L’impérialisme et le développement chinois (Première partie)

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 20%

Ce texte porte sur la coexistence entre l’impérialisme et le socialisme chinois, et vise à rendre compte, à très grands traits, de l’un et de l’autre. Il est divisé en deux parties. Dans la première, on cherchera à rendre compte des évolutions de l’impérialisme, du dernier quart du XXe siècle à aujourd’hui. Dans la deuxième partie, on montrera comment la Chine s’est trouvée dans l’obligation de se développer dans le ventre même de l’impérialisme, mais qu’elle en est sortie au début des années 2010. On cherchera notamment à interpréter ce que l’on sait de la stratégie du nouveau président des Etats-Unis.

Première partie
L’IMPÉRIALISME, LE DOLLAR ET LA GLOBALISATION FINANCIÈRE

Après la défaite de l’armée japonaises, en 1947, puis celle de Jiang Jieshi, en 1949, Mao Zedong devint Président de la République populaire de Chine. Une fois accomplie la réforme agraire, Mao et ses camarades, qui observaient combien la population chinoise était nombreuse et fertile, crurent qu’ils pouvaient construire le socialisme de manière encore plus rapide que ne l’avaient fait les soviétiques.

On indique ici seulement quelques traits de l’histoire de la Chine populaire pour rappeler que, pendant les années 1950, « le camp socialiste » fut soumis à un choc sévère, constitué du Rapport Kroutchev (1956) et de ses divers effets (Budapest, etc.), suivi par la rupture complète entre l’URSS et la Chine, au début des années 1960. Or, pendant les années qui s’écoulèrent, entre cette période de rupture et la mort de Mao Zedong (1976), la politique mise en œuvre pour développer la Chine se révéla inappropriée. Ce fut un double échec, celui du Grand bond en avant (fin des années 1950) et celui des Communes populaires, qui avaient été créées sur la lancée du Grand bond.

25 ans après l’instauration de la République populaire, la Chine avait certes remporté quelques succès importants. Elle avait mis à mal l’arrogance américaine en gagnant la guerre de Corée (1950-1954). C’est en 1964 qu’elle devint une puissance nucléaire.

Mais elle n’avait pas encore gagné la bataille générale du développement et elle était en retard sur de nombreux fronts. Après 1976, ses dirigeants se sont trouvés dans l’obligation de réfléchir à une nouvelle stratégie de développement.

Il paraît donc justifié, dans cette première partie, d’étudier ce qu’était l’impérialisme autour des années 1970 et comment il évolua par la suite. En effet, après la mort de Mao et la clôture de la Révolution culturelle, fut lancée, en 1978, la politique de la Réforme et de l’Ouverture. Cette politique commença d’être mise en œuvre au cours des années 1990, une quinzaine d’années après son lancement officiel. Pendant ce temps, l’Impérialisme sous direction nord-américaine, mettait au point une nouvelle stratégie d’accumulation, la globalisation financière.

On se propose de rendre compte de l’environnement impérialiste de la Chine en distinguant 2 sous-périodes. La première couvre la fin des années 1960 et les années 1970. L’impérialisme est en difficulté économique et politique. La deuxième couvre les années 1980 et 1990, pendant lesquelles l’impérialisme est réorganisé économiquement et politiquement sous la direction de sa composante la plus puissante. Au cours de ces années prend forme cette nouvelle stratégie d’accumulation qu’est la « globalisation financière ». Enfin, à partir des années 1990, l’impérialisme remporte d’importants succès économiques et politiques. C’est le climax de cet intervalle impérialiste. Mais ce sont aussi les manifestations de sa crise en tant que système.

L’Impérialisme est en difficulté

Après la deuxième guerre mondiale, les pays constitutifs de l’impérialisme connurent environ 30 années de relative prospérité. Ce fut une phase ascendante d’un cycle long de type Kondratieff. Ces années ne furent pas sans problèmes, en particulier ceux de la décolonisation. Mais globalement, le capitalisme s’est développé, et la France, par exemple, est devenue un pays techniquement moderne.

La situation a commencé à se gâter à la fin des années 1960 lorsqu’apparut un phénomène que l’on n’attendait pas, à savoir le ralentissement de la croissance de la productivité du travail associé à un processus inflationniste fortement croissant. C’est ce que l’on appela la stagflation, combinaison de la stagnation et de l’inflation. Au plan extérieur, on observa, pendant ces années, la désorganisation à peu près complète des relations monétaires internationales.

