« Le Capital au XXIème siècle », ouvrage de Thomas Piketty, commenté par Jean-Claude Delaunay (3)

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 3%

Troisième (et dernier) article : La structure des inégalités

Dans les précédents articles, j’ai rendu compte de l’introduction et des deux premières parties de l’ouvrage de Piketty. Son objectif final est de décrire, au plan mondial et pour le XXIème siècle, les inégalités économiques entre individus et groupes sociaux de façon à proposer des mesures correctrices. Pour atteindre cet objectif, il prend appui sur des séries longues (de 1700 à 2010) et procède en deux temps.

Dans un premier temps (c’est le but des deux premières parties), il cherche à cerner les conditions globales, macroéconomiques, des inégalités. D’où ses hypothèses et recherches relatives à la croissance du revenu global Y ainsi que du capital global K, ce dernier étant appréhendé par l’intermédiaire du rapport K/Y.

Les principales conclusions macroéconomiques de Piketty relativement à l’évolution globale du capital au 21ème siècle, sont celles de sa croissance au 21ème siècle et de son retour en force en tant que capital privé, un peu comme au bon vieux temps de la Belle Époque, mais avec néanmoins des différences. Le capital aurait repris des couleurs, nourri par le transfert d’une partie du capital public et par son propre dynamisme dans le cadre d’une croissance lente. Il s’en suit que la part du revenu du capital dans le revenu global tendrait à croitre.

Dans un deuxième temps (troisième partie), Piketty se consacre à la compréhension plus intime, microéconomique, des inégalités induites par ce retour. Il s’efforce d’esquisser l’avenir de ce qu’il nomme la structure des inégalités, voulant désigner, grâce à cette notion, « …l’inégalité des revenus et de la propriété des patrimoines au niveau individuel  » (p.373).

La principale critique que j’adresse à cette première moitié de son texte (comme à cette autre partie) est qu’elle repose sur la confusion entre les deux concepts de capital et d’enrichissement général. Le capital est le rapport économique fondamental du mode de production capitaliste. Par définition, et en simplifiant, on peut dire que son fonctionnement est entre les mains des capitalistes et des entreprises. Par différence, l’enrichissement général est la richesse matérielle et intellectuelle engendrée et plus ou moins diffusée dans la population, au plan des individus, par suite du fonctionnement du mode de production capitaliste. De cette confusion résulte pour le livre tout un ensemble de défauts pouvant conduire à douter de la qualité de certaines des conclusions obtenues. Le plus important de ces défauts est l’ignorance, de la part de Piketty, de l’inégalité constitutive de la structure capitaliste. Ce chercheur étudie les inégalités dérivées de la structure capitaliste mais jamais son inégalité fondatrice, celle existant entre les propriétaires ou quasi propriétaires privés des moyens de production, de commercialisation et du crédit, et les propriétaires de leur seule force de travail.

Eu égard, cependant, à la richesse factuelle et au sérieux de son travail, j’en ai fait le commentaire sur 5 points, que je crois particulièrement intéressants pour la réflexion communiste. Je les rappelle ci-après sous forme de questions :

  • 1) Quelle description de l’impérialisme contemporain peut-on déduire du travail de Piketty ?
  • 2) Quel crédit accorder à l’hypothèse d’une croissance mondiale de l’ordre de 1 à 1,5% dans la deuxième moitié du 21ème siècle ?
  • 3) Quelle description contemporaine de la société issue du mode de production capitaliste et du modèle de société qui se diffuse dans le monde, peut-on déduire de ce travail ?
  • 4) Quelle est la signification du rapport K/Y chez Piketty et dans la théorie de Marx ?
  • 5) Que penser de l’effacement ou de la disparition du capital public, aujourd’hui, au profit du capital privé ? Quelle incidence pour l’avenir de nos sociétés complexes développées ?

Voici maintenant mon compte rendu de la troisième et de la quatrième partie du livre de Piketty.

Troisième partie : la structure des inégalités dans le capitalisme (373 pages)

Piketty est un chercheur politiquement réformiste, ne raisonnant pas sur le mode de la contradiction mais sur le mode des deux aspects. Il s’agit juste, ici, de ma part, d’un constat technique permettant de bien comprendre la structure du livre et qu’illustre, par exemple, la citation suivante. « …La croissance moderne, écrit-il, qui est fondée sur la croissance de la productivité et la diffusion des connaissances, a permis d’éviter l’apocalypse marxiste et d’équilibrer le processus d’accumulation du capital. Mais elle n’a pas modifié les structures profondes du capital ou tout au moins elle n’a pas véritablement réduit son importance macroéconomique relativement au travail » (p.371).

Pour Piketty, le capitalisme peut se réguler de son propre mouvement. Marx aurait pensé à tort que ce système était incapable de le faire (premier aspect).

Mais « les structures profondes du capital » agiraient dans un sens inégalitaire et déséquilibrant. Il faudrait donc en corriger certaines des manifestations (deuxième aspect).

Avec la troisième partie, qui comprend 6 chapitres, on entre dans la partie critique du livre, son deuxième aspect en quelque sorte.

Je vais tout d’abord indiquer les constats principaux que Piketty a rassemblés dans son chapitre 7, avec la préoccupation de cadrer méthodologiquement et quantitativement les phénomènes dont il traite. Puis je résumerai très rapidement, les chapitres suivants (8 à 12).

A) Constats liminaires et ordres de grandeur

J’ai retenu les 5 points suivants du chapitre 7 :

1 - Le premier est de nature méthodologique. Les concepts de base des classements utilisés par Piketty sont le décile ou le centile. Empruntée à la sociologie nord américaine, cette classification n’est pas originale. Elle consiste à définir des classes de population à partir de critères quantitatifs et économiques simples, de nature empirique. Les revenus observés dans cette partie sont les revenus avant impôts.

