Actuel Marx a ouvert, dans son numéro 64 (septembre 2018), un débat sur la traduction d’Aufhebung chez Marx, avec un article de Lucien Sève [1]. La question avait pris, à son initiative, une tournure inédite en France à la fin du siècle dernier, opposant une traduction par dépassement à celles traditionnellement employées jusqu’alors telles qu’abolition et suppression, essentiellement destinée à écarter l’idée d’une abolition du capitalisme au profit de son dépassement. Le présent article prolonge la discussion en s’inspirant d’un ouvrage qui lui fut consacré en 2016, L’Esprit de la révolution ‐ Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition [2], auquel l’article de Sève répondait.
Plan
- I - Abolition : emblème d’une période historique, mouvement de revendications et de transformations politiques et sociales
- II - Retraduire Hegel & Marx ?
- III - De « l’idée fausse non marxienne d’abolition » à la « fausse querelle »
- IV - Quel espace résiduel pour « dépassement » ?
- V - Philosophie du « dépassement » : règle ou exception ?
- VI - L’invention de l’abolition « pure et simple »
- VII - Le mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel.
- Quatre notes
I - Abolition : emblème d’une période historique, mouvement de revendications et de transformations politiques et sociales
Pour éclairer la discussion sur la traduction d’Aufhebung chez Marx, on commencera par situer ce terme dans l’histoire politique et sociale, et dans la philosophie qui la reflète de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle. Une ère de révolutions et de contre‐révolutions. Une ère qui partout en Europe, en France plus qu’ailleurs, voit éclater de vastes mouvements de revendications et des trains de mesures qualifiés d’abolitions ou de suppressions : des privilèges, de la féodalité, de la monarchie, de l’esclavage, du servage, des classes, et bien d’autres. Les Allemands employaient essentiellement deux termes, synonymes dans ce contexte : Aufhebung et Abschaffung. Naturellement ces faits et ce vocabulaire plongeaient leurs racines loin dans le temps et se sont prolongés jusqu’à nos jours, mais nul doute que cette période les porta au sommet, au cœur d’une grande fracture entre l’ancien et le nouveau.
Le mouvement ouvrier, le mouvement socialiste et communiste, employèrent naturellement, amplement et plus spécifiquement, ce même vocabulaire. S’entremêlaient des abolitions/suppressions constatées ou prônées, dénoncées ou souhaitées. Dans le 2e chapitre du Manifeste de 1848, qui est proprement programmatique, on en compte plus d’une vingtaine avec Aufhebung, une dizaine avec Abschaffung, et d’autres encore avec plusieurs autres verbes (beseitigen, zerstören, vernichten, aufhören, etc.) [3]. Au total une cinquantaine en une dizaine de pages. L’ampleur et la diversité des domaines concernés par ces abolitions ou suppressions, dans le Manifeste sont considérables :
- 1) avec Aufhebung : la propriété privée (4 fois) ; l’antagonisme de classes ; l’éparpillement des moyens de production ; le triste mode d’appropriation personnelle ; une forme de propriété ; votre forme de propriété (bourgeoise) ; l’état des choses ; l’individualité, l’indépendance et la liberté bourgeoises ; le trafic, les rapports de production bourgeoise et la bourgeoisie elle‐même ; la famille ; l’exploitation des enfants par leurs parents ; les liens les plus sacrés ; le rôle des femmes comme simple instrument de production ; la communauté des femmes, la prostitution ; l’exploitation de l’homme par l’homme ; l’exploitation d’une nation par une autre ; les anciens rapports de production ; les classes en général et par là‐même sa propre domination de classe ; la distinction ville‐campagne ; la famille, le gain privé et le travail salarié.
- 2) avec Abschaffung : les rapports de propriété ; la propriété féodale ; la propriété en général ; la propriété bourgeoise (2 fois) ; la propriété personnelle (2 fois) ; l’indépendance individuelle (par l’industrie) ; la patrie, la nationalité ; les vérités éternelles ; la religion ; l’héritage ; les rapports de production bourgeois.