La rupture du rythme de développement de l’après-guerre devint évidente lorsque les États pétroliers du Moyen-Orient décidèrent, en 1973 puis en 1979, d’augmenter le prix du baril de pétrole. Cette augmentation se traduisit par un important transfert de revenus, des pays acheteurs vers les pays vendeurs.

Cette augmentation ne fut pas à l’origine de la crise de l’Impérialisme. Elle en fut plutôt la conséquence. Cela dit, elle obligea ses dirigeants à penser au recyclage de ces revenus pour leur propre développement.

Au fur et à mesure que la stagflation prenait de l’ampleur, le chômage refit son apparition dans les pays développés, qui furent traversés de mouvements revendicatifs et politiques très importants.

Le tableau 1 est une illustration de cette rupture à l’aide des taux de variation moyens annuels de la Production intérieure brute (PIB) dans 6 pays de l’impérialisme.

Tableau 1 : Taux de variation moyens annuels (%) par grands intervalles, de 1960 à 1980(J-C Dutailly, p.4) [1]
Pays et Intervalles Pays et Intervalles
FRANCE ROYAUME-UNI
1960-1973 5.3 1960-1973 2.9
1973-1980 2.9 1973-1980 1.0
ITALIE ALLEMAGNEDERALE
1960-1970 5.3 1960-1970 4.3
1970-1973 3.8 1970-1973 3.8
1973-1980 2.6 1973-1980 2.6
JAPON ÉTATS-UNIS
1960-1970 10.3 1960-1965 4.6
1970-1973 7.9 1965-1973 3.2
1973-1980 4.5 1973-1980 2.7

La Chine est alors isolée du monde développé. La rupture du camp socialiste est un fait accompli. Un point important, cependant, est sa reconnaissance diplomatique par la France en 1964. À cette époque, l’Impérialisme nord-américain est le plus fort au sein de l’Impérialisme global. Il y tient donc un rôle politique dominant et dirigeant.

L’Impérialisme se concentre et s’organise

Les années 1970 furent, dans le monde, des années de transition, idéologiquement turbulentes, socialement mouvementées, et nourries d’illusions. L’une d’elles était que la puissance du système impérialiste était entrée dans la phase de son déclin, eu égard à l’avancée irréversible de la décolonisation, à la défaite de l’armée des États-Unis au Viêt-Nâm (1975), à la force dont l’URSS et les démocraties populaires d’Europe centrale semblaient dotées.

En réalité, la fin de l’Empire américain n’a pas eu lieu. On a au contraire assisté à la formation de ce que Michael Hudson a appelé, avec un sens différent de celui donné par Kautsky, un Super-Impérialisme [2] et à de considérables succès de sa part, même s’il ne faut pas en oublier les échecs.

On peut se demander, rétrospectivement, si ceux qui critiquaient ce système n’avaient pas sous-estimé ce que les guerres mondiales avaient pu lui apporter. D’une part, elles avaient détruit suffisamment de capital pour relancer le processus de sa valorisation et en faciliter la modernisation technique. D’autre part, elles firent que sa composante américaine devint de plus en plus forte dans cet ensemble. L’impérialisme global est devenu plus vigoureux face à un système socialiste encore sous-développé industriellement, et qui, sur le continent européen, venait de supporter le choc principal de cette guerre. La crise traversée à la fin des années 1960, n’a pas empêché ses dirigeants de réagir pour la surmonter.

Leur première réaction est ce qui se passa en 1971 et fut entériné en 1976 sous le nom d’Accords de la Jamaïque. Après 1945, les États-Unis apparurent comme la première puissance impérialiste du monde. Mais au sein de l’Impérialisme global régnait encore une sorte de multipolarité, en sorte que le régime monétaire des relations internationales fut celui du dollar gagé sur l’or.

Les accords de Bretton-Woods furent mis a mal par les mouvements de capitaux en provenance des États-Unis et par les dépenses tant de guerre (Viêt-Nâm) que sociales (Le rêve américain) du gouvernement de ce pays. Or ces flux sortants de dollars étaient jugés excessifs par les autres pays impérialistes, qui n’étaient plus en manque de cette monnaie comme ils l’avaient été après 1945.

