II - Les arguments politico-stratégiques
A- L’hostilité foncière à l’abolition pour faire émerger le dépassement
C’est la thèse dépassementiste exposée en 1999 qui sert ici de référence de base, en raison de l’ampleur et de la profondeur de son argumentation [1]. Elle a été complétée depuis de précisions auxquelles nous ferons également appel [2]. Son point de départ est un renoncement à l’objectif d’« abolition du capitalisme » légitimant son remplacement par « dépassement du capitalisme ».
L’abolition se voit adresser essentiellement quatre reproches, tirés de quatre caractéristiques jugées intrinsèques et coupables à la fois, ce qui la disqualifierait au regard du capitalisme : d’être strictement négative, d’être excessivement rapide voire immédiate, d’être associée à la brutalité et à la violence, de tirer son mode de mise en œuvre du sommet de l’État. En conséquence son bilan historique serait rigoureusement négatif et son avenir nul :
« "La révolution-abolition", focalisée sur la seule négation et renvoyant avec mépris au réformisme ce qui ne l’est pas (…) a sans exception été un échec au long du siècle dernier (…). J’y vois quant à moi un exemple attardé de ce que Lénine appelait un « infantilisme de gauche. S’il est une chose qui n’inquiète vraiment pas le capital aujourd’hui, c’est le sabre de bois de ce révolutionnarisme à l’ancienne dont les perspectives sont nulles. » [3]
L’abolition, ce grand fil conducteur des luttes d’émancipation et de libération, devient malgré, ses deux siècles au moins de bons et loyaux services, synonyme d’aventurisme donquichottesque, rabroué, avec toutes les révolutions passées, sous les traits d’un « sabre de bois » [4]. Les révolutionnaires de 1789, 1793, 1830, 1848, 1871, pour le dire en français, ne sont plus là pour apprécier leur discrédit, et rétorquer. Sans compter toutes les autres abolitions, dans le reste du monde, et surtout tout au long du XXe siècle ! Lui est attribué rien moins que « le complet échec final de l’anticapitalisme du XXe siècle » et sa « tragique impuissance présente à en réémerger », corollaire de son « refus crispé de penser et de pratiquer avec hardiesse une révolution-dépassement », par attachement à un « révolutionnarisme verbal » [5].
Le « dépassement », visant d’abord et avant tout le capitalisme, s’attribue, à l’inverse, une prétention nouvelle, presque inédite, celle d‘incarner une méthode exceptionnelle, assez merveilleuse au regard de l’histoire, une attitude plus lente parce que contenue et délicate, plus conservatrice, plus positive, bref plus souhaitable que l’abolition caricaturée, comme primaire, brutale, excessive, sans discernement et sans perspective progressiste. Le dépassementisme fait ici « table rase » du passé révolutionnaire, l’abolit dans le sens qui est le sien, pour mieux porter au piédestal le dépassement. Cette caricature des luttes abolitionnistes passées fait fi, au passage, de la complexe réalité historique, que nous avons pu résumer ainsi :
« L’abolition, toute l’expérience le prouve, peut, suivant les cas et les points de vue, déboucher sur des conséquences positives ou négatives, être souhaitée ou redoutée, plus ou moins conservative, consensuelle ou imposée, violente ou pacifique, d’application rapide ou différée, avec ou sans compensation, et même provisoire, partielle et réversible [6]. C’est le terme dominant des luttes d’émancipation dans tous les domaines, avec de hautes ambitions de progrès. Les abolitions ne forment pas un mécanisme unique mais présentent une infinité de cas de figure. L’abolition ne constitue pas une méthode mais un objectif : que quelque chose disparaisse. Enfin ! Comment ? Cela dépend ! » [7]
La forme que revêt l’abolition ne découle pas, en effet, mécaniquement du concept initial : linguistique ou philosophique, mais bien de son objet. Ce qui doit être supprimé ou disparaître, en projet comme en réalité, n’est pas de même nature suivant ce que l’on vise et son contexte. L’abolition de la misère, de la famille, d’un mode de production, des frontières, de la différence ville-campagne, etc., ne peut revêtir la même forme que l’abolition d’une simple règle administrative. Or il n’y a aucune raison, compte tenu de l’ampleur des usages, de faire prévaloir une expérience, une conception, un objet particulier, sur tous les autres.
B- Quel objectif pour le dépassement ?
1. La méthode comme objectif ? Le tout et la partie.
Puisque l’abolition est un objectif, on pourrait en déduire que le dépassement qui s’y oppose est également un objectif : concurrent, voire exclusivement souhaitable. Pourtant, initialement, et c’est ce qui explique son absence durant des décennies dans ce débat, au contraire d’abolition, le dépassement ne se prononce pas spontanément sur ce qu’il advient du dépassé, du capitalisme comme de tout autre objet.
Si l’on voit bien ce que peut souhaiter entreprendre le dépasseur, en distance, en vitesse, en qualité dans la comparaison, le dépassement ne dit pour sa part rien du dépassé, et logiquement ne se prononce pas sur sa disparition. On peut ici distinguer deux types de dépassement : le dépassement interne et le dépassement externe. A l’interne le dépassé, qui fait également office de dépasseur, progresse sur sa voie, il se dépasse et se transforme, aidé en cela par ses contradictions internes, mais il reste dans son enveloppe, conforme à sa nature propre. Il ne disparaît pas. A l’externe, le dépassé est contourné, rabaissé ou distancé. Il peut rester intact, peut dépérir, et on en dira sans doute avec condescendance qu’il est dépassé. Pour le dépassé, l’activité dynamique qui s’opère à l’interne est remplacée ici par une forme de passivité.