Dans ce contexte Marx et Engels en viennent à conclure : « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette proposition unique : abolition de la propriété privée ». En Allemand : Aufhebung.
Karl Marx est francophone. Juste avant d’écrire Le Manifeste, il a rédigé en français un ouvrage fondateur [4], Misère de la philosophie, et un Discours sur le libre‐échange. C’est en parfaite compétence qu’il révisera donc ultérieurement la traduction du Livre 1 de son ouvrage majeur, Le Capital, au point de le considérer comme pratiquement écrit de sa main en langue française. Comment traduit‐il Aufhebung ? Suppression/abrogation/abolition sont majoritaires (56%). Les autres termes sont de la même veine (faire disparaître, annuler, etc.), ou plus accentués : détruire, anéantir (20%).
Comment, en sens inverse, Marx traduit‐il en allemand : « Lʹanéantissement de toutes espèces de corporations des citoyens du même état ou profession », de la fameuse loi Le Chapelier au caractère anti‐ouvrier prononcé [5] ? Aufhebung.
Lorsque son Misère de la philosophie et son Discours sur le libre‐échange sont traduits en allemand, par Karl Kautsky et Eduard Bernstein : abolition est traduit par Abschaffung, tandis qu’Aufhebung reflète principalement les utilisations par Marx des verbes anéantir et détruire.
Faisons intervenir à présent une troisième langue. Le Manifeste a été traduit en anglais : deux versions sont notoires. On doit la première à Helen Macfarlane (1850), contemporaine et camarade de Marx, et l’autre à Samuel Moore. Plus tardive (1888) celle‐ci fut entièrement revue et validée (« authorised ») par Engels, qui, tout comme Marx, aura passé l’essentiel de sa vie en Angleterre, en maîtrisant très tôt la langue. La table de correspondance est homogène avec la précédente. Huit verbes anglais à claire connotation suppressive sont mobilisés, avec une dominante à 75% pour trois d’entre eux : abolish, destroy, do away.
Ces études de traductions dans leurs contextes forment les trois premiers chapitres [6] et toutes les annexes de L’Esprit de la révolution, ouvrage qui ne comporte, en revanche, aucune traduction propre, aucune proposition de traduction systématique, mais analyse et compare les traductions existantes, en particulier celles qui portent l’empreinte des auteurs et de leur environnement.
À première vue on serait tenté de conclure qu’il n’y a guère matière à un vif débat. Ou plutôt qu’il n’y en a pas davantage que pour tout autre auteur, avec des libertés de style, des synonymes, des actualisations, des périphrases, pour rendre un sens sans traduire mot à mot, respectant la célèbre formule de saint Jérôme [7] : « non verbum de verbo, sed sensum exprimere de sensu ».
II - Retraduire Hegel & Marx ?
Le débat s’est pourtant quelque peu enflammé en France à la fin du XXe siècle dans un mouvement entrecroisé de révisions chez Hegel et chez Marx des traductions traditionnelles pour Aufhebung (et non pour Abschaffung).
Hegel, fervent partisan de la Révolution française, surtout à ses débuts, fait en effet un large usage d’Aufhebung, qu’une Remarque promise à une grande renommée, insérée dans son Science de la Logique (1812), associe à deux sens opposés : conservation et suppression. Il place alors ce terme au centre de son raisonnement ontologique : être/néant/devenir : « L’être et le néant sont une seule et même chose » … « mais considérés du point de vue de la vérité, de leur unité, ils ont disparu comme tels et sont devenus autre chose » [8]. Pour la re‐traduction pas moins d’une douzaine de nouvelles suggestions fit surface, la majorité dans une perspective positivante, s’appuyant sur sa Remarque pour repousser les traductions traditionnelles jugées trop « négatives » (abolition et suppression). Deux d’entre elles, datant de 1967, « relève » que l’on doit à Jacques Derrida, et « sursomption » à Yvon Gautier, ont connu plus de succès, sans pour autant renverser les traductions traditionnelles qui conservèrent une grande vitalité.
