La véhémence de l’histoire

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Lucien Sève a 85 ans et continue à produire des écrits philosophiques et politiques qui nous rappellent que le mouvement communiste s’est construit, et le PCF avec lui sur un lien aujourd’hui défait entre un effort théorique, un effort politique et un effort social. Connaissance du monde pour le transformer en forgeant l’organisation nécessaire à cette transformation au coeur des luttes de classes, c’est bien ce lien qui s’est défait.

Sève situe l’origine dans la période Marchais et la rupture dans les années 80. Il existe d’autres lectures historiques, mais le fait est là, le texte proposé au 36eme congrès jette au panier plus d’un siècle d’efforts théoriques, dont la matérialisme dialectique et historique que Sève retravaille toujours avec vigueur, et tant d’autres outils de pensée pour l’action. Il replonge un parti affaibli dans un idéalisme médiatique et moderniste, un texte de boite de communication, plein de trouvailles langagières mais muet sur les questions théoriques sur lequel nous buttons, et qui accompagne un travail d’organisation de plus en plus visiblement fait pour purger le parti des communistes qui ont gardé le lien avec son histoire.

Dans ce contexte la critique que Sève écrivait en 2011 du livre « Les vérités du matin » de Francette Lazard et René Piquet nous intéresse. Ces deux auteurs ont également été des dirigeants du PCF, ont assumé ces choix successifs jusqu’à aujourd’hui, s’en expliquent dans leur livre, et actent, comme l’avaient fait avant eux les auteurs italiens du "silence des communistes" le constat de la fin du PCF

Voici ce que Sève écrit lui-même :

« J’ai depuis bien des années tenté d’avancer des propositions à la fois substantielles et formelles pour tenter expérimentalement de constituer un mouvement politique d’initiative communiste centré non plus du tout sur les batailles électorales (bien que sans du tout les snober) mais sur l’appropriation tous azimuts par les « producteurs associés » comme disait systématiquement Marx, de tout ce dont la société de classe fait des puissances aliénées, vaste entreprise à construire pas à pas en commençant par la participation attentive à tout ce que ces producteurs eux-mêmes font sans nous attendre de maintes façons, parfois sans horizon, parfois avec de grands possibles, ce qui implique un mode d’organisation totalement transformé par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui un parti, c’est-à-dire une machine électorale... »

Nous partageons totalement cette affirmation, même si nous ne partageons pas d’autres choix de Sève sur des questions théoriques fondamentales, sur les luttes de classes
- non, il n’y a pas de classe qu’à un pôle de la société, les luttes de classes devenant de fait des luttes pour l’humanité toute entière,
- non la forme parti nécessaire n’est pas celle du refus de la centralité, et le constat d’un parti devenu machine électorale, la campagne de Mélenchon en étant le summun illustratif, est le constat de la dérive du parti communiste pas de sa forme parti historique. Notons que cette dérive, née certes avant 1980, s’est bien accélérée avec le congrès de Martigues sous domination théorique justement des refondateurs pourtant inspirés par Sève...

Reste qu’il est utile de lire les écrits de Sève sur cet enjeu pour les communistes de refaire le choix de l’effort théorique, c’est à dire d’une démarche scientifique, appuyée sur tout le mouvement des connaissances, enracinée dans l’expérience des luttes de classe, qui a certes besoin de "propagande", mais non pour gagner des parts de marchés médiatiques, mais pour déchirer les représentations idéologiques dominantes qui sont toujours, aujourd’hui encore, celles de la classe dominante.

Je ne partage pas la conclusion de Sève sur le capitalisme en phase terminale, qui exigerait du "communisme immédiat". Je trouve même surprenant de ne pas voir dans la gestion de cette nouvelle crise cyclique du système, sa surprenante vitalité, sa capacité de contre-offensive et les risques mortels qu’il fait peser sur l’humanité, comme en 14, ceux de la grande boucherie. Et je trouve surprenant de ne pas voir en quoi le socialisme réel a marqué la planète, ce qui fait que la situation du début du XXième siècle, qui conduit à la grande guerre et à la révolution russe, est très différente de celle du début du XXIème siècle, marquée par un affrontement non entre deux ou trois puissances se partageant le monde colonisé, mais entre une superpuissance militaire et des puissances économiques en coopération pour affirmer leur souveraineté... La révolution russe a accouché deux avancées majeures de l’humanité au XXième siècle, le socialisme et l’indépendance nationale. Ce sont ces deux acquis que le capitalisme a besoin de détruire dans la crise actuelle.