Ce renoncement à l’objectif de disparition du capitalisme, avec l’émergence du concept de dépassement, apparût comme une aubaine d’adaptation à la puissance imposante du capitalisme de la fin du XXe siècle, à l‘éloignement de toute perspective révolutionnaire. La nécessité de l’abolition du capitalisme, découlant de sa nature même, put alors être rejetée en principe parce qu’elle apparaissait effectivement nettement plus difficile à réaliser, bien moins accessible. Tout objectif qui ne semble pas envisageable ici et maintenant, s’estompe peu à peu. C’est là que l’idée de dépassement vint donner le sentiment de retourner et dominer en apparence une situation d’infériorité, une position de recul. Le dépassement du capitalisme substitue alors à un objectif, auquel plusieurs chemins peuvent être associés, le chemin lui-même comme fin en soi, comme une disposition d’esprit. La différence avec l’abolition écartée viendrait alors de son caractère tranquille, partiel et respectueux, conforme en apparence à l’air du temps. D’où l’importance conférée aux petits pas, revalorisant les « réformes », bien que le contexte n’y soit pas non plus favorable en raison de l’offensive néolibérale, qui place les luttes en phase de résistance contre les reculs de tous ordres.
Mais le message central reste bien celui du sacrifice de l’objectif d’abolition du capitalisme, comme gage de bonne volonté, en le qualifiant au passage, pour faire bonne mesure, d’extrémiste et mécanique « tout ou rien », hostile soudainement par principe à toute réforme, surtout à l’intérieur du capitalisme [8].
Le dépassementisme comme mouvement continu, et pour ainsi dire infini, dissout alors l’objectif dans la démarche, dans le mouvement, par un lissage conceptuel s’approchant de la célèbre formule d’Eduard Bernstein : « le but final n’est rien, le mouvement est tout » [9].
Rappelons qu’au contraire, dans les Statuts de la Ligue des communistes, telle que refondée sous l’influence de Marx et Engels, en 1847, buts et moyens étaient bien spécifiés : « Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l’abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l’instauration d’une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée » [10].
Oublions un instant cette lointaine période et retenons l’important ici : dans cette conception, constitutive de ce que l’on qualifiera volontiers de « marqueurs du communisme » [11], très clairement, ce qui domine ce n’est pas la continuité mais la discontinuité, la rupture. Et cette volonté politique se traduit alors dans plusieurs concepts articulés entre eux et non en un seul. Il faut d’abord renverser, détruire, abolir etc., quelque chose pour pouvoir construire, ériger, quelque chose d’autre. Entre l’avant et l’après beaucoup bien entendu persistera, sous une forme ou l’autre [12], mais ce qui importe c’est bien ce basculement, difficile, très difficile, qu’on appelle révolution. Et si cette dernière est ramenée au long fleuve tranquille d’une évolution, c’est que l’objet de la révolution est réduit à bien peu, qu’il n’affecte pas les bases du système.
Sur le point de la continuité, le Manifeste, contemporain des statuts précédemment cités, s’inscrivait déjà en faux contre le concept du tout ou rien, mais en distinguant clairement l’avant de l’après révolution, montrant de la sorte ce qu’il entendait, dans ce cas, par abolition :
« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la masse des forces productives. Cela ne pourra se faire, naturellement, au début, que par une intervention despotique dans le droit de propriété et les rapports bourgeois de production, c’est-à-dire par des mesures qui économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont inévitables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. » [13]
Sont bien distinguées deux étapes : la première est en réalité la prise révolutionnaire du pouvoir politique, ensuite vient la mise en oeuvre progressive mais nettement décidée et volontariste : « arracher petit à petit » tout le capital à la bourgeoisie. Un quart de siècle plus tard, en 1875, dans sa Critique du Programme de Gotha, Karl Marx reprend cette périodisation, la précise et la complète. Après la révolution, écrit-il :
« Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste, non pas telle qu’elle s’est développée à partir de ses propres fondements, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; elle porte encore les taches de naissance de la vieille société au sein de laquelle elle est sortie, à tous égards, économiques, moraux, intellectuels. » [14]
Marx ne dit pas : il est bon, souhaitable, de conserver le maximum de la société capitaliste, et surtout faites bien attention ! mais, au contraire, que cette période antérieure est inévitablement, durablement, profondément [15], présente et ne peut, quoiqu’on veuille ou fasse, disparaître en totalité du jour au lendemain [16].
Le dépassementisme en révisant le marxisme n’a fait là qu’enfoncer une porte ouverte [17]. Cette conception de continuité était déjà totalement assumée par celle d’abolition révolutionnaire. La différence de fond ici entre le dépassementisme et le marxisme tient au fait que le premier place au départ de son raisonnement idéaliste un choix moral, survalorisant un a priori volontariste. Marx ici, en matérialiste convaincu, place au centre l’histoire : on ne peut faire autrement que de construire une société nouvelle sur la base de l’ancienne.
