Quelques réflexions sur la « France insoumise »

, par  Vincent Presumey , popularité : 1%

La « France insoumise » a été inventée début 2016 lorsque J.L. Mélenchon annonça sa candidature à l’élection présidentielle de 2017.

Dans l’immédiat, tactiquement, il s’agissait pour lui de se dégager de toute négociation, notamment avec le PCF, de toute référence au Front de Gauche, et d’exclure sa participation à toute primaire – quand bien même ces différents processus, discussion entre organisations et/ou primaires, auraient fort bien pu aboutir à le légitimer comme candidat. Le capital politique issu de sa campagne de 2012, où ses 11% avaient fortement contribué à la défaite de Sarkozy au second tour, capital qui s’était constitué par l’unité matérialisée dans le Front de Gauche, devait être approprié au compte d’un projet politique différent.

Car dés son lancement la « France insoumise » reposait sur une idéologie et sur une équipe bien précises.

Le vrai noyau idéologique.

L’idéologie était empruntée à Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, c’est le « populisme de gauche » ou « populisme » tout court – pendant que de nombreux supporters de J.L. Mélenchon sortent encore les crocs dès qu’ils entendent prononcer le mot « populisme » à son sujet, celui-ci s’en réclame. Même si, dans le cas de M. Laclau et de Mme Mouffe, cette idéologie s’appuie sur une relative abondance de production sociologico-politique, sa synthèse mélenchonienne distillée sur le blog de J.L. Mélenchon est assez simple.

Premièrement, qu’on ne parle plus (ou alors juste par une habitude qui va s’effacer peu à peu) de lutte de classe, de classes sociales, de salariat et de travailleurs : le clivage fondamental oppose « le peuple » (également appelé « les 99% ») à « l’oligarchie », appelée aussi « la caste ».

Deuxièmement, « le peuple » est une nation - la nation française – et son identification comme peuple repose sur une thématique et une symbolique nationales, qui doivent se substituer aux thèmes et symboles issus du mouvement ouvrier. C’est ainsi que pendant que de faux naïfs dissertent contre « les gauchistes » qui n’ont pas compris que « le drapeau tricolore » et « le drapeau rouge » ne s’opposent pas, J.L. Mélenchon, lui, donne des consignes pour que dans ses rassemblements le drapeau rouge soit éliminé progressivement au profit du tricolore.

Troisièmement, « le peuple » doit se « construire » par un mouvement qui associe les individus-citoyens, mouvement dont le contenu premier n’est pas social, mais symbolique et national, reposant sur deux facteurs clefs de mobilisation et de dynamisme.

Le premier facteur est l’identification à une figure : E. Laclau avait vu celle-ci, en Argentine, dans le général Péron, dont il était un partisan ; P. Iglesias dans Podemos en Espagne a voulu être la dite figure, avec plus ou moins de succès car Podemos est issu du mouvement social de 2011-2012 qui est monté d’en bas et a comporté, avec sa branche Anticapitalistas d’influence trotskyste, majoritaire en Andalousie, des courants politiques ayant imposé leur reconnaissance comme tels contre l’égotisme et la médiatisation du chef.

Mais dans le cas des « insoumis » leur soumission au chef charismatique était acquise dès le départ puisque la construction de cette organisation fut voulue et pensée comme totalement verticale, à partir du chef justement, figure oratoire incontestable ayant un capital politique comme représentant du peuple de gauche mécontent de la gauche, constitué par sa campagne de 2012. Sauf qu’en 2012, celui-ci gérait les tendances à l’adulation en les contenant, conscient de la contradiction qu’il y avait à dénoncer le bonapartisme tout en étant candidat à la présidence. Cette fois-ci, le culte de la personnalité ne va pas être contenu mais au contraire il va être déchaîné. A l’usage de qui s’inquiète un peu il sera expliqué que pour l’instant il s’agit de combattre le présidentialisme avec les moyens du présidentialisme. A la masse des futurs adhérents et partisans - ne les appelons pas « militants », terme qu’ils refusent souvent d’ailleurs en dehors des anciens militants qui n’ont pas encore compris dans quelle galère ils sont tombés – des éléments de langage seront, dans l’année qui suivra, distillés, qu’ils répéteront avec une touchante unanimité : « Jean-Luc » n’est pas notre chef, il n’y a pas de chef chez nous qui ne sommes que des individus associés pour agir quand bon leur semble, il n’est que l’incarnation vivante du « programme » que nous avons collectivement produit – et à ce titre toute atteinte à l’incarnation vivante sera ressentie par eux comme un blasphème !

Le second facteur est l’identification d’un ennemi. Le « peuple » doit être construit par son chef dans une mobilisation où il se dote de symboles, les uns nationaux et hérités, les autres identifiant le mouvement comme tel (ce sera le « Phi », on y reviendra), par la conviction d’être le regroupement des victimes de l’ennemi, s’engageant contre celui-ci. Les sentiments sociaux, le mécontentement social, la conscience plus ou moins claire, plus ou moins obscure, de l’exploitation et de l’oppression, sont bien entendu présents ici comme fondements, mais comprenons bien qu’à la différence du projet d’organisation du mouvement ouvrier, tel que l’entendait par exemple Rosa Luxembourg, il ne s’agit pas de donner son expression démocratique consciente à ce mouvement réel, mais de se nourrir des sentiments de frustration qu’il comporte pour « construire un peuple » dont les mobiles mobilisateurs résident dans l’identification au Chef – pardon, au programme incarné ! -, dans l’agitation des symboles (le drapeau, le « Phi », et les éléments et tics de langage sur lesquels je reviendrai), et surtout dans la désignation de l’Ennemi.