Théoriquement, le gouvernement des États-Unis aurait dû réduire ses dépenses et les mouvements sortants de capitaux, dévaluer le dollar US par rapport à l’or. Mais le rapport des forces au sein de l’État entre les capitaux monopolistes et leurs représentants politiques eut pour effet le rejet de ces conclusions. L’argument invoqué fut que la dévaluation du dollar US aurait favorisé l’URSS, productrice d’or. Mais elle aurait également réduit la capacité des investisseurs américains à investir en Europe, en utilisant les « balances dollars » qui s’accumulaient à Londres sous le nom d’eurodollars.

Ce refus entraîna une crise importante du dollar à la fin des années 1960. Pour la surmonter, le Président de l’époque entérina une autre solution, à savoir couper le lien entre le dollar US et l’or, qui fut démonétisé [3]. Les États-Unis avaient parfaitement le droit d’agir ainsi, isolément. En réalité, les classes dirigeantes de ce pays savaient parfaitement que cette décision aurait des conséquences pour le monde entier, qui s’y plierait.

La première conséquence fut que, en raison de la puissance des États-Unis, le dollar US, détaché de l’or, deviendrait le centre monétaire du monde [4]. On a parlé de semi étalon dollar pour indiquer qu’une partie seulement des pays du monde étalonnèrent leur monnaie à l’aide du dollar.

La deuxième conséquence fut que, n’ayant plus à satisfaire d’objectifs de change, et donc à équilibrer leurs échanges commerciaux puisque leur monnaie devenait équivalent universel, les États-Unis furent en mesure de devenir débiteurs illimités du reste du monde.

Telle était la double situation que la Chine avait à considérer à cette époque : Une occasion de vendre apparemment sans limite, dans la mesure où les États-Unis se préparaient à importer sans limite ; Une double contrainte monétaire, consistant d’une part à lier le yuan au dollar US et à en suivre attentivement le rapport, et à faire du dollar sa monnaie de réserve.

Par l’intermédiaire de leur monnaie, les États-Unis prenaient la complète direction de l’Impérialisme global et accroissaient leur capacité à dominer directement le monde entier. Cela dit, la décision de 1971-1976 n’était pas suffisante pour faire à elle seule et durablement du dollar une monnaie mondialement efficace pour le capital monopoliste d’origine américaine.

D’une part, il y eut une sorte de liaison établie entre le dollar et le pétrole. On a parlé de « pétrodollar ». L’Arabie saoudite s’engageait pendant 50 ans à facturer son pétrole en dollars en contrepartie d’une protection politique sans faille. Cela obligeait les acheteurs de pétrole à constituer des réserves de dollars pour effectuer leurs achats en cette matière indispensable. Cela suggérait par ailleurs que le dollar, bien que détaché de l’or, ne variait pas de manière complètement folle, mais que sa valeur variait, au plus, comme le prix du pétrole.

D’autre part, pendant les 20 années qui suivirent (1980-1990), le gouvernement des États-Unis consolida la domination exercée à l’aide de sa monnaie à l’aide d’un processus complexe appelé « globalisation financière ». On trouvera, dans la thèse doctorale soutenue par Grégory Vanel, la description précises de la façon dont fut construit ce phénomène [5]. Il faut compléter cette description économico-juridique par une description militaire. La mondialisation impérialiste devait être protégée.

Pour montrer pourquoi la financiarisation caractérise l’impérialisme contemporain, il a semblé utile de fournir deux explications. La première vise à montrer l’intérêt que les États-Unis trouvent dans le fait que leur monnaie soit utilisée comme monnaie universelle. La deuxième a trait à la transformation que le capitalisme industriel, dans sa phase de maturité, apporta au rapport social monétaire. La financiarisation contemporaine en est le prolongement.

Le dollar US monnaie universelle, quel intérêt pour le capital monopoliste des USA ?

L’impérialisme n’est pas seulement un effet de puissance exercé sur d’autres pays ou d’autres peuples. À notre époque de décolonisation, ce système doit « enrichir » la panoplie de ses moyens d’exploitation. C’est pourquoi la monnaie est devenue de plus en plus importantes pour le fonctionnement même de l’impérialisme [6].

