Le 5 octobre 1971, le président Richard Nixon lança à son secrétaire d’Etat, Henry Kissinger : « j’ai décidé de virer Allende, ce fils de pute ». Admirez l’élégance du langage. Nixon poursuit : « nous ne devons pas laisser l’Amérique latine penser qu’elle peut emprunter un autre chemin sans en subir les conséquences ». Et d’ajouter : « faites-moi hurler l’économie » (chilienne).
La guerre économique contre le régime d’Unité populaire fut impitoyable. Ces propos ont fait depuis mille fois le tour du monde, mais « l’oubli » des crimes et méfaits de l’impérialisme reste une maladie répandue.
Aujourd’hui, les États-Unis voudraient que Cuba, la source, l’inspiratrice, et ceux qui suivent son exemple, comme le Venezuela bolivarien, subissent le même sort que le Chili de Salvador Allende. Il s’agit de contextualiser, situer, étudier, l’affrontement de classe et ses acteurs. Les médias dominants voudraient nous empêcher de soulever la chape du mensonge, de la manipulation.
Je reste solidaire du chavisme, parce que depuis la « Baie des cochons » (1961), le renversement de Jacobo Arbenz (1954), le septembre chilien (1973), ceux qui campent sur le trottoir d’en face n’ont pas changé ; ils ont martyrisé le Chili, le Nicaragua, le Salvador, le Guatemala, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, le Honduras.
Chavez s’en va
Le 5 mars 2013, après avoir mené une bataille difficile contre la maladie, le président Hugo Chavez décède. Cette mort, inconcevable, traumatise un peuple et un continent. « Uh, ah, Chavez no se va ! ». Chavez ne pouvait pas s’en aller. Force et fragilité du processus révolutionnaire.
Les classes dominantes, instrumentalisées par Washington, décident d’empêcher à tout prix son successeur, Nicolas Maduro, de gouverner... Que les pauvres restent à leur place ! Bien qu’élu démocratiquement, donc légitime, Nicolas Maduro incarne le continuisme chaviste et « n’est que » prolétaire, donc incompétent !
Les putschistes ressortent les vieux clichés : « plus jamais un nouveau Cuba », la « dictature » s’installe. L’histoire bégaie. Comme le démontre le chercheur Romain Migus, dans ses productions récentes, « la guerre a déjà commencé ». Donald Trump doit crier quotidiennement à son Pompeo de Secrétaire d’Etat : « Fais-moi hurler l’économie vénézuélienne ! ». Donald Trump l’a dit et répété : « Toutes les options sont sur la table », y compris l’option militaire.
D.Trump mène une guerre multiforme, aux multiples fronts, simultanés : mesures coercitives unilatérales (sanctions, embargo commercial), illégales selon le droit international, menaces, sabotages industriels, attentats, pénuries organisées, attaques contre la monnaie (le "bolivar"), strangulation de l’économie, commandos terroristes, provocations aux frontières.
Venezuela, La réalité du terrain.
La conjugaison de toutes les formes d’agressions, censée étouffer de l’intérieur le Venezuela chaviste, provoque des tentatives de coup d’État militaire.
Chavez, le 4 février 1992, s’érigeait, lors de son « golpe » bolivarien et raté, en « voix du peuple ». Chacun a alors encore en mémoire le « caracazo » ; le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez, confronté à des émeutes populaires contre la politique du FMI, appelée « ajustements structurels », fit tirer dans le tas. Bilan : des centaines, pour certains analystes, des milliers de morts parmi les plus pauvres, le peuple des « ranchitos » (quartiers déshérités), fin février 1989. « L’opposition » (de l’ex-social démocratie à l’ultra-droite), depuis 2014 et sans discontinuer depuis, hégémonisée par l’extrême droite, mène une stratégie séditieuse.
