Le marxisme-léninisme face au jauressisme

, par  Pierre Martin , popularité : 1%

Ce texte paru dans les cahiers du bolchévisme en 1926, nous semble suffisamment explicite sur ce que pensait le courant communiste du début du 20ème siècle, de Jaurès et du jauressisme, pour mériter d’être proposé à la lecture des visiteurs de notre site (Débat communiste ouvrier).

L’analyse défendue est déjà marquée d’une certaine déviation stalinienne, notamment sur les forces productives et la toute puissance de l’économie. L’auteur ne reconnait d’autres facteurs que l’économie dans la crise générale du capitalisme, il conteste à Jaurès le rôle joué par l’idéologie (la culture, la superstructure), ce qui est très mécaniste. De même en est-il du vieux débat sur le paupérisme, que Jaurès lie à la vision de Marx comme cause unilatérale de sa vision du socialisme par la crise et l’appauvrissement, ce qui ferait du marxisme une sous-catégorie du socialisme chrétien. L’auteur russe lui répond que le paupérisme existe et que le socialisme marxiste n’est pas le résultat d’une crise économique, mais celui d’une crise politique qu’une avant-garde doit prendre en charge.

Ce qui nous intéresse, ici surtout, c’est le constat identique au nôtre, pour l’essentiel, auquel Kounitski parvient dans son analyse des idées de Jaurès, ainsi que son rôle dans l’histoire. Autrement dit, il fournit une trame d’analyse permanente d’un point de vue communiste, quant à la place et aux valeurs du personnage.

Mais comme plus aucune transmission des débats déjà assurés n’est effectuée au sein du PCF, on peut aujourd’hui nous proposer de "découvrir" un penseur socialiste qui était en fait parfaitement connu... et développer toute une stratégie réformiste, basée sur un révisionnisme des thèses léninistes, quand ce n’est pas leur abandon pur et simple.

Kounitski nous présente un Jaurès double, un mixte situé entre Bernstein et Kautsky, ce qui rendrait sa caractérisation difficile. Pour ce camarade soviétique, Jaurès est un centriste à forte tendance droitière, pour nous c’est clairement un droitier, même si sa pensée n’est pas claire entre réformisme et révolution, qu’il mélange allègrement dans une grande confusion les deux points de vue, comme le souligne l’auteur. Ce qui lie encore Jaurès à un processus révolutionnaire, c’est son attachement à la Révolution française, et elle surdétermine sa vision du socialisme comme : démocratisme électoraliste, pacifisme, réformisme, légalisme et droit de l’hommisme. Autant de thèmes, que Kounitski reconnait lui-même comme situés au cœur de son réformisme. Mais si l’évolutionnisme social-démocrate de Jaurès s’impose dans sa vision de l’Histoire, c’est qu’au fond ce grand leader socialiste pense que la révolution a déjà eu lieu et qu’il s’agit de mettre en adéquation ses principes et la réalité du moment. La lutte des "classes" est une lutte de "rattrapage" entre une révolution politique qui est parvenue au maximum de la libération humaine avec la mise en place des droits de l’homme et du citoyen, et une réalité économique et sociale qui est en retard dans la mise en exercice de ses valeurs.

1830 et 1848 sont in fine pour Jaurès, des soubresauts de 1789, pour affirmer la révolution française et faire disparaître les restes du monarchisme. 1871, est d’abord et essentiellement une révolte de gueux contre un état de misère que la mise en place du capitalisme produit dans sa non-reconnaissance du statut de salarié. le socialisme de Jaurès, Kounitski a parfaitement raison de ce point de vue, est essentiellement un socialisme éthique et moral, une révolte contre l’injustice proche de Sand, Hugo ou Zola. Son socialisme n’a rien à voir avec le marxisme.

Ce qui nous paraît manquer dans ce texte est par contre déterminant dans les enjeux tournant autour de la question de la dictature des systèmes de classes. L’auteur ne met pas en avant suffisamment explicitement, le fait que l’analyse de Marx et plus encore celle de Lénine, remet fondamentalement en cause les concepts issus de la révolution bourgeoise et affirme que c’est en eux, qu’il faut désormais chercher la mise en œuvre d’une hégémonie de l’idéologie bourgeoise, sa dictature.

C’est à travers les concepts de : République, Laïcité, Démocratie électorale, Alternance (Gauche et Droite), "Liberté-Egalité-Fraternité" etc... que la bourgeoisie impose son hégémonie (i.e. : sa dictature). Ce que le courant socialiste français, toutes tendances confondues, à le plus grand mal à percevoir et admettre. Pour le socialisme français, la révolution française est aussi une révolution "prolétarienne" dans la mesure où à travers la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, elle reconnait et assure un statut au salarié comme sujet de droit et qu’elle reconnait à ce dernier le droit de s’agréger pour faire valoir ses droits "collectifs".

Nous avons analysé dans d’autres articles sur ce site, cette spécificité de la contradiction idéologique française, qui empêche ses tendances socialistes de s’affranchir des restes de la révolution française, pour passer à un franc point de vue prolétarien puis ouvrier. D’où le fait que le "socialisme français" connaisse une crise permanente, tiraillé entre tendance de droite (droit de l’hommiste) et tendance de gauche (collectiviste), d’où l’importance fondamentale du statut du droit dans l’idéologie bourgeoise et le maximum de démocratisme socialisant qu’il puisse atteindre dans la réalité agrégative qu’il concède à travers le statut de "sujet" de droit public. La personnalité "publique" est fondée dans ce type de droit pour autant qu’elle s’assume comme une sous catégorie du droit privé et du droit naturel, comme une agrégation d’intérêts privés que celui-ci ne peut complètement satisfaire. Le sujet collectif est un non-concept pour le socialisme français, il n’est de fait dans ce type de représentation contradictoire que l’autre nom du sujet public. Le fait que le PCF n’ait jamais cherché à construire et travailler les valeurs de la classe ouvrière (autrement qu’a travers une représentation humaniste qui ne spécifie ni n’approfondit rien : solidarité, fraternité etc. etc.) a produit depuis un siècle une crise permanente du socialisme en même temps qu’il rendait possible de façon continue une alliance (sociaux-démocrates et communistes) pour autant qu’aucun approfondissement idéologique vienne la remettre en cause.

Si l’on a en tête cette contradiction centrale, on comprend mieux la difficulté d’intervention du camarade soviétique.

Il ne peut pas affronter directement dans la revue théorique du PCF, l’aile droite de sa direction, mais aussi son centre, il se voit donc obligé de rendre à Jaurès un hommage alambiqué (c’est un révolutionnaire, mais c’est le pire des opportunistes !??), pour ne vexer personne, mais il aura quand même réussi à dire ce qu’il faut penser du personnage...

