De l’aliénation ou les vicissitudes de la jouissance par Nicole-Edith Thévenin

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La catégorie d’aliénation est souvent tenue pour allant de soi chez Marx. Pourtant, comme le montre Nicole-Édith Thévenin dans ce texte, même le jeune Marx propose un concept d’aliénation largement ambivalent. Dans la continuité d’Althusser, Thévenin propose une relecture critique du concept, qui divise sa portée entre une acception dominante, perméable au réformisme, et une conception révolutionnaire. S’appuyant sur Lacan et la critique marxiste du droit, elle montre que l’aliénation n’appelle pas, pour les sujets, à une reconquête des produits de leur travail, mais à briser les rapports marchands et juridiques qui les chevillent à la jouissance capitaliste.

La catégorie d’aliénation telle qu’elle est utilisée par le jeune Marx, est une catégorie issue de la philosophie de l’histoire, elle s’adosse à la dialectique hégélienne et au renversement feuerbachien. Chez Marx, l’aliénation n’est pas celle de la conscience, de l’esprit mais comme chez Feuerbach, celle de l’essence humaine. Dans tous les cas, en tant que projection d’une unité qui se développe, se connaît en scissionnant, cette philosophie prend ses racines idéologiques dans la relation du sujet et de l’objet, relation qui structure toute la philosophie classique et qui est l’expression déguisée d’un rapport qui soutient en dernière instance son discours : le rapport juridique de propriété [1]. Je voudrais démontrer comment la théorie marxiste interprétée du point de vue de la philosophie de l’aliénation, se trouve ramenée « sous l’idéologie bourgeoise du sujet », c’est-à-dire sous la Forme-sujet (Althusser) relevant en dernière instance de la Forme-sujet-de-droit (Edelman). Un sujet fondé sur la propriété de sa personne et qui lie sa liberté et son "autonomie" à sa capacité de "se" vendre et d’acheter, en un mot de posséder. Là gît on le verra, l’aliénation subjective fondamentale du "moi-sujet" à l’Autre du capital. Elle explique la relation fantasmatique et passionnelle qui lie "le" sujet à "son" objet, et par conséquent le point aveugle de la philosophie de l’aliénation dont le fondement idéologique (qui est "rejeté" de sa conscience), se constitue à partir de la catégorie juridique d’aliénation et met l’ "homme" au centre de son discours.

Si Hegel nous lègue un « procès sans sujet » (Althusser), c’est que le sujet (comme esprit), devient le mouvement en tant que mouvement s’autonomisant et se posant soi-même, préfigurant le procès du capital qui, au nom de la propriété, exproprie tous les propriétaires pour devenir l’unique propriétaire du monde. N’abolissant pas la propriété privée mais lui donnant la forme du tout, la philosophie de Hegel dont la dialectique se déploie comme système jusqu’au savoir absolu, annonce la possibilité du discours sur la "fin de l’histoire". Tout l’effort théorique de Marx sera de revenir au réel de cette histoire, à sa matérialité pour en démontrer, non pas la fermeture mais le travail de réouverture, de dégagement d’un déterminisme imposé par le discours de la classe dominante. En ce sens s’il y a une fin de l’histoire pour Marx ce n’est que celle d’une certaine histoire, celle du capitalisme qui fait partie de ce qu’il considère comme la pré-histoire de l’humanité. Se tenir alors dans le mouvement réel du communisme, c’est quitter le discours de l’aliénation qui se projette dans un idéal, pour aller à la rencontre d’une autre "réalité", celle de la lutte des classes. Quitter le discours de la philosophie classique pour s’établir dans un autre champ, celui de la connaissance des causes et des processus réels tels qu’ils s’articulent sous nos yeux mais que l’on ne voit pas, que l‘on ne comprend pas, faisant d’une méconnaissance idéologique construite rigoureusement par le champ social, économique et politique, le socle de nos certitudes et de notre servitude, c’est-à-dire de notre aliénation.

Que veut dire ce mot, aliénation ? De quoi nous parle-t-il ? Nous en suivrons les différentes interprétations, vicissitudes dans l’œuvre de Marx, les enjeux idéologiques et politiques qu’il porte. Du jeune Marx au Marx de la maturité, l’aliénation comme "concept", se voit ramené au statut de catégorie idéologique renvoyant à une philosophie de la représentation et une "vision" de l’histoire et en dernière instance à celui d’une catégorie juridique réglant les échanges marchands et la circulation monétaire. Révélant du même coup, c’est-à-dire dans l’après coup, la vérité de ce qui anime les discours "humanistes" de la philosophie de l’aliénation, l’idéologie juridique. D’où l’importance que revêt la "coupure épistémologique" entre le jeune Marx et le Marx de la maturité que pose Althusser, voulant marquer ce qui sépare à jamais la théorie révolutionnaire de Marx, de son interprétation à partir du champ de l’idéologie dominante. Mais dans les analyses que Marx fait du fonctionnement du capital et de ses effets psychiques, on peut voir émerger un troisième sens du mot aliénation lui donnant le statut d’un concept opératoire, qui peut trouver sa place dans une théorie de l’idéologie articulée à une théorie des formations de l’inconscient et du sujet de l’inconscient. Ce que Lacan fera émerger à partir d’une théorie de l’identification, puis de la logique du discours, de son lien avec la jouissance.

Voyons les termes du débat. Pour Hegel, le processus d’aliénation est un processus de négation positive nécessaire : le sujet pour se reconnaître en tant que sujet et développer toutes ses potentialités, doit se séparer de lui-même, devenir autre (s’aliéner) en tant qu’objet. Il ne saurait y avoir de sujet sans un objet qui le représente, dans lequel il s’objectivise et qu’il récupère dans un deuxième temps dans une logique de développement de son propre être. Le monde comme monde d’objets est la réalisation de l’esprit devenu le sujet-se-posant. Si le monde est sa propre réalisation, alors l’objet fait intrinsèquement partie du sujet, il est le sujet-devenant-monde, son mouvement propre d’extériorisation. La séparation est à chaque fois surmontée dans une réintégration où le "manque" d’être que l’aliénation fait surgir, est aboli par un nouveau progrès. L’extérieur devient une nouvelle intériorité enrichie par un objet qui relance le processus de négation jusqu’au savoir absolu.

Chez Marx comme chez Feuerbach ou Hegel, l’objet reste une dimension nécessaire du sujet, sa rencontre avec l’autre de lui-même sans lequel il ne saurait se connaître. Le mot "objet" doit ici être entendu dans son double sens : objet matériel et objet-monde social. L’objet est ce qui exprime mon être dans un devenir-étranger et qui s’opposant à moi me renvoie mon propre message sous sa forme inversée (pour reprendre une expression de Lacan). Le sujet se définit à partir d’une extériorité, d’un "déchirement" (Hegel). « La conscience de l’objet est la conscience de soi de l’homme » écrit Feuerbach, qui appréhende l’objet non pas par auto-position de l’esprit dans une logique historique qui s’arrache du néant comme chez Hegel, mais à partir de sa nature matérielle-sensible. Tel est le sens du "renversement" feuerbachien qui part de l’homme comme genre et non de l’esprit, inaugurant la philosophie critique comme critique du processus d’aliénation non dans une analyse de l’histoire, mais dans une analyse de la fonction imaginaire (c’est-à-dire psychique) de la religion. Notons qu’il repère sans le savoir, le processus d’identification à l’œuvre dans l’idéologie. Dieu est une projection du genre humain, une projection idéalisée de sa propre puissance.

Si pour Feuerbach cette projection dans un objet transcendant se révèle nécessaire, comme une extériorisation qui permet à l’homme de se re-présenter, cette figure finit par s’autonomiser, s’opposer à lui et le dominer, c’est-à-dire l’aliéner. La dynamique de l’aliénation est ici dynamique d’une séparation-domination. Marx dans les Manuscrits de 44, reprendra ce renversement mais en partant non du psychique, mais des rapports sociaux et en réintégrant l’histoire. Dans le processus d’aliénation c’est-à-dire dans le travail, le travailleur est "séparé" de l’objet qu’il produit. Cet objet parce qu’il l’a produit, le représente. Cette séparation est une "dépossession" de son essence, car cet objet "approprié" par l’Autre se dresse contre lui dans une « opposition réciproque hostile » [2], en prenant la figure du capital c’est-à-dire de la "richesse" (Marx garde ici le vocabulaire des économistes classiques). Ainsi comme l’écrit très justement Franck Fischbach, chez Feuerbach comme chez Marx l’aliénation n’est pas une réalisation de soi mais un « empêchement d’être soi », elle renvoie non à l’activité de négation, mais à une « situation négative » [3].

Le conflit (et non la réalisation), devient le concept central d’une philosophie critique qui cherchera à dépasser ce conflit en retrouvant l’unité perdue du sujet et de l’objet dans un effort de réappropriation, c’est-à-dire dans un processus de négation de la négation qui caractérise aussi bien la dialectique hégélienne. Le rapport conflictuel (comme "opposition réciproque") est lutte entre deux entités se faisant face, dont l’une est la représentation de l’autre. Dans cette dialectique de "réciprocité", le capital est le produit direct du travail de l’ouvrier et leur opposition révèle le lien qui les unit en miroir. En toute logique, le capital comme "accumulation du travail" (telle est la définition de l’économie politique), pure "dépense" de travail de l’ouvrier représente l’essence de l’ouvrier, il est cette essence ! L’enjeu de la lutte entre ces deux entités dans la critique du jeune Marx, sera donc un enjeu de ré-appropriation par la classe ouvrière d’un "produit", d’un objet qui lui a été soustrait. Remarquons que leur affrontement se définit par leur communauté d’appartenance à un même champ de représentation idéologique où l’ouvrier, se trouve identifié à la figure du capital comme son être "aliéné" c’est-à-dire dépossédé, dominé, devenu objet entre les mains de la classe bourgeoise et se retournant contre lui. Tels sont encore pour Marx les termes (repris de l’économie classique et de la philosophie de l’aliénation), dans lesquels il exprime la relation capital/travail.

L’aliénation fonctionnant comme catégorie philosophico-idéologique, pose l’expression téléologique d’un développement par intégration/dépassement de la scission sujet-objet, qui trouve une fin dans l’histoire, puisqu’il y a au-delà dans un "dépassement" du capitalisme, récupération de ce qui s’est trouvé séparé du sujet donc fin de l’aliénation, règne de la plénitude et de la raison. L’homme accéderait ainsi, pour la bourgeoisie endossant le rêve du capitalisme, à la maîtrise idéale du monde à son "profit" et pour le communisme, à la maîtrise des rapports sociaux et des forces productives "au profit" du prolétariat. La lutte des classes, interprétée dans les catégories de la philosophe de l’identité, est "vue" comme un mouvement de négation de la négation accomplissant le devenir nécessaire de ce grand sujet qu’est l’humanité souffrante (dans l’exact renversement/inversion du rêve capitaliste). Elle s’inscrit dans cette vision "linéaire" d’un déroulement de l’histoire qui favorise les identifications imaginaires, où le sujet (prolétaire) rêve de posséder par incorporation, les insignes de cet objet (le grand Autre capitaliste qui est l’autre de lui-même) et de pouvoir partager la jouissance qu’il lui prête, d’être pleinement propriétaire. décrypter ainsi le fantasme fondamental de "projection narcissique" qui fait fonctionner le discours de la philosophie de l’aliénation nous pouvons y reconnaître sa propre aliénation à la catégorie qu’il utilise. Dès lors, faisant un pas de côté, c’est en interrogeant ce qui porte ce discours, la cause qui le fait parler que nous pourrons décrypter l’idéologie qu’il véhicule.

Arrêtons-nous sur cette question de la "jouissance" que Lacan reproche tant à Marx de n’avoir pas relevée, de ne pas en avoir fait le fondement du discours capitaliste (et du monde capitaliste), et le moteur de la plus-value. Lacan souligne que cette jouissance porte les prolétaires à soutenir le maître qu’ils contestent, participant ainsi à leur propre exploitation. Jouissance mortifère, masochiste qui témoigne de l’existence d’un pulsionnel que Freud théorise dans la deuxième topique, en posant la thèse d’un antagonisme dialectique entre "pulsion de vie" et "pulsion de mort". Dans la pulsion de mort, Freud reconnaît une jouissance qui porte les hommes à désirer la mort au-delà du "principe de plaisir" (et du conatus spinoziste) où l’homme semble courir avec passion vers sa propre destruction, dissolution (visant au retour fusionnel vers un objet "barré", impossible à atteindre). Telle est la fonction "d’excès" de la jouissance que Lacan va identifier sous le concept d’objet a et qui manque à Marx dit-il, pour être pleinement matérialiste. Pourtant Lacan se trompe en partie (et tous les psychanalystes qui l’ont suivi sans avoir lu Marx au préalable). S’il n’en fait pas la théorie, et il est vrai qu’une théorie de la jouissance manque à Marx (il n’est pas Freud), c’est bien les formes de cette aliénation comme jouissance que Marx repère dans sa lecture de la plus-value et de la relation de l’ouvrier au "capital". Dans les Manuscrits de 44, il la relie à la fonction de la propriété privée, et par la suite dans Le Capital, à la structure des rapports de production capitalistes, qui donne à la propriété privée sa fonction aliénante d’activer la "soif" du capitaliste (Marx) et de tous les individus, et qui culmine dans le fétichisme de la marchandise.