Pour illustrer sa méthode, on dira, par exemple, que l’on retient le niveau des patrimoines comme critère de classement. On appellera alors décile supérieur les 10 % d’individus possédant les patrimoines les plus élevés et décile inférieur les 10 % d’individus possédant les patrimoines les moins élevés ou ne possédant aucun patrimoine, et ainsi de suite pour les niveaux intermédiaires. Le classement peut être plus fin si l’on classe les individus par centile. On perçoit mieux, ainsi, la continuité des phénomènes observés. Le centile supérieur, par exemple, désigne alors le 1 % d’individus disposant des patrimoines les plus élevés ainsi que leur part dans le patrimoine national total.

Très souvent, dans son livre, et tout en leur donnant un nom sociologique (classes supérieures ou élites, classes dominantes, classes populaires, classes moyennes) (p.393 et sq.), Piketty commence par évoquer les 10 % supérieurs, puis, à l’intérieur de ce décile, ce qu’il appelle les 1 % et les 9 %. Il les met ensuite en regard des 50 % des déciles inférieurs et des 40 % des déciles intermédiaires. C’est une façon simple et efficace, américaine en quelque sorte (tout comme le hamburger est une façon simple et efficace de calmer la faim), de décrire les inégalités dans tel ou tel domaine et de comparer les résultats obtenus dans différents pays ou à différentes époques (p.396).

Piketty se lance dans une plaidoirie enflammée en faveur de ce mode de classement (p.396 et sq.), critiquant d’autres indices ou coefficients également conçus pour décrire les inégalités [Gini (p.418 et sq.), Theil (une simple mention, p.418), Pareto (p.582 et sq.), rapport interdécile de l’OCDE (p.420 et sq.)]. Il évoque le mot d’ordre du mouvement social américain Occupy (We are the 99 % : Nous sommes les 99 %) et parle de « la beauté des déciles et des centiles » (p.396). Le tableau 1 résume sa conception des classes sociales.

Tableau 1 : Les classes sociales dans les sociétés capitalistes développées selon Piketty.

Les déciles Quantité de population
(en% du total)
Dénomination Piketty
Décile supérieur 10 % Classes supérieures (les élites),
dont 1 % de classes dominantes
Déciles intermédiaires 40 % Classes moyennes
Déciles inférieurs 50 % Classes populaires (les hilotes)

Source Piketty, p.393 et sq. Si Piketty désigne les classes supérieures comme étant "les élites", en revanche, c’est moi qui ai introduit le terme d’hilotes pour qualifier les classes inférieures. Les hilotes constituaient une sous population de rang très inférieur de la population totale de la Sparte antique. Piketty appelle classes dominantes le 1 % supérieur du décile supérieur.

Il serait certainement utile de comparer cette méthode de classement avec la méthode marxiste, par exemple, consistant à définir des classes sociales d’après le critère fonctionnel de la position des individus dans le système productif (leurs droits de propriété (sur) et d’accès aux moyens de production ainsi que le pouvoir de décision économique en découlant) et non d’après leur niveau de revenu salarial ou patrimonial.

Je rappelle très brièvement le concept de classe sociale auquel les marxistes se réfèrent le plus souvent. Ce concept ne fut pas, en tant que tel, étudie par Marx, en tout cas dans les écrits que l’on connait de lui, même si Le Capital et d’autres écrits fourmillent de notations sur les classes sociales.

Mais il fut brièvement défini par Lénine de la manière suivante : « Les classes sociales sont de vastes groupes d’hommes, différents les uns des autres par la place qu’ils occupent dans un système historiquement détermine de production sociale, par leurs rapports… aux moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, par la dimension de leur appropriation des richesses sociales et par leur mode d’appropriation » (La grande initiative, tome 29, p.421).

La méthode descriptive utilisée par Piketty me semble opérationnelle et parlante, bien qu’elle soit de portée très réduite. En effet, c’est une définition statistique. Elle se veut neutre, en quelque sorte. N’importe quel critère économique convient, pourvu qu’il soit directement quantifiable, ce qui constitue une limite forte. C’est de plus une définition unidimensionnelle. On ne retient qu’un seul critère à la fois. Bref, les classes sociales "à la Piketty" donnent un éclairage quantitatif sur les classes sociales "à la Marx", mais elles ne sauraient les remplacer.

Pour conclure brièvement sur ce point, je dirai qu’il m’arrive de manger des hamburgers. Il me semble que l’analyse faite par Piketty sur la base des déciles et des centiles apporte de l’information. Mais si l’on veut comprendre l’inégalité capitaliste fondamentale en même temps que les inégalités en découlant, il me semble que les deux méthodes devraient être combinées plutôt qu’exclusives l’une de l’autre.

On pourrait recommander à Piketty de lancer un programme franco-américain de recherche sur la structure contemporaine des inégalités, en utilisant cette fois tant sa méthode de classement qu’une autre méthode, sociologique cette fois et non pas statistique, prenant par exemple appui sur les regroupements effectués aujourd’hui, en France ou au plan européen, à partir des « catégories socio-professionnelles » ou assimilées.