Pierre Martin (Gauche communiste du PCF),

Tiré du site "Débat communiste ouvrier"


Jauressisme et léninisme

Kounitski (Les cahiers du Bolchévisme, août 1926)

1. L’opportunisme de Jaurès

On ne peut nier le fait que Jaurès est une des plus grandes figures du mouvement ouvrier international de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle. Naturellement, personne ne doute que cette figure extrêmement caractéristique ait mis toutes ses forces au service des intérêts de la classe ouvrière. Jaurès fut une de ces personnes qui, pendant toute leur vie, s’adonnent à une seule pensée, à une seule idée. Le socialisme fut pour lui cette idée. Il vint au mouvement ouvrier du dehors, mais il lui donna tout le meilleur de son être : son talent oratoire extrêmement puissant, son tempérament volcanique, son grand attachement à l’idéal, ses connaissances scientifiques immenses, son magnifique esprit analytique et son honnêteté désintéressée qu’il mit au service de toutes les idées, justes ou fausses, qu’il estimait être utiles à la cause du prolétariat.

S’il avait voulu suivre la voie qu’ont suivie ses anciens collaborateurs - ces nains incapables et lamentables comparés à cet homme extraordinairement doué - il serait monté bien vite vers les sommets de la société bourgeoise. Et si l’on part de certains indices de la description de sa vie, si l’on considère le milieu social dont il est sorti, ainsi que l’éducation qu’il a reçue, alors il faut reconnaître que seulement l’idéalisme (dans le meilleur sens du mot) ainsi que la perspicacité de l’esprit ont poussé Jaurès dans la voie dans laquelle les meilleurs esprits se sont engagés au cours du dernier siècle. Nous serions pourtant indignes de la mémoire de ce grand homme, si nous n’étions pas capables d’apprécier justement et objectivement son rôle historique. Cette personnalité extrêmement brillante ne doit pas nous éblouir au point de nous empêcher de l’étudier sous tous ses aspects. Et s’il est nécessaire, pour pouvoir apprécier exactement une personnalité historique, d’avoir une perspective qui nous manque encore au sujet de Jaurès, on peut cependant affirmer que Jaurès fut un opportuniste des pieds à la tête. Ce fait n’est pas seulement oublié par de nombreux écrivains du camp réformiste ce qui est complètement compréhensible, mais également dans le camp du marxisme révolutionnaire on est enclin à l’oublier.

Il faut que nous nous mettions d’accord que l’opportunisme de Jaurès fut tout autre chose que le plat réformisme des Renaudel, Scheidemann, Macdonald et autres. Ceux-ci ne font que nager à la surface, leur opportunisme est vide de pensées, de perspectives et sans élan ; ils se vautrent dans la fange réformiste bourgeoise et sont incapables de larges horizons de l’évolution historique.

L’opportunisme de Jaurès fut, à n’en pas douter, d’un ordre supérieur. Quoique Jaurès fut opportuniste, il n’oublia quand même jamais les buts finaux. Il n’y allait pas à petits pas, mais à grands pas et c’est ce qui fait que son réformisme se transformait parfois à son contraire.

Grâce au fait qu’il fut un homme d’un élan historique magnifique, il était parfois capable d’élever son opportunisme à une hauteur tellement grande, que ce dernier perdait sa nature raffinée. Jaurès ne fut pas un opportuniste se traînant à la remorque des événements. C’était un homme qui réussissait à tout élever à une grande hauteur de principe. D’où sa double nature de révolutionnaire et d’opportuniste.

2. Les bases générales de la philosophie de Jaurès

Jaurès reçut son instruction supérieure dans la fameuse Ecole Normale et il était fatal que celle-ci laissât des traces profondes dans toute sa philosophie qui, presque jusqu’à sa mort, resta imprégnée d’un certain idéalisme particulièrement doux, de nature philosophique et esthétique. Nous ne voulons pas parler de son premier travail philosophique « De la Réalité du Monde sensible », ou l’idéalisme terre à terre du professeur bourgeois moyen se fait jour, épicé, il est vrai, par une éloquence spécifiquement esthétique. Mais également dans sa vie ultérieure, pour autant que Jaurès s’ extériorisa dans la presse et sur les tribunes publiques il resta, dans le domaine philosophique, sur le terrain de l’idéalisme. Peut-être qu’il dépassa un peu ces conceptions philosophiques reçues à l’Ecole Normale, mais, en tout cas, le matérialisme philosophique, tel que l’a formulé Marx, lui resta totalement inconnu.

Dans le meilleur des cas, Jaurès réunissait les deux. Cette tentative de concilier des conceptions diamétralement opposées, apparaît chez Jaurès, particulièrement dans l’exposé de ses conceptions sociologiques générales. Dans la fameuse discussion avec Lafargue, il disait :

« Je veux montrer que la conception matérialiste de l’histoire n’empêche pas son interprétation idéaliste...Ces deux conceptions, qui semblent s’opposer l’une à l’autre, qui semblent être exclusives l’une de l’autre, je dirai presque que, dans la conscience contemporaine, elles sont à peu près confondues et réconciliées. » (Pages choisies, p.358-360).

Ces conceptions théoriques de Jaurès furent un appendice de son opportunisme pratique. Jaurès fut également un opportuniste dans la théorie. Il ne peut s’arracher à l’idéalisme qui pèse sur lui de tout son passé, mais son instinct révolutionnaire l’attire vers le matérialisme de Marx vis-à-vis duquel et dans toute une série de questions il montrait, malgré son désaccord complet, le plus grand enthousiasme. Le résultat de cette double tendance théorique est le fameux éclectisme et l’inconstance de toute la conception philosophique de Jaurès. Il définit ainsi la philosophie idéaliste :

« C’est la conception d’après laquelle l’humanité, dès son point de départ, a pour ainsi dire, une idée obscure, un pressentiment premier de sa destinée, de son développement. Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation ; et quand elle se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de la production, mais sous l’influence obscurément, ou clairement sentie de cet idéal. En sorte que c’est l’ idée elle-même qui devient le principe du mouvement et de l’action, et que bien loin que ce soient les conceptions intellectuelles qui dérivent des faits économiques, ce sont les faits économiques qui traduisent peu à peu, qui incorporent peu à peu dans la réalité et dans l’histoire l’idéal de l’humanité. » (Pages choisies, p. 360).

Cette conception idéaliste de l’histoire, Jaurès voudrait la concilier avec la conception matérialiste. Il maintient son point de vue sur l’idée préconçue quoique cette théorie ne résiste pas un seul instant à la critique logique, ni à la critique historique. Il ne faut pas croire, selon Jaurès, que les changements des formes sociales ne s’opèrent que sous l’influence du développement des forces productives ou d’un changement des méthodes de production. Non, le processus historique accomplit son mouvement en se subordonnant également à certains facteurs intellectuels, l’idée de la justice apparaît comme moteur du progrès social.

« En résumé, j’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement des phénomènes économiques dans le cerveau, mais à condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau, par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique ».