En effet, Marx pour suivre les catégories de l’économie classique jusqu’à leur faire rendre gorge, prend à bras le corps la condition réelle de l’ouvrier. Cette prise à bras le corps, l’amène à mettre en lumière la manière dont l’ouvrier se trouve noué au processus et au discours capitaliste (l’un n’allant pas sans l’autre), et ce qui en résulte pour l’ouvrier lui-même. L’aliénation y trouve déjà une toute autre interprétation, une toute autre place que celle qu’elle endosse dans le discours philosophique. Elle pointe vers l’analyse de la dimension subjective et sociale que revêt la "dépendance" du sujet – compte tenu de la séparation de l’ouvrier d’avec ses outils de travail –, les conséquences politiques qui s’en suivent. Car cette dépendance, cet "asservissement" se retourne en attachement, et le voue à partager avec le maître la passion de la jouissance. Ici l’aliénation s’ébauche comme concept permettant de comprendre l’articulation entre conditions sociales et économiques et affects inconscients. C’est la main de fer de la propriété privée nous dit Marx, et c’est le Droit qui donne au capital cette puissance et "attache" économiquement et subjectivement l’ouvrier à sa condition.

C’est là son point d’Archimède. Marx nous ouvre des pistes pour tenter de comprendre comment se noue la subjectivité aux conditions de production et de reproduction d’un mode de production [4]. Ce point de départ l’oppose à Lacan, dans la mesure où la jouissance ne part pas de la plus-value mais en est sa conséquence. Encore que Marx reconnaît dans la nature humaine un pulsionnel en excès qui traverse l’histoire [5]. Cet excès prend dans le système capitaliste, la forme de la plus-value. Chacun des auteurs partant de lieux différents, l’un social et l’autre psychique, c’est dans l’articulation de leurs champs que nous reposerons la question de l’aliénation. Non plus comme catégorie idéologique mais comme concept opératoire ou relevant d’une "opération logique" comme le propose Lacan dans sa théorisation du sujet de l’inconscient, des destins de l’identification, du désir et de la pulsion quand ils s’articulent aux conditions sociales de la domination.

Posons-nous la question : dans ce processus de "séparation", qu’est-ce qui porte cette identification du sujet à l’objet à partir de laquelle se fonde le discours philosophique ? Ne relève-t-elle pas de la forme-sujet-de-droit, que prend tout sujet dans le système marchand-capitaliste ? Car comment expliquer le sentiment de "dépossession", cette projection de soi imaginaire dans un produit, si ce n’est par l’instauration de la propriété privée ? On ne se sent "lésé" que si on se "sent" propriétaire. Cet affect n’est-il pas constitué par la structure juridique, qui lie le sujet à l’objet ? La philosophie de l’aliénation ne naît-elle pas d’ailleurs de l’échange marchand, d’une circulation universelle d’objets qui demandent un sujet propriétaire pour être portés sur le marché et une égalité des échangeurs qui réponde à l’équivalence des produits ? Cette équivalence leur permet de passer de mains en mains, sous forme contractuelle et monétaire. C’est ce que Marx démontre dans l’ouverture du Livre I du Capital et qu’il cherchait déjà à comprendre dans les Manuscrits.

La transposition du lien de propriété qui définit l’aliénation comme forme juridique (telle est la place que Marx lui donnera dans le Capital sous la forme du capital porteur d’intérêt) [6], en vision idéologique de la relation du sujet et de l’objet et de la projection du sujet dans l’objet, a des conséquences immédiatement politiques. Ce qui nous a été enlevé, arraché sous la forme du capital est traduit en termes de "vol", et le conflit de classes s’exprime dans la revendication d’une "restitution" et "récupération", d’une "redistribution plus juste". C’est dans le cadre du Droit et dans des termes juridiques que se structure le discours du "socialisme petit-bourgeois", dont relève il faut bien le dire la théorie philosophique de l’aliénation, à vouloir revenir vers un lieu que Marx a dû quitter et dont il nous montre les voies de dégagement.

La vision historique de cette forme de réappropriation dite révolutionnaire – dominante dans la pensée "communiste" – appelle son support, non plus le sujet individuel mais le sujet collectif, le prolétariat ou le peuple. Le sujet lui-même dans sa définition, n’étant pas la conscience mais bien un sujet concret, le schéma idéologique reste le même. Le prolétariat vient à cette place d’être désigné comme la nouvelle figure subjective devant accomplir une "mission", celle de libérer l’humanité de son asservissement en réintégrant enfin l’objet convoité. Bien sûr cette "libération" ou "émancipation" reste une abstraction. Elle ne se donne pas les moyens de penser ce qu’est un processus révolutionnaire concret, se tenant prudemment dans des aménagements du cadre légal tout en invoquant un nécessaire "dépassement" du capitalisme (or on sait qu’un dépassement conserve dans le procès, l’objet dépassé). Ce qui l’enchaîne au signifiant "démocratie" tel que le discours dominant le propose, dans l’élasticité des interprétations qu’il lui confère.

Voyons par contre le combat que Marx mène dans les Manuscrits de 44. Il reprend le langage de l’économie classique comme il le dit lui-même mais pour, en suivant leur raisonnement, arriver à voir ce qui ne s’y trouve pas, ce qui manque. « Nous avons accepté son langage… » [7]. Un mode d’analyse qui se base sur des notions issues de la circulation et du développement "industriel" (ce monde de production d’objets pour des sujets), et non pas encore sur une analyse concrète d’un mode de production. Marx marque le point de départ de sa critique, la critique de la propriété privée, sur le terrain du discours de l’idéologie bourgeoise, en employant ses concepts. Mais, comme l’écrit Bottigelli dans sa présentation (remarquable), et c’est là le moteur du déplacement de Marx, « Marx aborde l’économie classique en socialiste, comme l’avait fait Engels, voyant dans la suppression de la propriété privée la condition de la libération humaine ». Marx s’appuie sur un point de vue politique, en opposition avec l’idéologie dominante. Ce déplacement idéologique permet à Marx de voir ce que les économistes classiques n’ont pas vu. Cette "prise de parti" désigne le point de fuite qui le fera se déplacer du terrain de la philosophie, vers le terrain de l’analyse des contradictions d’un mode de production, du terrain de l’engagement socialiste, au terrain de l’engagement communiste, d’une analyse fondée sur la notion de travail en général (qu’il critiquera durement), aux concepts de force de travail et de plus-value et en conséquence, au concept de "rapports de production".

Ce "déplacement", Althusser et son équipe l’ont mis en lumière, et on ne saurait aujourd’hui ignorer leurs travaux sous peine de revenir en-deçà des positions du jeune Marx et de son travail de déchiffrement, là où il nous montre la bataille qu’il mène contre les catégories qu’il utilise. Travail de lecture où Marx déjà trace les "lignes démarcation" pour sortir d’une emprise et dessiner les voies qui le porteront à la constitution d’un objet théorique spécifique. Car la notion d’aliénation, nous dit encore Bottigelli, lui sert avant tout à cette époque, d’"arme de combat" qu’il retourne contre ses adversaires. Une fois ce travail fait, et qui traverse plusieurs écrits de Marx, cette notion sera peu évoquée ou du moins replacée dans un autre contexte avec une autre fonction qui se dessine déjà dans les Manuscrits. C’est pourquoi Marx, constatant que l’économie politique « part du fait de la propriété privée, elle ne nous l’explique pas » pose la question impossible, scandaleuse : d’où vient la propriété privée et quelles sont ses conséquences ?

Le premier manuscrit part du salaire, c’est-à-dire de la circulation, point de départ qui peut se révéler plein d’embûches si on y est arrêté [8]. Marx y dégage plutôt des interrogations. Il y repère le signifiant de la dépendance ouvrière, son nœud de survie qui exhibe l’arrachement qu’elle a dû subir pour quitter ses conditions antérieures d’existence et devoir se trouver un maître. Aussi n’a-telle d’autre recours que de suivre le commandement capitaliste, et cette dépendance s’accroît au fur et à mesure de la division du travail. La séparation du sujet et de l’objet pour l’ouvrier est « mortelle », alors que cette séparation pour le capitaliste est source de revenus, ce qui lui permet de ne pas dépendre aussi étroitement de l’ouvrier, de vivre plus longtemps que lui et d’avoir des gains supplémentaires. Le premier manuscrit égrène ainsi les "désavantages" de l’ouvrier et tout ce qu’il perd de voir transformé son activité concrète en "activité abstraite". Au « moins » des ouvriers correspond un "plus" du capital sous forme de la "richesse". Mais si Marx part du salaire, c’est que que le salaire renvoie aussi à un "rapport" et à ce qui le rend possible, le contrat de travail. Le salaire est pris dans la pratique concrète du Droit qui assure la distribution de la propriété privée et la relation d’échange entre sujets dits "égaux", dans la rencontre de l’ouvrier et du capital. L’égalité des contractants dans la sphère de l’échange, assure la mise en route de l’inégalité dans la production. L’égalité au niveau de l’échange est donc consubstantielle à l’exploitation au niveau de la production, l’échange met en route un non-échange. Ce que Marx mettra en lumière dans Le Capital.

Mais dans les "Manuscrits", il ne voit encore que l’"inégalité" entre ouvriers et capitalistes, pas encore la forme de l’exploitation, et comme les économistes classiques, il part du travail et non de la force de travail, c’est dire qu’il n’a pas encore dégagé le processus particulier de l’exploitation et de la formation de la valeur. Mais il a repéré le rôle de la propriété privée et son lien avec le "système de l’argent" qui met en route l’aliénation du travail dans le salaire payé à l’ouvrier. Car le salaire révèle la réalité de son aliénation dans la double séparation qu’il a avec l’objet qu’il produit : a/au niveau de la production en tant que les outils du travail ne lui appartiennent pas, b/au niveau de la consommation dans l’obligation qu’il a de devoir acheter ce qu’il a produit, de devenir consommateur. Marx en arrive à la conclusion que c’est la propriété privée qui fonde cette séparation.

Le salaire et la propriété privée écrit-il sont identiques : car le salaire, dans lequel le produit, l’objet du travail, rémunère le travail, n’est qu’une conséquence nécessaire de l’aliénation du travail, et dans le salaire le travail n’apparaît pas non plus comme le but en soi, mais comme le serviteur du salaire [9].

Là commence à se dessiner le chemin que Marx prendra pour sortir de l’interprétation anthropologique de l’aliénation. Dans le Marx de la maturité, l’aliénation du sujet à l’objet ne relève plus d’une division de l’"essence humaine", mais d’une relation de Droit et la question du Droit, des relations juridiques sera dès lors posée dans un nouveau cadre, celui des rapports de production et non plus du seul "travail" (concept vide dira-t-il, parce que trop général) qui résulte de la relation du sujet et de l’objet.

Si Marx n’a pas élaboré une "théorie du Droit", il en a toujours souligné la centralité et même l’instance déterminante. Souvenons-nous du "vol de bois", des analyses sur la journée de travail, sur les conditions industrielles, les modalités de la lutte ouvrière… Il se demande ici, est-ce la propriété privée qui produit la séparation donc le travail aliéné (donc le capital) ou la séparation qui produit la propriété privée, notant que dans la reproduction l’un et l’autre ne se distinguent pas. Le lien entre propriété privée et perte de l’objet dans la constitution de l’aliénation, commence à apparaître dans la question qu’il pose « si le travail m’est étranger, m’affronte comme puissance étrangère de commande, à qui appartient-il ? » [10], relevant que l’aliénation est un "dessaisissement" du fait de la propriété privée en ceci que dans le processus capitaliste, l’ouvrier lui-même devient une "marchandise". Dès lors le rapport de propriété ne renvoie pas seulement à un objet extérieur, mais est "incorporé" dans le sujet qui va se définir par la propriété de soi-même. C’est dans Le Capital que Marx, en changeant de terrain et de concepts, parviendra à déchiffrer le processus réel qui se met en route. Cette nouvelle propriété de soi-même qui définit tout sujet en tant que sujet de droit, va lui permettre de se vendre, c’est-à-dire de vendre sa force de travail en un mot de l’"aliéner" et ceci au sens juridique du terme. C’est alors que le processus d’assujettissement et d’exploitation dans la production, devient possible.

