« Le Capital au XXIème siècle », ouvrage de Thomas Piketty, commenté par Jean-Claude Delaunay (3)
Troisième (et dernier) article : La structure des inégalités
Dans les précédents articles, j’ai rendu compte de l’introduction et des deux premières parties de l’ouvrage de Piketty. Son objectif final est de décrire, au plan mondial et pour le XXIème siècle, les inégalités économiques entre individus et groupes sociaux de façon à proposer des mesures correctrices. Pour atteindre cet objectif, il prend appui sur des séries longues (de 1700 à 2010) et procède en deux temps.
Dans un premier temps (c’est le but des deux premières parties), il cherche à cerner les conditions globales, macroéconomiques, des inégalités. D’où ses hypothèses et recherches relatives à la croissance du revenu global Y ainsi que du capital global K, ce dernier étant appréhendé par l’intermédiaire du rapport K/Y.
Les principales conclusions macroéconomiques de Piketty relativement à l’évolution globale du capital au 21ème siècle, sont celles de sa croissance au 21ème siècle et de son retour en force en tant que capital privé, un peu comme au bon vieux temps de la Belle Époque, mais avec néanmoins des différences. Le capital aurait repris des couleurs, nourri par le transfert d’une partie du capital public et par son propre dynamisme dans le cadre d’une croissance lente. Il s’en suit que la part du revenu du capital dans le revenu global tendrait à croitre.
Dans un deuxième temps (troisième partie), Piketty se consacre à la compréhension plus intime, microéconomique, des inégalités induites par ce retour. Il s’efforce d’esquisser l’avenir de ce qu’il nomme la structure des inégalités, voulant désigner, grâce à cette notion, « …l’inégalité des revenus et de la propriété des patrimoines au niveau individuel » (p.373).
La principale critique que j’adresse à cette première moitié de son texte (comme à cette autre partie) est qu’elle repose sur la confusion entre les deux concepts de capital et d’enrichissement général. Le capital est le rapport économique fondamental du mode de production capitaliste. Par définition, et en simplifiant, on peut dire que son fonctionnement est entre les mains des capitalistes et des entreprises. Par différence, l’enrichissement général est la richesse matérielle et intellectuelle engendrée et plus ou moins diffusée dans la population, au plan des individus, par suite du fonctionnement du mode de production capitaliste. De cette confusion résulte pour le livre tout un ensemble de défauts pouvant conduire à douter de la qualité de certaines des conclusions obtenues. Le plus important de ces défauts est l’ignorance, de la part de Piketty, de l’inégalité constitutive de la structure capitaliste. Ce chercheur étudie les inégalités dérivées de la structure capitaliste mais jamais son inégalité fondatrice, celle existant entre les propriétaires ou quasi propriétaires privés des moyens de production, de commercialisation et du crédit, et les propriétaires de leur seule force de travail.
Eu égard, cependant, à la richesse factuelle et au sérieux de son travail, j’en ai fait le commentaire sur 5 points, que je crois particulièrement intéressants pour la réflexion communiste. Je les rappelle ci-après sous forme de questions :
- 1) Quelle description de l’impérialisme contemporain peut-on déduire du travail de Piketty ?
- 2) Quel crédit accorder à l’hypothèse d’une croissance mondiale de l’ordre de 1 à 1,5% dans la deuxième moitié du 21ème siècle ?
- 3) Quelle description contemporaine de la société issue du mode de production capitaliste et du modèle de société qui se diffuse dans le monde, peut-on déduire de ce travail ?
- 4) Quelle est la signification du rapport K/Y chez Piketty et dans la théorie de Marx ?
- 5) Que penser de l’effacement ou de la disparition du capital public, aujourd’hui, au profit du capital privé ? Quelle incidence pour l’avenir de nos sociétés complexes développées ?
Voici maintenant mon compte rendu de la troisième et de la quatrième partie du livre de Piketty.
Troisième partie : la structure des inégalités dans le capitalisme (373 pages)
Piketty est un chercheur politiquement réformiste, ne raisonnant pas sur le mode de la contradiction mais sur le mode des deux aspects. Il s’agit juste, ici, de ma part, d’un constat technique permettant de bien comprendre la structure du livre et qu’illustre, par exemple, la citation suivante. « …La croissance moderne, écrit-il, qui est fondée sur la croissance de la productivité et la diffusion des connaissances, a permis d’éviter l’apocalypse marxiste et d’équilibrer le processus d’accumulation du capital. Mais elle n’a pas modifié les structures profondes du capital ou tout au moins elle n’a pas véritablement réduit son importance macroéconomique relativement au travail » (p.371).
Pour Piketty, le capitalisme peut se réguler de son propre mouvement. Marx aurait pensé à tort que ce système était incapable de le faire (premier aspect).
Mais « les structures profondes du capital » agiraient dans un sens inégalitaire et déséquilibrant. Il faudrait donc en corriger certaines des manifestations (deuxième aspect).
Avec la troisième partie, qui comprend 6 chapitres, on entre dans la partie critique du livre, son deuxième aspect en quelque sorte.