Pour re‐traduire Marx dans la foulée, le mouvement ne donna pas lieu à la même créativité. C’est à Lucien Sève, après quelques tentatives précédentes moins décisives, que nous devons une révision par dépassement qui serait, suivant l’expression de l’un de ses hérauts, la « vraie traduction » pour Aufhebung. Rappelons que dans les traductions validées par Marx et Engels dans les ouvrages cités, pas une seule fois n’est apparu dépassement, comme synonyme d’Aufhebung, terme qu’ils connaissent tant en français qu’en allemand, notamment avec le verbe überschreiben.
La thèse « dépassementiste » de 1999
Lucien Sève conteste ainsi la « traduction classique et toujours pratiquée de Marx » par abolition avalisée pourtant par les auteurs : « Quand on lit Marx dans les traductions françaises existantes, on y rencontre souvent le mot abolition – exemple type : le Manifeste évoque à plusieurs reprises "l’abolition des rapports sociaux" existants – devenu de longue date un identificateur majeur du discours communiste : il faut abolir la propriété des moyens de production, abolir le capitalisme… Or, dans la plupart des cas, le terme dont se sert Marx est le fameux Aufhebung qui, dans la langue allemande courante, veut dire en effet abolition, suppression, abrogation, mais qui, dans la langue théorique de Hegel, et de Marx à sa suite, a expressément, comme le veut son étymologie – Hegel s’en explique en toute clarté – un sens beaucoup plus dialectique : à la fois suppression, conservation et élévation, autrement dit passage à une forme supérieure, ce que les traductions actuelles de Hegel rendent par le néologisme sursomption et dont le français courant donne une idée assez correcte en parlant de dépassement ». Lucien Sève ajoute : « Preuve contraire quand Marx veut dire abolition pure et simple – par exemple, dans le Manifeste, "abolition de l’héritage" ‒ il emploie de tout autres mots, comme Abschaffung ou Beseitigung ». Enfin, surtout, tout cela ne serait en rien anodin quand est dénoncée « l’idée fausse, non marxienne, d’abolition » comme « une patente déformation de sa pensée aux conséquences inévaluables », tandis qu’est réservée à la nouvelle traduction par dépassement le privilège de « rétablir l’intelligence exacte de ce que Marx avait en tête » [9].
Dans L’Esprit de la Révolution, ladite thèse fut réfutée point à point :
1°) Il n’y a aucune raison d’attribuer à priori à Marx une langue théorique différente de la langue courante. Sa langue est d’abord et fondamentalement une langue militante, surtout dans Le Manifeste.
2°) Marx n’est pas un suiveur de Hegel. Les liens entre les deux auteurs sont d’une tout autre nature, dans le vocabulaire [10] comme dans les thèses dialectiques, et très éloignés s’agissant de la conception de l’histoire des sociétés.
3°) Dans ses écrits, à commencer par Le Manifeste, Karl Marx use sans conteste du vocabulaire abolitionniste dans le sens commun de son époque, celui de la langue politique, davantage marquée chez les révolutionnaires.
4°) Les traductions par abolition et suppression ne sont pas de « patentes déformations » de la pensée de Marx mais son expression caractérisée et répétée, validées notamment par les traductions en français et en anglais.
5°) L’étymologie mentionnée par Hegel n’est pas une étymologie mais une analogie avec un verbe latin (tollere), qui ne constitue en rien la source étymologique d’Aufhebung.
6°) La traduction d’Aufhebung chez Hegel n’est pas sursomption, qui n’est que l’une des nombreuses suggestions pour réfuter la traduction traditionnelle par abolition ou suppression.
7°) Aufhebung n’est pas un quasi‐antonyme d’Abschaffung et de Beseitigung. Chez Marx, dans le contexte qui nous intéresse, les trois termes fonctionnent comme des synonymes, tandis que d’autres termes doivent être rapprochés de l’intersection synonymique, surtout Vernichtung (anéantissement, destruction).
