Pour gagner, notre classe a besoin d’un nom

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Article de :
- Alec Desbordes, activité du Parti en entreprise, - Fédération de Paris – PCF
- Benjamin Pestieau, responsable monde du travail - Parti du Travail de Belgique

Lieu de travail et de recherche, outil au service des combats politiques et sociaux, Économie&Politique est ouverte aux controverses et aux contributions à des réflexions en cours. Dans le débat ouvert par la contribution d’Alec Desbordes et Benjamin Pestieau, on se référera utilement au travail récent de Frédéric Mellier, « ‘Blocs’ politiques ou unité du salariat ?’ », La Pensée, n° 412, octobre-décembre 2022, et à un éclairage en relation avec les transformations du capitalisme contemporain dans Paul Boccara, « Défis identitaires de classes des salariés », Économie&Politique, n° 588-589, juillet-août 2003.

« The working-class is back and we refuse to be poor anymore ! » [1] (« La classe travailleuse est de retour et nous ne voulons plus jamais être pauvre ! »), voici un slogan répété de meeting en meeting lors du printemps-été 2022 par Mick Lynch, le leader du syndicat des cheminots britanniques. En disant cela, il participe à la plus grande mobilisation sociale en Grande-Bretagne depuis la grande grève des mineurs il y a 40 ans. Il rappelle qu’au-delà de la lutte pour les salaires et les conditions de travail, les syndicats et les forces de gauche britanniques mènent un combat pour le redéveloppement d’une forte conscience de classe.

Ce qui se passe en Grande-Bretagne se déroule dans de nombreux autres pays. Les demandes de reconnaissances des « premiers de corvées » de la crise du Covid, et les luttes pour les augmentations salariales face à la boucle prix-profit, ont enclenché un regain de conscience de classe par-delà les bastions militants. En France, les manifestations massives du monde du travail pour la défense des retraites et le soutien largement majoritaire et pérenne des salariés ont reflété ce processus de conscientisation.

Que vont faire les forces de gauche de cette conscience de classe renaissante ? Vont-elles l’amplifier, l’appuyer, la nourrir et… la nommer ?

La lutte pour la conscience de classe

Les fondateurs du mouvement ouvrier moderne ont posé le défi pour ce qu’ils nommaient à leur époque le prolétariat, de passer d’une classe en soi à une classe pour soi. Le prolétariat ou encore comme le définissait Engels, « la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant en propre aucun moyen de production, en sont réduits à vendre leur force de travail pour pouvoir vivre » [2] devait passer d’une classe qui existe objectivement par la place qu’elle occupe dans le processus de production à une classe consciente d’elle-même, de ses intérêts et de son rôle historique.

Quelques années avant l’écriture du célèbre Manifeste, Marx expliquait : « La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. » [3]

Depuis, ce défi est resté au centre de l’action du mouvement ouvrier. Il a suivi un mouvement dialectique permanent fait d’avancées et de reculs en fonction de l’évolution de la production capitaliste, du développement de la lutte des classes, de l’action du mouvement ouvrier pour développer la conscience de classe et des attaques de la classe possédante pour la briser. Comme dit Lukács : « La bourgeoisie est contrainte (…) de tout mettre en œuvre, théoriquement et pratiquement pour faire disparaître de la conscience sociale le fait de la lutte de classes » [4]. De son côté, le mouvement ouvrier doit faire l’inverse pour se développer et gagner.

Avec la victoire de la révolution socialiste en Russie et l’essor des partis communistes en Europe, le mouvement ouvrier s’est construit dans le développement méthodique d’une forte identité et d’une conscience de classe. Chaque lutte avait sa valeur économique, sociale et politique. Mais dans chaque lutte, les acteurs du mouvement ouvrier travaillaient au développement d’une conscience de classe affirmée et offensive. Une classe fière, une classe forte, bâtisseuse, capable de construire une autre société, une classe au centre de toutes les luttes économiques mais plus encore au centre de toutes les luttes politiques, au centre de tous les grands débats, une classe qui fait bouger la société, une classe qui rassemble autour d’elle toutes celles et ceux qui aspirent au progrès social et démocratique.