Chers Francette et René,

Je suis bien fautif d’avoir tant tardé à vous remercier de l’envoi de ces « Vérités du matin » que j’ai apprises durant plusieurs soirs… Et bien sûr je comptais ne pas laisser passer des journées pour vous en parler.

Mais ma vie a été brisée le 3 mai dernier. J’ai plongé, avec la mort de Françoise, dans un indicible malheur qui ne passe pas en s’éloignant. Je survis (en vérité je ne fais que vivre des prolongations) grâce à l’infinie tendresse de ma famille (mes deux fils, mes belles-filles – j’en ai trois… –, mes six petites-filles et tout au bout mon petit-fils, qui s’étagent entre 24 et 12 ans), mais pour le constant du quotidien il n’y a qu’une chose qui me permet de vivre, c’est le travail.

Je m’imaginais qu’à 85 ans je ne pouvais naturellement plus travailler que quatre à cinq heures par jour, et de fait, je calais au-delà… Maintenant je peux allègrement travailler dix heures par jour, mieux, c’est ma drogue.

Il faut dire que j’ai une première motivation à toute épreuve : Françoise a laissé inachevée sa traduction d’un grand livre de Vygotski, le dernier de ses grands livres encore inaccessible au lectorat français ; je me suis juré de terminer le travail à un niveau d’exigence dont elle n’aurait pas eu à rougir, je me suis donc remis avec frénésie au russe (dans ma jeunesse j’avais suivi deux ans l’enseignement des Langues Orientales, et toute ma vie je me suis un peu servi de ce que j’en savais), ça m’a presque totalement accaparé tout l’été et jusqu’à récemment.

Mais j’ai voulu davantage, j’ai voulu que cette ultime traduction soit une publication internationalement marquante, ce qui impliquait – chose jamais faite nulle part, dans aucune des traductions existantes du bouquin – de savoir enfin ce qu’est cette assez énigmatique Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures censée avoir été écrite en 1930-31 (alors que j’ai découvert qu’il repique de façon quasi littérale des articles de trois ans antérieurs…).

Et là a commencé pour moi une extravagante histoire que je ne vais certes pas vous conter en détail, mais seulement dire que je me trouve maintenant branché sur ce qui est en train de se passer entre Moscou et l’Amérique du Nord quant à l’incroyable affaire que devient la publication (pour une grande part la non-publication) des archives Vygotski, sa petite-fille ayant compris qu’elle possède un trésor, l’ayant vendu à un grand éditeur canadien, de sorte que tout est sous clef non pour publier savamment mais pour faire du fric (on est à 100% dans la Russie poutinienne), mais il y a à Moscou ou Toronto des gens bien qui en sont scandalisés et ne se résignent pas, je communique avec eux en devant lire de très longues missives en anglais ou en russe (par chance je peux quant à moi leur écrire en français…), j’obtiens peu à peu les informations dont j’ai besoin pour écrire la très longue présentation du livre qui va en faire, réellement, une première internationale…

Tout ça pour vous dire que je suis incroyablement débordé au moment où je viens d’entrer dans ma 86e année… (parce qu’en même temps j’ai d’autres choses sur le feu, un petit livre sur Aliénation et émancipation, un séminaire crucial de la GEME sur la révision que Jean-Pierre Lefebvre va faire de ses grandes traductions de Marx, la préparation suivie de mon futur tome 3 de Penser avec Marx aujourd’hui sur « la philosophie » ?…).