Chez Rosa Luxembourg et dans la tradition du mouvement ouvrier révolutionnaire, le mouvement inconscient et spontané de résistance à l’exploitation et à l’oppression doit être rendu conscient, à la fois par la lutte collective dont le résultat principal est « l’union grandissante des travailleurs » (Marx), par l’organisation structurée en commun, syndicats, partis, conseils, qui tous reposent sur le pluralisme des secteurs, foyers d’organisation, courants et sensibilités, et par la théorie politique appuyée sur une culture historique et sur la culture en général, y compris « bourgeoise ».

Un inquiétant soubassement.

La thématique de la construction d’une identité politique par désignation de l’ennemi, chez C. Mouffe, est quant à elle explicitement empruntée au principal penseur juridico-politique du national-socialisme, Carl Schmitt, chez qui l’ennemi, plus ou moins euphémisé selon les périodes où il écrivait, était le Juif (chez le nazi de base le Juif était l’ennemi par essence, chez Schmitt il est l’ennemi choisi comme tel pour donner sa dynamique au « mouvement » lequel prend en fait la place du politique). L’ennemi pour le populisme « de gauche » (ce terme, « de gauche », doit disparaître à terme, mais il signifie que le dit populisme s’enracine dans le mécontentement social, comme il a été dit), est donc « l’oligarchie » ou « la caste ». L’oligarchie, terme qui chez les Grecs désignait la minorité privilégiée non légitime (l’aristocratie, les meilleurs, était légitime), a vu son emploi vulgarisé par l’extrême-droite maurassienne, qui la complétait de l’adjectif « cosmopolite » avec un sous-entendu antisémite avéré. Les adjectifs qui lui sont ajoutés dans l’emploi « insoumis » du terme sont le plus souvent oligarchie « financière » ou « médiatique », mais l’idée selon laquelle elle est a-nationale, « mondialiste » ou apatride, est tout à fait présente. Bien entendu, cette idée s’autorise d’une réalité : l’argent n’a pas d’odeur et le capital est ubiquiste. Mais « l’oligarchie » n’est pas le capital, elle n’est que la finance, plus les médias et les hommes politiques : la figure haïe est typiquement un homme riche, médiatique, et ayant un pouvoir politique réel ou supposé - financier, homme de parti, journaliste.

Ses incarnations individuelles, qui sont autant de fétiches, sont ancrées depuis longtemps dans la mythologie de la gauche antilibérale comme de la fachosphère : « BHL », « DSK », « Soros », et parfois, dans des milieux plus ciblés, « Finkielkraut », voire aussi « Cohn-Bendit », ou même « Plenel », sont des figures de fixation de la Haine dont, comme par inadvertance, un autre point commun est leur prétendue origine, ce que la réactualisation récente, en raison de la trajectoire de banquier de l’actuel président français, de la figure de « Rothschild », est venu rappeler à qui veut bien voir quels sont certains des processus inconscients ou semi-conscients à l’œuvre …

Il ne s’agit pas ici de donner une expression consciente à la résistance spontanée de tous les jours par la lutte organisée, mais de recouvrir les sentiments de mécontentement et de frustration nourris par l’exploitation et par l’oppression d’une couche, enthousiasmante et obscurcissante à la fois, d’images et de fétiches dont les principaux sont ceux du chef charismatique, le Programme incarné, et de l’Ennemi, l’oligarchie financière, médiatique, politique et apatride.

L’identification au Chef incarnation du Programme et la cristallisation de la Haine sur les figures de l’oligarchie, financière, médiatique et politique, ne visent pas à organiser le prolétariat contre le capital, mais à dresser toutes les classes, capital « productif » ou « national » et petit et moyen patronat compris, contre la seule oligarchie supposée mondialiste.

A la conscience du mouvement réel est substituée la mystique de l’enthousiasme, à l’organisation politique collective et structurée est substitué le mouvement des individus atomisés agissant par impulsion et identification, et à l’auto-assimilation de l’héritage culturel et historique est substituée une « éducation populaire » déclinée en « fichiers thématiques » en vue de dresser des prosélytes du Programme incarné.

Un projet d’implosion à l’italienne qui recoupe celui de Macron.

Comme J.L. Mélenchon l’a expliqué sur son blog, les mouvements doivent remplacer les partis. A l’épuisement des partis bureaucratiques doit répondre la naissance de mouvements dynamiques. Pas question d’aller vers des partis démocratiques, il faut mettre fin aux partis tout court.

Trois espaces politiques s’offrent en France pour ce faire : celui de la « règle ethnique », expression dévoyée du sentiment national, qu’est le Front National ; celui de la « règle d’or », masse instrumentalisée par les hommes du banquier Rothschild, soit les marcheurs de Macron ; et l’expression de la nation revivifiée par son Programme (dont il est, très modestement, l’incarnation, n’est-ce pas, « mes amis », n’est-ce pas, « les gens »  ! ) et cimentée par l’union contre l’Ennemi oligarchique (ou, de plus en plus accessoirement, l’ennemi ethniciste qu’est le FN) : la France insoumise.

On voit ici comment la synthèse idéologique tirée des livres de Laclau et Mouffe a abouti à un projet de recomposition politique ternaire de la V° République française, projet qui a toujours été en parfaite cohérence avec la perspective d’une présidence Macron, et qui suppose la liquidation des courants politiques issus du mouvement ouvrier et le partage de la base électorale et sociale du PS entre, grosso modo, trois quarts à Macron, un quart sous le signe du « Phi ».

On voit aussi, au passage, comment ce projet d’implosion à l’italienne a au fond rejoint ce qu’ont provoqué le président Hollande et son premier ministre Valls (même si, pour ce dernier, son enfant lui a échappé) : il s’agit de liquider tous « les partis » au profit du macronisme au centre (et au pouvoir ! ) flanqué du FN sur sa droite et de la FI sur sa gauche.

La manière dont tactique politicienne et idéologie populiste anti-politique s’accordent est ici remarquable.