Mais comment peut-on exploiter le travail d’autres peuples avec de la monnaie ? Imaginons un marchand dans une situation de circulation simple : M1 - A - M2. Il vend une marchandise qu’il a produite (M1) pour en acheter une autre, qu’il veut consommer (M2). Un pays peut être comparé à ce marchand. Le pays vend des marchandises (ses entreprises exportent) et, avec l’argent gagné, il en achète d’autres (ses entreprises importent). Or ces deux moments de la circulation simple ne sont pas identiques. Importer est facile, car c’est utiliser la monnaie que l’on a obtenue à la suite de la métamorphose de ses marchandises. Exporter suppose au contraire de prouver que l’on vend de « bons » produits.

Si les entreprises d’un pays exportent au moins autant qu’il est importé de marchandises, cela veut dire que le niveau de productivité des produits et services vendus est au moins égal à celui des produits et services achetés. Si la valeur des exportations dépasse celle des importations, le travail dépensé dans le pays exportateur est de meilleure qualité. Et réciproquement.

Au terme de ces rappels, il vient que si la monnaie US est mondiale, les États-Unis n’ont pas besoin de prouver que les marchandises qu’ils produisent en valent la peine et peuvent être achetées. Le schéma de la circulation simple est raccourci de moitié. Ils n’ont même pas besoin d’exporter puisque leur monnaie permet de tout acheter, et partout. Ils peuvent acheter sans vendre. Ils peuvent, en tant que nation, être en déficit permanent. L’émission de crédits (et donc de dollars au sein des États-Unis) remplace l’acte de production et l’achat à l’extérieur permet de s’approprier de la plus- value produite ailleurs. La monnaie devient moyen universel d’appropriation gratuite du travail d‘autrui. Elle n’est plus seulement moyen d’échange. Elle est aussi moyen de prédation.

Ce qui vient d’être exposé est très simplifié. Que les États-Unis puissent acheter sans vendre ne veut pas dire qu’ils ne vendent rien. Ils vendent, mais moins qu’ils n’achètent. En outre, que leur monnaie soit la référence de toutes les monnaies ne signifie pas que les habitants de ce pays se lèvent tous les matins, très tôt, pour aller ramasser des dollars dans la rue, avec lesquels ils achèteraient des produits importés. En réalité, ils s’endettent et devront rembourser.

Le privilège monétaire dont bénéficient les États-Unis est un privilège macro- économique. Mais de ce privilège, les ménages de ce pays tirent quand même un certain avantage. Les gens vivant dans le Sahel, par exemple, n’ont pas la possibilité de s’endetter quand ils meurent de faim. C’est dire que les ménages américains contribuent eux-aussi à former la dette extérieure des États-Unis, même s’ils le font pour d’autres quantités et motifs que l’État fédéral ou les entreprises. Le tableau 2 montre la tendance longue des dépenses sociales et de santé en % du GDP. L’État trouve, dans l’émission de la dette, un moyen de financement de ces dépenses.

Tableau 2 : Dette fédérale et Dépenses militaires, de santé, sociales ( % du GDP) (1980-2024)(Source : Office of management and budget)
Années 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 2020 2024
DetteFéd 33.3 43.9 55.0 67.2 57.8 61.6 90.0 99.8 126.3 123.3
Militaire 4.9 6.1 5.2 3.7 3.0 3.9 4.7 3.2 3.4 3.2
Santé 2.3 2.7 3.1 4.1 3.8 4.8 6.2 6.3 7.8 6.8
Social 7.3 7.4 6.7 7.4 6.6 6.8 8.9 7.7 11.1 7.9

Pour conclure ce point, on dira que les dirigeants de la Chine ont immédiatement compris cette dimension de l’impérialisme, et que le coût relativement bas de la main- d’œuvre, associé à un temps de travail relativement élevé, à une qualification de bon niveau, permettraient d’accéder sans difficulté aux riches marchés de l’Europe et de l’Amérique. Ils seraient exploités, car la valeur de leurs produits serait sous-évaluée. Ils seraient payés en dollars qu’ils devraient stocker dans leur Banque centrale. Mais ils ont accepté cette situation. C’était le prix de leur développement.

