Le peuple glisse-t-il à droite ? C’est vite dit Joseph Confavreux (Mediapart. Le 04 juillet 2011)

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Une critique argumentée du rapport de Terra Nova, le club de DSK, qui pourrait être utile aux communistes qui s’interrogent sur la place du "peuple" dans leur stratégie, son rôle pour faire vivre et renforcer le PCF.

Le rapport de Terra Nova, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 » (à lire ici), a déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais si la production de débats fait sans doute partie du travail d’un centre d’études, les rédacteurs du rapport n’avaient sans doute pas imaginé la polémique qui a entouré sa parution.

Le président du Laboratoire des idées du PS (le député de la Nièvre, Christian Paul), le responsable des études du PS (Alain Bergounioux), l’ancien chargé des études d’opinion au sein du parti (Gérard le Gall) et son spécialiste des questions électorales (Alain Richard) se sont, en effet, tous, désolidarisés publiquement de ce rapport. Il est pourtant censé être la première pierre de l’édifice que la fondation progressiste dirigée par Olivier Ferrand veut construire pour la campagne de 2012 du parti socialiste…

Cette débandade s’explique d’abord par l’instrumentalisation, « habile et cynique », dixit Olivier Ferrand, de ce rapport par le président de l’UMP. Jean-François Copé a, en effet, publié, quelques jours après la parution du rapport, un communiqué de presse titré « Le PS tire un trait sur les classes populaires ».

Depuis, les rédacteurs du rapport rament à longueur de colonnes pour rectifier l’effet désastreux produit par cette lecture caricaturée, mais possible, de la note de Terra Nova.

Pour Olivier Ferrand, pourtant, « nous n’avons jamais dit, ni de près ni de loin, que nous prônions que la gauche se détourne des classes populaires ». D’abord, estime-t-il, « ce rapport décrit des scénarios, il s’agit d’options stratégiques différentes d’un point de vue électoral ». Ensuite, il pointe avant tout un « clivage opposant les classes populaires intégrées, travaillées par la peur du déclassement et celles subissant la précarité, le chômage ou l’exclusion : habitants des quartiers populaires, minorités, jeunes peu qualifiées, femmes en situation fragile… ».

Cette hétérogénéité des classes populaires imposerait, selon lui, de distinguer en leur sein des « outsiders », qui votent encore majoritairement à gauche (quand ils votent), et des « insiders », essentiellement constitués d’un groupe ouvrier prompt « à des réactions de repli : contre les immigrés, contre les assistés, contre la perte de valeurs morales et les désordres de la société contemporaine ». Et donc réceptif aux argumentaires du Front national.

Les analyses de Terra Nova ont été vigoureusement contestées par plusieurs chercheurs, comme le politiste Frédéric Sawicki qui dresse un bilan méthodologique sévère du rapport. « Il confond agrégats statistiques et groupes sociaux réels (les diplômés, les femmes, les jeunes), utilise des catégories fourre-tout (insiders-outsiders, les quartiers, les minorités) oppose artificiellement valeurs culturelles et valeurs socio-économiques, et confond effets d’âge et de génération en pensant que les vieux votent forcément à droite tandis que les jeunes voteront toujours à gauche. »

Erreur stratégique ? Lecture partiale ou erronée de la société française ? Option idéologique et électorale discutable ? Au-delà de la polémique, ce rapport est surtout le symptôme d’un imaginaire et d’un discours de plus en plus répandus, notamment depuis l’élection présidentielle de 2002, qui voudraient que les catégories populaires soient, de plus en plus, attirées par une droite dure. C’est un constat discutable.

Méprise et mépris

D’abord, « les ouvriers et les employés continuent à voter majoritairement à gauche : 56% des ouvriers et 51% des employés ont voté Royal au second tour en 2007 », rappelle Frédéric Sawicki. L’explication du séisme électoral de 2002 par le ralliement des ouvriers censés être passés avec armes et bagages du communisme au lépénisme, ne résiste pas plus à l’analyse : « 18% des électeurs ouvriers ont alors voté Front national, et ils étaient quasiment la même proportion (17%) à avoir voté FN en 1995 », juge Annie Collovald, professeur de sociologie à l’université de Nantes et spécialiste des rapports du populaire au politique.

Ensuite, le premier parti ouvrier de France est l’abstention, et non le FN. « Quand on souligne certains chiffres sur la pénétration du Front national en milieu ouvrier, on se fonde sur les votes, donc on ne voit pas tous les abstentionnistes, et ceux qui ne sont pas – ou mal – inscrits sur les listes électorales, et qui constituent pourtant une grande part des ouvriers et des catégories populaires », juge Frédéric Sawicki.