Mais déjà dans "Les Manuscrits", le rapport réciproque travail/capital, (l’ouvrier produit le capital, le capital produit l’ouvrier) comme simple rapport de face à face se trouve subsumé sous un autre rapport surdéterminé du côté du capital, du fait même de la propriété privée. Car Marx relève que le capital produit de son côté un ouvrier "pour" le capital. Ce "pour" désigne la soumission réelle de l’ouvrier au capital, et cette soumission renvoie, non plus à la production simple telle qu’elle existait avant le capital, mais au point de vue de la reproduction. Et la reproduction demande que soit formé un sujet qui corresponde aux exigences du capital. Leur opposition ne saurait être une opposition simple, elle ne saurait définir une interaction, mais elle est toujours-déjà-prise dans un rapport de force inégal où l’ouvrier est soumis à une domination qu’il doit intégrer et qui le modèle. Ce processus d’intégration et d’ adaptation relève de l’ instance idéologique. C’est alors une domination qui se doit d’allier une main de fer dans un gant de velours. La violence du commandement dans la production va se soutenir d’un pouvoir "soft" dans la consommation où le désir du sujet se trouve capté et démultiplié. Aussi, par la jouissance qui lui est concédée et sur lequel il se trouve branché, le sujet se constitue sur une division entre opposition au capital et soutien au capital. N’est-ce pas la structure même de notre aliénation ?

Ce n’est pas la marchandise en tant que telle qui caractérise le monde capitaliste nous dira Marx dans Le Capital, mais ce point unique, essentiel que la "force de travail" devient une marchandise. C’est parce que la force de travail devient une marchandise, que l’extorsion de la plus-value devient possible. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la forme-sujet-de-droit devenant universel, le sujet se définit comme s’appartenant à lui-même, et comme propriétaire peut aller porter sur le marché sa force de travail comme n’importe quelle marchandise. Le Capital théorise ce qui avait été appréhendé dans les Manuscrits comme "incorporation" par le sujet de la propriété privée. La vente et l’achat de cette force de travail, fait du contrat de travail comme simple réalisation de la liberté des sujets (au niveau de l’échange, nous n’avons pas l’ouvrier et le capital, mais des sujets égaux en droit), le point de départ de la production. La liberté de l’échange met en route le procès du capital comme "exploitation", et non plus comme "dépense" de travail. Et c’est à partir de ce nouage spécifique entre circulation (échange) et production que l’on peut expliquer l’effet-aliénation de la conscience, l’effet-fétichisme de la marchandise. Car tel est l’impératif capitaliste qui est un tour de force économique et idéologique d’un même mouvement, qu’il lui faut « développer la transformation de l’argent en capital sur la base des lois immanentes de l’échange de marchandises, de sorte que l’échange d’équivalents soit valablement tenu pour point de départ » [11]. Pour que l’échange des marchandises soit tenue pour point de départ il a fallu que le Droit « constitue le réel » (Edelman) et qu’ainsi l’essence de l’homme soit définie par la propriété privée et que le sujet de la société bourgeoise soit saisi, "interpellé" comme sujet de droit. Dès lors la conscience universelle devient conscience universelle du droit de s’appartenir et d’en tirer bénéfice. C’est ce que Lacan désigne sous l’appellation ironique des « droits de l’hommiste ».

En effet, l’égalité des sujets de droit passant contrat, permet au capitaliste de faire travailler la force de travail à son profit et légalement, sans que la plus-value n’apparaisse jamais dans le procès de production dans la mesure même où la force de travail comme n’importe quelle marchandise, est payée à sa valeur. En ce sens, le processus capitaliste ne contredit pas la forme-marchandise mais en est sa pleine réalisation. « Pleine réalisation » veut dire qu’il universalise, accélère l’extension de la marchandise et que l’homme lui-même devenu marchandise, son « essence » ne s’accomplit que sous forme de marchandise et le monde qu’il perçoit et projette prend lui-même la forme marchandise. Dès lors, là où la production et la circulation se trouvent nécessairement liés, la circulation surdétermine la perception de l’ensemble du procès. C’est ainsi que dans la vie quotidienne, ce qui est « donné » comme premier, comme « naturel », c’est l’universalité du rapport d’échange et la circulation abstraite de la monnaie comme représentation de la valeur. Le procès de la circulation semble dominer l’ensemble du procès de la production et de la reproduction et produit l’illusion du sujet d’être à l’« origine » de la production. Mais ce « semblant » n’est pas un faux-semblant, c’est un semblant « valable », réel, légitimement réalisé par les lois du marché. C’est pourquoi l’illusion idéologique est aussi bien indicée d’une valeur de réalité. Pour l’économie classique la division du travail apparaît elle-même comme reproduction de l’individualité particulière et confirme la liberté des sujets au lieu de la supprimer. Ici Marx parle bien de « l’aliénation réciproque », mais au sens juridique de vente et d’achat généralisé qui inclue celle de la force de travail comme marchandise, et cette forme juridique produit l’illusion de la liberté du sujet. Cette liberté est dit-il, la « réalisation pleine et entière de l’égalité sociale » [12]. L’argent en constitue son expression concrète.

L’argent ne contredit pas la liberté et l’égalité, mais en permet la pleine extension, comme liberté et égalité économique-capitaliste définies et ordonnées par le Droit. En ce sens, on ne saurait rien « reprocher » au système capitaliste, on ne saurait lui reprocher de se contredire ou d’être « incapable de » au nom de sa possible humanisation, car ce système produit une logique de la liberté et de l’égalité qui lui correspond et qui se soutient de l’efficace de l’appareil juridique. Le Droit qui fonde le rapport de sujets libres et égaux échangeant entre eux des objets, produit sa propre idéologie comme idéologie juridique dominante, où l’objet prenant le pas sur le sujet, du fait même de la logique marchande qui est « aliénation monétaire », en passant de mains en mains paraît (dans une inversion de la perception), circuler de lui-même. La propriété privée nous dit Marx dans « Fragment de la version primitive » est la base de la circulation, « mais le procès d’appropriation lui-même ne se montre pas, n’apparaît pas dans le cadre de la circulation ». Ce procès se passe « derrière son dos », « en dehors » de la circulation mais pourtant lié à la circulation qui se présente comme première. C’est pourquoi les économistes font du « travail personnel » le titre de « propriété originelle » producteur de valeur. Le « travail » renvoie à l’homme comme sujet de la production et non aux rapports de production.

Ce rapport idéologique sujet-objet issu de l’échange entre sujets, occulte l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire l’existence des classes qui détermine le « réel » de la production. Ce qui apparaît « en surface » comme circulation simple et « point de départ » présuppose en fait un développement complexe des conditions de la production bourgeoise, et ces conditions supposent des rapports de production capitalistes qui sont « effacés » par la circulation. D’où le « mystère » de cet « en plus » incorporé dans la reproduction du capital. Un en-plus, un excès qui fait symptôme. Comme le remarque Marx dans le LI du Capital, s’il y a contrat de travail et donc salaire, c’est bien qu’il y a déjà-là sur le marché, la manifestation de l’existence des classes sociales, donc des rapports de production. Mais l’« inversion » fétichiste comme forme particulière et dernière de l’aliénation, prend ses racines dans la surdétermination de l’idéologie de la circulation sur les rapports de production et cette surdétermination est fixée par le Droit. Le Droit écrit Edelman « assure les formes de la circulation et la fixe comme donné naturel » [13]. Aussi l’efficace de l’idéologie et sa forme-inversion ne relève-t-elle pas de la simple projection des sujets mais implique, comme le remarque Jacques Rancière
 [14].

« Concrètement » veut dire que le Droit, comme participant d’une part à l’appareil d’État par son code, sa jurisprudence et ses tribunaux et d’autre part aux appareils idéologiques d’État sous la forme d’une idéologie qu’il produit lui-même, l’idéologie juridique, assure par sa « position d’efficacité » (Althusser) la reproduction des rapports de productions. L’« homme » de la philosophie de l’aliénation est bien en dernière instance « l’homme aux écus », ce sujet de droit qui convertit toute valeur morale en bénéfice.

Un sujet défini dans sa capacité de posséder et de jouir, confirmé dans sa toute-puissance de propriétaire jusqu’à consentir à faire de lui-même une marchandise tel que le Droit le lui permet. Plus même, le Droit ne fonctionne qu’à l’impératif sous lequel il subsume le sujet, qu’étant à lui-même son propre capital il se doit de le mettre « en valeur ». Les droits de la « personne » concernent une personne toute entière définie comme propriété d’elle-même. Aussi sa vision se trouve-t-elle en prise avec cette jouissance d’objets et le capital s’accroît « sous l’effet d’une excitation particulière de la pulsion d’enrichissement » [15]. Une pulsion qui, partant du procès du capital, soutenue par le Droit s’empare de toute la société. Si les marchandises ne peuvent aller toutes seules au marché et demandent un « conducteur » et un « gardien », le sujet propriétaire dont la cause devient cette pulsion d’enrichissement, disparaît lui-même dans l’échange de marchandises qui semblent circuler de par leur propre mouvement, réduisant la production à n’être qu’un « intermédiaire ». Dans le fétichisme achevé de la circulation financière, la production comme intermédiaire disparaît à son tour, ne reste que le procès abstrait a-a’ de la jouissance monétaire qui semble n’être limitée par aucune exigence de production matérielle. Il faut bien sûr des crises pour voir s’effondrer la fiction.

Le fétichisme de la marchandise qui est fétichisation du capital sous sa forme marchandise et monétaire, renvoie à une structure particulière du mode de production capitaliste qui fait disparaître les conditions sociales de sa production, pour n’apparaître que comme pur mouvement s’auto-engendrant. Les marchandises semblent être produites et circuler par la seule médiation de la monnaie. Faute de pouvoir saisir les rapports sociaux qui les ont produites, le sujet en fait un fétiche qui vient boucher l’angoisse du vide, l’angoisse d’une « dépossession ». Parce que lui-même le soutient de par sa propre participation subjective. D’où lui vient cette participation ? Du fait qu’étant sujet de Droit i.e propriétaire de lui-même, tous les objets qu’il porte sur le marché et en premier lieu sa force de travail, le « représentent » sous forme de marchandise. Il n’a dès lors de rapport avec l’autre, qu’à travers des objets. Tel est le « renversement » fétichiste opéré par la structure juridique. C’est en tant que sujet, que d’un même mouvement ce « sujet » se trouve « réifié » et « subjugué » par la forme qu’il s’est à lui-même donnée d’avoir transporté son « essence » dans l’objet produit. Ce qui ne veut pas dire que cette projection est volontaire, elle est une contrainte de structure.

La fiction juridique consacre la toute-puissance d’un sujet dans la seule mesure où il peut se métamorphoser en objet-marchandise (activant la productivité des moyens de production), et circuler sous forme de valeur monétaire. Se crée ainsi un rapport en miroir entre échange interpersonnel des sujets ayant refoulé, « oublié » ce qui les constituent et équivalence généralisée qui a fait disparaître les rapports sociaux dont elle est issue. Le fétichisme de la marchandise est inscrite dans la forme-sujet et conditionne les déterminants de sa subjectivité et les coordonnées de sa jouissance. Asservissement de structure auquel consent le sujet en projetant son « dessaisissement » en toute-puissance de l’objet qui n’est que la représentation de son désir d’appropriation universel (cette « idéalité » de l’objet se transforme du même geste en persécution du sujet). Il renvoie à cette réalité matérielle de l’idéologie, que le Droit qui règle les rapports sociaux règle l’imaginaire de la perception que nous en avons. Telle est l’aliénation du sujet à sa servitude volontaire. Le malaise dont nous nous plaignons sans pouvoir en faire quelque chose, révèle cette participation qui est la nôtre à une « mystification » dont la fonction et le fonctionnement ne peut se déchiffrer qu’à articuler structure sociale et idéologique et structure de l’inconscient.

Ainsi, le discours capitaliste ne peut fonctionner qu’à être porté par l’efficace d’un ensemble de niveaux de reproduction articulés, mais aussi en se branchant sur l’objet a de la jouissance. L’impasse massif sur la fonction du Droit et de la superstructure qui se repère dans les commentaires sur la théorie de Marx et sur la question du passage au communisme, manifeste l’efficacité de l’idéologie dominante. Elle favorise une interprétation anthropologique et économiste du procès du capital qui occulte les rapports de force et la lutte des classes parce qu’elle occulte en dernière instance les rapports de production ne laissant la parole qu’au marché. Par voie de conséquence à l’économique sous sa forme « industrielle » et au développement des forces productives (censées « correspondre » ou ne pas correspondre aux rapports de production). La révolution reviendrait à attendre un « ajustement » des forces productives avec les rapports de production. Elle occulte du même pas les véritables rouages de cette scission qui traverse le sujet et structure ses démêles avec sa propre servitude, le véritable lieu de son aliénation.