On comprend mieux la cohérence de Mme Mouffe qui, simultanément, a pu côtoyer en évidence l’orateur J.L. Mélenchon lors du rassemblement clef de ses partisans durant la campagne présidentielle, place de la République à Paris, et appeler de ses vœux dans la presse de son pays, la Belgique, à la dé-diabolisation du Vlaams Belang (l’extrême-droite raciste flamande d’origine néonazie) pour qu’il puisse participer au pouvoir.

Une évolution régressive.

Ce corpus idéologique était en place dès le départ même si beaucoup ne s’en rendaient pas compte.

Dans l’évolution personnelle de J.L. Mélenchon, qui à partir de 2013 se met à théoriser, notamment lors de voyages en Espagne pour regarder les débuts de Podemos, l’union des classes contre l’oligarchie, c’est là une étape importante qui lui permet sans doute de résoudre un certain nombre de contradictions. Remarquons que c’est au même moment qu’il a exprimé un grand ressentiment contre les grèves en Bretagne de l’automne 2013, ces « nigauds » et ces « esclaves » de prolétaires qui avaient défié l’État en manifestant avec des petits paysans et commerçants (et qui seront ensuite – ensuite - récupérés sous l’égide des « Bonnets rouges »).

Entré dans l’action politique dans le cadre de l’OCI et de l’UNEF-Unité syndicale des années 1970, ayant ensuite œuvré sous la direction, l’inspiration et la férule d’un Mitterrand adulé, et disant avoir enfin découvert lors du Front de Gauche l’hérédité communiste, J.L. Mélenchon avait représenté une synthèse, pour le meilleur, pour le pire ou pour les deux, des héritages de trois figures tutélaires : celle de François Mitterrand est la plus évidente, celle de Georges Marchais venait à l’esprit de bien des militants communistes revigorés par ses meetings, et celle de Pierre Lambert en tant qu’homme d’appareil se voulant indépendant des appareils (sans y parvenir, mais c’est une autre histoire), moins connue, était bien là elle aussi. Cet héritage faisait une sorte de synthèse, brouillonne et bouillonnante, des strates du mouvement ouvrier français. Le liant de tout cela, dans l’idéologie personnelle de J.L. Mélenchon qui n’est pas un homme d’appareil mais qui est mû par les idées, et par l’idée qu’il se fait de sa personne dans la marche des idées, était une sorte de spiritualisme maçonnique.

Ce composé instable a trouvé un développement possible dans le populisme charismatique se voulant national, d’autant que ceci mettait au premier plan des éléments présents de longue date dans la pensée et la pratique de J.L. Mélenchon, à savoir l’allégeance à la « grandeur de la France », sa bombe atomique, ses bases en Afrique et ses Rafales compris : ce développement est à l’évidence celui qui pouvait au mieux combler d’aise son représentant, mais il est en même temps celui qui marque la rupture avec le mouvement ouvrier, le passage de la synthèse instable de ses héritages bureaucratiques au désir éradicateur de ses héritages démocratiques.

Voilà donc notre Mélenchon incarnation du Programme des « gens », chef à la poigne de fer d’un mini-appareil gérant une grande masse de manœuvre (celle des « gens » atomisés et enamourés), l’homme d’appareil indépendant des appareils ne tolérant aucun « frondeur » chez lui, en charge de la mise à mort et de l’enterrement sans pompe de tout ce qui procède politiquement du mouvement ouvrier pour mettre à la place le mouvement des « gens » isolés, unis par le Chef, son Programme et son Phi, hurlant à la mort de l’Ennemi.

Au fait, l’Ennemi, dans la dynamique engagée, n’a plus été seulement l’oligarchie. Dans le feu de la campagne présidentielle elle-même, il est devenu « le PS ». Non pas le PS réel, parti issu du mouvement ouvrier, intégré à la V° République, asséché par la pratique du pouvoir de F. Hollande, mais un PS fantasmé, démonisé. La figure de la Haine s’est particulièrement cristallisée, dans la psychologie de « l’insoumis », alors presque caricature parfaite de l’atome populiste de base, sur ce qui était « à la gauche du PS » : le « frondeur », « Filoche », « Hamon », étaient des objets de complot inventés pour que l’insoumis ne puisse pas faire advenir « les jours heureux », ceux où régnera, dans les siècles des siècles, « JLM » (comme « je l’aime » …).

Entre les deux tours de la présidentielle, les « insoumis » ont connu des jours difficiles car, pour la première fois, le Programme incarné ne leur a pas donné la ligne et leur a intimé l’ordre de choisir. Fonctionnant selon les mécanismes qu’ils avaient assimilés pendant la campagne, ils ont alors commencé à se diaboliser les uns les autres : traîtres qui voulaient voter Macron, collabos qui voulaient s’abstenir, sans oublier les plus sulfureux, peu dénoncés par les autres – les adeptes, relativement nombreux parmi les « insoumis » de réseaux sociaux, du vote « révolutionnaire » pour Marine Le Pen.

Mais ce moment fut bref : la cohésion autour de la figure du Chef et contre l’Ennemi s’est refaite pour les législatives. Mais cette fois-ci l’Ennemi, c’est très souvent « le PCF » à son tour fétichisé, et plus généralement toute la gauche, y compris les syndicalistes, perçus comme les obstacles empêchant le triomphe électoral des adeptes du Phi, triomphe qui, sans les complots ourdis par l’oligarchie et ses pseudopodes que sont « le PS » et maintenant « le PCF » et en général « les partis », aurait dû advenir.

Cette effroyable régression intellectuelle, morale et politique a naturellement des causes profondes qui dépassent largement J.L. Mélenchon, que je tenterai de comprendre à la fin de cet article. Mais revenons à cette étape, de façon à éclairer ce qui vient d’être résumé, sur les moments du développement des « insoumis » en tant qu’organisation.

Le premier cercle.

