Pourquoi le prolétariat a intérêt au maintien de la nation La Nation vue par Bernard Peloille

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Est-ce que c’est le cadre de son existence ? Est-ce parce qu’il fait communauté humaine ? Est-ce parce qu’il y a "ses habitudes" ? ses commodités ? Sans doute et bien d’autres choses encore.

Je proposerai ici, non d’évoquer la totalité de ces questions, mais de poser simplement quelques repères de ce qui en fait raison.

La nation, en tant que telle (dans ses formes développées) est réalité historique. Elle se forme avec la formation et le développement du régime économique et social capitaliste. Considérée dans les procès de son développement historique concret, elle commence à se former avec ce qui forme ledit régime, c’est-à-dire avec le développement de la production marchande, dont le régime capitaliste est le stade le plus développé.

Le régime économique et social marchand, puis capitaliste suppose notamment, - un développement de la division sociale du travail productif
- le développement des échanges entre producteurs
- la diversification des productions
- l’élargissement de l’échelle de la production, etc.

Ce régime marchand et capitaliste suppose donc, pour produire et "réaliser" le produit social, l’établissement de rapports et de conditions cohérents, stables, unifiés, uniformisés, réglés, ceci dans un espace donné. L’espace en question étant lui-même déterminé (en théorie) par la cohérence de l’ensemble, dans un état de développement donné (à un degré de développement, par exemple, la cohérence de l’ensemble supposera qu’une production manufacturière trouve sur place la production de ses matières premières, à un autre degré de développement leur importation ne sera pas nécessairement un facteur d’incohérence).

Ainsi, par un double mouvement,
- mouvement de différenciation, de multiplication, de division,
- mouvement d’unification, d’uniformisation,
le premier déterminant le second, les régimes marchand et capitaliste, font du groupement humain une totalité sociale, complexe, cohérente et viable, c’est-à-dire pouvant se reproduire par elle-même en tant que totalité.

Il s’agit d’une totalité de production et d’hommes.
- Les choses et les hommes sont respectivement en unité, interdépendants, parce qu’ils sont respectivement divisés, singularisés.
- Chaque être singularisé est dans les conditions d’avoir une conscience de soi, non égoïste, mais comme figure singulière de la totalité, avec et en vis-à-vis des autres comme tels.

Il ressort de cela que le développement des régimes de production marchande et capitaliste crée les conditions pour que le groupement humain s’affranchisse de l’état de nature, il crée les conditions d’un corps civil et d’un corps politique. Un corps suppose la cohérence et l’unité de ses éléments différenciés.

La totalité cohérente envisagée ici est la nation en tant que telle. C’est la nation vue en raison d’un seul ensemble de caractères du régime marchand capitaliste.

Voyons un autre ensemble de caractères de ces régimes qui contribuent à l’existence empirique de la nation en ces dits régimes.

Ce sont les modes de production, anarchiques, de concurrence, et pour le capitalisme, en outre, d’appropriation privée du produit du travail social sous forme de capital, voué à la réalisation du produit et du surproduit comme capital, etc.

Il s’ensuit que la différenciation, la division qui sous-tendent l’unification, se réalisent comme contradiction, comme opposition. La totalité cohérente est en butte à la privation de cohérence, c’est-à-dire l’incohérence.

On peut évoquer trois manifestations :

Si la réalisation du produit social peut être accomplie dans le cadre de la totalité nationale, dès qu’elle est réalisation du produit en tant que capital, ce cadre ne lui suffit plus, le marché extérieur apparaît comme nécessaire.

Étant confiés à la réalisation de la valeur, à la réalisation du capital, l’équilibre et l’harmonie entre les secteurs, les branches de productions, sont impossibles, ou ne se trouvent que comme résultat hasardeux.

La différenciation du travail manuel et du travail intellectuel, par exemple, est un facteur historique de puissanciation du travail social, mais le capital le réalise comme leur opposition, pour opposer le second au premier, il les réunit contre eux, comme ses qualités, ses puissances propres, comme sa propriété (sa chose et sa qualité).

Il y a donc affrontement continu entre ce qui permet la cohérence de la nation et la dissolution de cette cohérence.

Toutes les parties de la totalité sont touchées, dans leurs unifications respectives mêmes : les capitaux, les producteurs marchands, les capitalistes sont en concurrence. Les ouvriers, et plus généralement les prolétaires, sont mis en concurrence par le capital. Le capitalisme déforme aussi inévitablement le prolétariat, en tant que classe, qu’il ne le forme.

Il y a par conséquent tendance à corruption, à dissolution du corps civil et du corps politique national, tendance à détruire les conditions des consciences de soi des parties de la totalité, des classes sociales notamment. Cette tendance n’étant elle-même qu’une expression en actes de l’impossibilité du régime marchand et capitaliste de se maintenir lui-même en corps cohérent.

Ainsi, si les régimes économiques et sociaux marchand et capitaliste font de la nation la forme du dépassement de l’état de nature, tant pour ce qui est du rapport entre les hommes, que pour ce qui a trait aux rapports entre groupements humains, leurs contradictions y entretiennent des manifestations de l’état de nature et ils recèlent une tendance à refouler l’ensemble de la formation nationale en état de nature, pour ne rien dire de l’état de guerre.

Dans les périodes historiques de formation du régime marchand capitaliste, bien que, par exemple, la réalisation du produit comme capital suscite "un débordement" du cadre national, c’est la tendance à la formation d’une totalité cohérente, à l’affermissement du cadre national, qui prévaut sur la tendance à l’incohérence.

il peut sembler juste d’imputer une valeur positive au fait que pour se mettre en Valeur, pour se réaliser, le capital ait besoin du marché extérieur, et tende donc à universaliser son action.