Car l’« égalité » au niveau de la circulation i.e de l’échange qui réalise l’idéologie du sujet, a une conséquence que Marx sans la théoriser, décrit dans un de ses effets, l’effet jouissance  : « la hausse du salaire excite chez l’ouvrier dit-il, la soif d’enrichissement du capitaliste, mais il ne peut le faire qu’en sacrifiant son esprit et son corps » [16]. Il y a une impasse au niveau du choix de l’ouvrier : s’il ne vise pas la hausse de salaire, il meurt, s’il poursuit la hausse de salaire, il meurt (en se tuant au travail). Nous avons là esquissé, le vel de l’aliénation déployé par Lacan au niveau de la division du sujet et de la logique du langage, dont on peut voir un « équivalent » dans la logique du discours capitaliste que Marx déploie. À ce point d’ailleurs, que l’on peut se demander si Lacan ne s’est pas inspiré de Marx, bien plus qu’il ne l’admet. L’aliénation dans le registre de la logique du langage pour Lacan, « condamne » le sujet à n’apparaître que dans cette division « d’une part comme sens de l’autre comme aphanasis » [17]. C’est dire qu’à choisir un terme, il perd toujours une part de lui-même. Sous le régime capitaliste tout choix pour la vie est un choix pour la mort. Le ou bien… ou bien se transforme alors pour l’ouvrier en ni… ni qui l’immobilise, le coince dans un impossible à vivre (même sous le masque de la joie au travail). Si ce choix est « aliéné », c’est qu’il est en impasse, c’est-à-dire « contraint ». C’est un choix dont les deux termes sont imposés par la structure et répondent à la nécessité de la structure. Si la seule forme de résistance est un ni… ni, elle n’ouvre sur aucun ailleurs et se bloque en répétition de l’impuissance. Ce faux choix est activé par la structure antagonique qui lie nécessairement circulation et production. Au niveau de la circulation la forme-sujet-de-droit institue tous les individus dans un rapport d’égalité alors que dans la production, ouvrier et capitaliste sont en opposition. La lutte au niveau de la production si elle se tient dans sa logique, se confronte à cet irrémédiable des rapports de production et fait disparaître le sujet de la consommation. L’écart peut devenir maximal jusqu’au franchissement révolutionnaire si un troisième terme qui sert de point de fuite vient rompre l’enchantement mortel. Mais à l’inverse, le désir du sujet cédant, les compromis dans le cadre légal vont renouer comme l’écrit Marx la « chaîne d’or que le salarié s’est lui-même forgé » [18].

L’égalité mettant en route l’exploitation, ce que l’on peut espérer « gagner » et maîtriser en tant que sujet de l’échange, est intrinsèquement démenti par les rapports de production et la lutte des classes. Cette structure sociale de division passe à l’intérieur des sujets, opposant à l’expérience ouvrière de l’exploitation, le rêve du self made man de pouvoir « égaler » le capitaliste, de pouvoir être reconnu comme un interlocuteur « légitime » et le battre sur son propre terrain. Tel est en tous les cas le discours dans lequel il est pris et qu’il fait sien, croyant ainsi sauver sa peau et accéder au rêve de l’égalité universelle qui, articulée dans le système marchand-capitaliste signifie, jouissance universelle. Elle attache ensemble capitaliste et salarié, capitalisme et citoyen et reproduit pour tout sujet sa servitude « volontaire ».

Cette « impasse » caractérise la relation salariale, mais elle est « refoulée », « forclose » par le sujet de la circulation qui s’évertue à oublier son exploitation, croyant ainsi effacer et même expulser le dilemme qui est le sien. Cet effacement est porté par la forme-salaire qui occulte les conditions de la production. « C’est sur cette forme phénoménale, écrit Marx, qui rend invisible le rapport réel et qui en montre même rigoureusement le contraire que repose l’ensemble des représentations juridiques du travailleur aussi bien que du capitaliste, toutes les mystifications de mode de production capitaliste, toutes les illusions de liberté, toutes les sornettes apologétiques de l’économie vulgaire » [19]. La charge est sans appel et frappe de soupçon par avance toutes les théories de la « reconnaissance » intersubjective qui sans le savoir s’appuient sur un principe d’égalité entièrement tiré du rapport contractuel [20]. Dès lors s’éclaire la question que Marx pose dès Les Manuscrits de 44 : « Quelle faute commettent les réformateurs en voulant augmenter le salaire et améliorer la condition ouvrière et promouvoir l’égalité du salaire » [21], concluant que le relèvement du salaire n’est qu’une « meilleure rétribution des esclaves » [22] et que l’idée proudhonnienne d’un salaire égal pour tout le monde comme idéal, aurait pour seul effet de réduire les individus à leur salaire (donc de les maintenir dans leur dépendance), et de transformer la société en « capitalisme abstrait ». On a pu s’offusquer de la question de Marx, lui reprochant de mépriser les luttes pour l’augmentation de salaire. Il n’en est rien. Il faut distinguer luttes tactiques pour desserrer la contrainte capitaliste et positon idéologique d’un idéal d’émancipation.

Au-delà d’une résistance et des luttes quotidiennes impératives, Marx questionne ici abruptement et sans en comprendre encore toute la portée (il faudra attendre Le Capital), l’efficacité structurelle de la reproduction capitaliste, la manière dont ce qui se gagne, nous enchaîne d’un même mouvement. L’aliénation ne renvoie pas à l’essence humaine se divisant, mais comme le rappelle Lacan, à ce qui du choix engage le sujet d’assumer une perte, son propre « évanouissement ». Perte inassumable de ce que le sujet se trouve « coincé » entre deux termes auxquels il s’identifie. Marx nous permet au niveau social, de comprendre comment ce « coinçage » est monté économiquement, idéologiquement et politiquement, quelles en sont les répercussions psychiques, d’engendrer ce sentiment d’« impuissance » (qui frappe tant le jeune Marx), qui nous pousse à accepter les « compensations » qui nous sont proposées, à tous les échelons de la hiérarchie du système et dans l’acte contractuel lui-même. L’impuissance est un « investissement libidinal » nous rappelle Zizek, et manifeste un clivage entre fascination et répugnance, i.e entre acceptation et rejet ce qui active la pulsion dans sa forme autodestructrice. On voit que le « dessaisissement de soi » comme affect, prend ses racines dans le système de la propriété privée et du Droit. L’interpellation en sujet-de-droit qui en résulte, sous la forme de la responsabilité donc de la conscience et la distribution des plaisirs et des peines qui en découle, en mobilisant les formes de la jouissance, en assure le verrouillage. Si les catégories juridiques paraissent pour certains faire partie de l’infrastructure, être produites par la circulation économique sans être soutenues par la superstructure, c’est qu’ils restent hypnotisés par la valeur d’échange qui semble circuler d’elle-même, sans pouvoir remonter à ce qui en maintient la reproduction, c’est-à-dire la constitution des rapports de production et la lutte des classes que l’appareil d’État protège en transformant la violence de la domination en régulation juridique.

D’en rester à la forme idéologique de la relation du sujet et de l’objet dont on voit qu’elle prend ses racines dans l’idéologie juridique, l’opposition se structure dans la demande de l’Autre et la plainte, c’est-à-dire la revendication. Demande d’être restitué dans son droit à jouir de « sa » propriété, demande de rééquilibrage, ou de réappropriation qui ne remet pas en cause le cadre légal, alors même que le procès du capital détruit au fur et à mesure la législation en vigueur, activant aujourd’hui le droit commercial contre le droit social (il y aura toujours un Droit particulier adapté à ses exigences). Elle organise la subjectivité dans la frustration et la dénonciation morale. Dans ce face à face avec un Autre jugé inhumain, se crée l’illusion de pouvoir démettre le maître sur son terrain par extension de droits ou (ce qui revient au même), en se soustrayant à son emprise en lui opposant le domaine de « ma » possession (sous forme de socialisation, ou d’extension du domaine public que l’on croit opposé au privé, ou de mise en commun), alors que les fondements du capitalisme s‘en trouvent renouvelés par composition des « oppositions » qui se forment dans le cadre donné. Les mouvements sociaux qui ont abandonné l’idée de la lutte des classes pour une lutte d’aménagement des identités et des espaces de citoyenneté, participent de ce cadre juridique qui accompagne et soutient le développement neo-capitaliste des individualités [23]. Alors même qu’il s’agirait d’articuler « opposition du commun » et luttes de classes comme mouvement « vers » le communisme. La pensée du commun communiste doit pouvoir se distinguer du commun proposé par le processus capitaliste [24]. Ce communisme ne relève pas du Droit bourgeois et ne saurait se définir comme espace à conquérir sans que l’on touche aux rapports sociaux de production. On se console et se rassure par l’évocation d’un « dépassement » de l’État. Dépassement forcément porté miraculeusement par la dialectique économiste des forces productives et d’une « mise en commun » sans que jamais ne soit évoqué une quelconque « abolition » de l’État et des formes de la propriété privée.

C’est à ce « plafond de verre » idéologique parce que « fonctionnant à l’inconscient » (Althusser), que se heurte toute manifestation d’opposition, portant au compte de l’autre les échecs qu’elle produit de par sa propre position. En se contentant de désigner un « ennemi », ou de poser face à face société et capital dans une projection linéaire de deux entités, elle reproduit la scission politique portée par l’idéologie dominante. Elle s’interdit une analyse concrète de la reproduction du système capitaliste, des formes de l’intégration de la lutte des classes et de la subjectivité pour parier sur un mouvement « social ». Elle active par contre une impuissance qui s’exprime dans la haine de l’Autre et peut se solidifier dans des mouvements fascistes. La haine, comme le rappelle Zizek, « loin d’être limitée aux attributs réels » de son objet, cible en fait le véritable noyau de celui-ci, à savoir l’objet a, ce qui « dans l’objet est plus que l’objet lui-même », cet objet de haine est, stricto sensu indestructible : « plus nous détruisons l’objet dans la réalité, plus son noyau sublime se renforce face à nous » [25]. C’est dire que cette opposition ne fait que tourner autour des signifiants maîtres du capital tout en pensant s’en extraire. Plus profondément encore, l’appel à la « citoyenneté » des luttes, en délayant dans les individualités la lutte des classes accomplit avec succès l’idéologie dominante. Comment comprendre alors ce qu’est un mode de production et le procès du capital, comment comprendre ce qui le maintient malgré les ravages qu’il provoque, si on ne prend pas en compte la fonction idéologique, la subjectivité embarquée dans la jouissance, si on ne fait pas « la théorie du mécanisme de production de l’effet société dans le monde de production capitaliste » [26], donc la théorie des formes de la reproduction ?

Cet « effet société » veut dire que la société ne peut se penser naturellement « contre » l’État, qu’elle ne se tient pas en face de l’État, mais qu’elle est une production des rapports de production dont l’État est le garant. La classe ouvrière fait partie de l’ensemble « capitalisme ». Elle s’y trouve constituée et ne saurait échapper au mode de reproduction qu’elle contribue à produire. Aussi la protestation, la mobilisation qui ne partent pas de la lutte de classes, ne posent pas la question de l’État, la question de sa fonction, de son fonctionnement et de son abolition ne participent pas du mouvement réel vers le communisme mais au contraire, le bloquent dans un légalisme réformiste. Restent le réel de la lutte des classes, de la condition ouvrière et salariale, des nouvelles formes d’exploitation sauvage qui poussent chacun à se mobiliser, pour venir démentir les idées « humanistes » – qui doublent la vision économiste des luttes – d’une appropriation progressive d’un espace et d’une liberté qui nous ferait atteindre par un saut de l’ange un communisme proclamé. Car le capital et la bourgeoisie, qui ne font pas de cadeau, savent récupérer, détourner, détruire les mouvement d’émancipation, tous les droits « acquis » et l’État se mobiliser en « état d’urgence ». Il met ainsi en scène le réel de sa puissance.