Au départ, disions-nous, l’idéologie est en place, le chef est là, tout procède d’en haut, et une équipe réduite opère autour et sous l’égide du chef. Cette équipe est la même qui manageait le PG, qu’il s’agit maintenant d’intégrer à la FI et, en fait, de mettre entre parenthèses et de liquider.

Le principal à avoir une existence oratoire en dehors du chef, et bien entendu à des lieux en dessous de la sphère dans laquelle plane celui-ci, mais qui peut en être le médiateur vers les simples « gens », est Alexis Corbière.

Il faut noter le rôle spécifique joué par Georges Kuzmanovic, officier de réserve de l’armée française, passant pour spécialiste géopolitique : la reprise des orientations de Poutine du point de vue de la « grandeur de la France », le verrouillage d’une orientation de haine contre les Ukrainiens - ces « nazis » - et contre les insurgés syriens – ces « islamistes »- dont la solidarité active de la FI avec les principales forces capitalistes et répressives qui au moment présent, massacrent et torturent des prolétaires à proximité de l’Europe, lui doivent beaucoup.

Mais le plus intéressant dans cette équipe réduite, noyau non élu, sélectionné par cooptation implicite sur la base des rapports, vécus comme amicaux, avec le chef, est Sophia Chikirou. Son principal engagement politique antérieur était la « Gauche moderne » de J.M. Bockel, une organisation sarkozyste. Ce qui est naturellement son droit, mais indique une faculté d’adaptation propre aux milieux de la com’ - ceux-là même que l’insoumis de base est invité à conspuer dans les figures de l’oligarchie, mais à imiter pour les dépasser dans la pratique non-politique du « mouvement » des « gens ». Coach et conseillère en com’ du chef, S. Chikirou serait à l’origine de quelques éléments clefs : le quinoa – mais oui, le quinoa est un élément clef : il humanise le chef, en signalant qu’il dispose, en vraie incarnation qu’il est, d’un tube digestif ; il signale sa sensibilité aux goûts et aux couleurs tout en envoyant un signal écologiste de parfum latino aux effluves de pachamama, graine féminine et matricielle nichée dans le tube digestif du surmoi paternel incarné – ; et le Phi, la lettre grecque qui n’a pas été choisie pour son symbolisme philosophique, mais comme symbole de l’Harmonie, l’harmonie entre les classes lorsqu’adviendront les « jours heureux » et que l’oligarchie et ses différentes figures et pseudopodes auront été éradiqués. Le symbolisme tricolore ne pouvait suffire, car il n’est pas propre aux « insoumis » : il fallait un grigri symbolique original, et Phi c’est comme FI, France insoumise, ce qui relie le Phi à la France et donc au tricolore. L’expression la plus pure de cette rhétorique voulue et pensée comme une publicité, est l’affiche sur fond violet – rappelant vaguement le rouge mais le supplantant - avec un grand Phi, et trois mots : « France insoumise » et « Mélenchon ». Table rase est faite, et sur cette table rase, le symbole vide, l’affirmation du « mouvement » pur des « gens » sans attaches partidaires, rassemblés par le nom du chef.

Le développement du mouvement : la parenthèse des manifs.

Lancé début 2016, ce mouvement va agréger progressivement quelques 100.000 individus inscrits sur Internet, sur la seule base initiale de l’appel à la candidature Mélenchon aux présidentielles de 2017, sans qu’il leur soit demandé de cotiser ni de s’organiser, mais éventuellement de constituer des « groupes d’appui », les premiers d’entre eux procédant du PG.

C’est alors que survient le mouvement contre la loi El Khomri. On doit bien noter que celui-ci n’était absolument pas prévu dans le schéma de la « France insoumise » dont le regard était d’emblée fixé sur la seule ligne bleu horizon de l’élection présidentielle. L’ouverture de la crise du régime de la V° République par une grève totale de quelques jours n’était pas dans les tuyaux pour lui. En même temps, nombre de syndicalistes mobilisés étaient favorables à J.L. Mélenchon sur la base des souvenirs de la campagne de 2012. Les grands cortèges syndicaux du printemps et du début de l’été 2016 furent donc l’occasion de coller massivement sur leurs parcours l’autocollant « JLM 2017 », seule perspective pour le mouvement social, excluant qu’il débouche par lui-même. Remarquons au passage l’évolution vers le logo et le style de la pub : le militant de 2012 soutenait la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle ; l’insoumis de 2016-2017 appuiera « JLM2017 » : ce n’est pas exactement la même chose.

Le développement du mouvement : les réseaux sociaux.

A l’automne 2016, il n’y a pas encore de phénomène massif de regroupement d’« insoumis ». De fait le terrain sur lequel les membres du mouvement, surtout les plus jeunes, se rôdent, est Facebook, dont le rôle n’est nullement accessoire et pourrait au contraire fournir un passionnant terrain d’étude.

C’est là qu’en meute, les « insoumis » s’épaulent et s’émulent entre eux à celui qui chantera le plus fort « JLM2017 », prennent conscience les uns des autres, se sentent une force, se dotent des représentations de l’ennemi. Le mécanisme Mouffe-Laclau - identification à une figure, unification par opposition à l’ennemi – fonctionne là de manière chimiquement pure, quasi expérimentale. Sauf que l’ennemi n’est pas l’oligarchie en général, mais ceux que les insoumis côtoient sur les réseaux sociaux en raison d’une opposition commune, justement, à ladite oligarchie : les réseaux de followers ne les mettent pas en contact avec des banquiers, mais plutôt avec celui qui, comme eux, combat la finance et la politique des gouvernements de Hollande, mais qui ne les rejoint pas. Voilà donc l’Adversaire, car son attitude ne saurait être expliquée par ses idées, son parcours et des prises de position, mais pas une sournoise complicité avec l’Ennemi « socialiste » et oligarchique.