Jaurès veut donc orner le marxisme de certaines « enseignes purement idéalistes », telles que le « sens esthétique » et la « sympathie imaginative » qui n’expliquent pourtant rien, mais qui, au contraire, ont besoin elles-mêmes d’une explication.

3. Jaurès et le marxisme révolutionnaire

Il faut constater quand même que l’attitude de Jaurès vis-à-vis du marxisme s’est transformée ultérieurement dans ce sens qu’il s’en est approché un peu, mais qu’il n’a jamais été un véritable marxiste. Parfois on trouve, en opposition avec les bases générales de sa philosophie imprégnée d’idéalisme, que dans les œuvres historiques de Jaurès, une vraie source vivifiante de marxisme commence à surgir, et ceci parce qu’il fut un homme d’un grand sens historique. Le matérialisme historique déborda en dehors du cadre étroit que Jaurès lui avait tracé.

L’attitude de Jaurès au cours de la lutte entre le réformisme et le marxisme, est très caractéristique. Il s’efforça également ici de concilier les contraires. Il voulait concilier la lutte de classe intransigeante avec le réformisme, la révolution et le système des compromis et il est naturel que, dans cette synthèse, le réformisme occupait la place principale.

Lors de la fameuse controverse entre Bernstein et Kautsky, Jaurès écrivit ce qui suit :

« Dans la controverse qui s’est élevée au sujet des principes et de la nouvelle méthode du socialisme, entre Bernstein et Kautsky, je suis, dans l’ensemble, avec Kautsky. » (Bernstein et l’Evolution de la Méthode socialiste).

Mais il fait déjà ici cette réserve, qu’il reconnaît également à Bernstein de grands mérites, en ce sens que ce dernier nous força d’examiner nos conceptions fondamentales dans une direction plus proche de la réalité et que, sous ce rapport, il a exercé également une influence bienfaisante sur Kautsky :

« J’ai donc le droit de dire que, dans une assez large mesure, Bernstein a dès maintenant agi sur l’esprit de Kautsky ; il y a dans Kautsky dès maintenant, un peu de Bernstein et lorsque j’approuve pleinement Kautsky, par là-même j’approuve partiellement Bernstein. »

Jaurès remarque avec une grande finesse qu’il y a une certaine dose de Bernstein dans Kautsky et maintenant nous comprenons clairement, à la lumière de la perspective historique, que Kautsky a cédé, en fait, une partie de sa position à Bernstein. C’est justement cette circonstance qui permit à Jaurès de déclarer qu’il est, dans l’ensemble, pour le point de vue de Kautsky. Simultanément, il déclare être prêt à reconnaître au facteur économique une importance fondamentale. Mais les effets de l’économie sont affaiblis et, parfois même, changés dans la forme par les effets d’autres facteurs sociaux.

« Les mouvements économiques passent à travers la diversité des formes juridiques, religieuses, scientifiques comme un grand vent qui ébranle une forêt aux essences multiples et variées. C’est bien le même souffle qui passe partout et qui, de son large rythme émeut les arbres, quelle que soit leur variété d’essences ; mais chacun d’eux répond avec une tonalité particulière, avec une vibration et un rythme particuliers de mouvements ; et la forêt tout entière, tout en étant ébranlée et comme conduite par ce grand souffle, réagit à son tour sur lui ; elle le disperse et en modifie quelque peu la direction. »

Quelque grandiose que soit ce tableau du point de vue artistique, il faut avouer pourtant que cette comparaison est fausse. On ne peut naturellement pas nier le fait bien connu qu’il existe un certain effet réciproque entre la construction économique d’une société et les autres formes de la vie sociale, mais il est complètement faux de supposer que des facteurs idéologiques ou juridiques soient à même de changer la construction économique de la société de la même façon que le fait la répartition des arbres d’une forêt sur la direction du vent.

Toutes les formes de la vie économique jouent finalement, par rapport à l’économie, un rôle subordonné, et cette thèse fondamentale du marxisme ne pouvait être pleinement acceptée par Jaurès, mais il en restreignit constamment la portée. Si Jaurès essaya au cours du temps de se rapprocher consciencieusement des principes généraux de la philosophie marxiste, on ne peut en dire autant de sa position à l’égard des autres aspects du marxisme. Jaurès maintenait énergiquement son point de vue négatif à la théorie de la paupérisation, en repoussant toutes les tentatives (par exemple celle de Kautsky) d’adoucir et de le représenter comme un partisan de la paupérisation relative et non absolue. Il prétendait que Marx, qui avait construit sa philosophie sur les schémas de Hegel, avait besoin de la théorie de la paupérisation absolue des masses pour démontrer comment le prolétariat, ramené au niveau d’existence le plus bas, s’élève au rôle de sauveur de toute l’humanité, que cette déduction était complètement analogue à la déduction de Hegel qui démontre la naissance du christianisme par la même antithèse : Christ abaissé au degré le plus bas, et souffrant, se transforma en sauveur mondial. Jaurès n’est pas d’accord avec cela : « Marx s’est trompé. Ce n’est pas du dénuement absolu que peut venir la libération absolue ».

Il est compréhensible que si Jaurès avait vécu la guerre, les révolutions allemande et russe, il n’aurait pas prétendu aussi catégoriquement que Marx avait tort. Nous remarquons la même ambiguïté dans l’attitude de Jaurès dans la théorie de l’effondrement de la bourgeoisie. Si on lui posait la question d’une façon générale : est-ce que le socialisme est une force révolutionnaire et sera-t-il réalisé par la révolution ? Alors il répondait affirmativement à cette question sans réfléchir. Combien de belles paroles n’a-t-il pas consacrées à cette question dans son discours prononcé en 1900 (Bernstein et la méthode socialiste) - et, soit dit en passant, cette œuvre constitue une des œuvres les plus révolutionnaires et les meilleures que Jaurès ait écrites sur cette question :

« Ils auraient beau se dire que peut-être l’ensemble de la classe paysanne n’est pas préparée, que peut-être même dans la classe ouvrière il y a encore trop de forces inertes ou inconscientes, ils seraient condamnés par la logique même du socialisme, à user, dans le sens révolutionnaire, c’est-à-dire dans le sens d’une transformation complète de la propriété, du pouvoir que l’histoire aurait remis entre leurs mains. »

Ces paroles remarquables peuvent servir d’acte d’accusation contre les lamentables socialistes actuels qui supposent qu’il est nécessaire à la réalisation du socialisme que 100% du prolétariat et de la paysannerie se prononcent unanimement en faveur de la Révolution. Mais si on pose à ce même Jaurès la question déjà plus concrète de l’effondrement de la société capitaliste comme étant une condition nécessaire à l’édification du socialisme, alors il se prononce catégoriquement contre une telle possibilité et procède de la façon suivante à la réfutation des conceptions de Marx : il présente tout d’abord la conception de Marx sous une forme caricaturale, en lui attribuant une quelconque « attente quasi-mystique d’une catastrophe libératrice » et alors il le réfute facilement. Mais il est pourtant facile à comprendre que Marx ne mit jamais ses espoirs dans une quelconque catastrophe mystique ou semi-mystique, mais qu’il parlait tout simplement de la nécessité de la destruction de la société bourgeoise sans laquelle aucune révolution prolétarienne n’est possible. Lénine l’a très bien compris ; il a construit là-dessus toute sa théorie de la Révolution et a conduit toute la Révolution russe dans ce sens. Mais Jaurès ne l’a pas compris ; lui qui, avec une conviction de fer, relevait la liaison inséparable entre le socialisme et la Révolution, ne fut pas capable de se représenter concrètement en quoi la Révolution socialiste devait trouver son expression.

