte comme référence que les héros idéaux de bande dessinée.

Et comme ces héros n’existent pas dans la nature, il faut les fabriquer. Pour cela, on prend des personnages réels qu’on "lisse" convenablement pour éliminer les aspérités qui pourraient choquer notre besoin d’idéal et le "politiquement correct". La procédure de "lissage" a généralement deux volets : le premier, c’est d’isoler le héros de son contexte, de manière à faire de son héroïsme une essence, et non le fruit de circonstances. Le second consiste à exercer une amnésie volontaire sur certains épisodes de la vie du héros pour le faire coller au plus près à l’usage qu’on entend en faire.

Ainsi, par exemple, il n’est pas inutile de revenir sur l’usage qui est fait par Jean-Luc Mélenchon du personnage de Emilienne Mopty dans sa campagne électorale à Hénin-Beaumont. Cette résistante héroïque du Pas-de-Calais est devenue un leitmotiv de ses discours et le prétexte à une marche prétendant reconstituer la manifestation qu’elle avait organisée pendant l’occupation. Que nous dit Mélenchon de cette héroïne ? Voici un résumé de sa vie, extrait de son blog (article du 28 mai dernier) :

"Emilienne Mopty aussi était mère. Les nazis l’ont torturée et décapitée pour avoir organisé une marche de solidarité avec les mineurs en 1941, grève contre l’occupant, pour les rations et la paie."

C’est héroïque... mais cette description est elle historiquement exacte ? Et bien, pas tout à fait. Du moins si l’on croit le livre de Jacques Estager ("Ami entends-tu ? La Résistance populaire dans le Nord-Pas-de-Calais", Messidor, Editions sociales, 1986) que me signale un lecteur attentionné :

"Emilienne Mopty, femme de mineur, habite la cité du Dahomey à Montigny-en-Gohelle. Militante communiste, elle a fait ses premières armes dans les grèves de 1933-1934 (...). Dès l’été 1941, Emilienne Mopty devient l’agent de liaison de Charles Debarge, organisateur de l’Organisation Spéciale (FTP en avril 1942) dans le département du Pas-de-Calais. Pour lui et ses compagnons, elle transporte des armes et des explosifs, cherche des refuges. Elle est arrêtée une première fois en janvier 1942, mais elle est relâchée huit jours plus tard, faute de preuves. Trois mois plus tard, le 14 mai, les gendarmes (français) l’arrêtent à nouveau, mais elle s’évade le soir même par la lucarne des toilettes de la gendarmerie. Elle vit dès lors dans l’illégalité et rejoint le groupe Debarge. Son mari est arrêté et déporté en Allemagne.

Emilienne partage la vie des francs-tireurs, sillonnant le Bassin Minier, en dépit des recherches incessantes de toutes les polices. Fin septembre 1942, elle reçoit mission de se rendre près de la citadelle d’Arras, dans le but d’attaquer un peloton d’exécution dans les fossés. Mais elle est trahie et au rendez-vous se trouve la Gestapo.

Les Allemands, connaissant le rôle qu’elle joue chez les FTP veulent la faire parler, la livrent à leurs tortionnaires : elle subit des traitements atroces ; son corps, bientôt, n’est plus qu’une plaie.

Traduite devant le tribunal militaire de la Feldkommandantur d’Arras, elle est condamnée à mort. Le 18 juin 1943 à 19h30, Emilienne Mopty est décapitée dans la cour de la prison."

Mélenchon falsifie donc les faits. Emilienne Mopty n’a pas été "torturée et décapitée pour avoir organisé une marche de solidarité". Elle l’a été parce qu’elle était une militante aguerrie, participant à un poste important aux combats d’une organisation communiste de résistance à l’occupation allemande. La question intéressante ici est : pourquoi Mélenchon réécrit l’histoire de cette manière ? Je ne vois que deux explications : soit il ignore les faits, soit il les connaît mais trouve un intérêt à les changer. J’imagine que je n’aurai pas trop de mal à faire admettre aux thuriféraires de Mélenchon que son énorme culture historique exclut la première explication. Nous sommes donc ramenés à la seconde. Mais quel est l’intérêt de cette falsification ?

La vraie Emilienne Mopty est une militante communiste dévouée. Lorsqu’elle organise la marche des femmes de mineur en 1941, elle a de longues années de militantisme communiste. De plus, cette marche n’est qu’un épiphénomène dans son parcours, un acte militant entre mille, et certainement pas le plus dangereux. Ce n’est donc pas une héroïne avec laquelle l’électeur moyen de Mélenchon peut s’identifier. Pour les besoins de sa campagne, Mélenchon a besoin d’une héroïne plus quotidienne, moins "politique" et plus "société civile". Il a besoin d’une femme "spontanée" qui organise une manifestation de femmes pour "les rations et la paie". En d’autres termes, une héroïne avec laquelle le militant du Front de Gauche de 2012 puisse s’identifier. C’est pourquoi il faut une "fausse" Emilienne Mopty qui ressemble plus à une "indignée" qu’à une militante communiste.

L’extrême gauche française n’a jamais été très chaude pour aller chercher ses références dans la Résistance communiste. Entre autres choses, parce qu’elle n’avait pas oublié que ses héros étaient accessoirement des "staliniens", et qu’à ce titre ils étaient haïssables. Mais avec l’oubli de l’Histoire, l’extrême gauche a trouvé une nouvelle solution : on peut prendre les résistants communistes comme référence, à condition de "filtrer" leur histoire de manière à faire disparaître ce qui dérange. De réduire leur geste, essentiellement collectif et politique, à un acte individuel et "indigné".

Ce "trafic de héros" doit être dénoncé avec la plus grande vigueur. Non seulement parce qu’il s’agit d’une falsification de l’histoire - et comme toute falsification, détestable - mais aussi parce que le moindre hommage que ces hommes et ces femmes méritent, c’est qu’on raconte leur histoire telle qu’elle a été, et non telle qu’elle nous arrange. Que certains membres du groupe Manouchian soient morts en criant "vive la France, vive l’Union Soviétique", c’est un fait historique. Doit-on supprimer leurs derniers mots pour en faire des héros "politiquement corrects" ? Je ne le crois pas.

"Un homme est vivant aussi longtemps que quelqu’un s’en souvient" disait le sage. En falsifiant son souvenir, on tue Emilienne Mopty une deuxième fois.

Descartes

Voir en ligne : sur le blog de Descartes....

On trouve aussi une description du rôle des femmes dans la grève des mineurs et des suites de l’engagement d’Émilienne jusqu’à son arrestation sur le blog féministe pelenop.

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