Pourquoi remettre en cause aujourd’hui l’élection incontestable du président Maduro lors d’une présidentielle boycottée par une partie d’une opposition très divisée ? Chavez, lui, gouverna en se réclamant d’abord de la « troisième voie » blairiste, mais les conditions et formes de la lutte des classes ainsi que l’ingérence impérialiste (aujourd’hui frontale), l’influence de Cuba, amenèrent le leader, né parmi les pauvres, à se politiser rapidement, vers l’émancipation sociale et nationale : « le socialisme du 21e siècle », « la révolution », une sémantique plutôt reléguée en « occident ». A Paris, on appelle « populisme » tout mouvement qui échappe aux moules européens. Chavez devient une sorte d’éclaireur, un leader multiple, un formidable levain. Un Chavez-peuple, quasi christique. Je me souviens de ce 4 octobre où sous des trombes d’eau, il prononçait ce qui fut son dernier discours public, chantant, dansant avec « son » peuple.
Cette même opposition « démocratique », a tenté plusieurs coups d’État, dont celui du 11 avril 2002. Chavez fut séquestré par des factieux qui élirent aussitôt comme président le leader du MEDEF local : Fedecámaras.
Une guerre non déclarée qui veut faire souffrir le peuple pour renverser le régime.
Libéré par le peuple, lors du coup d’Etat, Chavez accélère... la révolution chaviste se radicalise. Des millions d’exclus deviennent enfin « visibles », la santé et l’éducation, désormais gratuites, progressent comme jamais, la réforme agraire avance, les travailleurs, les paysans, le peuple des « ranchitos » s’auto-organisent. Voilà ce qui insupporte Washington, que Chavez n’hésite pas à envoyer bouler. Sa dernière apparition publique, à la télévision, fut un ultime appel à créer partout des « communes socialistes ». Comment donc nier le rôle historique de Chavez, de Castro, dans les révolutions cubaine et vénézuélienne ? « Populistes » s’égosille la bien-pensance. Les populistes sont ceux qui renient leurs promesses, qui s’érigent en monarques jupitériens tout puissants, reléguant le peuple. Rarement un homme politique aura été aussi attaqué, insulté, opine Ignacio Ramonet.
Les faits, opiniâtres faits
Aux opinions, politiciennes et biaisées, il faut systématiquement opposer les faits. Toutes discussions ou débats sur le pays caribéen doit nécessairement passer par une analyse des mesures de rétorsion contre l’économie du Venezuela.
Après, seulement après, on peut parler de l’effectivité ou pas des politiques du gouvernement de Nicolas Maduro, des options économiques, ou des conséquences sociales de la situation actuelle. Cette opinion, partagée par R. Migus et M. Lemoine, porte en elle la seule approche honnête.
Je reprends la chronologie des sanctions économiques contre le Venezuela établie depuis 2014 par Romain Migus, spécialiste du Venezuela, et longuement enrichie depuis.
22 janvier 2010 : L’Institut d’études géologiques des États-Unis annonce que la bande pétrolifère de l’Orénoque peut compter sur 513 milliards de barils de pétrole, soit le double des estimations les plus sérieuses. Le Venezuela est le pays au monde qui a le plus de réserves de pétrole. Tiens, tiens...
Alors, partons de quelques idées toutes simples :
Qui impose le blocus ? A qui ? Pourquoi ? Les États-Unis et leurs fans clubs tentent de faire croire qu’il ne s’agit que de sanctions « ciblées ». Or, c’est tout le peuple qui se trouve visé.
Pourquoi affamer tout un peuple ? Depuis 1998, le Venezuela s’est écarté du droit chemin libéral. Il doit être puni.
14 avril 2013, Maduro est réélu président de la République. L’opposition « prend la rue ». Résultat : 42 morts. La tentative putschiste échoue et une nouvelle stratégie est mise en place.
En décembre 2014, le Congrès des États-Unis approuve loi 113-278, « loi publique de défense des Droits de l’Homme et de la Société civile au Venezuela ». La loi permet de prendre des mesures unilatérales coercitives contre le Venezuela. Washington conseille de travailler dans ce sens avec l’OEA et l’Union européenne.