2 - Le deuxième point est le constat que les sociétés du XIXème siècle ont été à la fois très fortement rentières et inégalitaires. Voici comment il décrit la situation inégalitaire de « la société de rentiers » (p.435). « …A la Belle Époque, autour de 1900/1910, dans tous les pays européens, la concentration du capital était alors beaucoup plus extrême encore qu’elle ne l’est aujourd’hui… En France, comme au Royaume-Uni ou en Suède, ainsi que dans tous les pays pour lesquels nous avons des données, les 10 % les plus riches détenaient la quasi-totalité du patrimoine national. La part du décile supérieur atteignait 90 %. A eux seuls, les 1 % les plus fortunés possédaient plus de 50 % du total des patrimoinesA l’inverse, les 40 % du milieu possédaient à peine plus de 5 % du patrimoine national (entre 5 et 10 % suivant les pays), c’est-à-dire guère plus que les 50 % les plus pauvres, qui en détenaient comme aujourd’hui moins de 5 % » (p.410).

L’hypothèse de Marx selon laquelle les salariés de son époque n’auraient pas d’autres moyens de vivre que de vendre leur force de travail est largement vérifiée par ces données.

3 - Le troisième point est à la fois l’idée et le constat que « …l’inégalité face au capital est toujours beaucoup plus forte que l’inégalité face au travail. La répartition de la propriété du capital et des revenus qui en sont issus, est toujours beaucoup plus concentrée que la répartition des revenus du travail » (p.385).

Les inégalités salariales ne seraient pas aussi fortes que les inégalités capitalistiques et ne seraient pas perçues de la même manière par les membres de la société.

Ce trait doit cependant, selon Piketty, être affirmé avec précaution car on observerait aujourd’hui certains changements qualitatifs importants relativement au salariat et aux revenus du travail. Cela étant dit, son constat global est que « les inégalités face au travail apparaissent le plus souvent comme des inégalités apaisées, modérées, presque raisonnables… Par comparaison, les inégalités face au capital sont toujours des inégalités extrêmes » (p.386).

Piketty mentionne à ce propos les ordres de grandeur suivants : « …On retrouve cette régularité dans tous les pays et à toutes les époques pour lesquelles des données sont disponibles, sans aucune exception, et chaque fois de façon très massive… La part des 10 % des personnes recevant le revenu du travail le plus élevé est généralement de l’ordre de 25 % / 30 % du total des revenus du travail, alors que la part des 10 % des personnes détenant le patrimoine le plus élevé est toujours supérieure à 50 % des patrimoines et monte parfois jusqu’à 60 % » (p.386).

Il se demande cependant si le XXIème siècle, où l’on assisterait au retour du capital, ne serait pas encore plus inégalitaire que le XIXème siècle, et cela par des voies nouvelles.

4 - Quatrième point - En effet, Piketty observe que, d’une part, les inégalités d’origine capitalistique sont toujours plus fortes que celles d’origine salariale (point précédent). Avec le retour du capital, on observerait donc la remise en place de la structure des inégalités extrêmes, caractéristiques de ce facteur.

Mais il note d’autre part que les inégalités patrimoniales sont aujourd’hui un peu moins accentuées qu’au XIXème siècle, « …même si la réduction historique des inégalités patrimoniales est beaucoup moins forte qu’on l’imagine parfois » (p.412). Cela dit, les inégalités d’origine salariale tendraient à croître. Dans le contexte de la généralisation de la forme salaire (et de la mondialisation capitaliste), il existerait, au sommet de la hiérarchie salariale, des super stars et/ou des super cadres, bénéficiant de revenus salariaux très élevés. Qu’on pense, par exemple, à certaines stars du sport, de la musique ou du cinéma, et plus fondamentalement aux rémunérations managériales associées à la mondialisation économique. La structure inégalitaire résulterait alors de la conjonction des hauts revenus du capital et du travail. « …Ces deux logiquespourraient fort bien se compléter au XXIème siècle (et non plus se substituer l’une à l’autre) et conduire ainsi à un nouveau monde de l’inégalité, plus extrême encore que les deux premiers » (p.417).

5 - Cinquième point - Enfin, pour compléter ce tableau, Piketty observe la formation d’une classe moyenne patrimoniale. Il parle à ce propos « d’innovation historique majeure » (p.411). « Que l’on ne s’y trompe pas, écrit-il, le développement d’une classe moyenne patrimoniale (souligné par T.P.) constitue la principale transformation structurelle de la répartition des richesses dans les pays développés au XXème siècle » (p.410). Au temps de la Belle Époque, « …il n’existait pas de classe moyenne au sens précis où les 40 % du milieu étaient quasiment aussi pauvres en patrimoine que les 50 % les plus pauvres, qui en détenaient comme aujourd’hui 5 % » (p.410). Aujourd’hui, ces catégories sociales détiendraient environ un tiers du patrimoine total en Europe, un quart aux États-Unis (p.411). « Il s’agit d’un changement très substantiel à l’échelle de l’histoire, qui a profondément modifié le paysage social et la structure politique de la société, et qui a contribué à redéfinir les termes du conflit redistributif » (p.412)…

Il me parait clair que ce dernier point est l’une des questions majeures auxquelles les communistes (plus généralement toutes celles et ceux s’estimant partie prenante du marxisme) doivent répondre aujourd’hui. Pour Marx, les classes moyennes représentaient ces catégories hybrides de petits producteurs, à la fois travailleurs et capitalistes, caractéristiques d’une formation sociale capitaliste mais non du mode de production capitaliste. Elles étaient destinées à se réduire en nombre ou à disparaitre, et c’est bien ce qui s’est produit.

Les classes moyennes modernes seraient d’une autre nature. Elles seraient liées au développement et aux transformations du système productif lui même. Piketty a donc raison d’en souligner l’importance. Mais le repérage qu’il en fait par l’intermédiaire du capital, dont on peut penser qu’il s’agit d’abord de capital logement, est très insuffisant.