Enfin, pour Annie Collovald, « il y a toujours eu un vote à droite des catégories populaires, sinon on ne comprendrait pas le gaullisme ». Et, ajoute Frédéric Sawicki, « même si le vote FN en milieu ouvrier existe, on ne peut pas dire qu’il est lié à des comportements frileux ou xénophobes propres aux catégories populaires ».

C’est sur ce point que la polémique autour du rapport de Terra Nova ne constitue pas seulement une affaire d’interprétation de dynamiques électorales ou de lectures statistiques de la société française. Ce rapport explique en effet l’attirance des catégories populaires pour la droite et l’extrême droite comme une question de valeurs, davantage que de condition socio-économique.

« Les déterminants économiques perdent de leur prégnance dans le vote ouvrier et ce sont les déterminants culturels, renforcés par la crise économique, “hystérisés” par l’extrême droite, qui deviennent prééminents dans les choix de vote et expliquent le basculement vers le Front national et la droite », est-il ainsi écrit. Dans une tribune publiée par le journal Libération, le politologue Étienne Schweisguth, qui a participé à la rédaction du rapport, insiste aussi sur l’importance de ne pas réduire le clivage droite/gauche à des enjeux économiques, et à prendre en compte les « valeurs culturelles : libéralisme des mœurs, autorité, sécurité… ».

Toutefois, pour le géographe Christophe Guilluy, auteur de Fractures françaises, « il existe dans certaines catégories populaires une insécurité sociale et culturelle qui peut se traduire par une crispation, mais il est faux de penser que les catégories populaires sont plus racistes que d’autres, ou moins ouvertes – c’est même là où ont lieu le plus de mariages mixtes. Considérer le libéralisme culturel comme le cœur du clivage gauche/droite me semble périlleux. Être de gauche, pour moi, c’est d’abord se préoccuper des catégories populaires. Et c’est ce que la gauche et la droite ne font plus depuis des années ».

Cette lecture de catégories populaires gagnées à la droite ou à l’extrême droite sur la base de valeurs culturelles conservatrices agace depuis longtemps déjà Annie Collovald. « Le discours sur le peuple est aujourd’hui dominé par la catégorie du populisme qui a pris un sens nouveau. Il sert à discréditer les classes populaires, supposées plus sensibles aux idées simplistes, xénophobes et autoritaires, comme celles du FN. Le vote populaire pour le FN attire ainsi davantage l’attention — et l’opprobre — que celui des professions libérales ou des petits patrons par exemple, pourtant proportionnellement plus fréquent. »

La lecture dominante de la société française comme une société de classes moyennes, dans laquelle les clivages de classe se seraient érodés sous l’effet de la consommation de masse, de la diffusion de l’éducation ou de l’essor des services, a volé en éclats, dès la fin des années 1980. D’abord sous la plume de sociologues comme Robert Castel puis, plus largement, avec les grèves de 1995 et l’élection présidentielle de 2002, qui avaient démontré le poids encore majoritaire de ces catégories populaires dans la France du XXIe siècle.

Mais à cette méprise sur la réalité sociologique de la population française s’est, depuis, substitué un mépris croissant pour ce peuple suspect de tendances réactionnaires.

Vote émotif ou rationnel ?

Cette image de catégories populaires de plus en plus gagnées aux droites dures sur le thème des valeurs brouille les responsabilités des partis, notamment du PS, en faisant de ce vote populaire quelque chose d’émotif, dénué de la raison qui voudrait que les suffrages du peuple se portent naturellement à gauche.

« Est-ce que ce sont les classes populaires ou les partis qui ont glissé à droite ? », interroge alors Frédéric Sawicki. Les réponses vindicatives de membres ou d’anciens membres du PS au rapport de Terra Nova sur le thème, « Le PS ne doit pas pas oublier le peuple », ou « Sans les classes populaires, la gauche n’est plus rien » ne sont pas toujours, à cette aune, plus convaincantes que le rapport lui-même. Parce qu’elles sont largement incantatoires.