Gérard Filoche a offert une magnifique cible de ce type : à la fois fidèle au PS, peu sympathique à « JLM » et réciproquement, de toutes les manifs contre la loi El Khomri et principal déconstructeur de la politique antisociale des gouvernements Hollande, réagissant parfois de manière sanguine, il fut la victime d’un véritable rituel initiatique, rituel assumant la fonction du bizutage et du dépucelage pour le jeune « insoumis » : l’injure faite à Filoche sur Facebook, très rapidement non politique mais personnelle et corporelle, a joué pour des centaines d’ « insoumis » le rôle de l’initiation l’incorporant au groupe des pairs, à la meute.

Dans la même période se systématisent les éléments de langage que l’« insoumis » reproduit inlassablement en croyant parler par lui-même. « Tambouille » et « carabistouille » des partis, « on est pas des poissons rouges », « gauche castor » (celle qui fait barrage : ce thème sera, à vrai dire, un peu plus tardif), et celui qui pense autrement, justement ne pense pas, mais fait du « JLM bashing », il est mû par cette maladie que serait le fait de ne pas aimer « JLM », et d’ailleurs, comme on a pu le voir ça et là dans certains messages, la « marque du fascisme », c’est quand les ennemis font exprès d’écrire « Mélanchon » au lieu de « Mélenchon » (gare aux fautes de frappe ! ).

Bien entendu, tous ne se comportent pas de manière aussi stupide : on trouve des « insoumis » pour ne pas tomber dans ces tics et éléments de langage, pour avoir une distance critique envers eux, et on les trouve, à vrai dire, à peu près exclusivement parmi celles et ceux qui ont un passé, politique, intellectuel, organisationnel. Mais ils cautionnent ou contemplent avec un attendrissement un peu inquiet ces développements, qui sont majoritaires et représentent le cœur, la doxa, le background, de la mentalité « insoumise ».

Il faut aussi préciser que cette mentalité, que se vit comme « jeune », n’est pas forcément le fait de jeunes réels. Ces derniers - les adolescents ou jeunes étudiants et lycéens - ne constituent nullement le gros des troupes, qui ont la trentaine ou la quarantaine, mais qui se vivent comme « jeunes » par rapport aux militants des « vieux partis » qu’elles côtoient ou rencontrent pour la première fois et ressentent comme des obstacles, sauf, et encore, lorsque ceux-ci, débris des expériences des dernières décennies, anciens communistes, socialistes ou militants d’extrême-gauche, forment leurs propres « groupes d’appui », qui sont alors des groupes de retraités. Le « jeune insoumis » se vit comme « jeune » dans la mesure où il se pense « vierge de tout engagement politique ou syndical », et l’on verra des septuagénaires dénoncer ces « vieux » qui ont toujours été dans « les partis », leurs « tambouilles et leurs carabistouilles ».

Alors que la grande séance d’échauffement sur Facebook avait largement commencé, survint un test d’orthodoxie : l’écrasement d’Alep Est, en décembre 2016, par l’aviation russe et, au sol, par l’armée de Bachar el Assad et les milices du Hezbollah, a suscité une horreur et une interrogation massives dans les couches sociales et électorales de la gauche en France. L’interrogation portait sur l’absence de mobilisation en défense des Syriens, et ne pouvait que s’adresser particulièrement à la première figure considérée comme à gauche du PS, J.L. Mélenchon, notoirement partisan de l’action russe en Syrie et amalgamant les résistants d’Alep aux « assassins de Charlie Hebdo ». Analyser, comprendre ces événements, et ces prises de positions contre le peuple syrien, demandait un gros effort que les « insoumis » décidèrent, spontanément, de ne pas faire, puisqu’il était douloureux d’admettre que sur ce sujet (et, du coup, sur pas mal d’autres …) leur idole se situait dans le camp qui aurait été, des années auparavant, celui des Pinochet et des tortionnaires.

Ceci devait être nié et inversé : les éléments de langage diffusés et répétés en boucle s’intensifièrent donc, chantant que, décidément, ceux qui n’aiment pas « JLM » ne reculent devant aucune « bassesse » et osent le traiter de complice d’un dictateur alors que cet homme de paix qui veut la paix entre les hommes dit pourtant à qui veut l’entendre qu’un bombardement, c’est très dur, très vilain et très triste : comment, alors, peut-on avoir la « bassesse » - mot-clef- de critiquer « JLM » ? Cela ne peut s’expliquer que par la présence du Mal radical et intrinsèque niché dans les entrailles de celui qui ose critiquer. Les « insoumis » passèrent leur test d’orthodoxie : ils mûrissaient pour d’autres épreuves …

L’épreuve des primaires du PS.

Lesquelles n’allaient pas tarder. La candidature aux présidentielles de J.L. Mélenchon avait été pensée dans un cadre conforme aux institutions, où les autres candidats les plus probables se seraient appelés Hollande et Sarkozy. On sait qu’il n’en fut rien, bien que J.L. Mélenchon ait insisté à plusieurs reprises sur le fait que le président de la République devait se présenter. L’imprévu survint, de ce point de vue, surtout lorsque la primaire du PS vit une défaite du gouvernement et de la direction du PS avec l’investiture de Benoît Hamon, environ 1,2 million de personnes ayant voté pour lui le 29 janvier 2017, dont pas mal d’électeurs de J.L. Mélenchon et certains « insoumis ». Ce dernier avait alors, s’il s’était placé dans une perspective « classique » visant à accéder au pouvoir en s’appuyant sur le mouvement social, une excellente marge de manœuvre. En prenant l’initiative de l’unité, il pouvait imposer celle-ci, en être le bénéficiaire, c’est-à-dire le candidat, et être élu.