L’Impérialisme contemporain et sa financiarisation

Que la monnaie soit un véhicule de l’exploitation était clair dès les années 1960. De même le détachement du dollar par rapport à l’or, permettait d’entrevoir que l’émission de monnaie par l’État fédéral entraînerait un excès de liquidités. Comment le gérer ? Au cours de ces années, d’autres facteurs ont émergé. Le plus important fut l’apparition de forces productives nouvelles, reposant sur l’informatique et laissant prévoir de considérables besoins d’investissements par rapport à l’époque productive précédente, ainsi qu’un niveau de production considérablement accru. Comment prendre en compte toutes ces données dans un monde fini, en voie de décolonisation ? Il fallait trouver d’autant plus rapidement réponse à ces questions que la rentabilité des pays de l’impérialisme global était en baisse (cf. Tableau 1).

La solution fut élaborée par tâtonnements au cours des années 1970-1990. Elle a reçu les noms de globalisation financière, « d’accumulation financiarisée », que je crois plus exact [7]. Il semble utile de définir le concept même de finance. Qu’est-ce qui différencie la monnaie de la finance ?

Monnaie et Titres

Dans tous les modes de production, la monnaie est un droit de tirage sur la valeur des produits et services pour les consommer ou pour en produire d’autres. Mais au fur et à mesure que les capitaux nécessaires pour produire ont augmenté en taille, est apparue la dissociation entre le capital réel de production et le capital de titres, ou capital fictif.

La première révolution industrielle a pu être réalisée sur les bases d’un auto- financement familial. La seconde révolution a nécessité de rassembler un grand nombre d’épargnants. La troisième révolution industrielle en cours suppose des mises de fonds encore plus grandes. Or si nous avons l’habitude de concevoir que le caractère de plus en plus social des forces productives désigne le besoin de marchés d’acheteurs des produits de plus en plus larges, nous ignorons souvent combien la socialisation désigne aussi le besoin de capitaux initiaux de plus en plus étendus.

Le volume des titres financiers s’est développé en même temps que les forces productives matérielles prenaient de l’ampleur et socialisaient non seulement leur marché mais leur financement. À la fin du XIXe siècle, « la valeur nominale des titres cotés à la Bourse de Londres (le London Stock Exchange) passe de 2.3 milliards de livres en 1873 à 11,3 milliards en 1913... » [8].

Surmonter l’obstacle de la liquidité tout en la maintenant.

Le processus de financiarisation dans lequel fut engagé l’Impérialisme global, à partir des années 1980, a pris place dans le contexte de la socialisation des forces productives, induite par la troisième révolution scientifique et technique, la révolution numérique. D’une part, on avait alors une masse de liquidités, alimentée par le déficit de la balance courante américaine mais réticente à s’investir en raison de la suraccumulation existante et durable du capital. D’autre part, les forces productives nouvelles nécessitaient (et nécessitent toujours) l’immobilisation d’une énorme quantité de capitaux pour devenir opérationnelles.

La financiarisation a consisté à mettre en place un mécanisme mondial de transformation en titres financiers, par le biais des marchés, des liquidités existantes. Ces liquidités ont donc reçu une rémunération. En même temps, leurs détenteurs n’ont plus eu peur de les investir à la condition que les titres les représentant puissent redevenir liquides très rapidement.

Ce que les impérialistes américains ont inventé fut donc un mécanisme de transformation réciproque des liquidités et des titres [9]. L’Impérialisme est passé d’une économie d’endettement (crédits accordés par les banques), la dette étant quelque chose de plutôt rigide, à une économie de financement (concentration de l’épargne, ensuite allouée sur les marchés à l’aide de titres, ceux-ci étant par la suite convertibles sur ces marchés). Le monde s’était couvert de liquidités. Il lui fallait désormais se couvrir de marchés financiers, reliés entre eux par la technologie et fonctionnant d’une certaine manière en continu.

La quête de la plus-value par le marché des titres

Depuis plus d’un siècle, les composantes nationales de l’Impérialisme global ont expérimenté et porté la deuxième révolution industrielle jusqu’à son terme, dans le cadre contraignant des rapports capitalistes. La troisième révolution pourrait engendrer une production de valeurs d’usage considérable. Mais sa mise en œuvre supposerait la création de conditions générales (investissements d’infrastructure et investissements collectifs) que l’impérialisme global est incapable de réaliser. Cette révolution scientifique et technique est trop coûteuse en capital technique, en capital humain et en dépenses collectives, trop gigantesque en production de valeurs d’usage, pour être rentable dans le cadre des rapports sociaux capitalistes.

