
Cira Pascual Marquina – Nous entrons dans la deuxième administration Trump. Récemment, dans votre émission « Opera Mundi », vous avez présenté une synthèse de ce que les partis démocrate et républicain représentent aujourd’hui. D’un point de vue latino-américain, que pouvons-nous attendre de ce deuxième mandat ?
Breno Altman – Donald Trump représente fondamentalement des secteurs du capitalisme états-unien qui avaient perdu en rentabilité avec la « mondialisation », c’est-à-dire avec l’ouverture du marché intérieur des États-Unis en échange d’un libre accès aux marchés d’autres pays. Afin de récupérer leurs revenus et leurs profits, ces secteurs cherchent à refermer le marché de leur pays, à protéger leurs entreprises de la concurrence internationale ou à obtenir de meilleures conditions dans la circulation internationale des biens et des capitaux. C’est principalement pour cette raison que le programme de Donald Trump est « protectionniste » et qu’il met en œuvre des augmentations significatives des droits de douane à l’importation. Cette perspective affecte considérablement les économies latino-américaines dépendantes du marché états-unien, en particulier celles qui exportent des produits industriels comme l’Argentine, le Mexique ou le Brésil.
Parallèlement, sur un mode nationaliste-chauvin, l’administration Trump s’emploie à restructurer le dispositif impérialiste. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont cherché à maintenir ce système, même au prix de concessions, la priorité étant de maintenir son unité en le protégeant de conflits inter-impérialistes. D’abord pour contrer le « bloc socialiste », puis pour préserver l’hégémonie états-unienne en général. L’administration actuelle veut renforcer les intérêts impériaux spécifiques des États-Unis, même si cela conduit à des conflits au sein du G7 et vis-à-vis de l’UE. Le gouvernement Trump donne des signes de vouloir limiter les zones d’intervention, notamment en s’éloignant de l’Europe, en se concentrant sur la polarisation contre la Chine et le contrôle du Moyen-Orient, et en réaffirmant l’hégémonie sur les Amériques. C’est pourquoi revient à la surface la Doctrine Monroe de 1823 « l’Amérique aux Américains ». Les attaques contre le Canada et le Mexique ne sont probablement qu’un prélude à ce qui reste à venir.
Cira Pascual Marquina – Il y a environ six mois, le Venezuela, fidèle à son anti-impérialisme, semblait quelque peu isolé en Amérique latine. Même les présidents Luiz Inácio Lula da Silva (Brésil) et Gustavo Petro (Colombie) avaient tenté de tracer une sorte de « troisième voie » dans leurs relations avec les États-Unis. Toutefois, les événements récents ont révélé les limites de cette approche. On note une fragilité politique croissante de Lula et Petro, qui laisse augurer un possible retour de la droite au pouvoir dans leurs pays. À la lumière de ces évolutions, pensez-vous que Lula et Petro s’orienteront vers une position plus anti-impérialiste, ou du moins vers une position qui donne la priorité à la souveraineté par rapport à l’hégémonie continentale ?
Breno Altman – Je pense que c’est une possibilité. Si Kamala Harris avait gagné, il y aurait probablement eu une large alliance continentale pour isoler le Venezuela, entraînant même la Colombie et le Brésil. Avec Trump, cela n’est plus possible. Même si les gouvernements progressistes souhaitent éviter les conflits avec la Maison Blanche, le fait est que Trump rendra ces conflits inévitables car il vise à récupérer l’hégémonie en Amérique latine. Dans ce scénario, la tendance à une réponse anti-impérialiste plus forte de la part du Mexique, de la Colombie et du Brésil pourrait prendre de l’ampleur, poussée même par la survie politique interne de leurs dirigeants. Sur cette base, on pourrait assister à une relance de l’intégration régionale, ainsi qu’à un rétablissement progressif des relations stratégiques, par exemple entre le Brésil et le Venezuela.
Cira Pascual Marquina – Du point de vue du Sud global, comment évaluez-vous le rôle des BRICS, et la décision du Brésil d’opposer son veto à l’entrée du Venezuela dans ce bloc lors du sommet de Kazan en octobre 2024 ? Pensez-vous que cette position pourrait changer lors du prochain sommet de Rio de Janeiro en juillet 2025 ?
