Nous leur devons une fière chandelle
« Les jeunes nous ont vraiment surpris et ô combien agréablement. Nous leur devons une fière chandelle. C’est vraiment la jeunesse qui a tout fait, soutenue et encadrée par deux organisations seulement : les avocats, qui se sont faits avoir au moment de l’affaire de Gafsa (2), en 2008, et l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). Personne n’y croyait ! Personne ne s’attendait à une telle rapidité. Après, avec du recul, on peut déceler des signes annonciateurs, mais je me méfie des reconstructions a posteriori… » Nulle trace de rodomontade ou de triomphalisme chez ce quinquagénaire souriant, et visiblement soulagé. Au contraire, ses propos sont teintés de modestie et de franchise : « Pour ma part, même si j’ai un peu évolué ces deux ou trois dernières années, j’ai été aveuglé, comme d’autres de mes collègues, par la propagande officielle. Il faut le reconnaître. Nous étions sous contrôle. Même lorsque j’étais avec vous à Marciac, en France je regardais s’il n’y avait pas dans la salle un représentant de l’ambassade ou du consulat en train d’écouter ce que nous disions ! Et lorsque nous faisons des enquêtes, par exemple sur l’emploi des jeunes dans le rural , nous n’avions pas toute la liberté d’interroger qui nous voulions : c’étaient les délégués qui choisissaient les jeunes et les faisaient venir. Parfois, quand ils étaient nombreux, ils arrivaient à s’exprimer, à Sidi Bouzid même, où nous leur avions expliqué qu’en tant que chercheurs, nous voulions transmettre leurs doléances. Et là, il y avait une certaine virulence, déjà ».
Les ruraux ? Les grands laissés pour compte
Sidi Bouzid, justement… Pourquoi cette « grosse bourgade » de 40 000 habitants, entourée de plaines agricoles, a-t-elle été le berceau du soulèvement plutôt que Tunis ? « C’est à cause du chômage qui frappe le milieu rural. Le nombre de sans-emploi est d’ailleurs également très élevé dans d’autres villes de l’Ouest à vocation agricole, comme Kasserine, Jendouba ou Le Kef ». A travers ses enquêtes de terrain, Mohamed Elloumi l’a constaté : la paupérisation de ce secteur ne cesse de s’aggraver depuis 2000. En novembre 2010, il tente d’ailleurs de publier un article sur l’abandon que subit le milieu agricole par les puissances publiques : « Nous avons fait un rapport au Ministre, le 11 novembre, pour dire qu’il n’y avait plus de gouvernance, plus de subvention, plus de transferts de connaissance. Que nous allions dans le mur. Sur les 860 centres de vulgarisation qui existaient, 600 ont fermé ces dernières années ! Les agriculteurs sont seuls. Même l’accès au marché leur est devenu très difficile… Le monde rural a été l’un des grands laissés pour compte de la politique. Même abandon du côté de l’encadrement de l’usage des ressources naturelles. Alors qu’on disposait d’un bon maillage territorial de la mobilisation de l’eau, cette forme de régulation a laissé place au libre accès, à une utilisation sauvage. Et puis, la famille de Ben Ali commençait à s’accaparer des terres, via des sociétés étrangères. Dernièrement, 160 000 hectares ont ainsi été cédés à une société suisse, dans le sud, pour produire de la biomasse (3). Or, comme on le sait, il n’y avait pas une seule transaction sans que la famille n’en soit partie prenante de manière directe ou indirecte".
Une situation d’injustice qui s’est creusée depuis 2008
"Ce n’est donc pas étonnant du tout que tout soit parti de Sidi Bouzid où il n’y a pas eu beaucoup de réalisations durant les vingt dernières années. Dans cette préfecture, jusqu’il y a deux ans, il n’y avait même pas un hôtel où dormir !
Dans les enquêtes participatives que j’y ai menées, le degré d’indigence des populations ressort fortement. Il y avait bien une politique de transferts financiers pour calmer le jeu, mais elle est distribuée via les canaux du parti gouvernemental… Localement, les membres du parti affamaient ainsi ceux qui n’étaient pas de leur clan : aucune subvention, aucune aide sociale, rien. D’ailleurs, même les chiffres officiels l’indiquent : alors que depuis 2005, il semblerait que la paupérisation générale baisse (officiellement), celle des travailleurs et exploitants agricoles augmente ». Et la crise de 2008 n’a fait que creuser l’écart : « On a privilégié les revendications des consommateurs urbains au détriments des producteurs agricoles. En maintenant des prix bas à la production, et en subventionnant des aliments comme le pain, on a créé une situation d’injustice. Ainsi, le secteur de l’élevage ovin a été sacrifié : alors que le prix des céréales ne cessait d’augmenter, le prix de la viande restait stable et les éleveurs ne recevaient aucune aide. Beaucoup ont abandonné l’élevage qui était le secteur traditionnel de Sidi Bouzid ».