4. Démocratie ou dictature

Entre temps, la question de la réalisation du socialisme n’était déjà plus une question de théorie dans l’époque de la Révolution socialiste. Grâce à son sens historique aigu, il ne pouvait pas ne pas comprendre que la première Révolution qui éclaterait dans l’un des grands centres mondiaux, porterait inévitablement le caractère du prolétariat socialiste. Déjà en 1900, Jaurès déclare :

« Nous savons que les choses suivent un tel cours et que l’évolution économique et la marche du prolétariat ont une telle direction qu’il ne se produira dans le monde aucune révolution ou politique ou religieuse ou sociale qui ne soit la nôtre. »

Mais si tel est le cas, si la Révolution prolétarienne est à l’ordre du jour de l’histoire, il faut que nous sachions alors ce qu’il faudra faire le jour de la Révolution. Ici, il apparut également nettement combien Jaurès était éloigné du marxisme révolutionnaire. Marx disait que le prolétariat n’accomplirait jamais la tâche s’il ne détruisait pas, au lendemain de la prise du pouvoir politique, l’appareil de l’état bourgeois et s’il ne créait pas son propre appareil. Lénine, élève génial et perspicace de Marx, développa cette pensée dans L’Etat et la Révolution. Les expériences de la Révolution russe qui, dans une certaine mesure, fut couronnée de succès parce qu’elle avait détruit complètement l’appareil d’oppression de l’ancien régime, et les expériences de la Révolution allemande, qui subit une défaite parce qu’elle avait laissé intact tout l’appareil de la bourgeoisie, démontrent entièrement la justesse de sa pensée.

Jaurès fut un adversaire décidé d’une telle conception. Il supposait que l’Etat démocratico-bourgeois pouvait passer d’une manière paisible entre les mains du prolétariat et qu’il maintiendrait ses anciennes fonctions. Une telle conception est au moins naïve et en tout cas complètement fausse. Dans la grande lutte qui divise actuellement le prolétariat en deux fractions, sur la question de la démocratie ou de la dictature, Jaurès fut un partisan convaincu de la démocratie et, objectivement, son rôle équivalait à défendre précisément la démocratie bourgeoise puisqu’il n’existe pas d’autres formes de démocratie dans le régime capitaliste. Ce point de vue général déterminait également son attitude dans la question particulière de la destruction de l’Etat bourgeois et de son remplacement par l’Etat prolétarien et on comprend ainsi que son attitude vis-à-vis des méthodes de la lutte armée pour le pouvoir, devait être le refus ou, dans le meilleur des cas, l’indifférence. Tandis que, dans la doctrine de Lénine sur la révolution, la question de l’insurrection armée joue un rôle très important, Jaurès se sert de cette phrase banale : « Ces grands changements sociaux qu’on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l’ œuvre d’une minorité. » (Etudes socialistes, p. 43, article sur les Majorités Révolutionnaires). C’est tout à fait juste. Pour que la Révolution soit couronnée de succès, il est nécessaire que des masses immenses soient prêtes à lutter pour elle ; mais la question ne se pose pas ainsi. Pour que la Révolution puisse commencer son cours victorieux, il est nécessaire qu’une certaine fraction de ces masses soulève énergiquement le drapeau de l’insurrection et serve ainsi de point de départ au mouvement de la majorité des masses.

Mais Jaurès démontre que dans notre époque de parlementarisme, de démocratie, de suffrage universel, etc., une minorité est impuissante sous tous les rapports, puisqu’il existe une masse active. (Voir l’article Les Raisons de Majorité dans les Œuvres réunies - Etudes Socialistes -).

Lénine a démontré théoriquement et pratiquement que l’un ne contredit pas l’autre : une minorité solide et décidée, organisée en parti, constitue l’avant-garde d’une majorité immense et active, mais non éduquée. D’ailleurs Jaurès est un partisan convaincu des méthodes de luttes légales. Il ne se fatigue pas de répéter la nécessité de conquérir la majorité par le suffrage universel. « Il n’y a aujourd’hui pour le socialisme qu’une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité. » (Etudes Socialistes, p. 121).

Jaurès est enclin à oublier ou à diminuer le caractère de classe de l’état et de la démocratie. C’est ainsi qu’il écrit :

« L’Etat dans une démocratie n’est pas exclusivement un Etat de classe et il le sera de moins en moins. Dès maintenant, l’Etat est principalement, mais non exclusivement, un Etat bourgeois. » (La Propriété individuelle et l’Impôt dans Etudes Socialistes) .

Et il continue ainsi dans le même esprit. Ces lignes sont suffisamment caractéristiques. Elles démontrent que Jaurès se figurait que l’Etat perdrait peu à peu son caractère de classe. Cela est confirmé par le fait que la lutte pour la République lui apparut comme un but se suffisant à lui-même. Il va jusqu’à affirmer que, dans une république bourgeoise, le prolétariat est complètement indépendant dans le domaine politique et, en se basant sur cette affirmation, il exige également pour lui l’indépendance dans le domaine économique :

« Par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement. » (Voir République et socialisme dans Pages choisies, p. 321).

Il faut vraiment attribuer une importance excessive aux droits formels, écrits sur le papier, pour croire, comme le fait Jaurès, que le droit de jeter périodiquement dans l’urne un bulletin de vote, donne aux ouvriers l’indépendance politique. Arrivons maintenant au résultat final. Nous sommes obligés de conclure que Jaurès fut un adversaire résolu de la dictature du prolétariat. Dans cette question primordiale de l’époque actuelle, il se plaçait sur le terrain de la démocratie bourgeoise. Jaurès parla également, et même assez souvent, de la Révolution socialiste, mais elle était pour lui un but final ; pratiquement, il ne parlait pas d’un ébranlement et d’une destruction révolutionnaires de la vieille société, mais de la transition progressive du capitalisme au socialisme. Il cherche les éléments socialistes dans la société capitaliste et espère que la nouvelle société surgira tout naturellement de ces éléments. Une série d’articles que Jaurès écrivit contre le parti radical, sur la question de la propriété privée est très intéressante à ce sujet. Dans ces articles, Jaurès démontre comment dans la société capitaliste, s’opère le processus de la transformation de la propriété privée en propriété collective. Il termine ainsi son article :

« Il se crée ainsi, par l’évolution extrême de la propriété individuelle un domaine capitaliste social, un collectivisme capitaliste qui fonctionne au profit d’une classe, mais qui est l’ébauche bourgeoise du communisme on nous tendons. » (Etudes Socialistes, p. 269)

Jaurès a raison pour autant qu’il voit déjà germer les éléments de la société future dans la société bourgeoise, mais il a tout à fait tort de croire que ce processus, à lui seul, suffit pour le passage au socialisme : il en est une condition nécessaire, mais non la seule.