Il décrit en 1848 les « arrachements » continus comme « inévitables » ! Tout comme il dira en 1875 : « Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre, à quoi correspond une période de transition politique, où l’Etat ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » [18]. Ne peut être autre chose !
Dans ces deux citations (1848 et 1875) Marx et Engels ont aussi significativement utilisé les verbes signifiant dépasser en langue allemande, dans des expressions clefs de l’histoire de leur pensée, reprises fréquemment par leurs successeurs. Ils méritent de s’y appesantir, car ils sont ici clairement employés dans le sens contraire à celui du dépassementisme, c’est à dire non comme des verbes d’action de lutte contre le capitalisme triomphant, mais comme une évolution postérieure à la révolution, après l’établissement d’un régime révolutionnaire qu’ils n’hésitent pas, au passage, à qualifier de despotique. La citation de 1848 se termine, en effet, par « se dépassent elles-mêmes [sich selbst hinaustreiben] », tout comme la citation de 1875 se poursuit par l’idée que « l’horizon borné du droit bourgeois pourra être entièrement dépassé [überschreiben] et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins" » [19]. Dans ces deux cas l’on voit nettement Marx opter pour un mouvement de dépassement interne [20], et non externe, une longue évolution progressive, mais après la révolution, et non avant [21].
2. Négativité et positivité vis-à-vis du capitalisme
S’agissant du capitalisme, abolir est repoussé par le dépassementisme parce que le verbe aurait un sens strictement négatif, une suppression « au-delà de laquelle rien ne se poursuit » [22]. La création de cette définition nihiliste, « tant ce verbe est de sens purement négatif », de l’abolition pousse même à la ridiculiser, comme revenant à « supprimer le capital fixe » constitué sous le capitalisme, autrement dit tout l’appareil productif. « L’abolition des privilèges en 1789, de l’esclavage en 1848, de la peine de mort en 1981 en a-t-elle rien conservé ? » [23] nous est-il proposé comme preuve contraire.
Mais, pour quels motifs les anticapitalistes, qui prônent l’abolition du capitalisme, renonceraient-ils aux acquis si chèrement gagnés sous le capitalisme ? Parce qu’ils ne se seraient traduits que par des réformes, qui bien qu’arrachées de haute lutte n’ont effectivement pas changé le mode de production ? Devraient-ils de plus se sentir redevables envers le capitalisme qui aurait, sous la contrainte, consenti à nombre de leurs revendications sociales et démocratiques ? Il s’ensuit que, de manière altière, vis à vis du capitalisme à l’attitude jugée strictement négative
des « luttes défensives » et des « revendications de type syndical » [24], doit être substituée, selon le dépassementisme, une attitude plus positive et constructive, découlant d’un jugement sur le capitalisme plus nuancé et équilibré, lequel semblerait assuré d’être plus convaincant, électoralement parlant [25]. Et ce changement d’optique ne va pas de soi, car :
« Viser à dépasser le capitalisme, et non plus à l’abolir, est une mutation culturelle. La formule "Du passé faisons table rase" était particulièrement funeste. Il y a d’immenses acquis du capitalisme, comme le développement du marché et de la technologie, mais ils sont inséparables de terribles tares. » [26]
C- Réforme et/ou révolution ?
Comme il a déjà été souligné, si l’abolition reste en soi muette sur le chapitre de la méthode qui doit lui être associée, si ce n’est le passage par une certaine forme déclarative solennelle, il convient, pour poursuivre la comparaison avec dépassement, de situer ce dernier au regard des chemins traditionnels associés à l’abolition, autrement dit entre réforme et révolution. Et là le dépassementisme a pu s’attribuer de belles et élégantes formules :
« révolutionnement sans révolution, évolution révolutionnaire, comme disait Jaurès [27], ou si l’on préfère révolution évolutionnaire. » [28]
La séduction d’un chemin idéal, sans à-coups, bien lisse, donne le sentiment tout à la fois de repousser les affres d’un passé révolutionnaire, bien tourmenté il est vrai, et de garantir les chances de réussite à venir, et ce indépendamment de la conjoncture et du rapport de forces. La méthode dépassementiste se fait fort, en effet, d’opérer une nouvelle fusion, celle des deux démarches classiques (révolutionnaire et réformiste) [29] se posant avec l’impression de les dominer. Prétendant concilier les deux méthodes (les dépasser ?), elle estime avoir enfin trouvé le juste milieu, épousant ce faisant de belles hauteurs philosophiques, conformément à sa définition la plus sophistiquée, inspirée de Hegel, dont il sera question plus avant.
Mais si l’on entend que la révolution a un sens, il convient de la distinguer des évolutions, de lui réserver un caractère spécifique et d’exception dans le développement des sociétés, celui d’une rupture renversant la situation, après des périodes d’évolution, de maturation, mais aussi souvent de régression, et avant d’autres périodes d’évolution, mais aussi potentiellement de régression. Si l’on juge, au contraire, que cette exception, cette phase d’âpre confrontation, où se joue l’issue du basculement, peut et doit toujours être évitée, pour se placer exclusivement dans la perspective d’un continuum, d’un progressisme linéaire naturel, c’est que l’on croit aux vertus exclusives du réformisme, sans qu’y soit accolée ici la moindre connotation, péjorative notamment.