Je renvoie sur ce point à différents textes sur les classes moyennes, textes que j’ai publiés sur les sites « Faire Vivre et Renforcer le PCF » ainsi que « Réveil Communiste ». Je renvoie également au chapitre relatif aux classes sociales du livre publié en 2007 (rédigé en collaboration avec Quynh Delaunay) et intitulé « Lire le capitalisme, Essai sur la société du 21ème siècle » (Le temps des cerises, Paris). Mais il existe bien d’autres travaux sur ce sujet.

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En résumé de sa troisième partie, le tableau de la structure contemporaine des inégalités peint par Piketty est la suivante. Le capital est de retour et, de l’ensemble, il est encore et comme autrefois le facteur dominant. Mais des transformations se font jour.

On avait noté, dans la première partie du livre, que le capital, depuis 1700, avait profondément évolué, ayant abandonné sa nature terrienne initiale pour devenir un capital fait de logements, d’industrie et de finance.

Dans cette partie, Piketty relève deux autres évolutions majeures, celle d’abord de la formation de classes moyennes patrimoniales, celle ensuite, d’une importance nouvelle dévolue au facteur travail, de la formation de grands managers et du business des super stars.

B) - Explications des évolutions

Si le chapitre 7 contient l’énoncé des principaux points relatifs à la « structure des inégalités », c’est-à-dire à l’approche individualisée du phénomène économique inégalitaire, les 5 chapitres suivants en sont la reprise, tant au plan de l’histoire des faits que de celui de l’argumentation.

1 - Chapitre 8. Ce chapitre est d’un intérêt factuel évident. Il vise à donner « …une assez bonne connaissance de l’évolution des inégalités de revenus et de salariés observée en France et aux États-Unis depuis le début du XXème siècle » (p.481). C’est un chapitre d’histoire, décrivant comment a évolué, concrètement et sur une longue période, la structure des inégalités de pays moyennement inégalitaires (comme la France), ou de pays très inégalitaires (comme les États-Unis).

Comme Piketty le montre, les États-Unis sont aujourd’hui à l’avant-garde des inégalités économiques (tableaux 7.1 et 7.2, p.390/391). Mais, par ailleurs, lorsqu’il avait examiné le sort des noirs dans ce pays (chapitre 4), il avait écrit que ce qu’ils ont subi (esclavage, apartheid de fait) « …explique sans doute bien des aspects du développement, ou plutôt du non développement (souligné par moi, JCD), de l’État social en Amérique » (p.254).

Dans l’ouvrage de Piketty, ces deux aspects ne sont pas mis côte à côte. Mais on peut le faire par sa propre lecture. L’exemple américain incite à penser que la liaison empirique est très forte entre la quasi inexistence d’un État social et l’existence au contraire d’inégalités extrêmes en expansion.

2 - Chapitre 9. Le chapitre 9 porte sur « la dynamique de l’inégalité des revenus du travail ».

Son but est de montrer comment on peut « …expliquer l’explosion des inégalités salariales et la montée des super cadres aux États-Unis depuis les années 1970/1980, et plus généralement la diversité des évolutions historiques constatées dans les différents pays » (p.481). On y trouvera un rappel succinct mais intéressant de la législation dans plusieurs pays (notamment les États-Unis) sur les minima salariaux et leur utilisation comme instruments de variation de la masse des bas salariés. Par contraste, Piketty s’interroge, sans apporter d’ailleurs d’explications définitives, sur les raisons ayant entrainé en Amérique du Nord, l’explosion des salaires les plus élevés.

La vente de la force de travail est certainement l’un des sujets que la théorie marxiste, en France, aurait tout intérêt à "revisiter". A ma connaissance, les derniers ouvrages élaborés, publiés en France sur ce thème, dans un cadre conceptuel marxiste, le furent par Patrice Grevet (Besoins populaires et financement public, Éditions sociales, Paris, 1976) et par Catherine Mills (Économie de la Protection sociale, Sirey, Paris, 1994). Les ouvrages (récents) de Bernard Friot (Éditions La Dispute) sur ce même thème rencontrent une certaine audience au sein du public communiste, mais sont, à mon avis, situés en dehors de la problématique marxiste, voire s’y opposent, sans être scientifiquement convaincants.

3 - Chapitre 10. Le chapitre 10 est le complémentaire du chapitre précédent puisqu’il porte sur l’inégalité de la propriété du capital et de son évolution historique comparée.

Ayant notamment observé « …le fait que la concentration de la propriété du capital semble repartie à la hausse en ce début du XXIème siècle, tout cela dans un contexte de hausse tendancielle du rapport capital/revenu et de croissance faible » (p.536), l’auteur veut en comprendre les raisons.

Les discutant avec prudence, sa principale conclusion est que les mécanismes naturels d’harmonisation sociale imaginés par Kuznets n’existent pas.

En effet, avant la première guerre mondiale, les inégalités patrimoniales étaient très fortes, que ce soit dans le Vieux Monde ou dans le Nouveau. C’était le monde des rentiers. Pendant les années 1914/1945, les différents pays ont été l’objet de "chocs" ayant entrainé la réduction de ces inégalités. Celle-ci fut amplifiée par la mise en place de fiscalités progressives sur le capital et les successions. « Les classes moyennes patrimoniales » sont apparues. Aujourd’hui, cependant, s’affirmerait la tendance inverse, celle de la concentration des patrimoines. Aux divers facteurs susceptibles d’expliquer cette révolution conservatrice et contredisant les espoirs de Kuznets, s’ajouterait aujourd’hui « …la globalisation financière (qui) semble engendrer un lien de plus en plus fort entre le rendement obtenu et la taille initiale du portefeuille investi » (p.598).