Or je ne pouvais songer à vous répondre d’un assez bref mot administratif… Quand récemment Francette m’a adressé un message extrêmement sympathique sur mes Ecrits philosophiques de Marx parus il y a quelques semaines chez Flammarion, je pouvais moins encore réagir sans en venir à vos Vérités du matin, bref un engrenage infernal, et je ne trouve qu’aujourd’hui une fenêtre d’emploi du temps me laissant assez d’heures pour vous écrire à loisir. Pardonnez cette lenteur extrême de réaction, pardonnez la tartine par laquelle j’ai cru nécessaire de commencer, « pour m’expliquer »…

Vous avez écrit à deux (à chacun tout seul + à deux…) un livre plaisant, vivant, attrayant, mais pour moi, bien sûr, plus que tout ça. Un livre qu’au fond j’attendais (si différents, vous avez été d’une certaine façon des dirigeants du « Parti » de profil si semblable dans son originalité, des dirigeants en plus ou moins grande part « sans majuscule » et dont on s’est si souvent demandé « comment ils s’arrangent, au fond d’eux-mêmes, avec tout ça ? »).

Et là, à vous lire, on l’apprend – enfin, disons on en apprend… ce sont des choses inépuisables, pour ceux-mêmes qui les ont vécues, je parle aussi pour moi.

Par exemple, pour commencer par le plus intimement personnel et d’une certaine façon le moins directement politique (mais indirectement très politique à sa façon), j’apprends, à vous lire (parce qu’on s’est beaucoup fréquentés en tant que communistes mais on n’a pas tellement parlé en tant que personnes…), des choses qui pour moi sont bien éclairantes, par exemple sur l’enfance non commune de Francette, ou sur la place du personnage de « Frère Henri » chez René. Place qui éclaire un peu pour moi (pas complètement) cette chose étonnante que dit René p. 39 (et qui étonne Francette p. 41…) : « Je ne délègue pas au Parti communiste le soin de me dire quoi faire ou dire ». Etonnante pour moi, parce que moi au contraire j’ai (bien trop longtemps) délégué en effet ce soin au Parti (je garde ici la majuscule, bien sûr).

Alors, qu’on puisse avoir été longuement membre du BP et même du Secrétariat sans déléguer ce soin, tout à la fois ça m’éclaire bien sur la physionomie sui generis de dirigeant que fut pour moi René, et en même temps, je l’avoue, ça reste pour moi un peu énigmatique (compte tenu aussi de quelques « exceptions » à cette non délégation qui sont dites par exemple p. 156 : « Je n’interdis rien. Je formule un souhait. Et cela suffit pour que l’article ne paraisse pas… »).

Mais j’apprends avec vif intérêt rétroactif l’extraordinaire affaire du discours à la la Fête de l’Huma 68, avec le maintien jusqu’au bout, et avec succès (mais on est sous Waldeck, ça aurait été pareil sous Georges ?? …) face aux diktats de Jeannette, du « être soi »… Un passage vraiment intéressant, entre quelques autres.

Naturellement, vous vous en doutez bien, je ne suis pas « d’accord sur tout » avec vous. Petit exemple : je conteste que (p. 54) « la temporalité chrétienne est la première à poser le problème de l’avenir, du sens du développement humain », même si c’est signé Jean Chesneaux. Qu’avec le christianisme on ne soit plus dans d’éternels retours païens, certes, mais le temps chrétien n’en est pas moins strictement flèché-borné par la finitude temporelle de l’ici-bas et l’éternité de l’au-delà, voyons !

L’idée révolutionnaire que l’avenir n’est en rien écrit d’avance, donc que dans une certaine mesure au moins ce soit à nous de l’écrire, ça c’est une idée non-chrétienne, une idée de mécréant, une idée matérialiste-athée…

Il y a d’autres choses bien plus importantes sur lesquelles je suis d’humeur à discuter, mais ce sera pour plus loin.

Auparavant, je salue au passage un certain nombre de choses qui, sans être pour moi des découvertes, sont du moins d’intéressantes confirmations ou élucidations, et qui seront utiles pour le lecteur non averti, et d’une autre façon pour l’historien. Par exemple (c’est l’un des faits le plus spectaculaires dont vous êtes en état de témoigner avec précision), l’ahurissante manière dont n’a cessé de se faire le choix et la nomination (la prétendue « élection »…) des dirigeants, au PCF pour le moins autant que dans tout autre parti, et pis encore peut-être même.