Il briserait alors toutes les formes préhistoriques et antiques. Il universaliserait son action historiquement positive dans la formation des nations. L’unité et l’uniformisation serait alors universelle.

On peut comprendre cela dans certaines observations de Marx. Et ce n’est pas erroné, si l’on omet d’y ajouter ce qu’implique le mouvement contraire : l’action dissolvante du régime marchand et capitaliste à l’encontre de ses propres créatures positives.

De ces qualités conférées unilatéralement au capital, il peut sembler juste d’inférer, ce que Marx ne fait pas, que de l’universalisation de l’action du capital, le monde entier ressortira comme formation cohérente, analogue à la nation, une nation monde en quelque sorte. Dans une version plus "réaliste", on représentera la constitution d’unions "continentales" comme des étapes de cette universalisation.

On pourrait donc estimer fondé de poser que le "dépassement" de la nation par le capitalisme, dans des formations continentales préfigurant la formation mondiale, est un progrès historique poursuivant, à une échelle élargie, celui qu’a été la formation des groupes humains en nations. par conséquent, l’émancipation humaine de jadis dans les conditions des nations procèderait désormais à l’effacement de celles-ci au profit d’une formation monde, ou du moins de formations continentales.

Le parti des classes aspirant à l’émancipation, le parti des progressistes, des révolutionnaires, serait alors bien marqué : anti-national et continentaliste, voire mondialiste. (On peut aussi bien soutenir de façon sophistiquée cette conception avec des truismes tel que celui posant qu’il est préférable que le progrès historique, voire la révolution, saisisse plusieurs pays qu’un seul). Les vues de ce type sont des produits de l’esprit en proie à lui-même, ce n’est plus "un clavecin" mais une caisse vide en folie. Elles n’ont de radical que le mépris de la réalité.

J’ai rappelé en quoi consistait le rôle historique progressif du régime marchand et capitaliste, développement quantitatif et qualitatif des forces productives sociales, création des conditions de l’affranchissement de l’état de nature,de constitution de corps sociaux et politiques dans les formes nation (et Etat). J’ai également rappelé l’existence d’une autre tendance de ce régime, refoulement des formations nationales dans l’état de nature, qui pour être liée à sa tendance progressive ne s’y oppose pas moins.

L’universalisation de l’action du capital ne supprime pas sa seconde tendance. Étendrait-on l’anarchie, par exemple, de régime capitaliste à des galaxies encore inconnues qu’on n’aurait pas résolu l’anarchie, on aurait à l’inverse diminué les moyens de la résoudre. On ne peut pas par conséquent présupposer que l’universalisation de l’action du capital n’aurait pas pour effet que de généraliser son action historique progressive, telle qu’il la développa dans des conditions nationales.

De même les "débordements" constants des cadres nationaux par le capital, ainsi ses dépassements des nations par la constitution de formations plus larges, plus étendues, continentales par exemple, répondent à des nécessités de sa mise en Valeur et de sa réalisation.

Mais débordements et dépassements sont dans un rapport comparable à celui de la simple scène de ménage et du meurtre passionnel, contrairement aux dépassements en question se posent comme actes de négation radicale, de décès des nations.

Ils expriment le fait que le capital est parvenu en un état où les nécessités de sa mise en valeur et de sa réalisation font prévaloir ses dispositions à s’opposer à ce qui fait la cohérence des formations humaines historiquement constituées, à dissoudre les corps sociaux et politiques existant, à corrompre les formes Nation/Etat y correspondant, et par conséquent expriment la prévalence de sa disposition à l’involution de sa nature.

Et comme l’apologie de l’universalisme capitaliste elle-même le suppose, cette disposition ne prévaut pas seulement à l’encontre des nations, mais en général, de façon universelle pour ainsi dire, son opposition aux nations est une expression concrète, immédiate, presque contingente, de son jeu universel.

Loin donc d’exprimer une tendance à former des cadres de cohérence élargie, étendue, généralisée, etc., le dépassement des formations nationales par le capital a tendance à dé-former ce qui est cadre cohérent, fût-il virtuel, en lieux informes par eux-mêmes où déployer l’incohérence, et tenir les êtres en état de nature.

Le prétendu dépassement de la nation en raison des exigences de la mise en Valeur et de la réalisation du capital, qui est la négation de la nation, suppose l’involution de toute formation sociale, et partant prive les classes laborieuses des conditions progressives de leur émancipation, repousse en des états en deçà de ces conditions les formations qui y avaient accédé tout en interdisant aux autres groupements humains d’y accéder.

Voilà, selon moi, la raison principale du fait que les classes prolétariennes, les classes laborieuses, et plus généralement les formations sociales, n’ont pas intérêt à ces dépassements de la nation ; sous la nation il s’agit des conditions générales, ou universelles, d’émancipation.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur

Bernard Peloille, Professeur agrégé ENS de Lyon

Notes :

Prolétariat dénote les classes (ou catégories sociales) qui ne possédant pas de moyens de production ne peuvent assurer leur existence (ou n’en possèdent que d’impropres à assurer cette existence) qu’en vendant leur force de travail au possesseur des moyens de production qui ne leur assure (au mieux) que la reproduction de ladite force de travail.

C’est dire , entre autre, que la nation n’est pas un sujet d’identité, ne peut avoir d’identité au sens propre de la notion, cf B.Peloille "Enquête sur une disparition..." La Pensée n° 308, oct-nov-déc 1996.

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