5. La tactique de Jaurès

L’étude de la philosophie de Jaurès nous a permis de nous convaincre à quel point il a été imprégné du réformisme. Mais cette vérité apparaît encore plus clairement, si l’on considère, même superficiellement, la tactique dont Jaurès se servait dans la lutte politique quotidienne. Jaurès fut, sans aucun doute, un lutteur. La lutte fut son élément, il ne vivait réellement que dans l’atmosphère du combat, ce n’est que dans cette atmosphère qu’il déployait complètement son fougueux tempérament révolutionnaire. A chaque intervention de Jaurès au Parlement, la salle ressemblait à un véritable champ de bataille. D’un côté, la bourgeoisie affolée et la réaction l’accueillaient avec de vrais cris de fureur, tandis que de l’autre, l’extrême-gauche lui préparait des ovations enthousiastes. Cet homme fut rempli de contradictions : le tempérament révolutionnaire et l’opportunisme le plus prononcé se mariaient en lui de la façon la plus incompréhensible. Jaurès s’efforçait constamment d’aplanir les angles et d’arriver à un compromis sur une base commune quelconque. Le fait que ces efforts pour arriver à un compromis s’étendaient aussi bien à droite qu’à gauche, est des plus remarquables. Jaurès tendait à trouver un langage commun avec Guesde et Lafargue, d’un côté, et avec Millerand et Viviani, de l’autre. Et même s’il se lançait et s’il frappait sur là bourgeoisie, il se servait d’un langage familier à cette dernière. Quand Guesde intervenait, on sentait que c’était un homme d’un tout autre monde, qui s’inspirait d’une idéologie complètement étrangère à celle de la bourgeoisie. Jaurès traduisit la totalité des idées du socialisme prolétarien dans la langue du parlementarisme bourgeois, et n’est-il pas caractéristique pour lui qu’il écrivit en latin son traité sur l’origine du socialisme allemand ?

Il est donc tout clair que la tactique de Jaurès devait être fatalement opportuniste. Et, en effet, que pouvait signifier la négation de la théorie de l’effondrement de la société bourgeoise, sinon la renonciation en pratique à la Révolution ? Jaurès avait beau déclamer magnifiquement sur l’approche de la Révolution socialiste ; plus encore, il pouvait personnellement être convaincu de la façon la plus sincère que la société socialiste doit remplacer inévitablement la société bourgeoise. Mais comme il ne comprenait pas la nécessité historique de l’insurrection armée, la nécessité de la conquête du pouvoir par le prolétariat et l’instauration de la dictature, en vue de détruire l’Etat capitaliste, il tournait, par là même, le dos à la Révolution, du fait que cette dernière ne peut édifier une nouvelle société qu’en détruisant l’ancienne. La tactique révolutionnaire de Marx est caractérisée par lui comme surannée pour notre époque.

Il écrit : « Maintenant c’est à découvert, sur le large terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel, que le prolétariat socialiste prépare, étend, organise sa Révolution. » (Etudes Socialistes, p. 61.)

Il attribuait une importance excessive aux réformes : « Jamais je n’ai considéré les réformes seulement comme un moyen palliatif contre la pauvreté existante, mais j’ai vu en elles le début de l’organisation socialiste : ce sont des grains de semence du communisme, semés dans la terre capitaliste. » (Etudes Socialistes, p. 49, dans l’article République et Socialisme).

Ces paroles sont inspirées par ses efforts résolus de donner aux réformes une importance se suffisant à elle-même et il était tout naturel, pour un homme qui avait une telle opinion sur les réformes, de voir dans la démocratie et dans le parlementarisme les voies par lesquelles le prolétariat pourrait arriver au socialisme, parce que les réformes ne peuvent être atteintes que par le Parlement. C’est pourquoi, selon l’opinion de Jaurès, le Parlement se transforme en creuset où se forge l’avenir du prolétariat. On comprend maintenant l’attitude prise par Jaurès dans la fameuse discussion sur le matérialisme. Les socialistes ont-ils le droit d’entrer dans un ministère bourgeois ?

Voilà la question formidable qui s’est posée au socialisme international au tournant du 19ème et du 20ème siècle. Le point de départ de cette discussion fut, comme on le sait, l’entrée de Millerand, qui a acquis maintenant une bien triste renommée, dans le ministère de Waldeck-Rousseau.

Jaurès déclara nettement qu’il se plaçait entièrement sur le terrain de la nécessité de la lutte de classes, mais qu’il croyait que le principe pouvait s’accorder avec la politique d’un compromis avec certaines couches de la bourgeoisie. De son point de vue, on pouvait prendre une attitude de lutte de classes (seulement, selon lui, il ne fallait pas concevoir cette attitude d’une façon par trop simpliste) et aider simultanément la bourgeoisie à faire sa politique (car on ne peut faire rien d’autre quand on constitue une minorité infime dans un ministère bourgeois).

Nous constatons ici une fois de plus la double nature de Jaurès : son désir de réconcilier les forces élémentaires diamétralement opposées et s’excluant les unes les autres, c’est toujours la même tendance de polir les angles, et de chercher des compromis. De tels efforts étaient fatalement voués à un échec. Millerand se démasqua finalement comme un vulgaire renégat qui se distingua particulièrement par son impudence. La classe ouvrière subit la déception inévitable, et il faut dire à l’honneur de Jaurès, qu’il reconnut, dans la suite, l’erreur qu’il avait commise. Les grands hommes ne craignent pas de reconnaître leurs fautes. En dépit de tout cela, on est obligé de reconnaître qu’il y avait une certaine justesse dans la tactique de Jaurès, par exemple, dans l’attitude qu’il proposa d’adopter vis-à-vis des différents partis bourgeois. Les partisans de Guesde, par trop intransigeants, s’en tenaient, sous ce rapport, à une tactique primitive : ils ne faisaient aucune différence entre les différentes fractions de la bourgeoisie et menaient contre elles la même lutte. Mais Jaurès, lui non plus, n’était pas capable de tirer les conclusions tactiques justes de ses idées justes. Il avait raison, en ce sens qu’il faut appliquer une tactique différente vis-à-vis des différents partis bourgeois, mais sa différenciation consista en ce qu’il proposa de conclure un compromis avec la bourgeoisie radicale dans certaines questions, ce qu’il fit d’ailleurs conformément à sa conception. Mais le fond de la question fut qu’il était nécessaire, tout en restant dans le cadre de la politique de classe intransigeante, d’adopter une tactique différente vis-à-vis des différents groupements bourgeois. Voilà ce que Jaurès n’était pas capable de faire : au lieu d’une lutte différenciée, il appliquait des compromis différents et détruisait ainsi ses belles idées.

