Université d’été du PCF, Montpellier, 22-23-24 Août 2025
Mener une bataille de la production, pour le développement et contre le déclassement de notre industrie. Intervention de Esteban Evrard, l’industrie automobile

, par  pam , popularité : 5%
Une salle pleine pour cet atelier proposé par notre camarade du Pas De Calais qui développe une analyse matérialiste de la crise de l’industrie automobile en France et esquisse un cadre de réponse pour les communistes, planifier, coopérer avec la Chine, réindustrialiser...

Vous l’avez vu, l’industrie automobile est revenue ces derniers mois dans le débat public avec une série de fermetures, des restructurations en cascade et, globalement, de mauvaises nouvelles pour un secteur qui se porte mal.

Et ce n’est pas un sujet anodin puisque l’industrie automobile reste un thermomètre de la bonne ou de la mauvaise santé économique d’un pays comme le nôtre. Je vais expliquer très vite pourquoi. L’idée est donc de faire un panorama du secteur pour voir que les raisons de la crise que nous connaissons sont parfaitement connues et que des pistes de sortie par le haut existent.

Je vais tenter de développer les choses en trois parties. D’abord, le rôle de Tesla dans la reconfiguration du marché et de l’industrie automobile mondiale ; et donc les bouleversements liés au véhicule électrique.

La Chine, qui est d’ores et déjà au cœur du sujet, qui le sera d’autant plus dans les années qui viennent, chacun peut s’en rendre compte, d’autant que le PCC mise énormément sur le secteur automobile pour, d’une part, consolider sa propre économie nationale et, d’autre part, asseoir sa place dans les chaînes de valeur mondiales. De ce point de vue, le quinzième plan quinquennal qui doit être abouti pour la fin de l’année devrait nous donner des billes.

Et enfin, bien sûr, les déboires et les contradictions – puisqu’il s’agit bien de cela – dans lesquels sont empêtrés les constructeurs et les équipementiers européens et français.

Mais avant ça et en guise d’introduction, je crois qu’il faut qu’on prenne conscience de la longueur d’avance que nous pourrions avoir sur tout le monde, absolument tout le monde, sur la question industrielle et particulièrement l’automobile, à condition qu’on voie les choses telles qu’elles sont et non pas telles qu’on voudrait qu’elles soient ou telles qu’elles devraient être selon nous. Je m’explique. Tous les indicateurs, absolument tous, nous montraient depuis bien longtemps qu’il allait y avoir la crise de la filière automobile européenne telle qu’on la connaît aujourd’hui. Toutes les dynamiques du secteur tendaient à l’effacement de la sous-traitance automobile (c’est ce que je vais développer dans l’heure qui suit) et donc, à une chute structurelle des vieilles productions occidentales.

N’y voyez pas là le moindre pessimisme de ma part. Au contraire ! Je crois que nous devons regarder les choses en face pour pouvoir porter, avec justesse, une voix d’espoir et de développement industriel, en dehors des délires irrationnels dans lesquels tombent les uns et les autres, en prônant, par exemple, la guerre commerciale ou l’affrontement avec l’industrie chinoise. Ce qui serait synonyme de suicide et de destruction de notre industrie nationale.

Je crois que, si nous ne faisons pas ce travail besogneux, nous pourrions être condamnés à courir derrière l’actualité et à déplorer les fermetures d’usines les unes après les autres, sans en comprendre réellement la source.

Et sur ce point, deux dernières choses avant d’entrer dans le cœur du sujet.

D’abord, il faut observer l’industrie de manière générale – et donc l’automobile – dans sa dimension la plus globale. C’est-à-dire, aujourd’hui, à l’échelle mondiale, puisque les chaînes de valeur et d’approvisionnement (je développerai tout ça très vite) sont parfaitement interconnectées et toujours plus interdépendantes les unes des autres. Les innovations, pour une grande partie, ne viennent plus de chez nous, ce qui ne nous laisse finalement que peu de choix : soit entrer dans une logique d’affrontement – complètement mortifère, je vais tenter de le démontrer ; soit dans une logique de coopération.

Ajoutez à cela le long, le lent, mais l’inexorable déplacement du centre de gravité (commercial, financier, technologique, industriel) mondial vers l’Est, tiré par la Chine notamment, et le tour est joué.