Car si toute évolution dans le sens souhaité constitue une révolution, c’est qu’il n’est effectivement nul besoin de révolution (« sans révolution » lit-on), ou que ce terme prend un tout autre sens. Dans nombre de contextes, ce peut effectivement être le cas. C’est ainsi qu’il est couramment question de révolution démographique, écologique, morale, sexuelle, numérique, etc., pour marquer des évolutions spectaculaires [30]. Même le candidat et futur Président Macron a pu intituler son livre « Révolution ».
Mais s’agissant d’une société de classes, d’un Etat de classe, d’intérêts antagonistes, de pratiques et de menaces constantes d’oppression, de guerre, convaincre qu’un continuum évolutionniste (-aire) par effet cumulatif finira par constituer une révolution, c’est la définition même du réformisme.
C’est ignorer la question du pouvoir, du pouvoir politique, économique et social. Le terme révolutionnaire n’est alors accolé à « évolution » que par simple affinité culturelle voire esthétique.
1. La lenteur : faire de nécessité vertu !
A l’encontre des réalités historiques, les révolutions sont aussi mécaniquement associées à des événements courts [31], pour que le modèle de référence théorique du dépassementisme, appliqué au capitalisme, prenne tout son sens et son relief [32]. La définition plus générale attribuée à « dépassement », où l’extrême lenteur est érigée en vertu, le conduit alors sur les traces d’« un processus naturel de lente extinction » et d’un « long dépérissement historique » [33].
On en déduit que face au capitalisme, il importe de ralentir et d’étaler au maximum le mouvement. Lequel, pourtant, fut déjà si lent qu’il a fini par reculer à la fin du XXe siècle. Mais si l’on juge le capitalisme des plus dangereux, pourquoi souhaiter étirer, étaler les échéances ? Autre chose est de constater, mais pour le regretter, que la révolution dans son propre pays, et ailleurs, non seulement tarde objectivement à venir, mais que le rapport de forces en sa faveur s’est même dégradé jusqu’à la faire sortir de l’horizon. Faut-il s’en féliciter pour autant et trouver cela plus rassurant ? Autre chose encore est de considérer également, et avec Marx, qu’après la prise du pouvoir de longues transformations prendraient place, et notamment celle d’un dépérissement de l’Etat. [34]
Mais si le dépassementisme vante à ce point les longueurs et les lenteurs, ce ne serait point tant par passivité, car il faut aller très vite et tout de suite avec une « pointe de vitesse », pour construire immédiatement le communisme [35]. Et c’est la stratégie révolutionnaire qui est alors qualifiée de retardataire, d’attentiste : l’attente de la révolution qui empêcherait d’améliorer la situation immédiate ! Si le communisme peut, sans attendre, s’étendre et s’épanouir librement dans la société capitaliste, c’est qu’on n’y perçoit aucune contradiction avec le maintien de la domination de classe par la bourgeoisie, et que l’on prédit que l’Etat qu’elle conduit est en réalité neutre et ne s’y opposera pas.
On pourra toujours ajouter ici que bien évidemment tout cela s’opèrera dans un certain rapport de forces, avec une ligne de démarcation mouvante, ce qui a toujours été le cas. C’est effectivement l’expérience même des progrès démocratiques et sociaux dans les pays développés notamment qui l’atteste. Mais sans jamais sortir des limites. N’est-ce pas une autre manière de créditer le capitalisme d’une capacité à s’améliorer en se dépassant indéfiniment ? Et, de fait, si c’était le cas, nul doute que l’idée de révolution serait à bannir.
Ce n’était pas l’analyse de Marx et Engels. Mais objectera-t-on : nous ne sommes plus au XIXe siècle. Soit ! La bourgeoisie, parmi les classes dirigeantes, serait-elle donc aujourd’hui plus encline à tolérer, sans crainte, un tel déploiement communiste ? Est-elle plus faible ou plus forte qu’alors dans les pays développés ? Qu’est-ce qui dès lors a le plus changé : le système capitaliste ou son opposition ?
Substantifique communisme
Cette vision très ambitieuse, d’un communisme immédiat, urgent, antiétatique et anti-vertical (de haut en bas), n’a rien à voir avec la révolution communiste de Marx. Avec cette nouvelle construction horizontale par en-bas, nul besoin de révolution, de prise de pouvoir. Elle peut s’étaler sous le capitalisme, parce que les rapports de forces, les intérêts contradictoires cèdent logiquement la place à la diffusion lente d’une substance pénétrante, appelée « communisme », poursuivant un mouvement qui serait déjà largement amorcé sous le capitalisme mais dont on devrait admettre, en pleine débâcle historique, la révélation de l’« étendue insoupçonnée du communisme déjà là » [36].
Le terme important ici est l’adjectif « insoupçonné ». Car la prise de conscience de ce communisme déjà là en pleine offensive néolibérale de régression sociale intervient au moment même où, comme l’écrivent les Economistes atterrés, s’accentue au contraire « la tendance forte qui est à l’œuvre dans le capitalisme (qui) est d’élargir sans cesse l’espace marchand » [37], autrement dit la réduction effective de l’espace potentiel de ce « communisme déjà là » [38].