Breno Altman – Selon moi, la principale contradiction dans le monde d’aujourd’hui se situe entre le système dirigé par les États-Unis et un large front anti-impérialiste émergent, dont l’objectif essentiel est de surmonter l’ordre unipolaire établi après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Les BRICS restent le cadre économique et financier le plus important pour une stratégie contre-hégémonique, par exemple lorsqu’ils cherchent une alternative à la domination du dollar et aux institutions monétaires contrôlées par les pays capitalistes centraux. Comme il ne s’agit pas d’un bloc ayant des ambitions militaires ou même géopolitiques directes et qu’il évite d’imposer des modèles politiques ou économiques, il dispose d’une flexibilité suffisante pour attirer des nations qui sont encore sous l’influence des États-Unis.
En ce qui concerne le veto du Brésil à l’entrée du Venezuela dans les BRICS – que je considère comme une grave erreur du gouvernement Lula – il s’explique par trois facteurs principaux. Premièrement, le désir de punir le gouvernement Maduro pour ne pas s’être soumis à la position défendue par le « sous-empire » brésilien lors des élections présidentielles au Venezuela. Deuxièmement, le besoin de démontrer à l’Occident libéral, en particulier à l’Europe et aux États-Unis, que le Brésil n’est pas inconditionnellement aligné sur le bloc dirigé par la Chine et la Russie. Troisièmement, une tentative de neutraliser, sur le territoire brésilien, l’offensive des forces conservatrices et du pouvoir médiatique qui font de la révolution bolivarienne une cible permanente.
Je ne pense pas qu’il sera facile d’inverser ce scénario avant le sommet de juillet, bien que les relations entre les deux gouvernements aient déjà surmonté leur phase la plus tendue. Le gouvernement Lula ne lèvera probablement son veto que si les partis de gauche et les mouvements populaires brésiliens exercent sur lui une pression importante.
Cira Pascual Marquina – La première décennie du XXIe siècle a été marquée par une forte poussée d’intégration continentale, la vision bolivarienne d’Hugo Chávez ayant une influence majeure sur l’Amérique latine et les Caraïbes. Elle a trouvé un écho auprès des dirigeants et des populations de tout le continent. Pensez-vous que cet esprit d’unité, si puissant à l’époque, puisse être ravivé aujourd’hui ?
Breno Altman – Jamais l’unité latino-américaine n’a été aussi urgente et nécessaire. L’administration Trump rend l’intégration régionale encore plus impérative. Cependant, les obstacles sont importants. D’un côté, il y a des gouvernements d’extrême droite, comme celui de Javier Milei en Argentine. De l’autre, des gouvernements progressistes qui hésitent à adopter une position anti-impérialiste, comme le Chili, la Colombie (1) et le Brésil. Pour reconstruire la voie proposée par Chávez et Lula au début du siècle, il est essentiel de rétablir d’abord l’alliance stratégique entre le Venezuela et le Brésil, car c’est la force motrice fondamentale de l’unité régionale. Espérons que c’est ce qui se produira dans les mois à venir.
Entretien réalisé par Cira pascual Marquina
Note (1) : après un post viral sur « X » où Gustavo Petro défiait Donald Trump en se disant prêt à résister à un coup d’État de la part des USA, et où il se comparait à Salvador Allende et se revendiquait « fils de Bolivar », le président colombien a « cédé en quelques heures, s’exposant au communiqué volontairement humiliant d’un impérialisme désormais totalement décomplexé : « Le gouvernement colombien a accepté toutes les conditions du président Trump, y compris l’acceptation sans restriction de tous les étrangers illégaux de Colombie renvoyés des États-Unis, y compris à bord d’avions militaires américains, sans limitation ni délai, a indiqué la Maison Blanche. Sur la base de cet accord, les tarifs et sanctions entièrement rédigés seront mis en réserve et ne seront pas signés, à moins que la Colombie n’honore pas cet accord ». Lire le récit du journaliste Maurice Lemoine : « En attendant Edmundo… »
Traduction de l’anglais : Thierry Deronne
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