La financiarisation de la vie économique et sociale a pour objectif de faire face à cette difficulté majeure. La rentabilisation du capital par l’exploitation du travail se ferait non seulement de manière directe, dans l’entreprise, mais aussi par le biais indirect de la finance et des marchés. Comment ? En faisant en sorte que la valeur des actifs représentatifs des activités soient des moyens de prélever de la plus-value, par l’achat ou par la vente, sans avoir à la produire ou de contraindre indirectement à la produire pour ensuite pouvoir la prélever.

La monnaie elle-même devient un actif que l’on se procure pour faire des bénéfices de court terme, en écrémant les sources de plus-value existantes, par exemple en achetant des entreprises dites malades puis en les revendant avec bénéfice, soigneusement « nettoyées » de la fraction de leur personnel tenue pour excédentaire. Je signale dès à présent une proposition conceptuelle que fit Jean-Marie Harribey il y a une vingtaine d’années, celle de « valeur captée » [10].

Pour lui, la théorie marxiste de la valeur dans le capitalisme est, certes, au plan global, une théorie de la valeur travail mais nécessairement, au plan de chaque entreprise,une théorie de la valeur captée. En effet, la valeur produite globalement est répartie entre les entreprises en fonction du montant de leurs capitaux et non de la valeur produite localement. Les phénomènes contemporains de captation de la valeur ne seraient donc, selon lui, qu’une extension des processus inhérents au capitalisme de la fin du XIXe siècle, compte tenu, d’une part, de l’ampleur des capitaux aujourd’hui accumulés ainsi que du montant des titres financiers qui en résultent, et d’autre part, des mouvements de concentration de capitaux, destinés à devenir plus fort dans la lutte concurrentielle.

Voici trois exemples illustrant la stratégie du capital monopoliste dont la financiarisation serait le moyen de rétablir sa rentabilité. C’est par l’intermédiaire de la finance que l’on peut extraire de la plus-value sans produire.

Le premier est celui des Fonds de Pension. Les systèmes de retraite par capitalisation sont tels que les sommes déposées par les intéressés sont concentrées par des Institutions qui les placent en titres divers. Ces titres rapportent des bénéfices et sont vendus au moment du départ à la retraite des bénéficiaires. La retraite des salariés cotisants dépend en partie, dans ce cadre juridique, de la capacité de leur manager à faire exploiter de la main-d’œuvre et à pomper la plus-value produite par ailleurs. Le slogan des Fonds de Pension, pourrait être : « Prolétaires de tous les pays, pour bénéficier d’une vieillesse confortable, exploitez-vous les uns les autres le plus durement possible pendant que vous êtes encore jeunes ».

Le deuxième est celui de « la valeur actionnariale ». Les actionnaires d’une entreprise lui apportent le capital (l’épargne) dont elle a besoin pour se développer et ils en retirent un profit en proportion de leur apport. Dans le dernier demi-siècle, les entreprises capitalistes sont devenues des marchandises, au même titre que les salades et les manuels de mathématiques, et elles peuvent être achetées à tout moment par d’autres entreprises. Augmenter la valeur des actions d’une entreprise a donc signifié l’augmentation de sa rentabilité de façon que les actionnaires en soient les premiers bénéficiaires en cas de vente ou qu’ils en soient les premiers défenseurs si d’autres capitalistes voulaient la racheter à leur insu. Par l’intermédiaire de « la valeur actionnariale », le capital monopoliste a très sensiblement accru, de manière marchande, le taux d’exploitation des salariés, et ses actionnaires en ont bénéficié.

Le troisième exemple est celui des Bons du Trésor américain. Le dollar est un moyen, pour les États-Unis considérés globalement, de pomper de la plus-value par l’achat de marchandises pas chères ou de matières premières, sans avoir à en vendre. Mais il y a plus. En effet, si l’économie américaine a acheté des marchandises, par exemple à l’économie chinoise, cette dernière ne lui a rien acheté.