8°) L’idée d’abolition n’est pas « fausse, non marxienne ». Elle constitue un élément clef, récurrent et structurant, de la pensée de Karl Marx comme des objectifs de l’action des révolutionnaires de son temps (le fréquent usage du terme Abschaffung, si besoin était, l’attestant par ailleurs).
L’étude de 2002 et la réfutation des critères objectifs
Le point nouveau, avec son article dans Actuel Marx de septembre 2018, est que celui‐ci affirme : cette thèse « n’est pas la mienne », et, paraphrasant Marx, « ce que je sais, c’est que je ne suis pas dépassementiste » [11]. Cette position trouve sa source dans un texte dit de 90.000 signes, daté de 2002, non publié, où il se livra à une étude sur le sujet. Au lieu de la systématicité de traduction (Aufhebung = dépassement), y était désormais défendue la diversité. C’est l’évidence, encore faut-il établir les règles de cette diversité.
Loin de choisir, par exemple, un ou plusieurs des quatorze autres termes que Marx a validé dans sa traduction française du Capital, Sève entend seulement faire place, et non de manière modeste, mais avec une préséance relevant de l’excellence morale, à dépassement, terme que ni Marx, ni Engels n’avaient retenu dans leurs traductions du Capital et du Manifeste. Pourquoi pas ? Mais alors on devine qu’il faudra de solides arguments pour justifier l’immixtion de ce terme, à cette place d’honneur, à l’insu des auteurs. [12]
Avant d’en arriver au plaidoyer pour dépassement et à sa critique, mesurons bien, avec ce texte de 2002, repris dans ses grandes lignes par l’article de 2018, l’ampleur du renversement de la thèse de 1999, sur chacun des huit points controversés. Désormais, pour Sève :
- 1) Marx n’est plus situé en opposition à la langue commune : tantôt écrit‐il « le vocabulaire de l’Aufheben ressortit à la langue courante et renvoie sans problème à l’idée de suppression, d’abolition, de disparition ; tantôt au contraire il recouvre de façon manifeste une conceptualisation dialectique marquée par l’assimilation critique de Hegel ».
- 2) Marx n’est plus le suiveur de Hegel : « Il faut, contre Hegel, réhabiliter partout les antagonismes inconciliables "dont s’allume la décision de la lutte" (…), restituer en conséquence à l’Aufhebung sa dominante négative et par là même révolutionnairement innovante ».
- 3) Le Manifeste n’est plus l’ouvrage‐type où il ne faudrait pas lire abolition à chaque fois qu’Aufhebung est employé : « Les occurrences du vocabulaire de l’Aufhebung sont nombreuses dans ce texte, (…). Dans la plupart de ces passages, Marx et Engels usent indifféremment, semble-t‐il, des verbes aufheben et abschaffen, ce dernier voulant dire sans contestation possible abolir, abroger, supprimer ». « Il faut aussi tenir compte du fait que le Manifeste veut s’adresser avant tout aux prolétaires ».
- 4) Les traductions par abolition ou suppression ne constituent plus de « patentes déformations » de la pensée de Marx car il n’y a « guère doute que dans la plupart des cas (…) les termes français les plus fréquemment indiqués (…) sont supprimer/suppression et abolir/abolition ».
- 5) La référence étymologique tirée de Hegel, qualifiée initialement de si « claire », a simplement disparu.
- 6) « Sursomption » n’est plus la traduction qualifiée chez Hegel : « Cette traduction, convention de langage toute arbitraire, de l’aveu même de ses inventeurs, équivaut en fait à un refus de traduction ».
- 7) Les termes signifiant « abolition pure et simple » : Abschaffung et Beseitigung ne sont plus opposés à Aufhebung : « Cas par excellence du Manifeste, où Aufhebung est traité en synonyme d’Abschaffung, voire de Beseitigung ».
- 8) L’idée d’abolition n’est plus « fausse, non marxienne » car « Le Manifeste est de bout en bout une apologie de la destruction révolutionnaire de la société de classe, et le sens le plus éliminateur de l’Aufheben fait éminemment partie de sa tonalité » [13].