« Je trouve ces réactions un peu surjouées, juge ainsi Christophe Guilluy. Je suis davantage choqué par la description de la classe ouvrière qui y est faite que par le diagnostic de la note de Terra Nova. C’est une note maladroite, mais honnête. De fait, les choix politiques et économiques du PS, depuis des années, ne se sont pas faits en faveur des classes populaires. Et je ne vois pas comment le PS pourrait rapidement remonter la pente. »

Et Annie Collovald d’ajouter : « Si les classes populaires sont désenchantées par rapport à la politique et à la gauche, il n’y a pas à désespérer d’elles si on les traite autrement que par l’indifférence, l’oubli, le mépris, ou la surveillance accrue et la dénonciation en termes de “fraudeurs” ou de “mauvais pauvres”… La déperdition des voix de certaines fractions des classes populaires pour la gauche n’est pas de leur “faute” (leur inculture, leur penchant “autoritaire”, voire leur racisme…), elle est de la responsabilité des partis politiques : partis de droite cela va de soi, mais aussi partis de gauche, et notamment le PS. »

Il existe un décrochage électoral des catégories populaires, vis-à-vis, d’abord, du PS, depuis l’élection présidentielle de 2002, lorsque nombre d’ouvriers et d’employés se sont reportés sur les candidats d’extrême gauche. Et vis-à-vis de la gauche en général lors de l’élection de 2007.

Toutefois, selon Christophe Guilluy, il faut à la fois rappeler qu’il n’y a pas de droitisation massive et irréversible du vote populaire, mais que, lorsque des ouvriers, des employés ou des chômeurs votent à l’extrême droite, « ce n’est pas nécessairement un vote de protestation. C’est un vote rationnel. Depuis 20 ou 30 ans, la gauche a laissé les catégories populaires se débrouiller avec la mise en concurrence à l’échelle mondiale, la baisse du niveau de vie, le risque de descenseur social, l’éloignement des centres d’emplois. Et on leur demande d’applaudir une société ouverte et multiculturelle. Mais le multiculturalisme à 1.000 euros par mois dans un pavillon à 30 kilomètres de la métropole, ce n’est pas le multiculturalisme à 4.000 euros par mois dans un loft à Belleville ».

Si la gauche ne sait plus parler à certaines catégories populaires, c’est aussi que ses représentants n’en sont plus issus. Dans les deux dernières législatures, on ne compte ainsi qu’un seul député ouvrier du privé, alors que les ouvriers sont encore six millions dans la population française. Même si les représentants n’ont pas à être strictement représentatifs, un écart sociologique trop grand contribue à l’invisibilité et à l’incompréhension de certaines catégories sociales.

La gauche de gouvernement a, ces derniers temps, défendu la parité hommes/femmes et tenté, plus timidement, de faire accéder des enfants « issus de l’immigration » à des postes de responsabilité, mais « elle s’est avérée incapable de poursuivre une lutte faisant pourtant partie de son histoire, la promotion des enfants du peuple », tranche Annie Collovald.

Le précédent américain

Ce débat français sur le conservatisme populaire, à l’orée de la campagne de 2012, rejoue une controverse sur le glissement à droite des catégories populaires qui avait agité les milieux intellectuels américains après la victoire, in extremis, de George W. Bush pour un second mandat.

Dans un article de la revue Mouvement, intitulé Le peuple est-il de droite ? Un débat américain, le journaliste et traducteur Marc Saint-Upéry examine l’empoignade intellectuelle qui s’était alors tissée autour de « la révolution culturelle qui a permis à Bush de conquérir le cœur de l’Amérique et d’achever de désagréger la coalition démocrate héritée du New Deal entre la classe ouvrière blanche, les minorités et les secteurs progressistes de la classe moyenne ».

Ce débat avait été ouvert par le journaliste Thomas Frank, fondateur de la revue de critique politique et culturelle The Baffler, dans un ouvrage intitulé What’s the matter with Kansas ? En revenant sur sa terre natale, il racontait les parcours de tous ces démocrates ou fils de démocrates se mettant à voter républicain au nom de valeurs religieuses ou patriotiques. Il montrait comment les républicains avaient su utiliser le discours des valeurs pour mettre en œuvre une politique de dérégulation qui détruisait les fondements économiques et sociaux de ces mêmes électeurs populaires.

Un chercheur de l’université de Princeton, Larry Bartels, avait alors contesté cette vision d’un peuple américain désorienté et séduit par une campagne électorale fondée sur la défense de « valeurs », opposant, déjà, ouverture et repli identitaire. Pour Larry Bartels, la classe ouvrière blanche n’avait pas abandonné le parti démocrate, n’était pas devenue plus conservatrice et ses préoccupations morales ne l’emportaient pas sur ses intérêts économiques.

La victoire d’Obama semble avoir donné raison au second. Pas sûr néanmoins que le rapport de Terra Nova, qui a fait de la campagne Obama son modèle de référence, contribue à aider le PS à gagner la présidentielle de 2012…

Voir en ligne : diffusé par désir d’avenir... un article de Joseph Confavreux (Mediapart. Le 04 juillet 2011)

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