Janvier 2015, l’agence étasunienne d’évaluation des « risques pays » baisse la note du Venezuela, afin de compromettre la réputation financière de ce pays... Tout cela restreint l’accès aux financements internationaux.
Mars 2015 : Rebelote ! 3 agences de notation lancent des alertes sur un prétendu défaut de paiement du Venezuela.
Le 8 mars 2015, Barak Obama signe l’ordre exécutif 13692. Il déclare : le Venezuela « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis ».
En juin 2015, la Coface entité financière française qualifie le « risque pays » du Venezuela comme le plus élevé d’Amérique latine. Le but : y tarir les sources d’investissements.
Le 28 octobre 2015, le général John Kelly commandant de l’United States Southern Command déclare que les États-Unis interviendront au Venezuela en cas de crise humanitaire.
Avril 2016 : Le blocus financier, la strangulation, commence.
Avril 2016 : Rapport du FMI sur la « catastrophe économique » du Venezuela. Il légitime les actions de guerre économique menées par Fedecamaras, le patronat vénézuélien.
Mai 2016 : L’Assemblée Nationale (l’opposition y est majoritaire) vote une loi qui annule tous les contrats pétroliers, les investissements internationaux et l’émission de dette. Elle prétend assécher toute injection d’argent frais dans l’économie du pays.
En juillet 2016, la banque étasunienne Citibank interdit à son réseau d’intermédiaires bancaires du Wolsberg Group (qui regroupe Banco Santander, Crédit suisse, etc.) de traiter avec le régime.
En août 2016 : La fermeture unilatérale des comptes d’administration oblige le Venezuela à opérer à partir d’autres monnaies alors que la plupart des devises résultant de la vente du pétrole sont en dollars. Les pertes dues aux nouveaux coûts de transaction, de change, etc., s’avèrent très lourds. Deutsche Bank, Goldman Schahs et JP Morgan Chase ne peuvent plus opérer des transactions avec les institutions vénézuéliennes, dont la Banque centrale du Venezuela.
En mai 2017, Julio Borges, président de l’Assemblée Nationale, se réunit avec le conseiller à la Sécurité nationale de la Maison blanche, le général H.R. Mac Master, pour coordonner les sanctions financières et économiques.
24 août 2017 : Le président Trump signe l’ordre exécutif 13808 intitulé « Imposition de sanctions additionnelles à propos de la situation au Venezuela ». Ce décret interdit toute une série de transactions avec l’État vénézuélien et notamment avec PDVSA et toutes les entités détenues par l’État vénézuélien. Une liste de restrictions des opérations financières est établie.
Le décret 13808 vise à systématiser les attaques contre les entreprises publiques et les opérations commerciales et financières de l’État vénézuélien afin de déstructurer le pays, et de précipiter l’effondrement.
L’ancien ambassadeur des États-Unis au Venezuela et en Colombie, William Bownfield, déclare : « la meilleure résolution est de précipiter l’effondrement du gouvernement vénézuélien même si cela implique des mois et des années de souffrance pour les Vénézuéliens ».
13.11.2017 : L’Union Européenne interdit la vente de matériel de défense ou de sécurité intérieure au Venezuela.
15.11.2017 : La Deutsche Bank, principal intermédiaire de la Banque centrale du Venezuela, ferme définitivement ses comptes, mettant en danger toute les opérations bancaires.
Décembre 2017 : Le Ministère des Transports a constaté que 471.000 pneus, achetés à l’étranger, n’ont pu être expédiés en raison du blocus financier.
29.01.2018 : Le Département du trésor des Etats-Unis affirme : « la campagne de pressions contre le Venezuela porte ses fruits (...) nous pouvons assister (...) à un effondrement économique total », « notre stratégie fonctionne et nous la maintiendrons ».