Certes nous est-il précisé depuis :
« On est encore bien loin du but, et pourtant en un sens il est à portée de main. Qu’est-ce qui manque tragiquement ? Je dirai : l’audace intellectuelle de juger venue l’heure d’engager pour de bon le passage au communisme, à rien moins que le communisme. L’obstacle décisif n’est pas l’adversaire mais en nous. La tâche vraiment cruciale d’aujourd’hui, c’est la prise de conscience. » [39]
Si l’adversaire n’est pas un obstacle, et que les limites sont individuelles, intellectuelles, intimes finalement, on comprend que l’affrontement avec le capital devienne accessoire, et que rien ne s’oppose plus à le séduire, à le convaincre. Et, sans attendre de le vérifier, dans la perspective d’un long et lisse dépassement, est plaidé, sans contrepartie, et ardemment, un assagissement sans préavis des velléités révolutionnaires, condition sine qua non d’un futur dépassement réussi, afin d’éviter que celles-ci ne perturbent un cours naturel, si bien engagé, car c’est là que réside l’obstacle et non chez l’adversaire. D’où la logique implacable du désarmement unilatéral : contre toutes les révolutions (« échecs »), contre la violence (« n’a que faire »), contre toute construction du socialisme (« coupable ») contre l’organisation politique (« dépassement de la forme-parti »), etc. Le capitalisme cessant d’être un mode de production organisé autour d’un Etat et d’une classe dominante, s’apparente à un comportement, et son alternative n’est autre qu’un autre comportement. C’est la raison pour laquelle des envolées idéalistes peuvent aisément s’insinuer en lieu et place du discours révolutionnaire traditionnel.
Que le communisme « rien moins ! » puisse s’épanouir de la sorte, immédiatement, avec juste un peu d’audace intellectuelle, qu’en dire si ce n’est qu’il serait bien inoffensif, et ne s’accommoderait guère des premières phrases du Manifeste : « un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ». Il ressemblerait au mieux aux projets utopistes de communautés localisées, chères à Fourier ou Cabet (voire au fédéralisme d’un Proudhon), ne touchant pas à la réalité et à la totalité des systèmes d’exploitation, capitaliste compris. C’est contre leurs vues que les jeunes Marx et Engels avaient porté très tôt ce jugement cinglant :
« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent de la présupposition qui existe actuellement. » [40]
La divergence majeure avec le communisme utopique réformiste d’alors, résidait justement dans la nécessité ou non du renversement politique du pouvoir des classes dominantes (aristocratie et bourgeoisie). Pour Marx et Engels le communisme ne pouvait se construire sans révolution, sans s’attaquer à l’abolition du capitalisme. Il ne pouvait, dans l’attente, être instauré immédiatement et progressivement, à son abri, à ses côtés. Le préalable était la prise du pouvoir politique, pour affronter la situation réellement existante. Cette vieille controverse a été remise à l’honneur et au goût du jour par le dépassementisme, digne héritier de ce communisme utopique réformiste, que Marx et Engels combattirent avec succès. Mutatis mutandis le dépassementisme se place sous les feux de la critique de cette fameuse position de l’Idéologie allemande, bien qu’il s’en soit, par méprise sur son sens, coiffé comme d’un panache blanc.
2. Un chemin pavé de bonnes intentions
Dans sa suavité principielle, le dépassementisme, en toute logique, disqualifie sans nuances la violence révolutionnaire, pour faire ressortir au contraire un dépassement du capitalisme défini comme « constituant un long processus n’ayant que faire de la violence ». La société française pourrait de la sorte être prémunie d’un « acte politico-juridique de grande ampleur présupposant la conquête du pouvoir d’Etat sur la bourgeoisie dans une classique perspective de recours à la violence » [41].
Mécaniquement, l’abolition, à cette fin, est alors identifiée au recours systématique à la violence, comme si une abolition pacifique était par nature impossible. Ici le dépassementisme cherche à reprendre à son compte ce qui était appelé « révolution pacifique », sans aucune hostilité alors à l’abolition, mais sans renoncement pour autant à tout recours à la violence, qui tient sa source d’initiative véritable dans l’action des classes dominantes [42]. Rien ne sert, en effet, de se préparer
exclusivement à l’hypothèse la plus favorable, et la moins probable, pour précieuse qu’elle soit.
Même Jaurès affichait plus de prudence et de sagesse :
« Rien, à cette heure, ne nous permet de prévoir avec quelque clarté quel sera le mode de Révolution (...) ce serait téméraire du point de vue théorique, et dangereux du point de vue pratique, de ne pas prévoir fortement la possibilité d’un soulèvement prolétaire, ou même d’une vaste crise sociale qui soulèvera, presque malgré lui, le prolétariat. (…) La seule action de l’idée démocratique ne suffira pas à abolir le capitalisme. » [43]
Car s’il est naturellement louable et précieux que de vouloir éviter les affres de la violence, est-il bien réaliste de les croire conjurés a priori par simple choix de renoncement unilatéral ? La bonne question serait plutôt à retourner. La violence de domination fera-t-elle grâce aux bonnes intentions du dépassementisme ? L’adversaire se laissera-t-il attendrir par la douceur de son dessein, pour se muer en partenaire ? L’objectif du dépassementisme visait à donner l’impression que les révolutionnaires avaient depuis toujours fait le mauvais choix, et qu’en conséquence ils s’étaient fourvoyés depuis lors, n’ayant pas employé dès le début la bonne méthode. Ce critère discriminant de la violence entre dépassement et abolition ignorait ainsi les réalités suivantes :
- 1) L’abolition n’ayant par nature aucun chemin prédéfini, lequel dépend de sa cible et de son contexte, n’est pas plus violente que non violente.