Et puis, dernier point avant d’en venir à Tesla : quand on parle d’industrie, on ne peut pas s’arrêter à la seule dimension sociale des choses. Bien sûr, les salaires, les conditions de travail, la formation, l’emploi de manière générale, tout cela est primordial. Central. Et ça doit le rester, pour nous. C’est d’ailleurs ce que disait Thorez : « n’oubliez jamais le savon des mineurs ». Mais pour autant, et sans jamais opposer les deux, ça ne peut pas effacer les réalités industrielles.

Et pour me faire comprendre sur ce que j’entends par « réalités industrielles », je lance un pavé dans la mare : sommes-nous en capacité, aujourd’hui, en France, de produire une voiture électrique de A à Z à l’échelle industrielle ? Non. Nous ne sommes pas en capacité de le faire. Et on peut tourner la question dans tous les sens, la réponse sera la même. Ce n’est pas une affaire d’opinion, c’est une réalité matérielle et objective.

On pourra dire, autant qu’on veut et sur tous les tons, que nous voulons une petite voiture populaire, électrique, à bas prix, made in France, il n’en reste pas moins que nous ne pouvons pas la produire. Alors nous pouvons ajouter, sur tous les tons, que ce n’est qu’une question de volonté politique et de financement ; c’est en partie vrai… mais ça n’effacera pas les retards colossaux pris en matière de savoir-faire, ça n’effacera pas notre place amoindrie dans les chaînes d’approvisionnement, ça n’effacera pas la désindustrialisation générale de notre pays et la mise à mal de l’écosystème industriel. Ça n’effacera pas non plus les contradictions dans lesquelles sont plongés nos propres constructeurs, chose que je développerai après, mais avec lesquelles nous devrons bien composer.

Alors, concernant l’automobile et pour entrer dans le vif du sujet, la première des choses à avoir en tête, c’est son petit surnom. On parle de « l’industrie des industries ». On a du mal à s’en rendre compte en Occident – nous sommes tous nés entourés de millions de voitures – mais produire une bagnole, ce n’est pas si simple. Ce n’est pas un bloc tombé du ciel.

Cela suppose de savoir et de pouvoir articuler toute une série de compétences, de savoir-faire, de secteurs particuliers : de la sidérurgie pour faire les carrosseries et les innombrables pièces métalliques ; de la plasturgie pour faire, entre autres, les tableaux de bord (vos essuie-glaces, par exemple, sont largement composés de plastique) ; donc de la pétrochimie ; du textile pour, par exemple, faire les sièges – c’est embêtant une voiture sans sièges ; de l’électronique, maintenant de l’intelligence artificielle (pour des raisons de sécurité notamment).

Bref, c’est un gigantesque et formidable travail d’assemblage que de produire une voiture.
Et ce sont toutes ces étapes (ma liste n’était pas du tout exhaustive, il manque la peinture, la vente du véhicule, etc.) qui composent et constituent la fameuse « chaîne de valeur » et « chaîne de production » dont je parle depuis tout à l’heure.

Pour en rajouter, vous remarquerez que chacun des secteurs que je viens de citer brièvement a lui-même sa propre chaîne de valeur, sa propre chaîne d’approvisionnement, sa propre chaîne de production.

Par exemple, il n’y a pas de production automobile sans production sidérurgique puisque la sidérurgie, c’est précisément la transformation du minerai de fer en acier. Mais il n’y a pas de sidérurgie sans production de chaux, puisque dans un haut-fourneau, on met le minerai de fer, un combustible (du coke) et de la chaux, qui sert à capter les impuretés et à faire un acier plus stable, moins cassant. Mais pas de production de chaux sans extraction de pierres calcaires.

Donc, suivant ce modèle un peu simplifié – je l’admets – mais sans faire un raccourci tiré par les cheveux, il n’y a pas de production automobile sans extraction de pierre calcaire. Ou alors, il y a échange et coopération.

C’est de toutes ces articulations, de toutes ces interconnexions dont on parle lorsqu’il est question « d’écosystème industriel ». Et la question principale qu’il nous faut nous poser, c’est bien : de quelle manière sont organisées ces différentes étapes pour arriver à un produit fini ? De quelle manière est organisée la chaîne de valeur ?