"Aides familiaux"... pour désigner des chômeurs
Aujourd’hui, dit-il, « je vais moins m’autocensurer. Et si on m’en donne les moyens, je ferai plus de terrain. Jusque là, je ne parvenais pas toujours à disposer des autorisations et des prises en charge pour cela, notamment pour aller dans le sud. Et il y a moins d’un an, il nous a été difficile de présenter l’enquête que nous avons menée avec d’autres collègues au Kef, car le Gouverneur n’était pas d’accord avec nos résultats ».
Pour ce spécialiste des politiques agricoles et du développement rural, le chantier à ouvrir est clair : si on veut résoudre l’emploi, cela passe notamment par l’agriculture, qui représente encore 16% des emplois et 10 à 12% du PIB. Une part moindre, certes, que dans bien d’autres pays voisins, mais des chiffres auxquels il faut ajouter ce fait : dans le rural, toutes les familles tunisiennes sont propriétaires, même si ce n’est que de 3 ou 4 hectares. Ce qui a généré une explosion des exploitations : 516 000 aujourd’hui, alors qu’on n’en comptait que 360 000 en 1961. Or, tout le monde souhaite garder sa terre. D’autant que les mouvements pendulaires qui avaient lieu vers Tunis et les villes du littoral ne sont plus possibles, faute de travail. Les jeunes diplômés restent donc sur l’exploitation, les garçons surtout, car les filles parviennent à travailler dans le textile ou comme bonne… Ce qui fait que l’indicateur le plus fiable du taux de chômage, c’est le nombre d’ « aides familiaux ». Un poste qui ne veut rien dire, si ce n’est qu’il désigne ces jeunes sans emploi, restés sur l’exploitation, et qui vivent grâce à la solidarité de la famille.
Une cocotte-minute
Comment changer la donne ? Pour cela, il faut un minimum d’investissements publics et abandonner le modèle (ou l’absence de modèle) actuel. D’abord parce que, malgré le potentiel agricole, l’intensification atteint ses limites dans certaines régions au regard des ressources naturelles. Surtout, le choix opéré dans les années 90 s’est avéré catastrophique : « deux écoles en matière de schémas d’aménagement du territoire s’opposaient. L’une prônait un développement équilibré entre les régions pour freiner l’exode rural. C’est celui qui a été adopté en 1973. L’autre privilégie une focalisation sur les régions côtières, jugées plus rentables à court terme. C’est celle là qui, mise en minorité en 1973 et présentée de nouveau en 1993, par le même expert d’ailleurs, a été appliquée. Si vous y ajoutez le désengagement de l’Etat, la facture est lourde. La situation était encore tenable jusqu’en 2000. Depuis 2005, c’est une cocotte minute… »
Mais revenons à Tunis. Les citadins qui le peuvent ont stocké des denrées. Dans la plupart des quartiers, les boulangeries fonctionnent, le métro et les bus commencent à reprendre. Hier, Mohamed Elloumi exprimait une crainte, c’est "’que les jeunes soient spoliés, alors que c’est à eux que l’on doit tout ça. ». Et aujourd’hui ? "Maintenant que la composition du gouvernement a été annoncée avec une majorité de membres du RCD et de septuagénaires, mes craintes se confirment, malheureusement".
Propos recueillis par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, lundi 17 janvier 2011.
(1) Spécialiste des politiques agricoles et du développement rural. Il a dirigé la rédaction de l’ouvrage Mondialisation et sociétés rurales en Méditerranée. Etats, société civile et stratégies des acteurs (2002, Edition Karthala). Dernièrement, il s’est encore intéressé à cette problématique en participant à la direction de l’ouvrage Développement rural, environnement et enjeux territoriaux. Regards croisés Oriental marocain et Sud-Est tunisien (Cérès. Éditions, Tunis, 2010)
(2) En 2008, dans le bassin minier de Gafsa, a lieu une série de manifestations et soulèvements contre la vie chère, le chômage et les conditions sociales. Des « troubles à l’ordre public » durement réprimés. 38 personnes sont alors jugées et ont été condamnées à des peines lourdes. Lors du procès, en décembre 2008, les avocats de la défense ont dénoncé une « parodie de justice ».
(3) Un accord a été effectivement conclu, en décembre dernier, entre le gouvernement tunisien et la société genevoise Global Wood Holding, portant sur 160 000 hectares dans la région de Tataouine, afin de planter des eucalyptus destinés à l’exportation de bois combustible.