- 2) Même dans les périodes réellement révolutionnaires et « abolitionnistes », la voie pacifique n’a jamais été négligée, car elle est naturellement, et à juste titre, souhaitée, préférée.
- 3) La violence, n’est pas un choix a priori, de principe et unilatéral, mais le fruit d’un contexte préalable de conflit violent. Elle dépend en dernier ressort de l’adversaire, du pouvoir en place, et de son indisposition à composer ou céder la place.
- 4) On ne saurait confondre dans une catégorie unique la violence d’oppression et d’exploitation, avec la violence de résistance et de libération.
- 5) La théorie dépassementiste ignore en ce sens l’histoire [44], le rôle historique des classes dominantes dans la répression, avec sa pléthore de coups d’Etat, son bellicisme tous azimuts, car « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » [45].
Or le déclin actuel de l’impérialisme donne une nouvelle vigueur à la violence intrinsèque du capitalisme. C’est son arme ultime, quand il a épuisé l’économique, la corruption, la domination culturelle, le carriérisme et la séduction. Et la guerre se profile d’autant plus pour lui comme solution que le capitalisme se sent menacé, même s’il devait s’y perdre, entrainant la planète avec lui [46]. L’on pourrait également reprendre dans ce contexte, avec Vladimir Jankélévitch, la perception suivant laquelle l’usage de la violence est inspiré par la faiblesse [47], souvent excitée par la peur.
C’est là, sur le fond, que les approches révolutionnaires se révèlent d’emblée plus réalistes, et non pas extrémistes, profondément appuyées qu’elles sont sur l’expérience politique (de nombreux exemples en Amérique latine, Europe méditerranéenne, Afrique, Moyen Orient et Asie du Sud-Est viennent aussitôt à l’esprit), tandis que les approches réformistes rassurantes restent naïvement idéalistes, accrochées au rêve d’une méthode Coué suivant laquelle les choses doivent et vont se passer comme le scénario doux imaginé voire décidé, à force de se le répéter, sans considération de l’adversaire, et dans un espace géopolitique réduit. Dans le monde réel le meilleur moyen d’éviter la violence, n’est point tant un désarmement unilatéral, que prône le dépassementisme, qu’une préparation comme répétée par les anciens Romains : « si vis pacem para bellum », autrement dit il faut constituer un rapport de forces qui n’exclut pas mais inclut potentiellement la violence pour ne pas y figurer comme simple victime démunie. Même la lutte menée pour la paix et le désarmement général en passe par là.
Et puisque Jaurès est très présent dans ce débat redonnons-lui la parole sur le sujet :
« Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité. » [48]
Mais la guerre impérialiste aujourd’hui, comme hier, pose également une autre question, plus encore d’actualité. Où se situe-t-on par rapport aux bombes ? Dans les pays qui les reçoivent ou dans ceux qui les distribuent ? De quel côté se placerait le lisse chemin proposé ? Un seul côté ? Les deux ? Séparément ou conjointement ? Voire un côté contre l’autre ? N’est-ce pas parce que le fracas des bombes est lointain que la violence est jugée ici, à l’abri [49], comme écartée ? Et comment dans un capitalisme mondialisé, où tout interfère à très grande vitesse, se préparer et agir pour sauver l’humanité menacée en valorisant un dépérissement naturel ?
Fort de ses bonnes et douces intentions le scénario proposé par le dépassementisme mériterait tous les applaudissements si le capitalisme ne générait ni crises, ni coups d’Etat, ni guerres, s’il n’y avait ni bourgeoisie prédatrice, ni impérialisme vorace, ni Etat de classe… Bref si le monde n’était pas celui dans lequel nous vivons, si l’histoire que nous avons connue depuis deux siècles était révolue, enfin assagie, et qu’un univers harmonieux en était enfin surgi, même si on y concédait, au passage, une place à quelques belles manifestations à venir qui accompagneraient la lente transition naturelle du capitalisme vers le communisme.
3. L’Etat aujourd’hui
Sous l’influence du libéralisme antiétatiste et de son « laisser faire, laisser passer », l’abolition est disqualifiée comme une irruption insupportable, imposée par en-haut. La vertu du dépassement résiderait, au contraire, dans le fait d’être en son essence délicate et spontanée, au contraire des révolutions passées et de leurs coupables « actes-décisoires » lesquels « entraînant suppression immédiate » [50] viendraient brusquer le cours naturel. Le dépassement du capitalisme, en effet, « s’il s’oppose à l’aménagement, il se distingue aussi de l’abolition classique, qui évoque trop, par le poids de l’histoire, le changement brusque et par en haut, inexorablement voué à l’omnipotence de l’État » [51].