Eh bien dans l’automobile, c’est finalement assez simple. Depuis plus d’un demi-siècle, c’est ce qui compose la grande famille de la sous-traitance et des équipementiers automobiles. En fait, les constructeurs (Renault, Stellantis, etc.) ne sont « que » des assembleurs – et je pèse mes mots. Il y a derrière une myriade d’entreprises qui, d’une manière ou d’une autre, participent à la fabrication d’un véhicule. Tout un tas de boutiques, en amont et en aval, qui ont leur rôle à jouer.

Et pour ajouter un peu de piment à l’affaire, parce que ce n’est pas si binaire que ça, il n’y a pas d’un côté les constructeurs et de l’autre les sous-traitants : il y a de la sous-traitance au sein même de la sous-traitance.

Je vais vous prendre un exemple concret.

Disons qu’un constructeur, Renault par exemple, a besoin d’un système de freinage complet pour assembler une voiture dans l’une de ses usines. Or, le groupe ne produit pas lui-même de système de freinage. Il fait donc appel à un sous-traitant qu’on dit de « premier rang ».
• 1er rang : Bosch, Continental…
• 2e rang : fabrique disques, plaquettes et tout un tas de pièces.
• 3e rang : fabrique les pièces brutes.
• 4e rang : produit de la fonte.
Et ainsi de suite.

C’est donc une manière, parmi d’autres, d’organiser cette fameuse chaîne de valeur et la production d’un produit. En l’occurrence, par un système de sous-traitance en cascade. Je reviendrai dans ma troisième partie sur la source de ce fonctionnement.

J’en viens donc à Tesla qui, sur l’aspect purement industriel et en dehors de toute autre considération pour son patron notamment, a été à l’origine, en partie, d’une double rupture.

D’abord sur les véhicules électriques, qui constituent en eux-mêmes et par essence une rupture technologique et une désorganisation complète des chaînes de valeur existantes. Puis sur la manière d’organiser cette fameuse chaîne de valeur, avec un retour à ce que l’on appelle l’intégration verticale, que je vais définir après.
Tesla a largement démocratisé la voiture électrique en Occident. Certes, pour une poignée de personnes qui pouvaient se l’offrir, mais, dans les années 2005-2010, quand le groupe a pris son essor, la « voiture de demain » n’était pas plus la voiture électrique que la voiture volante pour la masse des Européens et des Américains. J’exagère à peine.

Et de ce point de vue, il faut mesurer le chemin parcouru par la firme américaine pour se faire une place dans un marché ultra-saturé comme l’est l’automobile. Une place au milieu de géants en place depuis parfois plus d’un siècle : Peugeot, Renault, Volkswagen, Ford et compagnie.

Cette réussite ne s’explique certainement pas par un beau logo ni par je ne sais quel coup marketing. C’est une réussite industrielle, qui s’explique par des raisons industrielles.

De manière très concrète, le groupe a mobilisé des sommes faramineuses dans des technologies non éprouvées, pour lesquelles nous n’avions que très peu de recul, comme les batteries lithium-ion que l’on connaît mieux aujourd’hui. C’était bien un « pari fou » pour l’époque. Je vous laisse imaginer ce que cela suppose en matière de recherche, de développement, d’innovation, etc.

En bref, le groupe a industrialisé à grande échelle un produit – le véhicule électrique – complètement nouveau, avec une chaîne de valeur complètement nouvelle. Pas simplement un modèle sorti d’une start-up, mais une production de masse. Une véritable rupture technologique.

J’en viens donc à mon second point, qui va nous amener très logiquement vers la Chine et l’Europe.

Pour les voitures électriques : finis les systèmes d’échappement ; finies les boîtes de vitesses (elles sont automatiques) ; plus de filtres à huile ; plus de bielles et de tout un tas de pièces jusqu’ici produites par les équipementiers dont on a parlé tout à l’heure.

En revanche, loin de se simplifier, la nouvelle chaîne de valeur des véhicules électriques se complexifie avec un nouveau produit qui prend une place considérable : la batterie, qui constitue 30 à 40 % du coût d’un véhicule. Suivant l’équation que je vous ai donnée précédemment, la batterie aussi a sa propre chaîne d’approvisionnement (métaux), de production et de valeur.

Au vu de ces ruptures, le choix de Tesla a été simple : produire lui-même, « en interne », ses batteries, mais aussi ses châssis, ses pièces, ses logiciels, etc. Pas de sous-traitants, ou très peu. C’est là qu’on a vu apparaître les « gigafactories » dont on nous rabâche les oreilles aujourd’hui, c’est-à-dire une méga-usine où toute une série d’étapes de production sont concentrées, jusqu’à l’assemblage. C’est ce que l’on appelle l’intégration verticale.