J’ai relevé (p. 142, 144, 151…) des souvenirs sensationnels en la matière. La façon dont s’est faite l’arrivée de René au Secrétariat ! Le fait que, Secrétaire du CC, il n’était pas au courant de l’imminente entrée de Francette au BP ! Une distance aussi astronomique avec toute démocratie au sens simple et vrai du mot (même si dans vos deux cas le choix n’était pas mauvais…), ça se paie sur la distance historique, et même effroyablement cher.

Je pense par exemple à la décision catastrophique du prince de remplacer Mireille Bertrand par qui vous savez dans sa responsabilité au secteur de la santé… Et puis je pense (pour m’en tenir à peu d’exemples, car j’ai d’autres choses à dire qui m’importent bien davantage) à vos éclairages sur le personnage de Georges Marchais (qui redevient très médiatique ces derniers temps !…), par exemple à cette notation de René, d’une vérité qui à moi aussi apparaît criante, quand (p. 181) le « bilan » qu’il dresse de René, c’est que c’est un « naïf »…

Qui dira le mal fait en profondeur par cette assurance institutionnelle du Secrétaire général de bien plus lucidement voir les choses que quiconque, ce qui à la fois allait de soi dans la mesure où il avait par structure le monopole de la plus pénétrante et vaste des informations, et en même temps (davantage même, sans nul doute) relevait du pire crétinisme directionnel – par exemple sa totale certitude que quelqu’un comme moi était devenu un comploteur anti-Parti manipulé en dernier ressort par l’Elysée, vous vous rendez compte …

Comme quoi l’acuité de vue peut masquer une dramatique cécité.

Devenu refondateur, la contestation de Georges n’était en rien pour moi un objectif en soi, mais c’est vrai que j’ai dû souvent le mettre en cause, et j’ai encore dans l’oreille la constante réaction de Francette : « Tu sais, c’est le meilleur… ». Propos qui d’abord suscitait en moi, in petto, un « juge alors des autres ! », mais surtout un « et ce serait une raison suffisante pour accepter ?!… ». A suivre plus bas.

Mais encore un petit exemple de l’intéressant, en prime : le propos de Kanapa rapporté par Francette p. 100, propos qui ne m’apprend en un sens rien (j’en ai d’autres analogues à offrir…) mais qui complète bien le tableau : « Fais de la politique », te dit-il, « théoriser » en politique est un leurre. Je n’ai jamais pris Kanapa pour un idiot, je l’ai très tôt pris pour un esprit remarquable d’une non moins remarquable nocivité…

Et là nous commençons à toucher, par-delà tout témoignage vécu, quel que soit son attrait et jusqu’à un certain point son intérêt, à la véritable critique historique, susceptible d’éclairer un peu le terrifiant « que faire ? » devant lequel nous sommes présentement.

Que le style de rapports entre politique et théorie qui régnait du temps de Maurice et encore de Waldeck fût pour le moins caduc dans les années 70, c’est à mes yeux une évidence (ça l’était déjà au moins en partie à l’époque), et sous ce rapport le négationnisme théorique de Kanapa a eu son aspect positif – Georges, Roland et autres ne s’empêtrent plus dans quelque citationnisme des « classiques ».

Mais le drame, le mot me semble faible, est l’irrésistible descente de la pensée directionnelle au niveau du pragmatisme politique, et même pour l’essentiel électoral. Le constant et croissant malaise que quant à moi j’ai vécu du temps de l’IRM tient justement à ce point crucial : avec le tandem directionnel Kanapa-Marchais, nous sommes entrés dans l’ère du « cause toujours ! » adressé à la pensée théorique, et rien n’y a pu faire.