Tandis que Marx place la question du pouvoir d’Etat au centre de sa stratégie politique, le dépassementisme contourne l’obstacle en l’ignorant ou en le disqualifiant, au profit d’une construction horizontale, et de bas en haut. Mais, franchissons une étape après ces belles images.
Dans le monde d’aujourd’hui, et dans le cas de pays capitalistes particulièrement développés, tels que la France, quand et comment une telle construction politique, qui ne toucherait pas au pouvoir de classe et à son Etat devrait-elle, dans son extension horizontale, progressive et linéaire, traiter les questions suivantes ? Nous n’en citons que quelques-unes : les questions monétaires et financières, fiscales et sociales, les retraites et les salaires, l’environnement, les questions démographiques, les questions sociétales (mariages, naissances, religions, etc.), la justice et le système carcéral, l’organisation des pouvoirs publics, la politique étrangère et la sécurité collective internationale, l’immigration, la santé publique, la défense, l’industrie et la normalisation internationale, l’énergie ? Et last but not least comment réduire sans attendre l’« aliénation » des moyens de production ?
4. Un traitement différencié des modes de production
Joignant la fin et les moyens, le dépassementisme, pour s’opposer à l’abolition, est alors conduit, en raison même de sa définition et de ses critères, à séparer le traitement des régimes politiques et sociaux en deux catégories, avec une alternative hautement moralisatrice : traitement brutal ou traitement délicat. D’un côté seraient les régimes auxquels seraient infligées de dures sanctions qualifiées de négatives (autrement dit à finalité nihiliste), appelées « abolition », et de l’autre ceux qui recevraient, au contraire, un traitement de faveur, qualifié de positif, passibles seulement d’un respectueux « dépassement » (à finalité progressiste).
C’est ainsi, avec une définition d’éradication brutale et primaire, qu’une abolition continuerait d’être réservée à certains régimes politiques et sociaux dont il ne faudrait « rien conserver » :
« Si le capitalisme se résume en fin de compte à l’exploitation de l’homme par l’homme, son rôle historique n’a rien que de négatif et il ne relève que de l’abolition : voilà qui définit une façon de le combattre. » [52]
Ce régime sévère à appliquer aurait été alors le même que celui de « l’abolition des privilèges en 1789, de l’esclavage en 1848, de la peine de mort en 1981 », dont nous n’aurions « rien conservé » [53].
Mais ce n’est, nous rassure-t-on, heureusement pas le cas pour nous, car :
« Le capitalisme étant une forme antagonique et transitoire du développement des forces humaines, la tâche révolutionnaire est inséparablement de supprimer cette forme pour maintenir et promouvoir sous des formes nouvelles les contenus antérieurement acquis. » [54]
En privilégiant le capitalisme comme grand bénéficiaire de ce « dépassement », pèse l’impact justifié des progrès démocratiques et sociaux réalisés sous le capitalisme, durement acquis contre le capitalisme plus qu’avec lui. Le capitalisme aurait, dans cette vision, presque pu demeurer le seul régime social à mériter le privilège d’un traitement positif par dépassement, si ce n’est un autre régime qui semble être destiné à cette même précaution : l’apartheid [55].
Mais l’essentiel est ailleurs, qui peut être ouvert en quelques questions :
- 1) Les autres modes de production, tels que l’esclavagisme, le féodalisme (et ses privilèges) n’étaient-ils pas également « antagoniques et transitoires » et à ce titre passibles d’un dépassement ? Pourquoi faudrait-il n’en rien conserver, contrairement à ce que regrettaient, par exemple, Marx et Engels dans le Manifeste de 1848 ? [56]
- 2) Dans les cas d’abolition des privilèges, de l’esclavage et de la peine de mort, comment doit-on entendre le fait qu’il n’y aurait rien eu au-delà ? S’il fallait comprendre ici que l’abolition du capitalisme n’en conserverait rien, pas même le « capital fixe », faudrait-il en déduire rétrospectivement que l’application de l’abolition à l’esclavagisme ou aux privilèges féodaux aurait été ipso facto suivie de la disparition du capital fixe ? Ce qui ne fut pas le cas comme chacun sait.
- 3) Si Marx, Engels et les révolutionnaires de leur temps traitaient tous les régimes d’exploitation [57] de manière identique, indifféremment, et avec plusieurs termes traduits depuis toujours par suppression ou abolition, n’accordant aucune faveur spéciale au capitalisme [58], est-ce à dire comme le suggère, par exemple, un Lionel Jospin [59] que le système capitaliste actuel serait en réalité un nouveau mode de production, distinct de celui décrit et combattu par Marx, auquel on devrait d’autant plus se rallier pour l’améliorer, qu’il a montré sa flexibilité ?
- 4) Prenons à présent la question en sens inverse. Que serait-il advenu de l’esclavagisme, de la monarchie, de la peine de mort, de l’apartheid, etc., si au lieu d’avoir été abolis ils avaient été dépassés ? Qu’auraient-ils conservé de plus qu’il n’a été ? En quoi, dans ce cas, vivrait-on mieux, ou plus mal, aujourd’hui ? A moins qu’il ne faille corriger rétrospectivement tout le vocabulaire passé à seule fin de mettre cette réalité en harmonie avec une définition récente ?