02.03.2018 : Les États-Unis renouvellent pour un an les décrets 13692 (Obama) et 13808 (Trump). Ils mettent en œuvre des mesures coercitives pour attaquer la stabilité financière du Venezuela.
19.03.2018 : le président Trump signe l’ordre exécutif 13827 qui interdit à tout citoyen ou institution d’effectuer des transactions financières avec la monnaie nouvelle, le « pétro ». Le décret exécutif du 25 août 2017 promeut l’asphyxie financière de Caracas.
Mai 2018 : 9 millions de dollars de l’État vénézuélien sont « gelés » ; ils étaient destinés à des patients subissant des dialyses (20.000 affectés).
25.06.2018 : Le Conseil européen adopte la décision 2018/901 sanctionnant des membres de l’administration vénézuélienne.
01.11.2018 : le président Trump signe un nouveau décret autorisant le Département du trésor à confisquer des propriétés à des opérateurs du secteur aurifère. Il s’agit d’empêcher la récupération, par l’Etat vénézuélien, du Bassin minier de l’Orénoque, 4e réserve d’or au monde.
28.01.2019 : Les États-Unis décident un gel des actifs de PDVSA pour un montant de 7 milliards de dollars. L’usurpateur Guaido annonce le gel de tous les actifs de son pays à l’étranger. La compagnie d’aviation espagnole Iberia refuse d’acheminer au Venezuela 200.000 boîtes de médicaments destinés à soigner des maladies chroniques.
Le 23.03.2019 : Washington propose des nouvelles sanctions. Le conseiller trumpiste à la sécurité, John Bolton, déclare : « ce que nous faisons, c’est comme Dark Vador dans "La Guerre des étoiles", qui étrangle quelqu’un. C’est exactement ce que nous sommes en train de faire ».
« Bien réelle, la corruption, endémique, participe de l’anarchie dans la distribution des biens essentiels et du pillage de l’Etat. Encore convient-il de ne pas en faire l’alpha et l’oméga de la crise imputée par définition à feu Chavez ou au président Maduro ». (Lemoine Maurice, Venezuela. Chronique d’une déstabilisation, éd. Le Temps des cerises, Montreuil, 2019, p. 340). Cette opinion de Maurice Lemoine, longtemps journaliste au Monde Diplomatique, qui travaille depuis 1973 sur l’Amérique latine, montre que l’on peut être solidaire et rigoureux. Maurice Lemoine allie le travail de terrain et l’analyse en toute lucidité dans ses articles et reportages. Ces derniers s’inscrivent le plus souvent contre les productions dominantes sur le Venezuela. Est-il mieux informé que ses collègues ? Je ne le crois pas. Il pratique simplement l’étude des faits, sur place, et confronte les points de vue. Avec rigueur, honnêteté.
Trump : l’obsession vénézuélienne
22 mai 2018 : Trump signe un nouveau décret président qui renforce l’embargo , au mépris du droit international ; il reconnaît Guaido comme seul président « légitime ». En fait, une marionnette nommée par Trump, au mépris du droit international, (Guaido « s’autoproclame » « président » le 23 janvier 2019). Depuis, dans une situation toujours explosive, le président Maduro continue à plaider pour la négociation. Est-elle possible ?
« Le degré d’hostilité a désormais atteint un niveau qui semble exclure toute véritable conciliation » (Lemoine Maurice, op. cit., p. 371).
La bataille principale reste la construction du « pouvoir populaire », l’accélération du projet socialiste (50.000 conseils communaux et 3.000 communes).
L’objectif affiché à la mort de Chavez insiste sur la Réforme Agraire (distribuer deux millions d’hectares de terre à 500.000 paysans).
Les « chiens de garde » visent à gagner la bataille de l’opinion, fût-ce au prix du mensonge. Les donneurs de leçons sous-estiment tout ce contexte.
Les faits, rien que les faits.
Jean Ortiz, 13 juin 2019.