4 - Chapitre 11. Pour éclairer la logique cumulative qu’il estime avoir décelée pour le 21ème siècle, Piketty consacre ce chapitre à l’examen comparé de l’héritage ou de l’épargne dans la formation des patrimoines. L’essentiel de la réponse réside, selon lui, dans la comparaison entre r (le taux macroéconomique annuel de profit) et g (le taux de croissance annuel du revenu).

Si r>g, « …l’héritage, c’est-à-dire les patrimoines issus du passé, domine l’épargne » (p.600) et inversement si r<g, héritage ou mérite, telle serait la vraie question. Selon Piketty, « dans la mesure où le XXIème siècle se caractérisera par un abaissement de la croissance (démographique et économique) et un rendement du capital élevé (dans un contexte de concurrence exacerbée entre pays pour attirer les capitaux)… l’héritage retrouvera sans doute une importance voisine de celle qui était la sienne au XIXème sièclePour autant, cela n’implique pas que la structure des inégalités au XXIème siècle sera la même qu’au XIXème siècle… » (p.601). Les conditions de fonctionnement du 21ème siècle devraient néanmoins entrainer, toutes choses égales par ailleurs, la prédominance de l’héritage.

Ce phénomène s’affirmerait au niveau mondial, par exemple en Chine, mais après un certain temps. « Pour les Chinois d’âge actif, qui connaissent actuellement des taux de progression de leurs revenus de l’ordre de 5 à 10 % par an, il est bien clair que leur patrimoine, dans l’immense majorité des cas, dépend de leur épargne… le retour de l’héritage au niveau mondial est peut-être, sans doute, une perspective importante pour la seconde moitié du 21ème siècle » (p.683).

5 - Chapitre 12. Dans ce chapitre, Piketty s’interroge sur « la dynamique de l’inégalité des patrimoines au niveau mondial et les principales forces en jeu ». Il ressort de son enquête que « …depuis les années 1980, les patrimoines au niveau mondial ont progressé en moyenne un peu plus vite que les revenus… et les patrimoines les plus élevés ont progressé beaucoup plus vite que la moyenne des patrimoines » (p.692). Comme le dit le proverbe, il pleut toujours où c’est mouillé.

Exploitant des sources très peu utilisées par les économistes professionnels, telles que Forbes ou Challenges, il montre ainsi à sa manière l’une des facettes connues de la mondialisation capitaliste, à savoir que les plus riches s’y sont engagés et en profitent pour devenir plus riches encore. Comme l’écrit gentiment Piketty, selon la technique mentale des "deux aspects" qui lui est chère, « toute fortune est à la fois en partie justifiée et potentiellement excessive » (p.709).

Une partie importante de ce chapitre a trait aux changements que l’on peut anticiper dans la répartition mondiale des patrimoines (graphique 12.5, p.739). Ces perspectives sont évidemment fonction d’hypothèses qui peuvent se révéler fausses. Mais pour Piketty (son scénario central), les pays asiatiques, par exemple, « devraient détenir la moitié du capital mondial au XXIème siècle » (commentaire du graphique 12.5, p.739). C’est une autre façon de percevoir la perte de la suprématie européenne et américaine dans le monde.

Tels sont les points qui m’ont semblé, à la lecture de cette troisième partie, devoir être portés à l’attention de celles et de ceux qui voudraient étudier ce livre pour leur propre compte. Il contient beaucoup de faits. C’est un livre composé d’idées chiffrées et non de références bibliographiques ou d’études approfondies. Selon moi, il vaut la peine de s’y arrêter, car il est sous-tendu par une démarche comparative, historique et prospective tout-à-fait intéressante, même si sa lecture nécessite un effort soutenu d’attention, en raison de ses importantes lacunes théoriques.


Quatrième partie (189 pages) et conclusion (9 pages)

La quatrième partie du livre de Piketty est relativement courte. Elle a trait aux mesures pratiques qui pourraient être prises, selon l’auteur, pour contrer les inégalités. « En ce début de XXIème siècle, certaines inégalités patrimoniales que l’on croyait révolues semblent en passe de retrouver leurs sommets historiques… Peut-on imaginer pour le XXIème siècle un dépassement du capitalisme… ou bien doit-on simplement attendre les prochaines crises… ? » (p.731/732).

L’option retenue par Piketty est celle du « dépassement du capitalisme » (en réalité celle de son aménagement), exposé à travers les 4 points suivants :

  • 1. La construction d’un État social adapté au 21ème siècle (p.732/791),
  • 2. La mise en œuvre d’une réflexion, qu’il veut approfondie et renouvelée, sur les inventions fiscales du 20ème siècle (les impôts progressifs sur le revenu et sur les successions) en matière de lutte contre les inégalités (p.793/834),
  • 3. L’instauration d’un impôt mondial progressif sur le capital (p.835/882),
  • 4. La régulation de la dette publique (p.883/940).

I - Un État social adapté au 21ème siècle

A) - Quelques chiffres :

Voici une description du poids de la fiscalité de l’Etat social depuis deux siècles. « …Les impôts représentaient moins de 10 % du revenu national dans tous les pays au XIXème siècle et jusqu’à la Première guerre mondiale… A partir des années 1920/1930 et jusqu’aux années 1970/1980… la part des impôts dans le revenu national est multipliée par un facteur d’au moins 3 ou 4 (parfois par plus de 5 comme dans les pays Nordiques). On constate ensuite, là encore dans tous les pays, une stabilisation presque complète de la part des impôts dans le revenu national… Cette stabilisation se fait à des niveaux assez différents… à peine plus de 30 % du revenu national aux Etats-Unis, autour de 40 % au Royaume Uni, et entre 45 et 55%… en Europe continentale » (p.758/759).