Tout au contraire, il fit le choix d’exiger du candidat du PS investi contre les sommets du PS qu’il se rallie à son « programme » : c’est alors que, dans les éléments de langage « insoumis », « unité » (mot déjà détesté par les plus exaltés d’entre eux qui, sur les réseaux sociaux, l’écrivent « unitay » et l’assimilent à la trahison) fut amalgamé à « ralliement au programme de la France insoumise ». Benoît Hamon n’avait qu’à se rallier au « programme » dont la fétichisation s’intensifia – un programme rédigé par quelques uns, moyennant une convention automnale avec quelques « insoumis » tirés au sort et des contributions sur le net. Dans la réalité, l’importance du « programme » de la FI est inversement proportionnelle à l’invocation fétichiste et rituelle de celui-ci. De fait, l’argument du « programme » servit alors à convaincre l’insoumis de base de la mauvaise volonté de B. Hamon, alors qu’il ne s’agissait que d’un paravent : J.L. Mélenchon disposait du rapport de force qui lui aurait permis d’imposer l’unité à son avantage, mais ceci aurait fait de lui, non plus le candidat de la « France insoumise » sur les bases populistes et inter-classistes de celle-ci, mais le candidat de l’unité pour rompre avec la politique de Hollande, abroger la loi El Khomri, et barrer la route à Macron, Fillon et Le Pen. Il aurait alors été élu. Mais il n’en voulait pas.

L’épreuve de l’espoir.

Cela, bien que son capital électoral vienne précisément de ce que la grande majorité de ses électeurs, qui ne sont pas des « insoumis », sans compter d’ailleurs pas mal d’« insoumis » qui n’ont pas fait la distinction, le considèrent comme le candidat de l’unité de la « vraie gauche ». Tactiquement, son attitude envers la candidature Hamon visait à étendre le champ politique de la FI par la destruction du PS, dont l’essentiel de la base électorale devait revenir à Macron : une sorte de partage Mélenchon/Macron. Mais lorsqu’il s’avéra que le dynamitage de la candidature Hamon par le gouvernement et par la tête du PS fonctionnait très bien, Mélenchon apparut comme le « vote utile » de gauche. Les couches sociales qui s’étaient mobilisées contre la loi El Khomri se portèrent sur sa candidature. Il est important de saisir l’autonomie relative de ce processus, essentiellement indépendant de son discours « France insoumise » et de l’orientation de celle-ci, contrairement à ce qu’ils se sont imaginés.

Pendant une semaine ou deux, l’éventualité d’une présence de J.L. Mélenchon au second tour apparut comme une possibilité réelle. Malgré la division à gauche, le cadre initial de la « France insoumise », qui était celui d’une sorte de ligue se partageant les dépouilles du PS avec « En Marche », semblait pouvoir être dépassé par le mouvement propre de l’électorat, cherchant à surmonter la division en se centralisant sur le seul candidat ayant des chances de « passer ». J.L. Mélenchon envisagea alors sérieusement ce qui n’avait pas été, jusque là, l’objectif - devenir président de la V°République. Le fameux « programme de la France insoumise » était alors susceptible de toutes les modifications dans les discours du chef. Dans sa dernière intervention télévisée, à la veille du premier tour, il annonçait qu’il utiliserait à plein toutes les institutions de la V° République, par un gouvernement resserré et des ministres-commissaires. La « constituante » imaginée par les adhérents comme devant rapidement ouvrir la voie à un autre régime plus démocratique, devait en fait être octroyée par le président, en partie tirée au sort, et cantonnée à l’écriture d’une constitution déjà pré-rédigée ou presque : tout le contraire d’une constituante souveraine, démocratique. J.L. Mélenchon se préparait au rôle de Bonaparte.

D’où la déception véritable du soir du 23 avril. Le résultat était en fait logique, les 19,5% étaient en eux-mêmes un score considérable indiquant que la victoire, par une politique unitaire s’appuyant sur le mouvement ouvrier et la gauche revivifiée, rompant avec les années Hollande, aurait de la sorte été acquise, assurée. Par la politique inverse, voulant rompre non pas tant avec les années Hollande – comme le pensent les adhérents - qu’avec le mouvement ouvrier et la « gauche » en général, elle fut interdite.

Ce soir là, un J.L. Mélenchon souriant, assumant un score remarquable, appelant à déferler dans la rue le 1° mai, à battre Marine Le Pen le 7 mai et Macron aux législatives, aurait encore eu tous les moyens politiques, par le capital de confiance dont il disposait encore, de donner une perspective allant de l’avant aux forces qui s’étaient mobilisées pour lui, et au delà. Comme on le sait ce fut tout le contraire : le J.L. Mélenchon télévisuel de ce soir là fut digne de Léonide Brejnev un 1° mai sur la Place rouge dans ses dernière années.

Complotisme et confusionnisme.

Pour les « insoumis », le schéma explicatif des événements, après la fétichisation du « programme », se verrouillait ainsi : Hamon a été une fabrication du grand manipulateur Hollande pour que Macron soit devant Mélenchon (l’autonomie du mouvement qui a battu Valls aux primaires du PS n’existe pas, ou n’a été qu’une manipulation). La théorie du complot à la place des rapports de forces sociaux et politiques s’impose comme explication passe-partout. D’ailleurs, beaucoup croient au trucage électoral le 23 avril, croyance que J.L. Mélenchon lui-même a délibérément stimulée. Calquant ce qui s’était passé lors du second tour Chirac/Le Pen 15 ans plus tôt, la théorie du complot sert aussi à décrire le second tour, où Marine Le Pen n’est appréhendée que comme une fabrication du « système » pour faire élire Macron.