Moi, c’est une autre sortie de Kanapa qui m’avait frappé. C’était lors du CC de novembre 76 où il avait proposé que nous organisions des « Etats généraux de la misère » ; et pour étayer sa proposition il avait fait une sortie sur la nécessité d’un parler simple, populaire, loin de la « théorie » : je ne suis pas du tout ennemi de la science, avait-il commenté, il en faut par exemple pour concevoir un avion, mais c’est l’avion qui vole, pas la science… *

Type de ces « images » au bluff qui escamotent une vraie analyse. Parce que, avais-je écrit aussitôt en marge de mes notes, quand Concorde vole, la science est bel et bien à bord, et heureusement, elle est dans l’immense appareillage indispensable, et aussi dans la formation des pilotes, sinon faudrait demander tout de suite à descendre…

Et justement, la discussion avait rapidement descendu en flammes sa proposition, d’abord parce que même les plus exploités ne veulent aucunement se reconnaître « miséreux », ensuite et plus profondément parce que redescendre du concept marxiste d’exploité à la notion « populaire » de « pauvre », ce serait politiquement désastreux… « Fais de la politique », ne « théorise pas » : orientation complètement ruineuse, et qui n’a toujours pas cessé de l’être à Fabien quelque quarante ans plus tard… Votre livre jouxte sans cesse un immense drame.

Et bien sûr, c’était là essentiellement que « je vous attendais », au sens amical de la formule. Comme vous le dites avec franchise et lucidité, vous avez été longuement des dirigeants (bien que la vraie de vraie des directions, ce fût le Secrétaire général personnellement, pas de doute, mais quand même), et vous l’avez été dans cette période véritablement cruciale où s’est posée la question solennelle : pourquoi cette apparemment implacable descente du Parti en deuxième division de la politique, quid du communisme et quid du parti ?

Que me dites-vous, un quart de siècle plus tard, sur cette cruciale interrogation ? Je n’ai pas la moindre envie de me poser face à vous en censeur, en demandeur de comptes, en donneur de leçons – l’histoire nous a à tous (en vérité pas tout à fait à tous…) appris la modestie profonde, ce qui n’est pas synonyme de renoncement au point de vue personnel vécu comme tel.

Bien que n’ayant pas encore assez de recul à mon gré par rapport à ma lecture, je suis porté à vous dire : vous expliquez assez bien ce que vous avez choisi de faire, et on peut le comprendre, mais je trouve que vous n’allez pas assez loin maintenant dans l’exigence critique par rapport à ce que cette sorte de choix a produit historiquement, ni donc (et là est ce qui importe capitalement) dans l’effort, vaille que vaille, pour tenter de dire ce qu’il faut entreprendre dans le moment historique extraordinaire (spécialement pour qui reste attaché à ce pourquoi il a été toute sa vie un communiste) où d’évidence nous sommes en train d’entrer.

Ici bien sûr j’ai plus à dialoguer avec Francette qu’avec René, tout simplement parce que nous avons vécu cette époque en une bien plus grande proximité Francette et moi, mais je suppose que ce que je vais dire ne sera pas dénué d’harmoniques pour René.

Les pages que j’ai ici en vue sont principalement les pages 187-193. Et ce qu’y dit Francette, je résume, c’est « je ne romps pas, même si j’y songe », « je parie sur le long terme en m’efforçant de prendre de la hauteur », « je choisis de rester avec la majorité de la direction du Parti », « je pense apprécier clairement la raison majeure de mon refus d’entrer en contestation ouverte. Le PCF avance, selon moi. Certes avec des cahots, des coups d’arrêts, voire des marches arrière. Mais il cherche… » –

« Le PCF avance » : là est d’évidence, pour moi, le point de clivage, en cette deuxième moitié des années 80 dont il s’agit, et où, assez manifestement, s’est scellé de façon jusqu’ici irréversible le sort historique du PCF. Avec un diagnostic comme celui-là, on avait forcément une attitude comme celle de Francette – je ne sais si c’est tout à fait le cas de René, qui s’explique beaucoup, de façon intéressante, sur la question de l’URSS, mais pas aussi longuement sur celle du Parti.

Je redis que mon propos n’est pas de porter jugement sur ce que vous avez naguère décidé en conscience – mon diagnostic personnel était tout autre, je considérais que le Parti allait à un désastre, il ne pouvait donc être question pour moi de faire autre chose que ce que j’ai tenté de faire. Nous constatons seulement que nous avons alors jugé et donc agi différemment. Mais quand Francette écrit (p. 192) : « Je continue, avec le recul, à assumer mon choix de l’époque », je suis contraint de marquer ici mon désaccord.