Dans plusieurs pays, la classe travailleuse arrivait à rassembler autour d’elle et de ses organisations d’autres fractions, voire de classes, de la société : petits indépendants, agriculteurs, artistes et intellectuels, étudiants… Le sociologue français Julian Mischi note à propos de la France : « les militants communistes, même non ouvriers, s’engagent avant tout au nom de la classe ouvrière, valorisée comme la classe potentiellement fossoyeuse du capitalisme. » [5]

Son expression en France au XXème siècle

La conscience de classe a été alimentée de manière consciente par les partis communistes et le mouvement syndical. Cela au travers de la composition sociologique et de la communication des partis communistes qui ont fait émerger des dirigeants ouvriers formés [6]. Julian Mischi décrit ce processus pour le parti communiste français : « Principalement issus des milieux populaires, dirigeants et élus communistes se présentaient en effet comme les porte-parole de la “classe ouvrière”, et c’est en son nom qu’ils luttaient contre les élites sociales et politiques. » [7] Cette stratégie est permise grâce au rôle structurant de l’activité du Parti en entreprise : « Les sections d’entreprise sont en effet au centre de la stratégie du PCF : leurs militants sont favorisés pour la sélection dans les écoles du parti, la promotion dans les directions, ou encore l’accession au statut de permanent et aux postes électifs [8] ».

Les figures fortes de cette conscience étaient les leaders des grands bastions industriels dans la sidérurgie, les chantiers navals, l’industrie automobile, mais aussi des entreprises stratégiques à monopole public comme dans les chemins de fer et l’énergie. Ces figures avaient le grand avantage de rendre visible la classe avec beaucoup de fierté et de combativité. Elles donnèrent une centralité aux secteurs productifs et stratégiques, au cœur de la production de la plus-value et caractérisés par une forte tradition de lutte. Cependant, ces porte-paroles ouvriers pouvaient avoir l’inconvénient de « réduire » la représentation de la classe. Cela a pu poser problème au moment où ces grands bastions ont été massivement attaqués et une partie d’entre eux fermés ou restructurés lors de la crise économique. Cette représentation réduite de la classe pouvait aussi être une faiblesse face aux diverses attaques idéologiques antimarxistes de la fin des années 1970 et des années 1980. La prise en compte des différents visages du monde du travail est importante à un processus de représentativité et d’identité de classe reflétant sa réalité et les dynamiques réels des mouvements sociaux.

Pour la social-démocratie : “tout cela doit être abandonné !”

Après la Seconde Guerre mondiale, la social-démocratie a saisi chaque affaiblissement du mouvement ouvrier ou des partis communistes pour abandonner tout discours de classe. Les premiers « à tirer » furent les Allemands du SPD. En 1959, le SPD dénonce le programme de Heidelberg qu’il avait lui-même adopté en 1925 juste après la période révolutionnaire de l’après Première Guerre mondiale. Le SPD le remplace par ce qu’on a appelé le programme de Bad Godesberg. L’encyclopédie de référence Brockhaus explique à propos de ce programme que le SPD « en abandonnant les positions marxistes (entre autres  : lutte des classes, socialisation des industries-clés, économie planifiée), se reconnaît dans le socialisme démocratique et, en particulier, en des réformes sociales (par exemple  : la cogestion). Le SPD ne se considère plus seulement comme représentant des travailleurs (comme parti ouvrier) mais aussi surtout comme parti du peuple [Volkspartei] qui recherche à concilier les différents intérêts du peuple sur la base de la liberté, de la justice et de la solidarité (“valeurs fondamentales du socialisme”). » [9]