On put le constater d’une façon particulièrement nette dans l’affaire Dreyfus. Le sens tactique disait à Jaurès que, dans cette lutte magnifique entre le militarisme réactionnaire et la bourgeoisie radicale, il ne fallait pas rester indifférent, comme le fit Guesde. Jaurès entra en lice avec toute la passion flamboyante du tribun. Mais, dans l’ardeur du combat, il conclut une alliance avec les partisans bourgeois de Dreyfus. Ici on est poussé à faire une comparaison avec le plus grand tacticien du début du 20ème siècle, avec Lénine, qui dans sa tactique réunissait d’une façon géniale l’intransigeance et la solidité du point de vue de la classe ouvrière avec une souplesse remarquable. Malgré toute la souplesse que Jaurès déployait quand il s’agissait de concilier les contradictions, il n’était pas capable de trouver cette synthèse et tomba ainsi, dans la pratique, dans le pire des opportunismes.

Pourtant, malgré tout son opportunisme, Jaurès possédait encore autre chose qui le place infiniment au-dessus de la tourbe des opportunistes, dont le seul but consiste dans la chasse aux portefeuilles ministériels. Jaurès porta haut et ferme le drapeau du socialisme, il s’efforça de ne pas le tacher, il pensa toujours au but final du mouvement. Il ne dit jamais, comme Bernstein, que « Le mouvement est tout, que le but final n’est rien ». Au contraire, il reproche très souvent à Bernstein de placer le but final dans un avenir nébuleux. Le socialisme est devenu sang et chair dans Jaurès et on ne trouve pas un seul discours, pas un article de lui où il ne parle du socialisme. Il est vrai que le socialisme de Jaurès est quelque chose de spécial, il a une forte nuance éthique, il contient beaucoup plus de considérations morales qu’une réelle analyse scientifique. Si l’on veut s’exprimer d’une façon banale, on peut dire que Jaurès ne comprend pas le socialisme avec son cerveau, mais avec son cœur. « C’est un devoir de la conscience de tout le monde d’être un socialiste » (Etudes Socialistes, p. 135).

Pour Jaurès, le socialisme se lie à l’aide de la « justice », des « droits de l’homme » et autres considérations analogues. Son socialisme ressemble, par conséquent, plus à celui de Louis Blanc et au « socialisme intégral » de Benoît Malon, qu’au socialisme scientifique de Marx. Mais si Jaurès a lutté avec une conception fausse, il a néanmoins lutté sincèrement et passionnément pour la cause du prolétariat, et cela le place bien au-dessus de tous ces « socialistes » qui se prétendent ses successeurs.

6. Jaurès, la guerre et l’Internationale

Si les qualités de tribun de Jaurès se firent jour en tout, elles ressortirent tout particulièrement dans la question de tactique du prolétariat en cas de guerre. Il lui faut rendre cette justice qu’il a mené une campagne ininterrompue pour la « guerre à la guerre », et sa fin tragique démontre à quel point le bourgeois le considérait comme un ennemi dangereux. Il était trop dangereux de laisser cet homme parmi les vivants, cet homme qui pouvait jeter toute l’autorité de son nom, toute la popularité dont il jouissait en France, tout son splendide don oratoire dans la balance de la lutte. Tous les grands conflits impérialistes du début du 20ème siècle trouvèrent un ennemi acharné dans la personne de Jaurès. II suffit de rappeler les discours de Jaurès lors du conflit entre la France et l’Allemagne à propos du Maroc, discours qui ne fut pas prononcé, il est vrai, le ministre Bulow ayant interdit à Jaurès l’entrée à Berlin, mais qui fut publié par le Vorwaerts. Le discours courageux de Jaurès qu’il prononça à la veille de la guerre et de sa mort dans une réunion à Lyon est également très intéressant. Il y stigmatisait autant la bourgeoisie impérialiste, que la diplomatie secrète :

« La politique coloniale de la France, la politique louche de la Russie, la volonté de l’Autriche à la violence, voilà ce qui a collaboré à créer cette situation terrible dans laquelle nous nous trouvons... Si la menace de guerre éclate, nous tous, socialistes, nous devons nous efforcer le plus vite possible à nous sauver de ce crime que commettent les classes dirigeantes. »

Avec quelle fureur ne se jette-t-il pas aussi, en 1907, sur les classes dirigeantes :

« Au moment où je vous parle, une poignée de pirates, de banquiers, de capitalistes rapaces qui ne pensent cyniquement qu’à leurs bénéfices, de journalistes qui glorifient le pillage, rêvent d’une grande expédition au Maroc. »

Rappelons-nous également le discours sur le patriotisme et l’internationalisme que Jaurès prononça à la Chambre des Députés. On ne permit littéralement pas à Jaurès de parler, on l’interrompit presque à chaque mot et il se vit obligé de remettre la fin de son discours à la séance suivante. La bourgeoisie affolée considérait des hommes tels que Guesde et Hervé (d’avant-guerre) comme des fous, tellement leur attitude était étrangère à sa psychologie. Mais quoi qu’elle les haïssait, Jaurès lui semblait incomparablement plus dangereux, parce qu’il parlait à la bourgeoisie dans sa propre langue, et qu’il proposait des moyens pour empêcher la guerre d’autant plus dangereux qu’ils semblaient réalisables. Mais également dans cette question, Jaurès resta fidèle à lui-même.

L’antinomie principale qui existe dans tout Jaurès se manifesta également dans la question de la guerre. Un patriotisme assez franc perce dans toute une série de ses discours, et il se rattache, comme tant de révolutionnaires français, d’une façon particulière, aux révolutions antérieures. C’est un orgueil spécial qui a été jusqu’au dernier quart du 20ème siècle, une forteresse de la Révolution et une forge des doctrines socialistes des plus en vogue. Et tout ceci se joint chez Jaurès à la croyance que la forme républicaine et l’existence des libertés politiques bourgeoises faisaient de la France, en comparaison avec tous les autres pays, la « terre promise ». Il valait la peine de lutter pour ses libertés, pour elles on pouvait maintenir jusqu’au bout le principe de la défense de la patrie. Et comme s’il craignait de se laisser entraîner par son tempérament révolutionnaire, Jaurès se dépêche, dans sa lutte contre le militarisme et l’impérialisme, de déclarer dès le début qu’il n’est pas un adversaire de la défense de la patrie et que les socialistes sont également capables de défendre leur patrie.