En parallèle, le groupe a lancé son propre réseau de recharge (c’est un peu embêtant de ne pas pouvoir recharger une voiture électrique) puisque l’Europe en était globalement dépourvue, avec quelques dizaines de milliers de points sur le continent il n’y a pas si longtemps.

J’en viens donc à la définition de cette stratégie industrielle, qui est assez simple à comprendre et qui est vraiment au cœur de l’analyse. C’est la colonne vertébrale.

Intégration verticale : acquérir des activités en aval ou en amont de sa propre chaîne de valeur.
Exemple : Tesla qui produit ses batteries et ne passe pas par un sous-traitant, ça c’est l’amont. Tesla qui maîtrise ses propres réseaux de distribution, ça c’est l’aval. En d’autres termes, le groupe s’éparpille sur sa propre chaîne, à partir de son cœur de métier, qui est celui de constructeur.

Intégration horizontale : acquérir des activités sur le même segment de sa chaîne de valeur.
Exemple : Renault qui achète Dacia ; le portefeuille de marques de Stellantis.

Si on prend les choses à l’envers et de manière un peu schématique et tirée par les cheveux : si Renault entrait dans une stratégie forcée d’intégration verticale, il pourrait reprendre une branche d’ArcelorMittal qui produit l’acier spécifique aux voitures, par exemple.

À l’inverse, si Tesla faisait le choix de l’intégration horizontale, il pourrait tenter de racheter Renault.
Évidemment, en pratique, les choses sont bien plus nuancées, mais la grande idée est là.

Et cette stratégie industrielle, c’est la principale – pas la seule – mais la principale raison de la réussite de Tesla. Par contre, elle est adossée à une financiarisation à outrance, à un agglomérat de start-up, et à une dépendance colossale aux chaînes de valeur et d’approvisionnement mondiales.

Je passe sur les raisons de la crise que traverse aujourd’hui le groupe, mais ayons en tête que cela n’a rien – ou très peu, ça a joué sur les ventes pendant quelques semaines – à voir avec le boycott de la marque. C’est avant tout une question industrielle. Nous pourrions en parler après.

J’en viens maintenant à la Chine, et vous allez comprendre très rapidement les raisons du décrochage européen.
C’est finalement assez simple lorsque l’on part des bases matérielles et des choses telles qu’elles sont.
Pendant que tous les regards, absolument tous, étaient rivés sur les constructeurs historiques, sur l’alliance Renault-Nissan notamment, et sur Tesla, le petit nouveau, eh bien la Chine avançait, sans tambours ni trompettes. Pékin aussi avait fait le « pari fou » des véhicules électriques, bien avant Tesla même.

Au moment où le pays gagnait sa réputation « d’usine du monde » avec toutes les moqueries que l’on connaît sur le Made in China, le PCC voyait déjà les choses pour les 30 prochaines années et engageait des recherches sur les segments d’avenir jugés prioritaires, dont le véhicule électrique.

Personne ne le remarquait et pourtant, s’il y a bien une chose qu’on ne peut pas reprocher aux Chinois, c’est de ne pas faire ce qu’ils disent. On est souvent surpris face aux choix de la Chine alors qu’en réalité, ils ne font que ce qu’ils avaient publiquement annoncé quelque temps avant. L’automobile en est le meilleur exemple.

Dès 1994, les municipalités des grandes villes imposent l’usage du deux-roues électrique. Fini les moteurs thermiques. Bien sûr, cela n’a rien à voir avec les ZFE que nous connaissons chez nous, puisqu’ils s’assuraient autant que possible que chacun puisse en disposer.

Avant les années 2000, les autorités centrales commencent à planifier la construction d’un écosystème industriel complet, centré sur les véhicules électriques. Cela comprend l’ensemble des secteurs que j’ai évoqués tout à l’heure, mais aussi des choses a priori moins liées comme l’automatisation des chantiers navals, en prévision de l’exportation de véhicules demain (c’est-à-dire 30 ans plus tard).