Grâce à la puissance du mouvement communiste en France, le Parti socialiste français a attendu plus longtemps pour faire sa mue. Dans les années 1970, il a gardé une phraséologie de classe et d’apparence révolutionnaire. Il a attendu que le PCF soit affaibli au début des années 1980 pour passer à l’offensive. En décembre 1984, ce qui allait devenir la direction du PS français déclarait dans le Monde : « Les Français eux-mêmes ont changé. (…) Aujourd’hui, ils n’ont plus d’illusions. (…) Quant aux mouvements sociaux sur lesquels la gauche comptait s’appuyer pour poursuivre la réforme de la société française, ils sont restés atones, ou, pire, ont renforcé les rayons déjà bien garnis des corporatismes. (…) Disons-le tout net, au risque de provoquer, la conception dogmatique de la classe ouvrière, l’idée que le lieu du travail pourrait être aussi un espace de liberté, la notion d’appartenance des individus à des groupes sociaux solidaires, l’affirmation d’un programme politique atemporel, tout cela doit être abandonné. (…) La gauche, en effet, n’est pas un projet économique, mais un système de valeurs. Elle n’est pas une façon de produire, mais une manière d’être. » [10]

Cette analyse ne va pas rester à l’état d’une tribune mais va au contraire pénétrer de plus en plus le parti socialiste français. C’est ainsi qu’en 2011, Terra Nova, le think tank socialiste français qui a élaboré la stratégie électorale de la présidentielle de 2012 [11], explique que la gauche ne peut plus se construire autour de la classe ouvrière. Pourquoi ? Parce que celle-ci se réduit et deviendrait de plus en plus réactionnaire sur le plan des valeurs. Alors qu’au contraire, « Mai 68 a entraîné la gauche politique vers le libéralisme culturel : liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle… ». Le think tank socialiste reconnaît l’impuissance de la social-démocratie à réaliser un programme socio-économique qui réponde aux aspirations de la classe ouvrière : celle-ci « continue au départ de voter à gauche, qui la représente sur les valeurs socioéconomiques. Mais l’exercice du pouvoir, à partir de 1981, oblige la gauche à un réalisme qui déçoit les attentes du monde ouvrier. Du tournant de la rigueur en 1983 jusqu’à “l’État ne peut pas tout” de Lionel Jospin en 2001, le politique apparaît impuissant à répondre à ses aspirations ». Sur la base de ces constats, le think tank propose d’abandonner une stratégie électorale basée sur la classe ouvrière et ses intérêts politique et économique. Il propose au contraire de fonder une stratégie de gauche autour des valeurs et ayant le « visage de la France de demain », soit les jeunes, les femmes, les minorités des quartiers populaires, et les diplômés du supérieur.

La substitution de la politique de classe par son mépris, et la construction d’une « gauche des valeurs » construite autour des « classes moyennes diplômées du supérieur », acceptant le logiciel libéral sur le plan économique, a été un mouvement qui a traversé la social-démocratie quasiment partout en Europe. Ce remplacement a laissé l’extrême-droite prendre racine dans la classe travailleuse et particulièrement ses fractions ouvrières. Dans plusieurs pays, les partis d’extrême-droite ont pu récupérer l’identité de classe abandonnée par la gauche pour la noyer dans une rhétorique et une pratique identitaires, nationalistes et xénophobes.

Repartir à l’offensive

Si la gauche marxiste veut trouver une voix et si elle veut ouvrir à nouveau une voie de conquête, il est crucial qu’elle retrouve une pratique et un discours de classe. La société est faite de nombreuses identités et contradictions, qu’elles soient réelles ou imaginaires. Elles sont utilisées consciemment sous le capitalisme pour éviter l’unité de celles et ceux d’en bas, pour éviter que celles et ceux qui « font » la société s’unissent dans un combat contre ceux d’en haut. Ces identités et contradictions sont agitées pour mieux masquer que la seule contradiction fondamentalement antagonique générée par le capitalisme, c’est la contradiction qui oppose le Capital au Travail.

Retrouver une pratique et un discours de classe passe par un travail de terrain, et notamment par la reconstruction de la gauche marxiste dans les entreprises. La classe fonde une grande partie de sa conscience et de ses pratiques sociales dans les nombreuses heures qu’elle passe au travail, dans les interactions qu’elle y a et dans les luttes qu’elle y développe. Et la politique à horreur du vide. Chaque fois que la gauche marxiste est absente des lieux de travail, c’est l’idéologie dominante qui agit. Sous le capitalisme, l’idéologie dominante, c’est celle au service du Capital.