L’infrastructure économique est, comme on l’a vu, intrinsèquement articulée au politique, au juridique et à l’idéologique c’est-à-dire à la superstructure. Ce que l’on dénomme « économique » ne peut pas se déchiffrer en-dehors des rapports de production, des rapports de classes. Il est intrinsèquement « économie politique ». On peut en comprendre « l’effet société ». On ne saurait y mettre l’État hors-jeu, en croyant au bon État, à un État que l’on pourrait réformer, un État « social ». L’État dit « social » n’est que l’aménagement spécifique des rapports de classes auxquels l’État consent (sans mettre en danger son « appareil ») sous la poussée des luttes. Les « victoires » de la lutte ouvrière et des « citoyens » y restent précaires et instables. Car l’État en tant qu’« appareil d’État », est justement ce qui ne se laisse pas réformer. Il est au contraire l’« expression » (et non pas le reflet), des rapports de production et en retour les constitue, les maintient envers et contre tout. Dès lors, l’obligation pratique qui est la sienne est de se tenir « au-dessus » de la lutte des classes pour pouvoir la réguler. Pour Marx et Lénine nous dit Althusser, l’État est séparé non pas de la société civile, mais « séparé de la lutte des classes », puisqu’il est un « instrument » de la lutte des classes. S’il est un instrument c’est pour pouvoir intervenir dans la lutte des classes ouvrières mais aussi bourgeoises. Il lui faut se prémunir d’une « contagion » de la lutte des classes et des « formes de division » qui naissent au sein de la classe dominante. D’où « L’État est bien “séparé”, mais pour être un État de classe… » [27]. Cette séparation instrumentale de l’État est reprise dans le discours dominant dans une théorisation idéologique d’un État « neutre », régulateur des antagonismes.

Aussi l’État bourgeois, en s’adaptant sans toucher aux rapports de production, aménage sa sauvegarde et la sauvegarde du capitalisme en tant qu’il devient de plus en plus son plus fidèle exécutant. La destruction actuelle des États par le capitalisme mondial qui a besoin d’écraser toute forme de résistance, ne veut pas dire que l’État disparaît mais qu’il doit subsister en tant qu’appareil d’État (tourné vers la répression et le contrôle des populations), au service direct des grands groupes. Mais il se doit d’aménager en même temps une certaine stabilité des rapports de classes en faisant disparaître ce rapport dans les revendications de la personnalité individuelle. Rappelons que la défaite de la Commune de Paris oblige Marx à théoriser la fonction de l’État et sa destruction nécessaire, impérative, comme mouvement réel vers le communisme. Cette destruction, il en donne le concept, « dictature du prolétariat » ou autrement dit, pour reprendre les premières expériences de la révolution d’octobre, « tout le pouvoir aux soviets », cette forme nouvelle de démocratie (totale) où la question politique détermine le cours des conditions économiques.

Au contraire, la projection d’un « dépassement » de l’État par « appropriation » graduelle d’espaces autonomes de production et de distribution, qui en sauvegarde l’existence (la plupart du temps sous forme de « blanc » dans les discours), organise par avance l’impuissance des masses. Elle répond même à la stratégie du capital qui laisse au social le soin de « réparer » ses excès. L’extension des « communs » se heurte toujours in fine à la propriété capitaliste (et c’est valable pour la production « immatérielle »). Ce « blanc » dans le discours caractérise l’idéologie petite-bourgeoise, dont Marx a bien montré qu’elle porte de manière refoulée ce qu’il appelle le « fétichisme de l’État ». Ce fétichisme culmine dans la mythification du régime « démocratique » que l’on prend comme « idéal » sans analyser ses fondements, sa constitution et ses mécanismes comme appareil d’État. Dès lors la seule critique actuelle que l’on puisse porter c’est de se plaindre d’une « dé-démocratisation » !

D’où vient cette inversion fétichiste de la représentation de l’État ? De cette identification idéologique à ce grand Autre (« neutralisé » par le discours dominant) qui, nous « représentant », détiendrait la garantie de notre existence. Cette identification ne vient pas d’une simple projection, mais est organisée par tout l’appareil démocratique bourgeois. Ce n’est pas pour rien que les philosophes du XVIIIème siècle s’appuient sur la forme-aliénation de la construction de l’État. Cette construction part du mythe de la volonté individuelle et d’un contrat qui lierait citoyen et État, puisque l’État serait le représentant de cette « volonté générale » produite en commun. Cet idéal prévaut dans la tête de nos modernes révolutionnaires qui veulent par exemple, en sauver quelques parties comme prélude au passage au communisme : les fonctionnaires, les services publics, la sécurité sociale…, sans toucher à l’appareil d’État. On mesure ainsi l’efficacité du discours capitaliste et des appareils idéologiques d’État qui l’articule à tous les niveaux.

L’appel à un « État dit social » comme recours et non comme idéal d’émancipation, peut avoir son aspect positif à la seule condition qu’il corresponde à un état de la lutte des classes. C’est ainsi qu’ il a permis d’étendre les droits sociaux c’est-à-dire de « récupérer » pour le salarié une partie de la plus-value capitaliste. En même temps il a étendu la « légalisation de la classe ouvrière », il a promu cette soif d’égalisation dans la jouissance, propulsant la classe ouvrière dans les rangs de la petite-bourgeoisie, la petite-bourgeoisie dans le rêve de la moyenne bourgeoisie et ainsi de suite, sans ouvrir de perspectives révolutionnaires. Notons avec Marx, que « les révolutions ne se font pas avec des lois » et que le passage au socialisme ne peut se passer par voie parlementaire car il relève d’une mobilisation des masses comme le rappelle Althusser. La domination n’est pas simple, mais elle se dissémine dans tout le corps social en recrutant, en interpellant chacun en tant que sujet libre, tenu de remplir ses « obligations » et ses « devoirs » de citoyen, lui promettant alors sécurité, bonheur et réussite.

La domination n’est pas seulement commandement et contrainte hiérarchique sur les lieux de travail, mais aussi domination idéologique, hégémonie culturelle où la contrainte disparaît pour prendre la forme d’une jouissance du sujet à ce qui lui est offert comme constitution de sa propre subjectivité et assouvissement de ses « besoins ». L’idéologie dominante tire son efficacité et donc sa légitimité de correspondre, comme l’écrit Étienne Balibar, aux aspirations même de la classe ouvrière et du peuple comme aspirations à la liberté et à l’égalité, proclamant répondre à ses « besoins ». Mais les mots égalité et liberté n’ont pas le même sens, organisées par le Droit dans le mode de production capitaliste ou interprétés à partir de l’idéologie prolétarienne. C’est-à-dire communiste. Et le communisme ne se réfère pas à un droit de propriété donc pas à une « propriété » collective, mais se fonde sur « l’appropriation collective des moyens de production par des hommes librement associés ». C’est sur cette confusion, ce malentendu que seule la lutte politique et idéologique peut lever, que se construit la domination des masses. On ne saurait séparer, comme le voudrait Badiou, le mouvement communiste de la question de l’État : le communisme ne s’identifie pas à la « prise de pouvoir » (comme les partis bourgeois) mais, visant à se construire hors du pouvoir d’État, de manière autonome (toujours relative), dans sa prise de pouvoir il vise à désagréger tout pouvoir pour un autre concept de la démocratie. Tel est son mouvement réel.

Qu’il y ait des besoins vitaux, certes. Mais une politique menée au seul niveau des besoins, se trouve piégée dans le discours capitaliste. Pour Marx, la première aliénation de l’homme est d’être réduit à ses besoins. Car cette « réduction », en activant les assouvissements immédiats, enchaîne l’homme à ce qui l’asservit, à la voix féroce du surmoi qui active l’impératif de la jouissance.

Et tout comme l’industrie spécule sur le raffinement des besoins, elle spécule sur leur grossièreté, mais sur leur grossièreté provoquée artificiellement. La véritable joie que procure les besoins grossiers consiste donc à s’étourdir, elle est donc cette satisfaction apparente du besoin, cette civilisation à l’intérieur de la grosse barbarie du besoin [28].

La notion de besoin est issue de l’idéologie de l’échange comme nous le rappelle Hegel qui définit la « société civile » comme la « sphère des besoins ». Réduire l’homme à ses besoins, c’est le réduire à correspondre au marché capitaliste, à la consommation, mais aussi aux nécessités de la production. Ce qui se révèle dans le discours dominant repris par les syndicats et les partis de gauche, lorsqu’on passe de la revendication d’une augmentation de salaire à celui d’un « pouvoir d’achat » qui efface d’autant plus le lien à l’exploitation et à la dépendance salariale.

Partir des « besoins » pour mettre un peuple en mouvement, n’est-ce pas partir des besoins propres à la reproduction de la force de travail, l’écraser sous le seuls signifiants de la lutte contre le chômage ou contre l’austérité, dès lors le fixer à un « avoir » et couper cours à la pulsion révolutionnaire qui ne porte pas sur un objet mais traverse le sujet et le porte vers un « point de fuite » ? Elle correspond à l’une des figures de la pulsion de mort dont parle Freud lorsqu’il rappelle dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » la devise de la Hanse, « il est nécessaire de naviguer, il n’est pas nécessaire de vivre » (rappelant que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si la mort, « risque suprême », n’est pas mise en jeu). Il me semble qu’ici, comme je l’ai déjà écrit, « se pointe la question politique à l’arête même de ce qu’un sujet pour rester vivant doit à la pulsion anarchiste, à cette force de refus et de rejet, d’affirmer désespérément la vie quitte à en mourir » [29]. Cette pulsion révolutionnaire, il arrive à Marx de la désigner sous le mot de « besoins radicaux ». S’en tenir à la lutte économique c’est au contraire, convoquer le prolétariat et le peuple à ne s’identifier qu’à une place négative en opposition inversée au discours capitaliste qui sait mobiliser le désir en faisant miroiter (vainement) un objet toujours au-delà du besoin. Un superflu, un luxe nécessaire à l’appétit toujours « en excès » de la pulsion.

Le sujet récupère ainsi dans la consommation et les « droits sociaux » ce qu’il perd dans la production. Il constitue la représentation qu’il a de lui-même comme moi, à travers les différentes formes de « reconnaissance » que lui offrent l’État, les institutions et l’entreprise, compensant ainsi son asservissement. La demande de reconnaissance ne nie pas la différence de classes, au contraire elle la reconnaît (Franck Fischbach). La classe ouvrière elle-même a trouvé dans les partis (structurés sur le même mode que les partis bourgeois), une « échelle sociale » qui lui a permis de dépasser son « infériorité » politique et économique. D’où les places fortes tenues par ceux qui se retrouvent aux commandes et se vivent comme des fonctionnaires de l’appareil. L’idéologie dominante y est reproduite avec parfois plus de férocité. La reproduction de l’idéologie bourgeoise par ces appareils qu’Althusser nomme « appareils idéologiques d’État » (AIE), se fait par une gestion des masses qui intègre d’autres formes premières et préexistantes de domination, comme la domination patriarcale ou le racisme. La domination patriarcale fait partie de la structure de classes et des formes de la lutte des classes. Elle n’est pas seulement une « composante » de la structure sociale, mais elle se définit elle-même comme une structure spécifique qui détermine et même surdétermine les formes de la lutte des classes. Parce qu’elle est le socle sur lequel se sont formées et se forment toutes les formes de la domination et de l’exploitation. C’est pourquoi le mouvement de libération des femmes a produit un concept, celui de « structure patriarcale ».

Dès lors, les féministes n’apportent pas simplement « un supplément de politique démocratique et révolutionnaire au communisme historique » comme le pense Balibar [30].

Et la gestion de cette jouissance comme pouvoir des hommes sur les femmes, scotomise la question du « féminin » [31] que Freud met du côté des forces de déliaison et de subjectivation. Elle fait jouer la différence sexuelle comme pure différence qui démassifie la compacité fusionnelle de l’identification à un seul sexe et divise le sujet. Dès lors l’égalité réelle entre femmes et hommes se concrétise dans la libération de la parole et la relance des contradictions et des malentendus suffisamment vivants pour qu’une association libre des producteurs prenne un sens réel et ne se referme pas à nouveau sur un pouvoir solidifié. Cette surdétermination de la question de l’émancipation des femmes et de leur lutte qui conditionne aussi bien la libération des hommes, les révolutions ne l’ont pas reconnue, reculant devant l’inconnu d’une nouvelle forme de désir. Cette angoisse du féminin qui barre l’accès des hommes (et aussi des femmes) au signifiant de leur propre jouissance, porte en creux la question de la subversion de la subjectivité nécessaire dans le mouvement communiste. Telle est la butée sur laquelle s’échoue la pratique « dite » révolutionnaire qui témoigne de sa « double aliénation », au discours capitaliste et au discours patriarcal.