Parfois Jaurès fait vraiment preuve d’une naïveté impressionnante. Il oublie complètement les antagonismes profonds qui déchirent les Etats capitalistes et il considère l’alliance entre la France et l’Angleterre comme « une grande conquête culturelle et une garantie de paix » (L’idée de Paix et de Solidarité du Prolétariat, discours non prononcé de Jaurès et publié par le Vorwaerts). Jaurès est encore plus naïf quand il prétend avec le plus grand sérieux que « l’alliance franco-russe ne présente pas de danger pour le moment ». Dans un article que Jaurès publia dans le Berliner Tageblatt, il écrivit :

« L’entente entre la France, l’Angleterre et la Russie, la Triple Entente, ne constitue pas en elle-même une menace contre la paix. Elle peut, au contraire, poursuivre des buts pacifiques et exercer son influence dans le sens de la paix... Pourquoi serait-il impossible d’arriver de la même façon, dans les questions litigieuses, à une entente entre l’Allemagne et l’Angleterre ? La nouvelle Triple Entente pourrait même contribuer à une telle issue, si la France comprend son rôle d’une façon juste, si elle sent simultanément avec la conscience de sa force, la conscience de son devoir ».

Tout ceci ne se distingue en rien du verbiage d’un vulgaire pacifiste bourgeois et le camarade Zinoviev a raison de caractériser le Jauressisme comme un « pacifisme sur une base révolutionnaire ». (Zinoviev, La Guerre et la Crise du Socialisme, édition russe, p.276.)

La revendication principale que pose Jaurès comme une garantie contre la possibilité d’une guerre est aussi près du pacifisme. Cette revendication consiste à exiger une Cour Internationale d’Arbitrage, ainsi que les tribunaux d’arbitrage, et Jaurès suppose avec une véritable candeur naïve que les Etats-Unis seraient l’initiateur et l’organisateur de cette affaire. Il salue presque avec enthousiasme les déclarations de Roosevelt qui proposa de convoquer une conférence de la paix à La Haye. Pour défendre Roosevelt, il mena une vraie bataille contre l’extrême-droite du Parlement qui, à juste titre, voyait dans ces propositions une utopie et interprétait l’intervention du pacifiste américain d’une façon plus réaliste que ne le fit le grand idéaliste Jaurès.

Toute l’activité de Jaurès dans la 2ème Internationale est de même remplie de contradictions. Mais là, il ne fut du moins pas tout seul : tout le centre partageait avec lui ses péchés. Un point de vue conséquent ne fut défendu jusqu’au bout que par les fractions de droite et de gauche de la 2ième Internationale. L’aile gauche se plaçait sur la plate-forme du réformisme et du chauvinisme intransigeant. Tant au congrès de Stuttgart qu’à celui de Bâle de la 2ième Internationale, Jaurès prit une position bien déterminée qui fut dirigée contre le militarisme, l’impérialisme, la politique coloniale et les guerres. Il faut pourtant reconnaître que, quoique l’attitude de Jaurès fut très révolutionnaire, nous voudrions même dire ultra- révolutionnaire, on y déclara pourtant nettement qu’en cas d’une déclaration de guerre où la France serait forcée de prendre une position défensive, le principe de la défense nationale entrerait en pleine vigueur. On oublie ici complètement que la prochaine guerre ne pouvait être qu’ une guerre impérialiste et que si, du point de vue stratégique, on pouvait distinguer les pays en pays offensifs et en pays défensifs, cette classification ne résistait à aucune critique du point de vue politique. Tous les belligérants seraient au même titre des pays offensifs et, dans tous les pays, le prolétariat ne devait appliquer qu’une seule tactique : guerre à la guerre !

Ce mot d’ordre qui fut lancé dès le début de la guerre par Lénine, avec toute l’énergie dont il était capable. Jaurès ne l’approuva que dans sa forme générale et il n’était pas capable de l’appliquer aux cas concrets. Zinoviev dit avec raison que la condition préliminaire cachée et inconsciente de l’attitude ultra-radicale de Jaurès au congrès de Stuttgart, au cours duquel il avait proposé de recourir même à la grève générale en cas de guerre, fut le sombre pressentiment qu’à la prochaine collision, la France serait du côté faible, et qu’alors une telle tactique du prolétariat allemand serait utile à la France. Autrement, il serait complètement incompréhensible de saisir la cause qui a poussé Jaurès à prendre une attitude plus radicale que Bebel.

Jaurès mena dans la 2ème Internationale, une lutte magnifique contre la guerre, il fut un internationaliste honnête et sincère, mais il ne pouvait vaincre, surmonter sa double nature. C’est elle qui imprime son cachet à toute sa tactique eu général et, en particulier, à sa tactique dans la question de la guerre.

7. Jaurès et le Léninisme

Tel est le cercle d’idées dans lequel le politique, le socialiste, l’homme d’Etat que fut Jaurès se mouvait. Il est permis de poser la question de savoir si l’on peut parler ici d’un système idéologique bien déterminé. Il faut répondre affirmativement à cette question, car en tout ce que crée Jaurès, on trouve toute une série de facteurs qui nous permettent de considérer le jauressisme comme une tendance spéciale. Si l’on veut qualifier le jauressisme du point de vue des principes communément acceptés dans le mouvement ouvrier, il faut le considérer comme une sorte de réformisme, d’opportunisme. Mais une telle qualification par trop sommaire ne nous fait pas comprendre toutes les particularités du jauressisme, car ce dernier n’est pas seulement un opportunisme, mais un opportunisme transformé et placé dans les conditions spéciales du mouvement ouvrier français et de la vie politique française.

Deux éléments, deux principes luttaient en Jaurès : l’esprit infatigable de la Révolution le tire en avant d’une façon ininterrompue, mais le ver de l’opportunisme rongea sans cesse l’élan puissant du premier, et le diminua.

L’opportunisme de Jaurès ne consiste pas tout simplement dans le fait qu’il a été un partisan des compromis dans le sens mauvais du mot. Non, son opportunisme fut d’une nature plus élevée : il s’efforçait de fusionner organiquement, de réconcilier la révolution et la réforme, l’intransigeance et l’esprit de compromis, le socialisme et le capitalisme, la bourgeoisie et le prolétariat. C’est en cela que consiste sa différence fondamentale avec Bernstein. Ce dernier rejeta tout simplement la Révolution, en faveur de la réforme. Jaurès s’efforçait, consciemment et inconsciemment, de créer avec eux un alliage nouveau. Une telle tentative était à l’avance condamnée à un échec certain et on en trouve une preuve dans le fait que Jaurès, en restant un éclectique dans la théorie, arrivait en pratique au même opportunisme que Bernstein, avec la seule différence qu’il le porta à une plus grande hauteur et le munit de plus larges perspectives.