Retrouver une pratique et un discours de classe passe aussi par des porte-paroles issus des diverses couches de la classe, des porte-paroles qui peuvent incarner la position de classe et la fierté de la classe sans qui la société ne serait rien.

La classe, oui mais laquelle ?

En français, il y a régulièrement des débats sur comment appeler ce que Marx et Engels appelaient autrefois le prolétariat. L’impossibilité pour une classe de s’identifier et de se nommer est un frein incontestable dans sa prise de conscience de soi. En anglais, le problème est résolu depuis longtemps, l’expression qui domine est « working class », la « classe travaillante » littéralement.

En français, on a très longtemps utilisé l’expression « classe ouvrière ». Le mot ouvrier est cependant devenu trop réducteur pour parler de l’ensemble de notre classe. L’INSEE le définit comme regroupant « des personnes qui exercent des fonctions d’exécution dans le cadre d’une division poussée du travail dans les secteurs industriels, de services à l’industrie ou des tâches manuelles dans les secteurs artisanaux ou agricoles. » Cette définition, assimilée dans le langage courant, signifie que de nombreux employés qui appartiennent bien à notre classe ne se reconnaissent pas ou plus dans l’expression « ouvrier » ou « ouvrière » et donc non plus dans l’expression « classe ouvrière ». Si la fraction ouvrière joue un rôle essentiel, celle-ci ne peut définir la classe dans son ensemble.

Alors, quel substitut ? Le « salariat » fait fi trop rapidement du mot classe et a une résonance passive et sociologique. La « classe laborieuse » s’appuie sur une expression vieillie et négativement connotée. L’expression « classe des travailleurs » prend sa place assez facilement dans le débat ; l’immense majorité de notre classe peut se reconnaître dans l’action même du travail. La limite notable de cette expression c’est qu’elle invisibilise sa propre moitié : les travailleuses.

Cette démarche nous conduit assez naturellement à l’appellation de « classe travailleuse », que nous avons utilisée au sein de cet article. Une expression qui, bien qu’en manque d’usage, trouve une résonance incontestable au fil de son adoption. Elle a le grand mérite de partir de la notion populaire du travail, de celles et de ceux qui en vivent, tout en englobant toutes les identités de genre. Mais une expression de ce genre ne peut qu’être popularisé par un travail conscient. Un processus qui aurait comme vocation d’imposer « la classe travailleuse » et d’assimiler à ces mots la beauté de la classe qu’elle nomme.

Le Parti du Travail de Belgique (PTB) utilise cette expression depuis son dernier congrès. La bataille pour généraliser l’expression dans la sphère publique, politique et intellectuelle n’est qu’à ses débuts mais fait bon chemin. Si le fil est bon, la gauche marxiste et le mouvement social francophone a l’opportunité de s’en saisir pour imposer une nouvelle conscience de classe ainsi que son unité par-delà les frontières.

Voir en ligne : article publié sur ecopo

[1Sophie Sleigh, « ‘ The Working Class is Back And We Refuse To Be Poor Anymore’ – Mick Lynch Tells Crowd », Huffington Post, 18 août 2022, disponible en ligne.

[2Voir notes du Manifeste du Parti communiste

[3Karl Marx, Misère de la philosophie.

[4Georg Lukács, Histoire et conscience de classe

[5Julian Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2014.

[6Voir Julian Mischi, Ibid.,et Gérard Walter, Histoire du Parti Communiste français, Paris, Éditions Somogy, 1948.

[7Julian Mischi, Ibid.

[8Ibid.

[9Entrée « Bad Godesberg, Godesberger Grundsatzprogramm », Brockhaus Enzyklopädie, Mannheim/Leipzig cité dans Karim Fertikh, L’invention de la social-démocratie allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021.

[10François Hollande, Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Mignard, « Pour être modernes soyons démocrates ! », Le Monde, 16 décembre 1984

[11Terra Nova, Gauche : Quelles majorité électorale pour 2012 ?, 10 mai 2011

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