Parce que, si vers 1984-9, il pouvait jusqu’à un certain point y avoir doute sur le diagnostic historique à propos du PCF, aujourd’hui hélas le fait est là : non, en vérité, le PCF n’avançait pas au milieu des années 80, la suite a tranché, non ? Qu’on ait pu le croire alors, je peux l’admettre, et donc ne pas juger péjorativement le choix de ceux qui n’en jugeaient pas comme moi. Mais cette attitude n’est plus tenable aujourd’hui. C’est ce qui me manque assez lourdement dans toute la fin de votre livre.

Et quand je dis ce qui « me » manque, vous entendez bien qu’il ne s’agit pas de moi personnellement. Même si, au passage, il y a certes une chose dont vous vous doutez qu’elle a en moi quelque écho particulier. Il s’agit de l’affaire qui me fut faite en 87 à propos de quelques lignes de ma contribution au livre collectif Je / Sur l’individualité, au motif à peine croyable aujourd’hui que j’avais osé y demander (p. 243) si un mode d’organisation partidaire « où ceux d’en bas ont essentiellement pour tâche d’appuyer des opérations et transformations de sommet » ne serait pas « à certains égards aliénée et aliénante elle-même ».

D’où une dénonciation à la tribune du CC exécutée par Danielle Bleitrach pour social-démocratisme avéré. Mais, que Francette m’excuse, pas seulement à la tribune du CC : avec répercussion de sa part à la direction de l’IRM, où les rapports se tendirent comme jamais – pour ma part, j’ai parlé de « grave faute politique »… Francette me rendra cette justice que jamais en un quart de siècle je ne lui ai reparlé de la chose – ni du reste elle à moi. Et bien entendu je n’ai pas lu sans émotion qu’en cette affaire elle juge aujourd’hui avoir été « au-delà du point limite », ajoutant : « Le malaise que j’éprouve m’accompagne encore ». Pour cette mention, sois relaxée…

Mais tout ça n’est que de la petite histoire. Et j’entends bien que votre propos est en ce livre de porter des regards croisés sur ce que fut votre engagement, non, comme il est précisé d’emblée, « d’écrire une part d’histoire communiste, moins encore d’élaborer une réflexion politico-philosophique ».

Ici aussi, j’accepte le choix, mais conteste le découpage de ses implications. Car même à vouloir simplement « témoigner » de ce que furent vos trajectoires, vos expériences et vos choix, reste, et je m’en réjouis, que vous voulez du même coup « raviver un désir d’engagement » – mais comment le raviver sans esquisser au moins votre diagnostic sur ce qui a tellement compromis sa vitalité et vos hypothèses sur ce qui serait de nature à le ragaillardir ?

A vrai dire, en vous lisant assez attentivement, j’ai perçu ici et là des indications qui m’intéressent, et que j’ai tendance à partager, si du moins je les saisis exactement.

Ainsi René dit-il (p. 93) que « la politique consiste essentiellement à rassembler des électeurs autour d’une personne [...] pour conquérir le pouvoir » et que « le Parti communiste n’échappe pas totalement, quoi qu’il dise, à la prégnance de cette donnée institutionnelle ». Je crois ce point proprement fondamental.

En principe, le combat communiste est un combat politique de tout autre sorte : combat révolutionnaire non pas du tout pour « conquérir le pouvoir » mais pour subvertir les rapports sociaux, la « conquête du pouvoir » y prenant un sens tout autre, celui de point de passage obligé pour engager sans délai, moyennant la « dictature du prolétariat », le dépérissement de l’Etat et la transformation sociale profonde.

Au milieu du XXe siècle et dans un pays comme la France, cette façon de comprendre la voie révolutionnaire vers le communisme était d’évidence obsolète, et c’est ce qu’a posé en 76 le 22e Congrès. Mais il l’a fait (drame de l’insuffisance de pensée théorique de la politique) en abandonnant la dictature du prolétariat sans se mettre à élaborer activement en pensée et en acte la stratégie révolutionnaire alternative dont il était évidemment besoin (carence qui nous a valu de constantes et percutantes critiques de gauche, que nous nous sommes imaginé anéantir en faisant observer qu’elles étaient incapables de produire l’alternative positive nécessaire, ce qui était fort vrai mais ne changeait rien à notre propre carence).