En l’absence de toute perspective politique visant à aboutir à la défaite de celui-ci aux législatives, le choix du second tour, comme je l’ai évoqué plus haut, donna lieu à des déchirements entre « insoumis », d’autant que la frange de ceux-ci qui penche pour le vote Le Pen, exclu de leur « consultation », n’est pas négligeable. Les sondages d’entre les deux tours donnaient de 17 à 20% d’électeurs Mélenchon du 1° tour penchant pour Le Pen au second. Selon les sondages de sortie des urnes le 7 mai, ils ne furent heureusement que 7%. Ce décalage s’explique probablement par le fait que la base électorale, les 19,5% du 23 avril, relève très majoritairement de la « gauche » et du mouvement ouvrier classiques, plus des jeunes inscrits sur les listes électorales depuis 2012, et n’a comporté que fort peu d’électeurs FN qu’aurait attiré la rhétorique nationale de la « France insoumise ». Par contre, si l’on « monte » dans celle-ci, on trouve de plus en plus d’éléments nourris par ces thèmes, se voulant « anti-système » et s’abreuvant au complotisme sur le net. Donc, peu d’électeurs FN auraient été véritablement captés par la ligne « France insoumise » au premier tour, mais par contre la confusion politique aurait été nourrie par elle dans ses propres rangs.

La « consultation » des « insoumis » entre les deux tours permit, en outre, de mesurer la dimension effectivement prise par le mouvement. Sur pas loin de 500.000 adhérents revendiqués, c’est-à-dire ayant simplement cliqué leur soutien à J.L. Mélenchon sur internet, 243.128 ont voté (dont 65% pour le vote blanc ou le non-vote). La réalité « militante » effective correspondant à ceci consiste dans quelques dizaines de milliers de participants actifs, qui vont ensuite se mobiliser pour les législatives.

Structuré par une vision de plus en plus complotiste – si nous n’avons pas été au second tour c’est en raison de la machination « Hamon », nous sommes des victimes, les « médias » nous en veulent à mort, etc. - la vision du monde « insoumise » repose en outre sur l’appropriation totale, sous la forme la plus naïve qui soit, de la dynamique de la campagne Mélenchon en général : à la limite, « l’insoumis » pense que c’est lui qui a fait 19,5 % des voix et qu’il y a 7 millions d’ « insoumis » dans le pays, lesquels vont forcément, de manière d’ailleurs amplifiée, se porter sur lui aux législatives.

Les législatives, ou le mythe contre la réalité.

Dans le vrai monde, l’affirmation unilatérale et l’exigence de ralliement inconditionnel au « programme » (toujours le programme présidentiel bien qu’on en soit aux législatives) de la FI ont une fonction réelle prépondérante et une seule : faire battre les candidatures issues du PS ou du PCF qui s’opposent réellement à Macron et à la casse du code du travail. C’est mathématique : plus le score de la FI sera haut, plus Macron aura une majorité. Croire que le vote FI représente, et même qu’il serait le seul à représenter, l’opposition à Macron, à la loi Travail, à la casse du code du travail, et l’aspiration démocratique à une autre république, peut se comprendre, mais constitue dans cette situation une inversion idéologique chimiquement pure : le vote FI n’aboutira pas forcément à un groupe parlementaire FI, mais sans aucun doute à un maximum d’élu macronistes.

Dans le projet politique réel de J.L. Mélenchon, l’éradication des partis issus du mouvement ouvrier reste l’alpha et l’oméga et cette éradication s’opère de facto en complémentarité avec Macron. La synthèse des héritages bureaucratiques du mouvement ouvrier (Mitterrand, Marchais, Lambert !) se retrouve au fond encore ici, car le rôle de protection du régime, en l’occurrence de garde-flanc de la tentative de rénovation de la V° République par Macron, qui fut longtemps principalement celui des vieux partis bureaucratiques, est à présent largement passé, de manière instable, à la FI.

De manière instable, car la cristallisation d’une organisation agissant sur le terrain ne s’est véritablement opérée qu’avec les législatives et que le gouffre est tel entre l’espoir et le désir, et le rôle réel joué par celle-ci, que les lendemains qui déchantent ont souvent d’ores et déjà commencé. Tentons maintenant de faire le point sur la nature de cette organisation et donc sur son devenir possible.

Caractéristiques générales du mouvement.

Nous pouvons la caractériser à partir de trois points.

Sa forme est verticale. Le comique est donc dans la proclamation répétée de « l’horizontalité ». Cette horizontalité est réelle entre adhérents : elle signifie le moins de structures possibles. Pas de mandats, pas de statuts, pas de courants – pas de démocratie organisée. Cette « horizontalité » est donc la garantie de la parfaite et radicale verticalité de l’organisation : un chef suprême charismatique, un petit aréopage de portes-paroles, une piétaille « horizontale » où personne, certes, n’a d’obligations – car aucun n’a de pouvoir ni donc de droit sur l’organisation.

De son orientation, nous avons déjà dit pas mal de choses. La substance de celle-ci est le populisme tel que défini au début de cet article. Le Programme est un fétiche, qu’il faut brandir mais qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu. Notons un dernier trait, fort important : la vision du monde, les conceptions géopolitiques de la FI n’ont rien de nouveau, et procèdent totalement de la division du monde en camps géostratégiques héritée de la guerre froide, réactualisée par les guerres du golfe, et jouant à plein son rôle réactionnaire avec l’Ukraine et la Syrie. Ce point est important car il nous montre la continuité entre héritage stalinien et idéologie populiste. Cette idéologie ne naît pas comme une rénovation, mais elle naît de l’absence ou de l’insuffisance de rénovation des idées et des concepts dans les mouvements émancipateurs -et ceux qui depuis des années combattent pour ce faire ont donc leur part de responsabilité dans la dimension régressive actuelle du phénomène.

Troisième point, la composition sociale du mouvement ou plus exactement la manière dont celui-ci se perçoit, mérite le terme de « petit-bourgeois ». Non pas directement, car la position sociale réelle de la majorité des adhérents est bien entendu le salariat, et souvent le précariat, dont le précariat intellectuel, à l’instar par exemple, en grande partie, de Nuit debout. Ces couches pourraient donc parfaitement rejoindre et dynamiser la lutte collective et l’organisation du salariat, mais l’idéologie ici s’y oppose : nous ne sommes pas des « travailleurs », nous sommes des individus-citoyens atomisés agissant au coup par coup. S’imaginant parfois libertaire, nous avons là une approche de l’action politique littéralement libertarienne : choix d’achat de logo et d’action, sans responsabilité collective, sont ainsi théorisés.