Sur ces huit points en débat, l’accord est patent pour sept d’entre eux, auxquels, avec une nuance de proportionnalité, pourrait même être ajouté le premier de la liste. Et l’essentiel de la controverse sur la traduction est ainsi traité.
III - De « l’idée fausse non marxienne d’abolition » à la « fausse querelle »
La logique conduirait à penser de Sève qu’il a radicalement changé d’avis, ce qui serait plus qu’honorable, sa thèse de 1999 n’ayant pas contrairement à celle de 2002, été le fruit d’un travail d’investigation. Mais il se défend d’avoir varié. Son texte de 1999 n’est pas désavoué, ni même nuancé. Quant à celui de 2002, n’ayant jamais été publié, ses fondements ne sont pleinement rendus publics qu’avec Actuel Marx, en 2018.
De cette circonstance, Sève tire argument. Il aurait été victime d’une « fausse querelle » ouverte par L’Esprit de la révolution. S’il n’en réfute pas la longue étude sur les traductions de Marx, gratifiée au passage d’une mention relative à son « érudition », celle‐ci reste sans effet. Par exemple, la méthode consistant à s’appuyer sur les traductions effectuées ou validées par Marx, Engels ou leurs proches, n’est pas relevée. Sève s’en tient à sa liberté de traducteur, sans référence aux traductions validées par les auteurs eux‐mêmes.
Quant au plaidoyer de continuité de 1999 à nos jours, il repose tout entier sur l’interprétation du mot « unilatéralement » dans la citation suivante. En 1999, il était écrit que « la traduction classique et toujours pratiquée de Marx où Aufhebung est unilatéralement rendu par abolition, constitue donc une patente déformation de sa pensée aux conséquences inévaluables » [14]. Unilatéralement, les dictionnaires le répètent, signifie ne voir qu’« un seul aspect » [15]. Dans l’argumentaire de 1999 cela s’entendait parfaitement. Sève opposait un concept limité à un seul aspect (« abolition pure et simple ») à un autre qui en comptait trois (« suppression, conservation et élévation »). L’abolition était accusée de n’être ni conservatrice, ni élévatrice mais uniquement suppressive/négative. C’est du reste ce même sens qui le conduit en 2018 à condamner l’abolition comme « une idée ruineusement unilatérale de la révolution communiste » [16] : ne voyant qu’un seul côté, le destructif.
En 2018, Sève débute son texte par cette même citation, mais y rajoute : « en maints cas, disais‐je, le terme a, comme chez Hegel, un sens beaucoup plus dialectique ». Ce « maints cas » change effectivement le périmètre d’application de la correction de traduction, en le minorant. Sève interprète alors le sens initial d’« unilatéralement » comme synonyme de « systématiquement » [17]. C’est ainsi qu’il s’attribue d’avoir été ab initio mesuré et nuancé. Face à une traduction abolitionniste jugée extrémiste, il aurait plaidé contre la systématicité de la traduction par abolition et non pour la systématicité de celle par dépassement [18].
Rappelons la démonstration de 1999 et sa logique très claire, laquelle a disparu entre temps. Elle se déroulait comme suit : 1‐ On trouve chez Marx beaucoup d’abolitions. 2‐ Il faut y distinguer celles qui procèdent du terme Aufhebung, des autres. 3‐ Il faut distinguer à son tour deux sens dans Aufhebung, un sens commun, et un sens théorique. 4‐ Ce dernier est celui « plus dialectique » de Hegel (le triptyque) que Marx reprend. 5‐ C’est ce sens là qu’il faut attribuer à Aufhebung, sous peine de « patente déformation », et ce, contre la « traduction classique » par « abolition ». 6‐ Le terme proposé pour ce sens est « sursomption » chez Hegel et « dépassement » chez Marx. 7‐ Retour au point 2 : les autres termes allemands traduits par abolition sont Abschaffung et Beseitigung. Ils sont eux validés pour signifier « abolition » (avec un seul sens et non trois), au contraire d’Aufhebung.