Je vais tout d’abord indiquer les constats principaux que Piketty a rassemblés dans son chapitre 7, avec la préoccupation de cadrer méthodologiquement et quantitativement les phénomènes dont il traite. Puis je résumerai très rapidement, les chapitres suivants (8 à 12).
A) Constats liminaires et ordres de grandeur
J’ai retenu les 5 points suivants du chapitre 7 :
1 - Le premier est de nature méthodologique. Les concepts de base des classements utilisés par Piketty sont le décile ou le centile. Empruntée à la sociologie nord américaine, cette classification n’est pas originale. Elle consiste à définir des classes de population à partir de critères quantitatifs et économiques simples, de nature empirique. Les revenus observés dans cette partie sont les revenus avant impôts.
Pour illustrer sa méthode, on dira, par exemple, que l’on retient le niveau des patrimoines comme critère de classement. On appellera alors décile supérieur les 10 % d’individus possédant les patrimoines les plus élevés et décile inférieur les 10 % d’individus possédant les patrimoines les moins élevés ou ne possédant aucun patrimoine, et ainsi de suite pour les niveaux intermédiaires. Le classement peut être plus fin si l’on classe les individus par centile. On perçoit mieux, ainsi, la continuité des phénomènes observés. Le centile supérieur, par exemple, désigne alors le 1 % d’individus disposant des patrimoines les plus élevés ainsi que leur part dans le patrimoine national total.
Très souvent, dans son livre, et tout en leur donnant un nom sociologique (classes supérieures ou élites, classes dominantes, classes populaires, classes moyennes) (p.393 et sq.), Piketty commence par évoquer les 10 % supérieurs, puis, à l’intérieur de ce décile, ce qu’il appelle les 1 % et les 9 %. Il les met ensuite en regard des 50 % des déciles inférieurs et des 40 % des déciles intermédiaires. C’est une façon simple et efficace, américaine en quelque sorte (tout comme le hamburger est une façon simple et efficace de calmer la faim), de décrire les inégalités dans tel ou tel domaine et de comparer les résultats obtenus dans différents pays ou à différentes époques (p.396).
Piketty se lance dans une plaidoirie enflammée en faveur de ce mode de classement (p.396 et sq.), critiquant d’autres indices ou coefficients également conçus pour décrire les inégalités [Gini (p.418 et sq.), Theil (une simple mention, p.418), Pareto (p.582 et sq.), rapport interdécile de l’OCDE (p.420 et sq.)]. Il évoque le mot d’ordre du mouvement social américain Occupy (We are the 99 % : Nous sommes les 99 %) et parle de « la beauté des déciles et des centiles » (p.396). Le tableau 1 résume sa conception des classes sociales.
Tableau 1 : Les classes sociales dans les sociétés capitalistes développées selon Piketty.
Les déciles | Quantité de population (en% du total) |
Dénomination Piketty |
Décile supérieur | 10 % | Classes supérieures (les élites), dont 1 % de classes dominantes |
Déciles intermédiaires | 40 % | Classes moyennes |
Déciles inférieurs | 50 % | Classes populaires (les hilotes) |
Source Piketty, p.393 et sq. Si Piketty désigne les classes supérieures comme étant "les élites", en revanche, c’est moi qui ai introduit le terme d’hilotes pour qualifier les classes inférieures. Les hilotes constituaient une sous population de rang très inférieur de la population totale de la Sparte antique. Piketty appelle classes dominantes le 1 % supérieur du décile supérieur.
Il serait certainement utile de comparer cette méthode de classement avec la méthode marxiste, par exemple, consistant à définir des classes sociales d’après le critère fonctionnel de la position des individus dans le système productif (leurs droits de propriété (sur) et d’accès aux moyens de production ainsi que le pouvoir de décision économique en découlant) et non d’après leur niveau de revenu salarial ou patrimonial.
Je rappelle très brièvement le concept de classe sociale auquel les marxistes se réfèrent le plus souvent. Ce concept ne fut pas, en tant que tel, étudie par Marx, en tout cas dans les écrits que l’on connait de lui, même si Le Capital et d’autres écrits fourmillent de notations sur les classes sociales.
Mais il fut brièvement défini par Lénine de la manière suivante : « Les classes sociales sont de vastes groupes d’hommes, différents les uns des autres par la place qu’ils occupent dans un système historiquement détermine de production sociale, par leurs rapports… aux moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, par la dimension de leur appropriation des richesses sociales et par leur mode d’appropriation » (La grande initiative, tome 29, p.421).
La méthode descriptive utilisée par Piketty me semble opérationnelle et parlante, bien qu’elle soit de portée très réduite. En effet, c’est une définition statistique. Elle se veut neutre, en quelque sorte. N’importe quel critère économique convient, pourvu qu’il soit directement quantifiable, ce qui constitue une limite forte. C’est de plus une définition unidimensionnelle. On ne retient qu’un seul critère à la fois. Bref, les classes sociales "à la Piketty" donnent un éclairage quantitatif sur les classes sociales "à la Marx", mais elles ne sauraient les remplacer.
Pour conclure brièvement sur ce point, je dirai qu’il m’arrive de manger des hamburgers. Il me semble que l’analyse fai