Il se serait donc produit au XXème siècle, dans les pays développés, « une révolution fiscale » (p.764) ayant accompagné ce qu’il appelle « le grand bond en avant de l’État social » (p.761). Au-delà des 10 % basiques des dépenses régaliennes ordinaires (au XIXème siècle), ce "grand bond en avant" aurait permis de financer les deux blocs suivants (XXème siècle), les dépenses d’éducation et de santé (entre 10 et 15 % du revenu national selon les pays) et les dépenses de remplacement et de transfert (du même ordre de grandeur). Au total, ces chiffres montreraient le niveau actuel moyen, certes approximatif, mais néanmoins à peu près correct, de prélèvement dans les pays développés (XXIème siècle). Ces chiffres moyens doivent être ensuite modulés selon les pays considérés, allant des plus égalitaires (les pays Nordiques d’Europe) aux moins égalitaires (les États-Unis). Ces statistiques sont reprises dans le tableau 2 ci-dessous.

Tableau 2 : Aperçu des niveaux de prélèvement du revenu national dans les pays riches depuis le XIXème siècle.

Les taux de prélèvement sur le revenu national Nature des dépenses
XIXème siècle 10 % Armée, police, routes
XXème siècle (révolution fiscale) + 10 à 15 %
+ 10 à 15 %
+ Santé, éducation
+ Remplacement, transfert
XXIème siècle (tendance à la stabilisation) 30 à 40 % Total (XIXème + XXème siècle) + paiement de la dette
A moduler selon les pays

Source Piketty, chapitre 13. Les revenus de remplacement désignent les retraites, les allocations, etc., qui remplacent les salaires.

B) - Quel État social pour l’avenir ?

En conformité avec son idéologie personnelle, Piketty prend d’abord ses distances avec "es extrêmes" tout en les saluant l’un et l’autre. « …Les deux points de vue, anti marché et anti État, ont chacun leur part de vérité » (p.756). Il penche cependant du côté de l’État plus que de celui du marché, car « …le capitalisme financier (est) devenu fou » (p.756). Il faut donc « …inventer de nouveaux outils… et rénover et moderniser profondément et en permanence les systèmes de prélèvements et de dépenses » (p.756).

D’après lui, il est très peu vraisemblable que le niveau des dépenses publiques d’éducation et de santé puissent baisser, car, écrit-il, « elles constituent un immense progrès historique » (p. 769). Il n’y aura « pas de retour en arrière » (p.770). Mais il n’y aura pas non plus, de marche en avant. La progression de l’impôt ne serait « ni réaliste ni souhaitable » (p.771). Il souligne, selon moi à juste titre, la contradiction dans les mentalités entre le désir de la consommation individuelle et le besoin de la consommation collective (p.771).

Au total, il suggère qu’il faudra faire des choix, améliorer l’organisation et le fonctionnement du secteur public, procéder à sa consolidation, à son organisation, à sa modernisation. « De nouvelles formes d’organisation et de propriété sont à inventer » (p.773).

C) - Une remarque critique

Je ne vais pas développer ici la critique systématique du contenu de cette partie relative à l’État social. Cela alourdirait mon compte rendu sans apporter beaucoup d’informations. Car ce contenu est très proche, selon moi, du discours idéologique ordinaire. En outre, un examen approfondi de l’État social du 21ème siècle serait une étude en soi. Je ne vais donc pas reprocher à Piketty de s’être satisfait de généralités rapidement formulées. Je souhaite, cependant, énoncer brièvement une remarque critique sur ce chapitre.

Cette remarque vise à souligner les conséquences théoriques de l’absence de toute prise en compte sérieuse des crises du capitalisme autrement que comme des "chocs". Car prendre en compte les crises comme processus contradictoires internes, pourrait conduire l’auteur à entrer dans la compréhension des rapports sociaux qui les engendrent, dans la compréhension des contradictions qu’ils véhiculent. Le réformisme intrinsèque de la pensée pikettienne l’empêche d’aller au-delà des "chocs", une belle invention théorique, entre parenthèses, pour éviter de parler des contradictions.

C’est ainsi, par exemple, que la théorie du capitalisme monopoliste d’État est étrangère à Piketty, comme elle l’est aux radicaux américains dont il est proche. Ces derniers ont fait écho aux théories régulationnistes de Robert Boyer, plus sensible à l’expérience américaine (une expérience reposant sur un État social très faible) et au keynésianisme standard en tant que théorie de la dépense. La raison en est, à mon avis, que la théorie régulationniste de Boyer avait trait au marché des marchandises capitalistes ainsi qu’au marché de la force de travail, mais qu’elle n’analysait pas en profondeur le système productif du Capital.

L’État social du 20ème siècle n’est donc pas, pour Piketty, l’essai inconscient et aveugle que façonnèrent les luttes populaires, de réorganiser la production capitaliste, le capital public et son mode de rentabilisation, les consommations individuelles et collectives, en réponse à la crise du capitalisme en tant que mode de production. Il est principalement perçu comme une action sur les flux, de nature quasiment caritative. Ce serait une action de droits et de justice sociale, plus qu’une action sur les stocks, le capital, la production, les rapports de production entre les agents économiques.

Il s’en suit que la responsabilité de la grande bourgeoisie mondialisée dans l’apparition de la crise économique actuelle et dans le prolongement de cette crise économique comme crise de l’État social est largement évacuée du champ théorique. Les préconisations de Piketty se limitent à prendre de l’argent aux riches. Soit. Mais le problème principal à résoudre aujourd’hui n’est pas seulement, et de loin, celui de piquer une part des fortunes existantes. C’est celui de produire autrement, selon d’autres méthodes et d’autres finalités, que ne le font les possesseurs de ces fortunes et que ne le défendent leurs représentants politiques. L’impôt est, par définition, conservateur du système. Faire la révolution suppose d’aller au-delà de l’impôt.