Mais la stratégie a horreur du vide. Ne trouvant pas, ne cherchant guère (or c’était justement la chose pour laquelle nous devions nous « lever l’âme », comme on dit à Marseille) la stratégie révolutionnaire alternative (ici est à faire la triste histoire du 23e Congrès, de l’idée d’autogestion à la fois admise en principe et s’enlisant sans effet au tournant des années 70 et 80), nous nous sommes rabattus en pratique, de façon graduellement irréversible, sur une simple stratégie électorale (avec au début encore un peu de papier de soie autour…), c’est-à-dire que dans la vérité des actes, celle que le peuple et spécialement la jeunesse perçoit d’un œil d’aigle sans savoir en parler, nous sommes devenus un parti comme les autres, en moins crédible puisque avec notoirement moins de chances d’arriver vraiment au pouvoir. Notre irrémédiable décadence était scellée.

Voilà mon diagnostic : coma historique pour cause d’indigence théorique, de panne dramatique d’inventivité stratégique dans le sens révolutionnaire-communiste, de repli sans horizon sur la petite survie électorale…

Ce qui dessine la tâche (gigantesque, mais pas dans le sens où l’adjectif est l’alibi rêvé pour ne rien entreprendre…) à laquelle il est trop tard/jamais trop tard pour se coller. Pour ma part, en un mixte mal élucidable d’inventeur méconnu et d’analyste à prendre au sérieux. Mais je ne vais pas me mettre à vous faire ici mon laïus, dont je dois constater que l’audience est quasi-nulle, ce qui ne m’empêche pas de persévérer à estimer que c’est ça la bonne direction…

Et c’est ce qui vous explique que, tout en trouvant la fin de votre livre vraiment très en dette par rapport à ce que j’attendrais de vous, j’ai été bien intéressé du moins par une indication qui y est un peu récurrente, et que je partage totalement.

P. 173, Francette écrit : « Je ne voyais pas que l’essentiel, ce sont les êtres humains et leur capacité de se mettre en mouvement. » Voilà ! Il y a là, à mon sens, le fil conducteur de toute la nouvelle stratégie révolutionnaire-communiste dont nous avons le besoin vital, et en prime une indication décisive sur la sorte d’organisation qu’elle requiert.

Et tout à fait in fine, dans un texte que vous signez ensemble : « Un fait inédit commence à émerger dans les grandes mutations contemporaines. La capacité d’intervention personnelle des individus, leur implication directe dans la vie sociale tend à devenir une exigence d’efficacité économique en même temps que de justice et de liberté. »

Je pense que cette tendance a commencé de s’affirmer plus tôt que vous ne semblez le dire, mais nous sommes d’accord sur le caractère crucial de la chose. C’est ce que Marx appelait les présupposés objectifs du dépassement du capitalisme, présupposés que dans une certaine mesure et « la tête en bas » produit le mouvement même du capital.

En somme, on voit assez bien, sauf erreur, dans quelle direction est à chercher la sorte de stratégie et de façon de faire de la politique dont nous avons le criant besoin…

Mais dire qu’il y a urgence est encore au-dessous de la réalité. Ne pensez-vous pas, comme moi, que nous sommes bel et bien entrés dans la phase historique terminale du capitalisme – qui prendra peut-être bien quelques générations, sans que ça exclue des épisodes brutaux plus ou moins proches – et que donc c’est le moment où jamais de penser authentiquement et hardiment en communistes ?

Je n’ai rien contre le Front de gauche, je voterai avec conviction Mélenchon au premier tour, etc. Mais franchement, franchement, comment concevoir que ceux et celles qui siègent à Fabien soient à ce point au-dessous de la tâche cardinale que nous impose la véhémence de l’histoire ? J’en suis malade. Si vous y pouvez quelque chose…

En amitié. 15 décembre 2011
Lettre publiée sur le site Les vérités du matin, regards croisés sur un engagement.

Editions de l’Atelier. 240 pages. 20 €.

Voir en ligne : Lettre de Lucien Sève à Francette Lazard et René Piquet.

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