Mais admettons néanmoins qu’en 1999 Sève ait réellement pensé qu’Aufhebung pouvait, dans quelques cas seulement, être traduit par « dépassement », et qu’il aurait juste omis dans ce passage de mentionner que la traduction par abolition, était en réalité très largement recommandée chez Marx. Quelle image renvoyait‐il alors de l’abolition ? Qualifiée de « patente déformation » de sa pensée, elle interdisait de respecter « l’intelligence exacte de ce que Marx avait en tête », portait la responsabilité de « conséquences inévaluables », menant à ce « résultat extravagant », d’oser contester le « passage terminologique d’abolition à dépassement », par attachement à l’« idée fausse, non marxienne, d’abolition ». Un vrai réquisitoire ! La thèse ne s’inscrivait alors nullement dans le registre de la diversité, de la proposition et de l’enrichissement. Son ton comminatoire, reste un élément clef de la controverse. L’aversion était telle que ce que de l’Afrique du sud à l’ONU on appelle « abolition de l’apartheid » était même retraduit dans la foulée par « dépassement de l’apartheid » [19].
Mais passer d’une règle de traduction systématique à celle de l’exception change‐t‐il ici la donne, les termes du débat ? Aucunement. En l’absence de critères objectifs, tels que ceux exposés en 1999, puis écartés en 2002, la proposition de traduction par dépassement, même réduite à un « nombre de cas » perd toute chance de révélation salutaire (celle d’une correction de traduction erronée depuis des décennies), ramenée qu’elle est au simple dessein de faire prévaloir ses propres connotations. On peut toujours, en effet, aligner autant de citations de Marx que l’on veut en déclarant préférer traduire ici ou là (même en ajoutant qu’on y « est obligé » [20]) par dépassement plutôt que par abolition, on reste soumis à sa seule appréciation personnelle, nullement opposable aux tiers, sauf à être proposée en des termes extrêmement mesurés et respectueux des autres choix [21].
La définition de 1999 présentait, au contraire, tous les traits d’une thèse scientifique, avec des critères objectifs clairs, cumulatifs, énoncés avec certitude. Deux concepts étaient identifiés, avec leurs vocabulaires propres en allemand, le triptyque étant attribué à Aufhebung, contre le sens commun (au profit d’une langue « théorique »), et la vision réductrice à Abschaffung et Beseitigung. La thèse était jugée auto‐suffisante : « certes un peu technique mais accessible à quiconque », tellement qu’elle autorisait à fustiger au passage ceux qui n’auraient pas « expliqué ces choses » [22]. Elle n’annonçait aucun besoin de recherche de démonstration ultérieure. Les références à Hegel et à l’étymologie constituaient des points impressionnants, suggérant une très profonde démarcation, objective, imparable. Ne restait qu’à traduire la dichotomie en français : abolition et dépassement. Entre le mal et le bien, l’ignorance et l’intelligence : le choix était fort simple !
Mais la thèse initiale, avec ses critères objectifs, présentait un autre avantage, celui de se prêter à une vérification rigoureuse. Ne manquait donc à cette « hypo »-thèse que le passage de cette épreuve. Malgré son préjugé favorable, Sève n’y est pas parvenu en 2002, ce qu’il a confirmé en 2018. La thèse contraire fut longuement démontrée dans L’Esprit de la Révolution. Car l’essentiel, dans ce débat linguistique, réside bien dans l’invalidation des arguments de 1999.