Et l’affaire se concrétise en 2015 avec le plan décennal (qu’on connaît moins que les plans quinquennaux) Made in China 2025, où il est inscrit explicitement, je cite :
« C’est un plan conçu pour faire passer la Chine du statut d’usine du monde à celui de grande puissance industrielle, maîtrisant la recherche, l’innovation et la production de biens à forte valeur ajoutée. »
Un peu plus loin, on peut y lire :
« La volonté d’une montée en gamme des secteurs de l’automobile et d’une nouvelle intégration des filières, tant dans les process de production que dans la possession nationale des composants et des matériaux. »
La messe est dite, si je puis dire. L’intégration des filières – c’est-à-dire l’intégration verticale comme stratégie industrielle – devient un objectif et une exigence politique, largement conseillée – c’est un euphémisme – aux acteurs privés par le pouvoir public.

Pour illustrer ça, il n’y a pas meilleur exemple que BYD. Une marque que vous connaissez peut-être depuis quelques mois, ou sûrement pas du tout. Mais sachez que c’est, depuis l’année dernière, le plus gros producteur de véhicules électriques au monde. Devant Tesla. Le leader mondial.

Et pourtant, en 2003, ce n’était qu’une start-up qui faisait des batteries rechargeables pour les téléphones notamment. Puis elle a pris le tournant proposé par l’État chinois. Elle a profité de sa politique et s’est intégrée verticalement, jusqu’à racheter une petite entreprise automobile en difficulté.

Aujourd’hui, BYD maîtrise à peu près 75 % de sa chaîne de valeur, de l’extraction du lithium à ses propres navires pour l’export. De véritables mastodontes des mers, estampillés BYD. Et entre les deux, le groupe fait ses châssis, ses freins, ses carrosseries, ses intérieurs, dans ses propres usines.

N’en jetez plus, BYD produit bien sûr ses propres batteries (son cœur de métier initial) mais est en plus devenu le numéro 2 mondial de la production de batteries pour véhicules électriques. Je vous étonnerai peut-être en vous disant que certains modèles Stellantis sont équipés, aujourd’hui, de batteries BYD. Autant vous dire que le dilemme – le faux dilemme – entre affrontement et coopération commence sérieusement à s’éclaircir.

Donc vous voyez que, là où Tesla reste une entreprise privée et esseulée, les constructeurs chinois sont autant de « pions » d’une stratégie nationale et étatique, adossée à leur économie de marché socialiste.

Dernier exemple concret : les entreprises privées bénéficient – dans la mesure où elles répondent aux objectifs fixés politiquement – d’une certaine « mise au pot commun » des recherches et de l’écosystème des uns et des autres, notamment avec les entreprises de télécommunications grand public comme Huawei ou Xiaomi. Soit dit en passant, puisque l’intégration verticale est, dans l’absolu, sans limite et que des contradictions existent, Xiaomi – que vous connaissez comme marque de téléphone et d’électroménager – vient de lancer son tout premier modèle de voiture.

La comparaison entre Tesla et les Chinois s’arrête donc à l’intégration verticale.

Alors, ce n’est pas forcément intuitif au début, mais pourquoi est-ce que cette fameuse intégration verticale fonctionne aussi bien ? Je vais vous donner 5 points bénéfiques de cette stratégie, parmi d’autres :
• Exonérer de toutes les « missions » de donneur d’ordre.
Les négociations se font « en interne » et non plus avec des fournisseurs externes.
• Faire « sauter » les problèmes liés à la facturation entre entreprises différentes.
Cela permet bien sûr de mieux contrôler les délais de livraison.
• Rationaliser les stocks et les surcapacités.
C’est un véritable problème de l’automobile – Carlos Tavares s’en souvient – mais cela devient une affaire interne.
• Réduire considérablement les délais d’innovation et de production des nouveaux modèles.
• Permettre des économies d’échelle gigantesques.

Ce qui offre un avantage comparatif sans égal et bien plus de marges de manœuvre face aux ruptures des chaînes d’approvisionnement.

Cette stratégie permet donc de produire un véhicule à un coût bien plus faible que ce que font les Européens. Et ce n’est plus une question de « salaire » ou de « coût salarial » comme ils disent. En étant intégrés, ils s’assurent des prix d’achat des matières premières imbattables, etc. Une économie qu’ils peuvent réinjecter dans l’innovation pour prendre de l’avance.

Voilà pourquoi les barrières douanières sont complètement contre-productives : leur avantage n’est pas géographique. Il est structurel. Industriel. Stratégique.

Mais alors, vous me direz, si ça fonctionne si bien, pourquoi est-ce que nos propres constructeurs n’en font pas autant ? Pourquoi ne s’y mettent-ils pas, à cette fameuse intégration verticale ?