Nous arrivons donc finalement à la conclusion que Jaurès s’est placé sur la plateforme centriste. Le centrisme de Jaurès se différencie pourtant quelque peu du centrisme de Kautsky, un des idéologues principaux de cette tendance intermédiaire typique du mouvement ouvrier international. Kautsky fut très révolutionnaire en théorie (et il faut reconnaître que, pendant longtemps, il le fut également en pratique), mais il pouvait faire des concessions insensibles au réformisme et l’accumulation de ces petits compromis le conduisait finalement à une nouvelle idéologie. Ce révolutionnaire fut donc, dans la théorie, de tout temps un opportuniste latent, dont on reconnut la vraie nature lorsque éclata la grande époque de la guerre impérialiste et de 1a Révolution sociale. Jaurès, au contraire, se montra continuellement, dans la théorie, comme un éclectique et un opportuniste ; il avait la tendance permanente de polir les angles et de rechercher les compromis, mais, en même temps, son opportunisme sortait de lui avec le pathos révolutionnaire du tribun. Chez Kautsky, on ne trouve nulle part des pages aussi mordantes contre la bourgeoisie.

Jaurès fut, si l’on peut s’exprimer ainsi, un idéaliste révolutionnaire naturel et spontané, dans la meilleure signification du terme. C’est pourquoi il est très difficile de répondre catégoriquement à la question sur l’attitude que Jaurès aurait prise vis-à-vis de la guerre et de la Révolution russe. Si, d’un côté, il est complètement évident que Jaurès, dès le début de la guerre, aurait été un patriote, un partisan de la défense nationale et de l’union sacrée, il est également évident, d’autre part, qu’il ne se serait jamais abaissé jusqu’à l’oubli complet de la pensée du socialisme international et de la solidarité prolétarienne où sont tombés les Hervé, les Sembat, les Thomas et autres.

Le même raisonnement est juste en ce qui concerne la révolution russe. Il est difficile de dire qu’il se serait prononcé immédiatement en sa faveur ; on peut supposer qu’il n’aurait jamais pu se placer sans réserves sur la plateforme du communisme révolutionnaire, mais, par contre, il ne serait jamais devenu un de ces adversaires furieux de la révolution russe, tels tous ceux qui se réclament aujourd’hui de son nom.

La puissante intelligence de Jaurès, ses grandes expériences historiques, sa connaissance admirable de la grande Révolution française l’auraient conduit bien vite à une appréciation objective de la grande Révolution russe et auraient attiré sa sympathie de son côté. Avec tout cela, on est encore bien loin de la solution de cette autre question, à savoir, si l’on peut réconcilier, sans tomber dans une contradiction réelle, le léninisme avec le jauressisme. J’ai souligné qu’il ne s’agit pas ici d’une réconciliation entre Lénine et Jaurès, mais du léninisme et jauressisme en tant que deux courants du mouvement ouvrier international, sans détruire la pureté de principe et l’énergie de classe du premier et sans déformer la vraie nature du deuxième. Je crois que ceci est une question d’une grande importance actuelle et particulièrement pour le parti communiste français qui, sans aucun doute, est le seul successeur et continuateur de toutes les meilleures traditions du mouvement révolutionnaire français. La réponse à cette question est donnée par tout ce que nous venons d’exposer et elle ne peut être que négative. Ces deux courants sont par trop différents pour qu’il soit possible de les réunir d’une façon quelconque en un seul fleuve. Ce sont deux conceptions essentiellement différentes, ce sont deux philosophies profondément divergentes. Le léninisme est moniste, il se place entièrement sur le point de vue du marxisme révolutionnaire et il en est sa continuation logique et historique.

Le jauressisme est dualiste, il essaie de réconcilier le marxisme orthodoxe avec le révisionnisme. Le premier est matérialisme jusqu’au bout, le deuxième réunit le matérialisme et l’idéalisme.

Dans le jauressisme il y a quelque chose d’ambigu et d’hétérogène ; le léninisme est comme fondu d’une seule pièce. L’impureté et le vague de l’un trouve l’antithèse dans l’exactitude, la fermeté logique et la limitation sévère des définitions du deuxième. Chez Lénine, les classes et la lutte entre elles constituent les forces motrices du processus historique, chez Jaurès cela se constitue à l’arrière fond. Au lieu de l’explication scientifique de l’histoire, apparaissent chez lui les idées éternelles de la justice, de la beauté, etc., qui poussent l’humanité en avant. Le socialisme de Lénine est le produit de l’évolution impitoyable de l’histoire. Le socialisme de Jaurès doit être compris comme une réalisation de l’idéal de la justice, qui depuis longtemps anime l’âme humaine. Chez le premier, il est une catégorie scientifique, chez le deuxième une norme morale.

Mais les différences d’opinions sont encore plus profondes s’il s’agit des questions qui se posent actuellement au prolétariat. Le léninisme envisage la réalisation du socialisme seulement par la dictature du prolétariat. Mais le jauressisme ne rompt pas catégoriquement avec le passé, il espère évoluer, grâce à la démocratie, du capitalisme au socialisme. II se place nettement sur le terrain du parlementarisme bourgeois.

Tandis que Lénine voit dans le parti l’avant-garde solide, unie et disciplinée du prolétariat qui doit vaincre le capitalisme par la méthode de la lutte armée et de la dictature du prolétariat, Jaurès, lui, a une toute autre conception du rôle du parti du prolétariat. Ce dernier doit être une organisation de la lutte permanente, il doit être construit sur l’autonomie absolue et sur la démocratie. Jaurès ne fut pas pour rien un adversaire si véhément de l’exclusion de Millerand du parti.

En comparaison avec l’autonomie et la démocratie à l’intérieur du parti, la discipline du parti doit jouer un rôle subordonné. Lénine a une conception diamétralement opposée. Le parti est un instrument de la Révolution prolétarienne, et pour que la Révolution puisse être victorieuse, il est nécessaire que cette arme soit bien préparée. Le parti doit représenter un noyau du prolétariat, solidement soudé et non une masse informe et immense. Cela contredisait complètement la conception du jauressisme. Le léninisme et le jauressisme ne peuvent pas être réconciliés : celui qui se place sur le terrain du premier doit nécessairement condamner le second.

Jaurès, en tant que personne, fut plus haut que son œuvre, le jauressisme. Dans le léninisme, le créateur et sa doctrine s’adaptent harmoniquement. Dans le jauressisme, le créateur s’élevait au-dessus de sa doctrine. C’est justement pourquoi le prolétariat français et son parti communiste, après avoir vaincu le jauressisme, honoreront Jaurès comme personnalité, comme homme d’un grand cœur et d’une intelligence puissante, comme grand tribun.

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