La logique engagée par la dichotomie entre abolition et dépassement mène, on le voit, à l’imbroglio, voire à l’absurde. C’est que son point de départ, la disqualification et la caricature de l’abolition, déclenche une mécanique infernale qui ne s’accommode plus des réalités complexes. Il est en effet plus aisé d’inventer ce que serait une « panacée » avec dépassement, conçue comme une notion essentiellement nouvelle [60], non entachée par l’histoire, que de redéfinir rétrospectivement ce que représentèrent les très nombreuses abolitions réelles, car l’histoire qui en est chargée, ne se prête pas de bon gré au petit rôle de repoussoir chargé du faire-valoir de la virginité prometteuse dépassementiste qu’on entend lui faire jouer.
Mais il est une autre conséquence lancée par cette logique dépassementiste. Puisque le capitalisme prépare si bien au communisme, il ne serait pas à abolir mais à dépasser. En revanche, le socialisme réel, qui s’était « mensongèrement donné pour première phase du "communisme" » car « il lui tournait le dos sur tous les points essentiels » [61], serait davantage à abolir, et ce à tout jamais. Même la quête d’un nouveau socialisme au XXIe siècle, serait non seulement à bannir mais à condamner moralement, comme en firent les frais les jeunes communistes français, qui, lors d’un congrès, ne s’étant pas pliés à cette injonction du dépassementisme, reçurent, comme leur aînés, cette admonestation publique : « gravement coupables sont ceux qui ont mis dans la tête des jeunes communistes d’aujourd’hui cette idée historiquement indéfendable » [62], celle du socialisme.
Ce dernier ne serait-il donc pas non plus un mode de « production antagonique et transitoire », qui pourrait en conséquence aussi s’auto-dépasser vers le communisme ? Les ex-pays socialistes redevenus capitalistes seraient-ils désormais sur la bonne voie, bien alignés sur la perspective du communisme, contrairement au défunt et défait socialisme réel ? Si tel était le cas, en quoi résiderait la différence entre le dépassementisme et le chemin social-démocrate accompli à partir des trente glorieuses ? Et ne faudrait-il pas en conséquence se lamenter aussi que la fin de la Seconde guerre mondiale, avec l’abolition violente du nazisme, puis de certains colonialismes, ait été aussi amorcé une extension du socialisme dans le monde entier contre un capitalisme certes amélioré, mais surtout étroitement impérialiste ?
Ici l’idée de dépassement conduit plutôt à un renversement, mais pas tant de l’adversaire capitaliste que de la concurrence révolutionnaire anticapitaliste.
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Tirant très localement et conjoncturellement parti du reflux général de la fin du XXe siècle, la théorie dépassementiste aurait pu se suffire de s’attribuer tous les arguments de « bon sens », puisés dans la désespérance politique de la fin du XXe siècle, joints aux poncifs de l’idéologie dominante. Une telle argumentation sur le dépassement axée sur des promesses d’évolutions du capitalisme, rejetant l’expérience révolutionnaire en raison de son coût humain et matériel, mais aussi de ses déceptions, échecs et défaites, donc en s’appuyant sur un vécu du XXe siècle interprété exclusivement négativement, prenait logiquement des allures convaincantes : puisqu’on ne peut vaincre l’adversaire, pourquoi ne pas se passer de le vaincre ? Le recul du rapport de forces en semblerait aussitôt d’apparence effacé.
Mais n’est-ce pas aussi, tout bonnement, une manière de se féliciter d’être dans un pays capitaliste riche et puissant plutôt que dans un pauvre pays issu de la révolution contre le colonialisme, l’impérialisme, et la guerre ? Et de le théoriser, un peu comme si, à l’époque du féodalisme, il aurait fallu préférer opter pour être domestique au château plutôt que serf à la campagne.
Cette visée futuriste d’apparence adéquate au contexte et innovante n’était-elle pas le chemin même emprunté par la social-démocratie européenne [63] à partir du début de la première guerre mondiale, avec l’emblématique exemple du SPD [64] allemand à sa tête ? Pourquoi après une réelle phase d’accumulation de forces ces grands partis socialistes se sont-ils non pas emparés du pouvoir pour s’engager plus avant dans le communisme, mais ont été saisis par ce dernier ? Pas seulement pour engranger des bénéfices politiques et sociaux, mais pour peser durant toute la longue période des luttes coloniales, et pendant la guerre froide, qui souvent fut très chaude, dans une pleine et active insertion, y compris militairement, dans la stratégie des grands pays capitalistes (non sans le faire payer au passage de quelques avantages sociaux). L’autre voie, celle de la IIIe Internationale communiste, née du refus de la capitulation devant la première guerre mondiale, et de la révolution d’Octobre, porta le coup décisif contre le nazisme, et mena avec leurs alliés anticolonialistes les guerres de libération sociale et nationale.
Et pourquoi, enfin, cette même pusillanimité tant vantée par le dépassementisme a-t-elle, des décennies plus tard, conduit au même ralliement au capitalisme, par exemple en Italie, celui du grand et puissant PCI ?
C’est cette proximité entre le dépassementisme et la vieille comme la plus récente socialdémocratie ouest-européenne, un peu trop flagrante aux yeux de certains, qui a conduit à donner un tour nouveau au débat, avec une dimension linguistico-philosophique, cette fois.