Pourquoi ?

Comment a-t-on pu en arriver là ? Il faut mesurer la durée, de longues années, des déceptions et tâtonnements sans résultats. La « gauche au pouvoir » a mené des politiques de droite. De grands mouvements sociaux et certaines percées politiques ont tenté de dégager des issues, mais n’y sont pas arrivés car ils étaient en dernière instance toujours dominés par l’héritage du XX° siècle, les appareils bureaucratiques des vieilles organisations.

Les mouvements sociaux furent 1995, 2003, 2006, 2010.

Les percées politiques : les 11% des candidats « trotskystes » aux présidentielles de 2002, noyées dans l’union nationale « contre Le Pen » dans les jours qui suivirent ; le Non de gauche au Traité constitutionnel européen et à Chirac en 2005, qui fut victorieux mais sans suite, notamment en raison de la « synthèse » voulue par MM. Fabius et Mélenchon (alors alliés) au PS ; et la campagne Mélenchon de 2012 avec le Front de Gauche.

Aujourd’hui il y a une relative déconnexion entre FI et grands mouvement sociaux, alors qu’après l’échec du mouvement de défense des retraites de 2010, la campagne Mélenchon de 2012 avait pris un caractère social, de quasi manifestations, que nous n’avons pas en 2017 (où les effectifs, de la place de la République à la Canebière, sont à peu près les mêmes, mais dont le caractère est différent). Le bruit de fond de grèves dans des centaines d’entreprises et de services est indépendant des processus politiques directs, et le mouvement contre la loi El Khomri, malgré le fait certain que des milliers de syndicalistes CGT, FO, FSU et Solidaires ont ou avaient a priori une position très favorable à la candidature Mélenchon, a été dans sa première lancée (mars 2016) la recherche d’un nouveau type d’affrontement, distinct des précédents mouvements.

Le phénomène « insoumis », c’est-à-dire le fait que le projet populiste de Mélenchon rompant avec le mouvement ouvrier ait pris jusqu’à un certain point, s’explique par les régressions et les confusions induites par ces échecs successifs, la politique ayant horreur du vide. Il n’y a pas sérieusement lieu de le comparer par exemple à Bernie Sanders, qui, par un apparent paradoxe, est quant à lui plus proche du socialisme historique américain d’Eugène Debs et Fenner Brockway, tout en ayant représenté dans le parti démocrate le début d’explosion du système politique américain, ni à Jeremy Corbyn qui se situe totalement dans le ventre du vrai mouvement ouvrier et du réformisme de gauche, ni même à Syriza, coalition procédant principalement des strates successives du communisme grec. Les comparaisons les plus pertinentes sont Podemos et le Mouvement Cinque Stelle en Italie, tous les deux également pourvus de chefs charismatiques, Pablo Iglesias et Beppe Grillo.

J.L. Mélenchon s’est inspiré de Podemos où l’on retrouve la mode Laclau-Mouffe mais Podemos procède d’un mouvement social et de mobilisations collectives, nationales, régionales et municipales, ce qui s’oppose complètement au schéma de la « France insoumise » et fait, comme on l’a dit, de P. Iglesias un chef charismatique moins puissant (à son grand dam). Le M5S en Italie a parmi ses adhérents un fond idéologique beaucoup moins « à gauche », certes, mais justement parce que la liquidation de la gauche politique a déjà largement eu lieu en Italie. Le M5S ne cherche pas à la réaliser, mais à se jucher sur les décombres. La FI en France a été construite pour détruire le mouvement ouvrier politique, ce qui reste à faire, et qui ne doit pas être confondu avec l’effondrement électoral du PS car le mouvement ouvrier politique c’est un tissu toujours vivant, en large complémentarité d’ailleurs avec les syndicats – et des éléments d’antisyndicalisme, prolongeant l’agressivité contre tout ce qui est « vieux » et fait partie du « système », sont perceptibles dans les rangs « insoumis ».

Si toute cette agressivité cultivée en interne et sur les réseaux sociaux passait dans la vraie vie, avec comme objectif la destruction des « partis » et de leur « tambouille », en raison par exemple d’une sectarisation accrue par des déceptions dans un contexte social de plus en plus tendu, la FI pourrait devenir un foyer possible pour de graves dérives - c’est terrible de dire cela, n’est-ce pas, et cela ne concerne pas forcément la plupart des « insoumis », sans doute, mais c’est une conséquence logique de la place d’un tel mouvement dans les rapports sociaux et politiques au moment présent, une dérive possible, certes non inévitable, dont les racines procèdent de ce que pensent, disent et font les dirigeants de cette organisation.

Il doit être clair que l’héritage organisationnel constitué principalement par le PS et le PCF, en somme, n’est pas à défendre et à préserver en tant que tel et que d’ailleurs il se détruit très bien tout seul. Mais la FI n’est pas la solution à sa crise, elle est le stade suprême de celle-ci. Sa capacité de nuisance va profiter à Macron, mais va échouer contre le mur des réalités sociales. Il est essentiel que, de cet échec dont on peut se risquer à dire, avant même le premier tour des législatives, qu’il a commencé, les leçons soient tirées. Que tous ceux qui ont voulu « les jours heureux » comprennent que le débat démocratique et la lutte sociale sont les seules méthodes pour y parvenir. Que nous reconstituions, au plus vite, des cadres politiques de confrontation et de débat. Leur reconstitution ne se fera pas en se laissant intimider par ce « mouvement », mais en polémiquant ouvertement contre lui. Que la FI ne soit pas le dernier épisode, « la mort et le néant » comme dit son chef en croyant viser ailleurs. Mais l’avant-dernier, avant la démocratie.

VP, les 6-7/06/17.

Voir en ligne : repris de son blog mediapart

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