« Je veux dire quelque chose à propos de la Cisjordanie.
Pas à propos de la famine, ni de la torture, ni de l’extermination.
À propos du mal simple, personnel, (relativement) petit.
Je suis avocat depuis 26 ans. Durant toutes ces années, j’ai représenté des Palestiniens vivant en Cisjordanie. J’ai représenté des individus, des familles, des communautés entières, et j’ai traité, en cumulé, des milliers de cas où l’armée, les colons, ou les deux, ont fait du mal à mes clients, les ont menacés ou harcelés.
Je ne me suis jamais senti aussi impuissant qu’en ce moment.
En Faculté de Droit, on nous enseigne les dangers du pouvoir arbitraire — ce pouvoir sans contrôle, sans contrainte juridique, échappant à toute institution chargée de le contenir. Quand on y pense, on imagine des pays lointains, des époques révolues. On pense au seigneur féodal expulsant un vassal sur un coup de tête, au roi qui s’empare du seul agneau d’un pauvre, au fonctionnaire du parti unique qui, d’un clin d’œil, fait arrêter un voisin gênant. On pense à des endroits sans justice, ou du moins sans justice indépendante, sans éthique professionnelle.
Et aujourd’hui, depuis des mois, en Cisjordanie, je regarde droit dans les yeux un pouvoir brut, violent, arbitraire.
Chaque semaine, chaque jour — parfois plusieurs fois par jour — mon bureau reçoit des signalements d’usage arbitraire de la force :
Des colons envahissent des terrains privés, harcèlent les propriétaires, effraient les enfants.
Des colons arrachent des arbres.
Un colon en uniforme militaire fouille la tente d’un berger, casse du matériel, renverse l’eau potable.
Des soldats démontent les caméras de surveillance installées sur des maisons palestiniennes pour documenter le harcèlement et la violence.
Des soldats confisquent les serveurs où les images sont stockées.
Des biens sont saisis par la police ou les soldats, sans procès-verbal, sans document de saisie.
Ceux qui tentent de protester — sont arrêtés.
Des colons, soutenus par des soldats, empêchent les paysans d’accéder à leurs terres. Aucune explication n’est donnée.
La police n’applique pas les ordonnances de protection émises par les tribunaux israéliens contre les colons harceleurs, n’enquête pas sur les violations, n’arrête pas les auteurs, même lorsque les menaces persistent.
La police refuse de prendre les plaintes sur place ou par téléphone — « Venez au poste », disent-ils (et attendez cinq heures dehors, sous la chaleur).
Rien de tout cela n’est légal.
Rien de tout cela n’est légal.
Rien, rien de tout cela n’est légal — même selon les lois de l’occupant, même selon le droit militaire en vigueur dans le territoire.
Et rien de tout cela n’est nouveau — sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus personne à qui parler.
Il y avait autrefois un numéro, un commandant, un officier, un procureur, un conseiller juridique — quelqu’un qui montrait un soupçon de honte.
Aujourd’hui, il n’y a plus personne à qui parler.
Soit ils ne répondent pas.
Soit ils répondent avec hostilité.
Soit ils répondent — et ignorent.
Ceux qui aidaient, ceux dont c’était le travail d’aider, ceux qui comprenaient autrefois que leur mission était d’imposer la loi aux civils et soldats israéliens — ils disparaissent, changent de poste, prennent leur retraite, ou se conforment à l’esprit du temps, aussi laid soit-il.
La police, l’armée et les colons ont toujours été, en grande partie, un seul et même corps — mais il y avait des failles entre eux, à travers lesquelles on pouvait parfois obtenir réparation, à travers lesquelles on pouvait contenir, un peu, le monstre de la suprématie juive.
Aujourd’hui, c’est un bloc compact de mal distillé.
Et un autre client envoie un message WhatsApp, et encore un autre. Et mon équipe et moi perdons la tête.
Il n’y a plus personne à qui parler.
Je ne trouve de réconfort que dans une chose : savoir qu’un jour, vous tous, tous ceux qui servez cette machine du mal — vous devrez expliquer à vos enfants, à vos petits-enfants, et à vous-mêmes comment il se fait — que vous avez échoué à rester humains.
Il y aura des musées qui raconteront votre histoire — et celle de vos victimes.
Parce que cela ne durera pas éternellement.
L’humanisme ne perdra pas cette bataille — et moi, j’y resterai toujours aux côtés de celles et ceux à qui, dans vos esprits et dans vos cœurs, vous avez déjà arraché toute humanité ».