Le fait, pour Piketty, d’évacuer les théories des crises de son champ conceptuel ne l’aide pas à comprendre que l’État social n’est pas seulement en difficulté, mais qu’il est en crise dans un ensemble donné de rapports sociaux ayant atteint un degré élevé de complexité et de maturité. Contrairement aux perspectives optimistes que développe cet auteur, je crois que l’État social du 20ème siècle est, toutes choses égales par ailleurs, en passe de crever si les classes populaires concernées ne font rien.

A lire Piketty, on pourrait croire que l’État social en soi est désormais stabilisé. Il serait devenu un fait de nature. Cette appréciation parait très optimiste. Curieusement, je crois qu’elle est contredite par les résultats mêmes que Piketty met en avant dans son ouvrage, à savoir la reconquête de la société faite, depuis la fin du 20ème siècle, par le capital privé.

L’État social, qui est né dans la lutte contre le capital, privé dans son essence, ne survivra que dans le cadre renouvelé de cette lutte. Car aujourd’hui, les capitalistes font tout ce qu’ils peuvent, d’une part pour en réduire la portée dans ce qu’il avait de favorable aux classes populaires et d’autre part pour en réorienter la finalité à leur avantage. La constance statistique des flux caractéristiques de l’intervention étatique ne signifie pas que la dimension sociale de l’État social demeure inchangée. Dans le contexte de la mondialisation capitaliste, absolument rien ne garantit la permanence de ce qu’on appelle "le modèle social européen".

Or l’État social n’a pas seulement une dimension sociale, destinée à satisfaire des droits et à favoriser la justice. Il a une dimension productive stricto sensu. Si par malheur l’État social était mis à mort, ce n’est pas seulement la justice sociale (la redistribution) qui serait bafouée. C’est le mode de production des richesses (la production des richesses et la capacité de les redistribuer) qui serait atteint.

Lutter pour la défense de l’État social et pour sa restructuration nécessaire revient à lutter aujourd’hui pour un nouveau mode de production, sur le fondement politique d’un enracinement national. Je ne développe pas davantage ce tout dernier point, même si mon propos me classe immédiatement, dans l’opinion de certains, dans la catégorie des nationalistes, ce que je ne suis pas. Je sais combien est forte aujourd’hui l’idéologie de la bourgeoisie mondialisée, surtout quand elle est relayée, au sein du Parti communiste français, par une fraction de la "petite bourgeoisie salariale" radicalisée [1].

Piketty ne manque d’ailleurs pas d’indiquer, en passant, qu’il partage l’idéologie mondialiste. Selon lui, « l’impôt sur le capital permettrait de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts privés, tout en préservant l’ouverture économique et les forces de la concurrence. Il n’en va pas de même des différentes formes de repli national ou identitaire qui risquent fort de servir de pis aller à cette institution idéale » (p.752).

II - Une réflexion sur les nouvelles formes de l’impôt, national et mondial

Observant que les inégalités sont croissantes dans le monde, et en premier lieu dans les pays développés, Piketty estime que l’impôt progressif sur le capital est peut-être le meilleur moyen de les réduire, même si ce n’est pas le seul moyen (p.816).

Cette forme d’impôt, associée à des taux significatifs, combattrait, selon lui, les penchants inégalitaires des intérêts privés, sans modifier l’essence capitaliste du système. Il le dit plusieurs fois très clairement, comme par exemple « L’impôt progressif constitue toujours une méthode relativement libérale pour réduire les inégalités, dans le sens où cette institution respecte la libre concurrence et la propriété privée, tout en modifiant les incitations privées… L’impôt progressif exprime… un compromis idéal entre justice sociale et libertés individuelles » (p.816). L’auteur présente également l’idée que, dans le contexte actuel de crise économique et d’extension des inégalités, la mise en œuvre d’impôts progressifs réels sur le capital, en développant « la transparence démocratique et financière » (p.840) relative aux patrimoines, soutiendrait politiquement le capitalisme tout en contribuant à le réguler économiquement.

Adepte de la mondialisation capitaliste, il préconise donc la mise en place d’un impôt progressif mondial (et pour commencer européen) sur le capital. Même s’il présente cet impôt avec prudence [ce serait une utopie (p.836)], il n’en demeure pas moins que Piketty fait partie de celles et de ceux qui, comme Pascal Lamy, estiment que l’on peut maitriser la mondialisation capitaliste [2].

Je ne vais pas en dire plus sur ces 3 derniers chapitres de son livre. J’aurais envie d’ajouter quelques remarques, par exemple sur ce que Piketty dit de Marx et de l’Union soviétique, aux pages 866/867, ou encore ce qu’il écrit, peut-être avec une admiration rentrée, sur le contrôle des capitaux en Chine (p.874 et sq.). Pour faire court, je dirai simplement que l’idée maitresse en est que l’impôt, plus particulièrement l’impôt progressif sur le capital, tant au plan national que mondial, devrait être la grande innovation fiscale du 21ème siècle, après cette innovation majeure du 20ème siècle qu’aurait été l’impôt progressif sur le revenu.

— — —

Conclusions de mes trois articles

Il me faut maintenant conclure les trois textes que j’ai rédigés en lisant ce dernier ouvrage de Piketty. Que retire-t-on de la lecture de ce gros livre, dont on parle beaucoup ? [3] Ma réponse à cette question est la suivante.

C’est un livre très imparfait. Il faut le dire à Piketty, qui est un chercheur et qui a le droit de connaitre l’opinion de ses pairs, exprimée avec clarté quoique sans agressivité et adjectifs superflus, mais aussi et au-delà, de celles et de ceux qui lisent son livre.