Dans le nouveau cadre théorique que Marx construit dans Le Capital, il ne s’agit plus de vouloir qu’un objet, le fruit du travail, nous soit restitué, mais d’analyser, de dévoiler la spécificité de la structure dans laquelle s’organise la lutte des classes dont l’État est le support et le garant. Le procès du capital ne se découvre pas dans la projection dialectique linéaire de l’aliénation, mais il se révèle comme « fait structurel » à dominante (Althusser), et non dans la relation sujet-objet. Il ne s’agit plus de partir d’une catégorie philosophico-idéologique, mais d’analyser l’articulation spécifique des différents niveaux d’un mode de production, qui renvoie à ce qui structure cette articulation et « surdétermine » les contradictions, les tendances et contre-tendances. La réalité de la lutte des classes l’emporte sur la vision-projective et dès lors la catégorie d’aliénation change de place et de fonction. Ce n’est plus le thème de l’appropriation qui est première mais, et les Écrits Politiques sont ici déterminants au regard de l’analyse du Capital, celui de la destruction, de la rupture. L’État est approché sous sa forme de machine, d’appareil à « détruire » et non pas à dépasser (en le conservant transformé). Car Marx, dans Le Capital, quitte le niveau de l’analyse économique pensée comme simple relation duelle en miroir, pour rentrer dans la réalité d’un mode de production. Analysant le procès du capital, il ne part pas de la catégorie abstraite du « travail » (dont il ne cessera de dire que c’est une catégorie du discours bourgeois), mais de la force de travail. Ce n’est plus l’« essence » de l’homme, renvoyant à une supposée « nature humaine », qui est aliénée mais sa force de travail. L’aliénation y perd son statut philosophique pour retrouver son sens premier, juridique de cession d’un objet, ici la force de travail qui est cédée à celui qui l’achète. Cette capacité de cession demande un sujet propriétaire. De quoi ? De sa personne.

La propriété ne prend plus ici la figure linéaire d’une production d’objet(s) comme capital, mais renvoie à la forme structurale que prend l’antagonisme entre propriété privée des moyens de production d’un côté et propriété de la seule force de l’autre. C’est le rapport de classes qui détermine le rapport circulation marchande/production de plus-value et va permettre à Marx de répondre à la question de la forme valeur. Le mode de production capitaliste se spécifie non pas de sa forme marchande seule, mais de ce que sa forme marchande, en révélant un surplus de valeur dans la circulation, doit répondre à la question : d’où vient ce surplus ? Le secret de la circulation se trouve, nous dit Marx, dans la répétition. Car le processus ne peut se renouveler, se reproduire qu’à la condition de se trouver augmenté. Nous ne sommes plus dans une temporalité linéaire, mais en boucle ouverte où la rétroaction prime sur l’action. Dès lors l’échange égalitaire entre marchandises ne peut s’articuler qu’à un « hors circulation », à l’exploitation et à l’extraction de la plus-value dans la production. La reproduction du procès du capital ne se comprend que dans la « rencontre » de la force de travail et des moyens de production et non pas dans l’échange entre sujets égaux, elle n’est pas non plus reportée sur le seul développement des forces productives, mais sur le « primat » des rapports de production sur les forces productives .

Si Marx parle de « rencontre », c’est qu’il montre qu’il a changé de terrain. Le capital ne résulte pas directement du travail, mais pour devenir capitalisme, procès économique spécifique, il a dû se constituer (comme accumulation primitive), indépendamment de la force de travail et constituer la force de travail comme « libre » (en l’arrachant à la terre), indépendante de toute sujétion pour pouvoir se l’approprier. L’exploitation est donc strictement nouée à la liberté du sujet et à l’égalité universelle telle que le Droit les fixe. C’est donc l’articulation de l’infrastructure à la superstructure qui nous permet de saisir la reproduction de la répétition et la question de la position du sujet. Ainsi Marx a pu le premier énoncer cette logique implacable, qu’à vouloir choisir entre la liberté ou le capital, si je choisis la liberté je meurs, il me faut donc pour sauver ma vie et au nom de la liberté, la perdre en me vendant au capital. En un mot, « la liberté ne se prouve que par l’aliénation de soi, et l’aliénation de soi par la liberté » [32]. C’est qu’elle, la liberté, est la liberté du capital. Seule le choix de la mort, ajouterait Lacan, prouve ma liberté. C’est conclure qu’il ne saurait y avoir de libération (de la liberté elle-même) sans en passer par l’acceptation du risque de mourir.

Ce déplacement de la théorie a une conséquence politique immédiate : il ne s’agit plus d’objets à se réapproprier dans une vision scissionnelle du développement de l’essence humaine, où le sujet reste attaché à la figure de l’autre comme objet/sujet qu’il s’évertue à atteindre, mais il s’agit de la théorisation d’une « structure » d’exploitation et de domination. S’il y a « rencontre » nécessaire entre force de travail et moyens de production pour que le procès se mette en route et se renouvelle sur des bases élargies, alors c’est la forme du nouage de cette « rencontre » qu’il faut briser, c’est-à-dire les rapports de production capitalistes comme structure d’un mode de production. La question de la liberté ne peut se poser que du point de vue de la structure et non pas du point de vue du face à face entre deux choix, qui laisse le sujet livré au commandement de l’Autre, dans l’impossibilité de s’en séparer, sauf à se créer des faux-semblants et faire « comme si j’étais libre ». Le « comme si » témoignant de la forme achevée de l’aliénation au discours dominant. D’autant que ce nouage ne relève pas seulement d’une production d’objets, mais avant tout d’une « capacité », d’un potentiel d’énergie que le capital s’approprie et transforme, ne pouvant lui-même se reproduire qu’en devenant pure énergie, pure production de plus-value où comme le remarque Lacan, la plus-value c’est la jouissance. Marx le note en relevant le fait que ce n’est plus l’argent comme objet, ce n’est plus sa conservation qui compte, mais le pur procès de négation, de disparition nécessaire qui relance l’appétit du capitaliste. La structure renvoie aux formes de la captation de ce procès et aux contradictions qui s’y jouent. Un espace de jeu s’y trouve libéré où la « surdétermination » des contradictions engendre des déséquilibres, des points de rupture que l’on peut saisir.

L’enjeu de la lutte des classes ne peut s’appuyer sur un mouvement de « réappropriation » qui garde le système en l’inversant, mais implique une déliaison qui porte le mouvement « réel » vers le communisme. Se délier c’est, en brisant les rapports de production, interrompre le branchement d’énergie, c’est-à-dire le branchement de jouissance qui lie exploiteurs et exploités, dominants et dominés dans le mouvement général de la monnaie que chacun contribue à faire circuler et à produire.

L’ouvrier convertit directement sa capacité de travail en équivalent général et comme propriétaire de celui-ci, il est dans la même situation que n’importe quel possesseur d’argent ; et de même, c’est la richesse générale, la richesse sous sa forme sociale générale, et en tant que possibilité de toutes les jouissances, qui constitue le but final de la vente [33].

Dès lors, les individus ne s’affrontent qu’en tant que « valeurs d’échanges subjectivisées, i.e équivalents vivants, valeurs égales » [34].

Si l’ouvrier a moins d’argent que le capitaliste et le paye de son exploitation, en tant qu’individu sujet-de-droit i.e dont l’« essence » est définie par la propriété privée de soi, l’argent le possède par la puissance qu’il représente et dont il peut jouir comme propriétaire. Ce déplacement nous oblige à abandonner l’utopie consolatrice à laquelle nous renvoie l’interprétation économiste et anthropologique de la philosophie de l’aliénation, celle de croire que le travail engendre à lui seul le capital et qu’ainsi les ouvriers, les salariés se font entièrement « dépouiller » mettant au compte de l’Autre, les mé-comptes de leur propre vie. De là l’illusion d’un « avoir » à reprendre qui comblerait le manque à être. Le sujet produit à lui seul un objet (des forces productives) qui lui est de force arraché et il ne se compte pour rien dans la domination qui pense-t-il, s’impose à lui de l’extérieur. Et pourtant, lorsque Marx note que le procès du capital nous « subjugue », il dit bien notre participation et soutien au circuit général de la jouissance et du fétichisme de la marchandise. Se délier c’est délier ce lien d’appartenance au capital et mettre en route un autre « régime de la jouissance ».

En effet, s’il y a rencontre nécessaire entre force de travail et moyens de production (capital fixe et argent) pour que le procès se mette en route, il faut reconnaître que le capitaliste contribue à la production. Marx y insiste. Le « produit » n’appartient pas à l’ouvrier, mais il appartient de fait et de droit au capitaliste. Le capitaliste n’est pas un usurpateur. Il est de plein droit propriétaire de ce qu’il avance pour la production. C’est à ce réel là, au réel de notre dépendance qu’il nous faut nous confronter, comme ce qui vient à chaque fois désillusionner un vœu de toute-puissance. Elle vient souligner « la domination de la lutte de classe bourgeoise sur la lutte de classe ouvrière » [35]. Démettre le capitaliste n’est pas se réapproprier un produit qui nous reviendrait « de droit » tel que la philosophie de l’aliénation l’énonce, prise dans la querelle que se font des propriétaires interpellant le Droit de propriété, mais « détruire » un ensemble qui concerne l’intégration structurelle de deux classes en lutte. Ce déplacement du point de vue idéologique inaugure une autre pratique de la politique et demande que le sujet reconnaisse la part qui est la sienne dans le lien qu’il lui semble subir.

S’il est vrai comme l’écrit Althusser, que l’idéologie n’est pas le reflet direct de la réalité mais « représente le rapport imaginaire des individus à leur condition d’existence » [36], alors se pose la question « pourquoi la représentation que se font les individus de leur rapport (individuel aux rapports sociaux… est-elle nécessairement imaginaire ? Et quelle est la nature de cet imaginaire ? » [37]. Althusser répond parce que l’idéologie n’est pas un système d’idées qui existe dans la tête, mais elle est « matérielle », elle existe dans des pratiques elles-mêmes insérées dans des appareils. La nécessité du rapport imaginaire vient du fait que la réalité dans laquelle les individus naissent et se socialisent est toujours-déjà-interprétée, codifiée et reproduite par ces individus eux-mêmes. À quelles conditions et par quel fonctionnement ces individus reproduisent-ils nécessairement ce rapport imaginaire ? Sous la condition d’être constitués en tant que « sujets ». D’où la thèse althussérienne « il n’y a d’idéologie que par les sujets et pour les sujets » [38]. Comment fonctionne cette constitution ? Par l’interpellation : l’idéologie « recrute » des individus en les interpellant en tant que « sujets » et cette interpellation est opérante du fait que « les individus sont-toujours-dejà-des sujets ».

Nous avons vu précédemment comment ce toujours-dejà-sujet, prend dans le mode de production capitaliste, la forme-sujet-de-droit. Toutes les idéologies (morales, philosophique, psychologiques…) articulent leur discours à partir d’un sujet défini dans les catégories juridiques de liberté, capacité, égalité, conscience, responsabilité etc. Telle est je dirai, l’aliénation idéologique primordiale « habilitante », à laquelle tout sujet qui vient à l’existence est assujetti. Elle est « ce » discours qui le reconnaissant (comme « sujet ») lui permet de « se » reconnaître, dès lors d’échanger avec ses « semblables ». Le sujet ne surgissant qu’au champ de l’Autre comme l’écrit Lacan, on peut dire que cet imaginaire idéologique est inséparable d’une reconnaissance symbolique nécessaire. Le Droit ici fonde et institue un rapport imaginaire spécifique des individus à leur condition d’existence. On peut dire avec Althusser que l’idéologie est éternelle, dans la mesure où toute société se construit sur une interprétation du monde, mais il ajoutait « comme l’inconscient ». La réalité en effet n’est pas « donnée », mais elle est prise dans un réseau de signifiants, dans un « bain de langage » institué dans des appareils mais ressaisi par chacun des sujets que nous sommes, selon des processus psychiques particuliers et singuliers. Si ce rapport imaginaire est indissociable d’une fondation symbolique il est la production d’une formation sociale mais aussi la production des individus sous la forme de la construction de fantasme. Il nous faut alors distinguer l’imaginaire idéologique constitué par une « vision du monde » interprétative de l’histoire et l’imaginaire créatif nécessaire à la constitution d’un monde habitable qui nous vient de cette dissociation entre la réalité et la psyché.