Eh bien là aussi, c’est en grande partie pour des raisons purement industrielles, impossibles, d’après moi, à dépasser sans reprise en main publique d’une partie du secteur, sans socialisation, sans planification, sans coopération sérieuse et donc sans un pouvoir central et national – ce qui, dans ma tête, s’appelle le socialisme.
Parce que cette stratégie industrielle, l’intégration verticale, n’est pas étrangère du tout aux Occidentaux. Le secteur s’est bâti, des années 1900 à 1970, sur ce modèle, sur une intégration très forte. En fait, jusque dans les années 1960, la notion même de sous-traitance n’existait presque pas dans l’automobile.

Je vous livre un seul exemple pour illustrer la chose, car je vois que le temps avance.

Vous connaissez tous l’entreprise Novasco, qui a été mise en redressement judiciaire une énième fois il y a deux semaines. Enfin vous la connaissez certainement mieux sous son précédent nom : Ascometal. Un grand nom de la sidérurgie.

Eh bien cette entreprise a été créée en 1932 sous le nom de Société des aciers fins de l’Est (la SAFE) par un certain… Louis Renault ! Il avait besoin d’une aciérie capable de lui fournir des tôles pour ses automobiles.
Il a fallu attendre les années 70/80 pour que l’entreprise soit entièrement détachée de son seul rôle de fournisseur automobile, puis revendue à la découpe avant de devenir Ascometal tel qu’on l’a connu. Vous remarquerez qu’Ascometal reste entièrement intégré au sein de la filière automobile mais comme sous-traitant et fournisseur extérieur à tout constructeur.

Les exemples de ce type ne manquent pas : Forvia, français et l’un des principaux équipementiers du monde, est une ancienne filiale de Peugeot-PSA, par exemple.

Alors comment en est-on arrivé à ce qu’on a aujourd’hui ? Ça s’est finalement fait assez rapidement. C’est ce qu’on appelle le « choc japonais », qui a ouvert une « deuxième ère » de l’industrie automobile, avec de nouvelles chaînes de valeur, de nouvelles manières de l’organiser, etc.

On est dans les années 70. Le choc pétrolier est passé par là. De nouvelles voitures aux noms inconnus, un peu étranges pour certains, apparaissent sur le marché : Toyota, Honda, Hyundai. Elles roulent à l’essence, étonnent par leur fiabilité et sont peu chères. Une véritable révolution.

Les constructeurs historiques sont pris de court. Au Japon, le coup de grâce avait été donné au fordisme. Un nouveau système, basé sur la sous-traitance en cascade, est institutionnalisé. Les productions se font à flux tendu, tout cela permet d’engranger de beaux profits, à court terme, dans cette ère de mondialisation et de financiarisation où de nouveaux marchés s’ouvrent sur toute la planète.

Je vous passe tout l’historique mais, pour suivre ce système et rester compétitifs, les Européens ont commencé à parler flexibilité ; vente à la découpe ; délocalisation ; équipementiers, etc.

Problème et principale contradiction de ce système : ça permet des gains importants et une réduction des coûts à court terme, mais ça ne pouvait que constituer un blocage pour l’innovation et la production à long terme.
Pour une raison assez simple : en éparpillant la chaîne de valeur, on sépare la recherche appliquée de la recherche fondamentale. Quelque part, on sort de la logique industrielle.

Là aussi, je vous donne un exemple concret :

BYD annonce une nouvelle génération de batteries tous les ans, à peu près. Dans un système intégré comme le sien, recherche et développement, prototypage et industrialisation sont dans les mêmes murs. En Europe, tout ça est éparpillé dans 5 ou 6 entreprises différentes, dans 3 ou 4 pays différents.

Mais il ne nous échappera pas à nous, puisque nous sommes marxistes, que la recherche est intrinsèquement liée à la production matérielle. Que la tâche même de l’ingénieur provient de la décomposition du métier d’artisan tel qu’il existait au 18e siècle, et que c’est ce qui le distingue du philosophe, en cela que sa recherche est orientée vers une production matérielle et non vers la connaissance pure.

Là où avant, les ingénieurs généraux voyaient la chaîne de production en direct, ils sont aujourd’hui dans des bureaux d’études à 1 000 kilomètres de l’usine. On a brisé le lien vivant entre la conception et la fabrication.