Cependant, bien que ce livre soit imparfait (de mon point de vue), il doit être considéré avec attention. Son auteur doit être pris au sérieux. Le résultat de son travail, sans même évoquer la clarté de son écriture, me semble efficace et méritoire sur au moins 3 plans.

- 1) Il fourmille d’informations très diverses, historiques et comparatives, d’ambition mondiale, aussi bien chiffrées que non chiffrées. C’est à chacune et à chacun de faire son marché, si je puis dire.

- 2) C’est un ouvrage réformiste, au sens de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie confondues. Son approche de la société et de ses conflits est parfois naïve. Sa connaissance de Marx est légère. Ses propositions de lutte contre ce qu’il estime être le mal social principal sont, selon moi, illusoires et déplacées. Cela dit, je ne fais pas à Piketty le reproche de partager ces inclinations. Ce serait vain. Son mérite est de fournir à notre curiosité une manifestation du réformisme contemporain, en quête d’une nouvelle idéologie.

- 3) Enfin c’est un ouvrage qui, en creux, souligne certains des problèmes que, peut-être, les communistes et les marxistes devraient étudier davantage s’ils ne le font déjà. L’un d’eux est le partage entre public et privé. Ce partage sera, à mon avis, le grand problème à résoudre, la grande lutte du 21ème siècle.

Après la phase du Capitalisme monopoliste d’État, la bourgeoisie mondialisée a repris la main et s’est enfuie dans la mondialisation capitaliste. Cela lui a profité et, comme le montre Piketty, le capital privé se prépare, dans le monde entier et toutes choses égales par ailleurs, à être encore plus puissant et plus inégalitaire qu’il ne le fut au 19ème siècle.

L’enjeu économique, politique et social auquel sont confrontées les forces populaires est donc celui de la reconquête du capital public et de l’intervention de l’État. C’est aussi celui de la restructuration profonde de ce territoire reconquis. Les intérêts privés continueront-ils de dominer les nations et leurs rapports ? Continueront-ils de dominer les classes ouvrières et les classes populaires ? Ou devront-ils rentrer dans le rang, impuissants désormais à dicter leurs lois et la loi ?

Les préconisations de Piketty me paraissent bien insuffisantes pour répondre à ces questions tout en contrariant la volonté des capitalistes. Si tel est bien le cas, il revient notamment aux communistes d’en élaborer une réponse convenable et de contribuer à sa mise en œuvre.

Jean-Claude Delaunay
11 Septembre 2014

Article 1 : « Le Capital au XXIème siècle », ouvrage de Thomas Piketty, commenté par Jean-Claude Delaunay (1)

Article 2 : « Le Capital au XXIème siècle », ouvrage de Thomas Piketty, commenté par Jean-Claude Delaunay (2)

[1J’appelle "petite bourgeoisie salariale" celles et ceux qui disposent d’un capital culturel mais ne sont généralement pas en situation ou en mesure de le mettre en valeur. Ils (elles) fonctionnent donc comme salariés, souvent d’encadrement et de haut niveau, ou comme quasi salariés (indépendants). Quand ils sont salariés d’une entreprise privée, ils (elles) sont alors en contradiction directe tant avec la bourgeoisie proprement dite qu’avec les employés et ouvriers de la production capitaliste. Leur situation salariale relève de ce que le syndicaliste René Le Guen appelait, à propos des cadres, "la double nature du travail". Elle relève aussi, à mon avis, des analyses de Pierre Bourdieu sur le capital culturel ou de celles de certains "marxistes analytiques américains" (analyse en termes d’actifs). Des sociologues, tels que Jean Lojkine, considèrent que la notion de classe moyenne est impropre. Ce dernier, par exemple, estime que se forme aujourd’hui une nouvelle classe, "une classe informationnelle", car la matière première sur laquelle travailleraient ses membres serait l’information. Ce genre de débat théorique d’une part doit être mené, mais d’autre part ne se tranche pas en 3 coups de cuillère à pot. Et puis, l’essai d’observer, d’étudier, de théoriser, d’expérimenter scientifiquement et calmement la nouveauté ne saurait faire oublier l’existence de l’ancien. A supposer que se forme une petite bourgeoisie salariale, ou une classe informationnelle, ou tout ce qu’on veut, la classe ouvrière continue d’exister. Or c’est elle qui est au cœur du processus d’exploitation capitaliste puisqu’elle fait la production marchande capitaliste, c’est-à-dire les marchandises (biens et services) capitalistes.

[2En 1999, Pascal Lamy développa, devant la Commission européenne, la notion de "mondialisation maitrisée", alors qu’il planchait pour devenir à son tour commissaire européen (cf. mon texte paru sur le site "Faire Vivre et Renforcer le PCF", Lutter contre la mondialisation, c’est être aussi réactionnaire que les luddites, dit Pascal Lamy (30 Septembre 2013).

[3Au terme de l’article qu’il a publié sur l’ouvrage de Piketty, dans Économie et Politique, revue marxiste d’économie ("Thomas Piketty et le Capital au XXIème siècle, Critique sociale superficielle, conservatisme et charlatanisme statistique", numéro 720/721, juillet/aout 2014, p.42/46), Frédéric Boccara fournit une bibliographie composée de commentaires parus sur cet ouvrage en France depuis 2013. Cette liste n’est pas exhaustive. J’y ajoute, par exemple, l’article de Christian Chavagneux, paru dans Alternatives économiques, juillet 2014, et dont certains fragments sont repris dans Le Réveil des combattants, numéro 805, juillet/aout 2014, p.8/9. Le Réveil des combattants est le journal de l’ARAC.

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