Penser avec Althusser que l’idéologie « fonctionne à l’inconscient », ne veut pas dire à l’inverse que l’inconscient soit réductible à une intériorisation de l’idéologie effaçant par là même le fonctionnement propre de l’appareil psychique [39]. Dès lors la question se pose, le sujet est-il condamné à n’être qu’un support des signifiants qui le constituent, condamné à rester suspendu entre les deux termes de l’énoncé qui lui sont « proposés » ? Pourtant comme le note Althusser dans « le jeune Marx », Marx « a fui » l’Allemagne pour aller à la rencontre de la classe ouvrière, en France. Il a donc bien fallu à Marx en tant qu’individu singulier, « se saisir » d’une conjoncture et non pas seulement la subir. Marx, c’est l’acte d’une coupure signifiante qui institue le sujet politique. Et cet acte pourrait-on dire, se fonde d’un signifiant tiers porté par la lutte des classes : le communisme. N’est-il pas ce qui le désidentifie de l’interpellation idéologique dominante et lui permet de changer de terrain et de problématique ? Dès lors qu’un autre « discours » se met en place, il articule autrement le rapport de l’imaginaire et du symbolique. Parce qu’il s’appuie sur le réel de la lutte des classes et non plus sur l’idéologie de son escamotage. Dans la nécessité de ce rapport imaginaire, il y a à prendre en compte la subjectivation des conditions d’existence dans le fonctionnement de l’inconscient, telle qu’elle est inaugurée par la découverte freudienne.

Or que découvre Freud ? Que ce rapport est réglé par la demande et désir, c’est-à-dire qu’il est foncièrement « hallucinatoire ». Rappelons que la première « réalité » que le bébé rencontre, n’est pas celle d’une réalité matérielle brute mais celle d’un environnement humain. Tel est le premier « filtre » à partir duquel se construit le monde pour l’enfant qui est le filtre du « langage » (au sens large du terme donc comprenant les expressions corporelles). Dans cette « prématuration » qui caractérise l’individu humain, le bébé est dépendant des soins maternels, de la sollicitude parentale. Cette situation de « détresse » (qui se trouve au centre de la philosophie kantienne) le livre à la volonté d’un grand Autre qui va se construire pour lui, à la fois comme protection, point idéal et injonction surmoïque. C’est dans cette impuissance primordiale que se situe le ressort de la soumission et de l’« attachement passionnel » (Judith Butler) que tout être humain porte à un Autre dont sa vie dépend. Mais un bébé, un enfant n’est pas seulement « passif » (étant entendu que la passivité elle-même est dynamique) et la constitution du corps psychique pulsionnel lui permet d’élaborer peu à peu la réalité selon ce qui lui convient ou pas. Cette constitution d’un choix inconscient d’un moi qui rejette et d’un moi qui incorpore, Freud en a élaboré la dialectique dans son article sur « La négation ». Au « sujet de l’idéologie » théorisé par Althusser qui reste dans l’incapacité de se séparer de ce qui le soumet, s’oppose « le sujet de l’inconscient » posé par Lacan qui est un sujet divisé entre conscient et inconscient, entre les différents signifiants qui le constituent, et non pas tout entier subsumé au discours de l’Autre.

Ce qui a manqué à Althusser (et qui n’a pas manqué à Marx qui l’a « indicé », même s’il ne l’a pas « théorisé »), c’est la fonction de la pulsion et de l’objet a, son lien à l’identification pour penser la « prise » entre l’inconscient et les formations sociales et donc l’efficace de l’idéologie, mais aussi la théorisation d’une possibilité du remaniement de l’ordre symbolique et de la fonction de l’imaginaire, pour ouvrir la structure d’assujettissement (et son effet-aliénation) sur sa possible remise en question. Sortir de l‘identification hypnotique à ce grand Autre (ce point idéal), c’est abolir la toute-puissance du sur-moi, c’est-à-dire pouvoir s’en séparer, amorcer ce mouvement de retrait d’une jouissance subie acceptée… par moitié. « Le paradoxe, écrit Pierre Bruno, est que c’est en renonçant à son innocence que l’analysant dissout son sentiment de culpabilité, parce qu’il reconnaît ainsi dans symptôme sa part propre. Ayant reconnu sa part, il se soustrait au fait d’être, comme naissant, joui par ses parents… » [40]. Dire que le sujet est effet-de-langage, c’est reconnaître qu’il n’est pas cause de lui-même. Mais la causalité se distingue du déterminisme en ce qu’elle ne renvoie à rien de repérable et de coordonnable, mais se donne dans l’immanence de ses effets qui traverse le sujet. La cause du sujet lui échappe (elle surgit comme symptômes, lapsus…) et c’est là son aliénation primordiale qui assure du même pas les conditions de sa liberté. En ce que la relation du sujet à l’Autre n’est pas de correspondance mais « s’engendre tout entière dans un processus de béance » [41].

L’Autre n’est pas ici un sujet, le sujet de l’idéologie qui se définit comme Un, mais l’Autre du langage. Dès lors « la caractéristique du sujet de l’inconscient est d’être, sous le signifiant qui développe ses réseaux, ses chaînes et son histoire, à une place indéterminée » [42]. Cette indétermination dans le langage lui ouvre la possibilité du choix qui est dans le vel de l’aliénation un non-choix, un choix toujours « écorné ». Ainsi dans l’injonction : la liberté ou la vie, si je choisis la liberté, je perds la vie, si je choisis la vie, ma liberté se trouve amputée. Je ne choisis donc pas vraiment, c’est dire que mon choix est sous contrainte vitale (létale) telle qu’on a vu Marx le déployer. Seule l’injonction de choisir entre la liberté ou la mort précise Lacan, donne au choix une structure différente car la mort entre en jeu. Dans les deux cas j’aurai les deux. La seule liberté serait de choisir la mort « car là vous démontrez que vous avez la liberté de choix ».

À partir de cette place indéterminée, le sujet peut trouver le point de fuite qui le déloge de son coinçage entre deux éléments auxquels l’assigne le signifiant maître et l’impératif de la jouissance qui lui est imposée, pour que ça marche. Cette indétermination du fait du réseau des signifiants et de la métonymie du désir laisse le sujet en proie aux intervalles et à la « rétroactivité » du discours, à l’alternance de sa présence-absence, en proie à l’énigme de l’Autre, à l’énigme de son désir qui fait trou et engendre pour lui une perte. Dès lors quelque chose d’« irréductible » ne se sait pas qui ouvre au sujet la question « Il me dit ça, mais qu’est-ce qu’il veut ? ». Ainsi « le désir de l’Autre est appréhendé par le sujet dans ce qui ne colle pas, dans tous les manques du discours de l’Autre, et tous les pourquoi… » [43]. Dans tous ces « pourquoi » un point d’inconnu est maintenu et relancé. Il donne au jugement son activité de négation et de séparation, au pulsionnel sa puissance de mouvement, de mise en risque. Ainsi « Personne qui n’ait sa chance d’insurrection à se repérer de la structure, puisqu’en droit elle fait la trace du défaut d’un calcul à venir » [44]].

La classe ouvrière, comme les femmes, s’est trouvé « aliénée » au discours et aux conditions du maître au prix une « destitution subjective » historique. Mais cette même « destitution subjective » qui l’a réduite à l’impuissance est aussi ce qui lui donne sa force révolutionnaire. Cette force de séparation ne naît que par et dans la lutte des classes. Elle n’est pas donnée d’avance, elle n’est jamais acquise. Il lui faut parfois une « défaite », pour que chute durement l’illusion – distillée par le discours dominant – qui la porte, de pouvoir compter sur une « fraternité » des maîtres et des esclaves ou de pouvoir partager les mêmes « intérêts ». Dans « Les luttes de classes en France » Marx évoque la révolution de 1848 : la classe ouvrière croyant se battre pour elle-même se bat en fait au profit de la classe dominante. Elle n’a pas conquis son autonomie mais lutte avec les mots d’ordre de la bourgeoisie, sur son terrain. « Partout où le prolétariat parisien passait à l’action, il agissait au service de la république bourgeoise en voulant croire qu’il agissait au nom de la république sociale » (36). La défaite pour Marx, paraît alors salutaire pour déchirer « le voile » idéologique, forcer le prolétariat à voir « clair ». La Commune de Paris seule, en tire la leçon. Défaite après défaite, où en sommes-nous aujourd’hui ? Dans cette répétition de l’histoire qui ne nous lâche pas, pour comprendre la puissance du discours dominant le concept d’« aliénation » paraît faible s’il ne s’articule pas à la question de la jouissance, à la question de l’inconscient. Car on peut la comparer à une « toxicomanie » que le fétichisme de la marchandise porte à son comble. Certains auteurs pensent que le fétichisme de la marchandise continuera à fonctionner dans le communisme, du fait même de la circulation des marchandises. Je ne le pense pas. D’autres « aliénations », d’autres « fétichismes » seront inventés, mis en place. Car tel est, comme le dit Althusser, la nécessité pour chaque mode de production de produire une idéologie, pour fonctionner. Mais le fétichisme de la marchandise concerne strictement le mode de production capitaliste car il relève comme on l’a vu, d’une « structure » propre qui renvoie aux rapports de production et d’un procès fondé sur l’extorsion de la plus-value. C’est au réel de cette extorsion qu’il faut escamoter, que renvoie la forme du nouage entre production et circulation et la nécessaire captation fétichisante du sujet.


  1. Nicole-Édith Thévenin, Révisionnisme et philosophie de l’aliénation. Ed.Bourgeois, 1973. J’y examine minutieusement la catégorie d’aliénation à travers les auteurs de la philosophie classique et les œuvres de Marx, pour y dégager la fonction de l’idéologie juridique dans sa construction

  2. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, Ed.Sociales, 1968, p. 78.

  3. Franck Fischbach, « Transformation du concept d’aliénation. Hegel, Feuerbach, Marx » in Revue Germanique Internationale, n°8, 2008

  4. Cf. Louis Althusser : Écrits sur la psychanalyse, Livre de poche, collection « Biblio-Essais », qui articule la question du sujet dans le lien entre formation idéologique et structure de l’inconscient. Voir aussi Nicole-Édith Thévenin, « Althusser et l’insu de la psychanalyse » in « Althusser 25 ans après », La Pensée, n°382, avril/juin 2015

  5. Dans les Grundrisse, Marx fait découler l’échange (et l’échange de la marchandise) de la violence qui habite chaque individu confronté à l’« indifférence » de l’autre et donc au forçage interactionnel qui préside à la nécessité de la reconnaissance. Il y a pour Marx un pulsionnel originaire qui est la condition d’un lien social possible.

  6. Cf. Nicole-Édith Thévenin, Révisionnisme et philosophie de l’aliénation, op. cit.

  7. Karl Marx, Les Manuscrits…op. cit., p. 55.

  8. Althusser reproche à Marx d’avoir commencé Le Capital par la marchandise, ce qui selon lui, ne lui a pas permis de produire une théorie de l’État.

  9. Karl Marx, Les Manuscrits… op. cit., p. 56.

  10. Karl Marx, Les Manuscrits … op. cit.

  11. Karl Marx, Le Capital, LI, Ed.Sociales, 1983, p. 186.

  12. Karl Marx, Idem, p. 220.

  13. Bernard Edelman, Le Droit saisi par la photographie, Ed.Bourgeois, 1980, p. 129.

  14. Jacques Rancière, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des “Manuscrits de 44” au “Capital” » in Lire Le Capital

  15. Bernard Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, Ed.Christian Bourgeois, 1978, p.108.

  16. Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 687.

  17. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op.cit., p. 9.

  18. Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, L.XI, Paris, Ed.Le Seuil, 1990, p. 194.

  19. Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 693.
  20. Ibid., p. 605.

  21. Cf. Axel Honneth : La lutte pour la reconnaissance, Ed.du Cerf, Paris, 2000, La réification, Paris, Essais NRF, Gallimard, 2007. Honneth met le Droit au centre de la reconnaissance : pour connaître ses désirs, ses sentiments, il faut que le droit ait reconnu l’individu comme autonome. Le droit n’ait appréhendé que dans sa fonction de protection des personnes et de régulateur des échanges. Il est sûr que le Droit a une fonction de protection, mais dans la seule mesure où ayant défini le sujet comme propriétaire, il engage chaque personne à exclure et à se défendre… contre un autre propriétaire. Il ne voit pas qu’en assurant que le Droit “a un potentiel moral” c’est une éthique définie dans le cadre des droits de l’homme qui renvoient eux-mêmes à la dernière instance de la propriété privée. Le fondement moral de la philosophie est bien celle de l’idéologie juridique.

  22. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op. cit., p. 12.
  23. Ibid., p. 68.

  24. Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ? Folio/essais, Paris, Ed.Gallimard, 2015. La prise en compte des droits divers portés par les mouvements « citoyens » a été une nécessité (dans le mouvement communiste lui-même). Mais en faire la base d’une politique révolutionnaire est un leurre. Jean Commeille en montre les bases idéologiques, les conséquences politiques : mettre le « droit » aux postes de commande à la place de la politique. Le « Droit » pensé comme corpus énonçant des lois, devient un « droit » dont chacun peut se servir pour ses intérêts privés. D’où la « juridicisation » de la politique qui définit le nouveau socle de la démocratie. Nous avons là l’illustration de la fonction des deux termes apparemment opposés qui encadrent le choix « aliéné » proposé au sujet : Droit ou droit ? L’État ou le citoyen ? Ce qui les différencie ne peut occulter le fait qu’ils ont partie liée, ils relèvent du même « corps ».