Bref. Là aussi je vais prendre un exemple tout à fait concret : celui des batteries. Vous habitez peut-être dans l’une de ces régions où une gigafactory est en passe de s’installer. Dans tous les cas, vous en avez entendu parler puisque Macron, le gouvernement, la Commission européenne etc. n’en finissent pas de prendre cette nouvelle filière comme exemple pour tenter de démontrer qu’il y a réindustrialisation.

C’est un véritable scandale. Je vous ai dit tout à l’heure que Stellantis devait équiper bon nombre de ses modèles avec des batteries produites par BYD, l’un de ses principaux concurrents. Pourtant, Stellantis a engagé des sommes assez faramineuses pour créer une nouvelle entreprise, avec Total et Mercedes : ACC. ACC, c’est ce qui doit servir d’exemple européen, et français qui plus est, de la filière des batteries pour véhicules électriques avec une première gigafactory immense à Douvrin, chez moi, dans le Pas-de-Calais.

Je vous le donne en mille : nous n’arrivons pas à produire ces batteries. Je n’ai pas les chiffres actualisés (c’est très compliqué à avoir), mais il y a moins d’un an, le taux de rebut était d’environ 50 %. Ça veut dire que près de la moitié de ce qui était produit dans l’usine n’était pas commercialisable. C’est gigantesque. Et l’autre moitié avait déjà quelques générations technologiques de retard.

Pourtant, on ne peut pas dire qu’il y ait eu un manque de financement ou de volonté politique, au contraire.
C’est, encore une fois, une question de réalités industrielles. Nous savons produire une batterie. On maîtrise la technologie. Mais on ne maîtrise pas son industrialisation.

Pour parler gentiment d’ACC, on dit que la « montée en cadence est difficile ». Comprenez : nous ne sommes pas capables de produire à l’échelle industrielle une batterie. Car cela suppose non seulement de maîtriser la technologie – très bien – mais aussi d’avoir les travailleurs qualifiés, d’avoir les bonnes machines, de maîtriser leur maintenance, de maîtriser l’ensemble des process, etc. Rappelez-vous que c’est 30 à 40 % du coût d’un véhicule électrique.

Et là je pose un nouveau souci : les objectifs explicites de l’UE en matière de production de batteries, c’était d’abord de « ne pas dépendre des Chinois » et ensuite de « savoir en produire ». En l’occurrence, on dépend des Chinois et on ne sait pas en produire.

Là encore, pas de pessimisme. Simplement, il faut voir la réalité telle qu’elle est et faire des choix pragmatiques, cohérents et exigeants, mais pragmatiques. À titre personnel, je crois que nous pourrions mener une nouvelle bataille de la production sur cette affaire de batteries.

Enfin, et je vais conclure par ça, je ne vous ai pas abreuvés de chiffres jusqu’ici pour ne pas être trop lourd, mais il faut mesurer l’étendue des dégâts à venir :

Le secteur automobile en Europe, sur toute la chaîne de valeur, c’est 13 millions de travailleurs. Les constructeurs (donc assemblage + production de moteurs), c’est 43 usines en Allemagne et 31 rien qu’en France, avec des dizaines de milliers de travailleurs sur les sites, parfois.

En France, il y a 4 000 usines ancrées dans la sous-traitance automobile… c’est-à-dire qui dépendent de tout ce qu’on a développé précédemment. C’est du lourd.

La France a perdu près de 40 000 emplois dans la filière entre 2019 et 2024.

Depuis 2007, les effectifs des équipementiers ont diminué de plus de moitié. Et l’affaire s’accélère avec, mais vous l’avez en tête, des fermetures chez Michelin, Valeo, Forvia, Volkswagen, Ford, Audi, ZF, Bosch, etc.

Et toutes ces fermetures étaient donc parfaitement anticipables, sans lire dans le marc de café ! Et c’est à partir de ces éléments matériels et factuels qu’on peut tirer quelques conclusions. Pour ma part, je crois que plusieurs choix s’offrent à nous :
• Mener une bataille de la production, pour le développement et contre le déclassement de notre industrie.
• Planifier – ce qui veut dire planifier les ouvertures et les créations de sites, mais aussi les restructurations.
• Aller chercher la diversification des activités avant que la question de la fermeture d’une usine ne soit posée : il est essentiel de préserver l’outil industriel.

Merci.

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