Il reste donc, dans les ordinateurs de la Banque populaire de Chine, l’inscription d’une créance accordée par la Chine aux États-Unis pour lui avoir vendu des marchandises sans rien lui acheter. Ces créances deviennent « des créances immobiles » grâce aux Bons du Trésor délivrés par l’État américain en contrepartie de leur montant. Les créances du reste du monde sur l’économie américaine sont transformées en titres, stockés par les Banques centrales extérieures. L’épargne des pays qui stockent des bons du Trésor américain (la Chine par exemple) est en quelque sorte « pompée » par les États-Unis, qui eux, n’ont pratiquement plus d’épargne.

Il existe d’autres pratiques que celles que je viens d’indiquer expliquant comment la globalisation financière s’accompagne de procédés, visant à capter la plus-value au lieu de la produire. Les très grandes entreprises industrielles, par exemple, agissent comme des Fonds de pension et investissent dans l’achat de titres, en espérant que leurs gains seront supérieurs à ce que leur rapporteraient des investissements normaux. Par ailleurs, elles se séparent des lieux de production. Elles sous-traitent les activités productives et se transforment en lieux de contrats. La Chine fut pendant un certain temps un lieu de sous-traitance. En bref, le capital monopoliste tend à devenir « rentier ».

Au total, il apparaît que :

  • La financiarisation des économies ne fut pas la seule transformation importante de l’Impérialisme à partir des années 1970. La Révolution numérique a donné naissance à des phénomènes rentiers comparables à ceux observés au niveau de la finance mais néanmoins distincts d’eux [11].
  • La stratégie monétaire et financière adoptée par le capital monopoliste américain au cours des années 1970 obtint un réel succès. Non seulement l’Empire américain ne s’est pas effondré. Mais le partenaire avec lequel la Chine se préparait à coopérer pour se développer était apparemment « en pleine forme ». La croissance du PIB des États- Unis fut, au cours de ces années, plus forte qu’en Europe, d’environ 1 point de pourcentage. On parla même de « Nouvelle Économie ». Surtout, en 1991, l’Impérialisme global, et celui des États-Unis en premier lieu, obtinrent un succès gigantesque sur le socialisme avec l’effondrement du socialisme de type soviétique. C’est dans ce contexte que, après la mort de Mao Zedong, fut repensé le développement de la Chine.

[1Jean-Claude Dutailly, «  La Crise du Système Productif  », Économie et Statistique, n°138, p.3-20.

[2Michaël Hudson, Super Impérialism, The American Strategy of American Empire, 2021, Pluto Press, 3rd edition (1rst edition, 1972).

[3Ivo Maes, «  La Genèse du Système Monétaire actuel  », Reflets et Perspectives de la Vie Économique, 2010, 4 (Tome XLIX), p.17-27.

[4Michel Aglietta, «  La Gouvernance du Système Monétaire International  », Regards Croisés sur l’Économie, 2008, n°3, p.276-285.

[5Grégory Vanel, L’Économie Politique de l’Étalon Dollar, Les États-Unis et le nouveau régime financier international, Thèse doctorale soutenue le 17/11/2005.

[6Cheng Enfu, Lu Chunyi, «  Research on the Mechanism of Dollarization and De-Dollarization under the Global Financialization System  », BRIQ Belt and Road Initiative, 2023, Quaterly, 5(1), p.6-29.

[7François Chesnais (sous la direction de), La Finance Mondialisée, Racines sociales et Politiques, Configuration, Conséquences, 2013, La découverte, Paris.

[8Youssef Cassis, «  Londres, New-York et la Dynamique des Places financières Internationales, fin XIXe-début XXe siècle  », Monde(s)  ; n°13, mai 2018, p.25-47, (p.28).

[9Michel Aglietta, La Globalisation Financière, 1999, La Découverte, Paris, p.53-54.

[10Jean-Marie Harribey, «  La Financiarisation du Capitalisme et la Captation de Valeur  », in Jean-Claude Delaunay (sous la direction de), Le Capitalisme contemporain, Questions de Fond, 2001, L’Harmattan, Paris, p.67-111.

[11Bernard Gerbier, «  Crise Financière ou Crépuscule du Capitalisme Rentier  »  ; Recherches Internationales, 2008.

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