  25. Jacques Rancière, « Communisme sans communiste ? » in L’Idée du Communisme, Conférences de Londres 2009, Ed.Lignes, 2010

  26. Slavoj Zizek : Métastase du jouir, Des femmes et de la causalité, Ed.Flammarion,1994, p.108.

  27. Louis Althusser, Lire Le Capital, op. cit., p. 24.

  28. Louis Althusser, « Marx dans ses limites » in Écrits Politiques, T.I, Livre de poche-essais, p.446.

  29. Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op. cit., p. 105.

  30. Nicole-Édith Thévenin, Le prince et l’Hypocrite, éthique, politique et pulsion de mort, Ed.Syllepse, 2008

  31. Étienne Balibar : « Le genre du Parti », Communication au Colloque International « Donne politica utopia » en l’honneur de Rossana Rossanda, Université de Padova, 14-15 mai 2010

  32. Nicole-Édith Thévenin, « Pouvoir de l’idéologie, épreuve de la critique. Pour une reconstruction du mouvement féministe », Conférence publique à Capannori (Toscana) de la rencontre FAE-IFE in Respublica du 23 janvier 2014

  33. Gérard Pommier, Féminin révolution sans fin, Ed.Pauvert, 2015

  34. Bernard Edelman, Le Droit saisi par la photographie, op.cit., p. 90.

  35. Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 255.
  36. Idem, p. 221.

  37. Louis Althusser, « Note sur les AIE », in Sur la Reproduction, PUF/Actuel Marx, 1995, p. 260.

  38. Louis Althusser, « De l’idéologie », in Sur la Reproduction, op. cit., PUF/Actuel Marx, 1995, p. 216.
  39. Ibid., p. 217.
  40. Ibid., p. 223.

  41. Cf. Nicole-Édith Thévenin, « Althusser et l’in-su de la psychanalyse », op. cit. J’y démontre les démêlés d’Althusser avec la question de l’articulation entre idéologie et inconscient. Démêlés, car Althusser oscille entre une affirmation de l’existence de l’inconscient ayant son objet propre et la tendance à le faire disparaître dans la surdétermination de la fonction idéologique.

  42. Pierre Bruno, Lacan passeur de Marx, Ed.PHL/Eres, 2010, p. 12.

  43. Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, Ed.Seuil, p. 194.
  44. Ibid., p. 189.
  45. Ibid., p. 194.

  46. Jacques Lacan, « Radiophonie », autres écrits, Seuil, 2001, p. 408.
    Nicole-Edith Thévenin

Voir en ligne : sur le site revueperiode.net

[1Nicole-Édith Thévenin, Révisionnisme et philosophie de l’aliénation. Ed.Bourgeois, 1973. J’y examine minutieusement la catégorie d’aliénation à travers les auteurs de la philosophie classique et les œuvres de Marx, pour y dégager la fonction de l’idéologie juridique dans sa construction

[2Karl Marx, Les Manuscrits de 44, Ed.Sociales, 1968, p. 78.

[3Franck Fischbach, "Transformation du concept d’aliénation. Hegel, Feuerbach, Marx" in Revue Germanique Internationale, n°8, 2008

[4Cf. Louis Althusser : "Écrits sur la psychanalyse", Livre de poche, collection Biblio-Essais, qui articule la question du sujet dans le lien entre formation idéologique et structure de l’inconscient. Voir aussi Nicole-Édith Thévenin, "Althusser et l’insu de la psychanalyse" in "Althusser 25 ans après", La Pensée, n°382, avril/juin 2015

[5Dans les Grundrisse, Marx fait découler l’échange (et l’échange de la marchandise) de la violence qui habite chaque individu confronté à l’"indifférence" de l’autre et donc au forçage interactionnel qui préside à la nécessité de la reconnaissance. Il y a pour Marx un pulsionnel originaire qui est la condition d’un lien social possible

[6Cf. Nicole-Édith Thévenin, "Révisionnisme et philosophie de l’aliénation", op. cit

[7Karl Marx, "Les Manuscrits"…op. cit., p. 55.

[8Althusser reproche à Marx d’avoir commencé Le Capital par la marchandise, ce qui selon lui, ne lui a pas permis de produire une théorie de l’État.

[9Karl Marx, "Les Manuscrits"… op. cit., p. 56.

[10Karl Marx, "Les Manuscrits"… op. cit.

[11Karl Marx, Le Capital, LI, Ed.Sociales, 1983, p. 18

[12Karl Marx, Idem, p. 220.

[13Bernard Edelman, Le Droit saisi par la photographie, Ed.Bourgeois, 1980, p. 129.

[14]acques Rancière, « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des “Manuscrits de 44” au “Capital” » in Lire Le Capital ], la constitution d’une structure qu’il nomme « structure fétichiste ».

Il faut dit-il, y repérer la « forme » dans laquelle les connexions apparaissent dans l’ensemble du procès de production, qui s’inclue comme procès de reproduction. Or cet ensemble du procès ne peut se comprendre qu’à partir de sa mise en relation avec les rapports de production, mais ce sont précisément ces rapports qui doivent être occultés pour que l’ensemble fonctionne. Et cette occultation soulignons-le, n’est pas un masque, ne cache pas une essence derrière les apparences, mais elle est au contraire la pure extériorisation d’un nouage spécifique entre circulation et production où ce qui est donné « à voir » est le marché universel. Mais il n’y a de marché universel qu’à condition de l’existence de la plus-value. Et ce sont les rapports de production qui en permettent l’extraction, qui se trouvent ainsi occultés. Si cette occultation est nécessaire, elle s’exhibe comme logique structurelle et non comme défaut ou manque. Pour en comprendre le fonctionnement, il nous faut à l’analyse linéaire, substituer le dispositif d’une topique, se donner les moyens de comprendre la fonction-idéologie par quoi s’articulent l’infrastructure et la superstructure, de comprendre l’efficace propre de la superstructure sans laquelle aucune reproduction des conditions de la production n’est possible.

Car les conditions de la production doivent assurer l’invisibilité des antagonismes réels (où l’invisible structure le domaine du visible). Et ces conditions renvoient à la fonction de l’État, à l’appareil politique et juridique, aux formations idéologiques. Venant en complément et soutien de l’appareil répressif d’État, l’idéologie dominante assure la formation d’un sujet adapté au mode de production capitaliste et à sa forme de pouvoir. Ce sujet doit répondre aux « valeurs » du marché et se définir comme sujet libre et égal à tout autre. C’est à cette seule condition que sa force de travail est exploitable légalement. En conséquence on peut dire que l’idéologie dominante est en dernière instance une formation de l’idéologie juridique qui subsume tous les individus sous la forme-sujet-de-droit. Autant dire que l’idéologie juridique donne à « voir » le primat des formes de l’échange égalitaire entre sujets, où l’extorsion de la plus-value fonctionne comme « point aveugle ». Or un point aveugle est toujours indispensable à la vision elle-même. Ce qui signifie que la vision ne part pas du sujet, mais que le sujet est pris dans un ensemble qui structure sa vision à partir de ce point aveugle. L’organisateur de ce point aveugle est l’ordre juridique. Comme l’écrit Edelman,

seul l’ordre juridique met, concrètement, l’homme à la place des classes, le « travail » à la place de la force de travail, le salaire à la place de la plus-value ; seul l’ordre juridique envisage l’exploitation de l’homme par l’homme comme le produit d’un libre contrat, comme l’exercice de la liberté ; et lui seul, encore, envisage l’état de classe comme l’expression de la « volonté générale »[[Bernard Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, Ed.Christian Bourgeois, 1978, p.108.

[15Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 687.

[16Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op.cit., p.

[17Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, L.XI, Paris, Ed.Le Seuil, 1990, p. 194.

[18Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 693.

[19Ibid., p. 605.

[20Cf. Axel Honneth : La lutte pour la reconnaissance, Ed.du Cerf, Paris, 2000, La réification, Paris, Essais NRF, Gallimard, 2007. Honneth met le Droit au centre de la reconnaissance : pour connaître ses désirs, ses sentiments, il faut que le droit ait reconnu l’individu comme autonome. Le droit n’ait appréhendé que dans sa fonction de protection des personnes et de régulateur des échanges. Il est sûr que le Droit a une fonction de protection, mais dans la seule mesure où ayant défini le sujet comme propriétaire, il engage chaque personne à exclure et à se défendre… contre un autre propriétaire. Il ne voit pas qu’en assurant que le Droit “a un potentiel moral” c’est une éthique définie dans le cadre des droits de l’homme qui renvoient eux-mêmes à la dernière instance de la propriété privée. Le fondement moral de la philosophie est bien celle de l’idéologie juridique

[21Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op. cit., p. 12

[22Ibid., p. 6

[23Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ? Folio/essais, Paris, Ed.Gallimard, 2015. La prise en compte des droits divers portés par les mouvements « citoyens » a été une nécessité (dans le mouvement communiste lui-même). Mais en faire la base d’une politique révolutionnaire est un leurre. Jean Commeille en montre les bases idéologiques, les conséquences politiques : mettre le « droit » aux postes de commande à la place de la politique. Le « Droit » pensé comme corpus énonçant des lois, devient un « droit » dont chacun peut se servir pour ses intérêts privés. D’où la « juridicisation » de la politique qui définit le nouveau socle de la démocratie. Nous avons là l’illustration de la fonction des deux termes apparemment opposés qui encadrent le choix « aliéné » proposé au sujet : Droit ou droit ? L’État ou le citoyen ? Ce qui les différencie ne peut occulter le fait qu’ils ont partie liée, ils relèvent du même « corps ».

[24Jacques Rancière, « Communisme sans communiste ? » in L’Idée du Communisme, Conférences de Londres 2009, Ed.Lignes, 2010

[25Slavoj Zizek : Métastase du jouir, Des femmes et de la causalité, Ed.Flammarion,1994, p.108

[26Louis Althusser, Lire Le Capital, op. cit., p. 24

[27Louis Althusser, « Marx dans ses limites » in Écrits Politiques, T.I, Livre de poche-essais, p.446.

[28Karl Marx, Les Manuscrits de 44, op. cit., p. 105.

[29Nicole-Édith Thévenin, Le prince et l’Hypocrite, éthique, politique et pulsion de mort, Ed.Syllepse, 2008

[30]Étienne Balibar : « Le genre du Parti », Communication au Colloque International « Donne politica utopia » en l’honneur de Rossana Rossanda, Université de Padova, 14-15 mai 2010], mais la lutte des femmes contre la domination patriarcale, engage le destin d’une révolution :

qu’une domination des hommes sur les femmes soient maintenue, et c’est toute la hiérarchie et le système de la domination qui se maintient et se reconstruit, annulant le procès de la révolution. Poser la question de la relation entre les femmes et les hommes comme constitutive du devenir révolutionnaire de la révolution, c’est faire entendre qu’on ne saurait séparer ce devenir, du « devenir révolutionnaire des gens » (G. Deleuze), de la transformation de la subjectivité (des hommes comme des femmes), dans son désir d’avoir le pouvoir, c’est-à-dire dans les formes de sa jouissance[[Nicole-Édith Thévenin, « Pouvoir de l’idéologie, épreuve de la critique. Pour une reconstruction du mouvement féministe », Conférence publique à Capannori (Toscana) de la rencontre FAE-IFE in Respublica du 23 janvier 2014

[31Gérard Pommier, Féminin révolution sans fin, Ed.Pauvert, 2015

[32Bernard Edelman, Le Droit saisi par la photographie, op.cit., p. 90.

[33Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 255.

[34Idem, p. 221

[35Louis Althusser, « Note sur les AIE », in Sur la Reproduction, PUF/Actuel Marx, 1995, p. 260.

[36Louis Althusser, « De l’idéologie », in Sur la Reproduction, op. cit., PUF/Actuel Marx, 1995, p. 216.

[37Ibid., p. 217.

[38Ibid., p. 223

[39Cf. Nicole-Édith Thévenin, « Althusser et l’in-su de la psychanalyse », op. cit. J’y démontre les démêlés d’Althusser avec la question de l’articulation entre idéologie et inconscient. Démêlés, car Althusser oscille entre une affirmation de l’existence de l’inconscient ayant son objet propre et la tendance à le faire disparaître dans la surdétermination de la fonction idéologique.

[40Pierre Bruno, Lacan passeur de Marx, Ed.PHL/Eres, 2010, p. 12.

[41Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, Ed.Seuil, p. 194.

[42Ibid., p. 189.

[43Ibid., p. 194.

[44[↩

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