Il faut néanmoins réserver un sort spécifique au sentiment de « fausse querelle » : un malentendu sur ses positions réelles dont Sève s’estime injustement victime. Dont acte ! On peut toujours, en effet, à tort ou à raison, regretter qu’un auteur éloigné méconnaisse sa conviction profonde, voire caricature sa pensée pour les besoins d’un débat controversé. Mais on ne saurait suspecter un proche entre les proches, partisan déclaré de cette thèse, comme Roger Martelli, de s’y être trompé également en toute bonne foi, lorsqu’il le félicitait, et à moult reprises, de lui avoir appris que « "dépassement du capitalisme" est la "vraie" traduction française de ce que l’on pensait être l’abolition » [23]. Car c’est « Lucien Sève qui nous explique que le terme de "dépassement" est celui-là même (Aufhebung) que Marx employait pour désigner le mouvement par lequel l’humanité passerait d’une logique économico-sociale à une autre, d’une finalité à une autre, de l’ère du capitalisme à celle d’un postcapitalisme » [24].
Cette méprise légitime trouve certainement sa source dans le fait que l’étude de 2002 ait été, dixit, confinée « dans mes tiroirs » [25]. Que soient, au passage, accusées les revues de l’avoir ignorée devient anecdotique [26], quand l’auteur aurait pu la glisser dans l’un des dix ouvrages qu’il publia depuis. Quoiqu’il en soit, le débat linguistique semblant pour l’essentiel résolu par cette étude de 2002, s’en ouvrent aussitôt deux : philosophique et politique. En effet, bien que la thèse initiale de traduction n’ait pu être vérifiée, l’engouement pour dépassement ne s’est pas pour autant démenti. Preuve qu’il repose sur d’autres fondements que la langue et la pensée de Karl Marx.
IV - Quel espace résiduel pour « dépassement » ?
Si, comme l’entend Sève, désormais sous Aufhebung chez Marx il y aurait désormais deux concepts distincts (voire trois [27]), dont l’un, le plus subtil et délicat, serait non une abolition « pure et simple », mais un dépassement à triple dimension (conservation + suppression + élévation), la question qui est posée est celle de délimiter son périmètre de validité selon Sève, autrement dit la proportion d’occurrences concernées par la perspective du dépassement chez Marx à partir de traductions d’Aufhebung, sachant que dans cette conception, celles qui en seraient écartées seraient considérées comme des abolitions « pures et simples », strictement négatives, et fort peu respectables.
Reprenons les règles de distribution par lui exposées.
1°) Contrairement à 1999 où le Manifeste constituait le texte privilégié d’une Aufhebung non strictement suppressive, en 2002, « le Manifeste est de bout en bout une apologie de la destruction révolutionnaire de la société de classe, et le sens le plus éliminateur de l’Aufheben fait éminemment partie de sa tonalité ». Exit donc du périmètre du dépassement tout le Manifeste et ses fameux « identificateurs » du communisme (en particulier la vingtaine d’occurrences mentionnées au début de cet article). [28]
Le reste de la période de jeunesse « ramène aufheben à son sens le plus destructif (…). Dans les textes de cette époque, Aufhebung, est le plus souvent – je ne dis pas toujours – à traduire sans réserve par abolition ou suppression » [29].
Par ailleurs, « dans le livre I du Capital, où Marx est avare de catégories philosophiques pour être accessible au lecteur ouvrier, le vocabulaire de l’Aufhebung est exceptionnel » [30]. Il ne figure donc pas non plus dans l’argumentaire en faveur de dépassement. On y dénombre tout de même 25 occurrences d’Aufhebung, traduites par Marx essentiellement par abolition ou suppression, mais où il n’hésite pas non plus à se traduire par anéantir, abroger et détruire ! Et pas une seule fois par dépasser. Le Livre III serait, en revanche, plus dépassementiste malgré sa dizaine d’occurrences seulement.
Mais à écarter des ouvrages majeurs, tels que le Manifeste et le livre 1 du Capital, on se prive non seulement de textes clés mais aussi de l’immense intérêt de profiter de leurs traductions validées par les auteurs eux-mêmes. Sève se concentre alors sur les Grundrisse [31]. Paradoxalement ses citations sont tirées d’une traduction signée Jean-Pierre Lefebvre, lequel opte de manière écrasante pour abolition et s’en explique, mais emploie parfois « abolir et dépasser » notamment pour des filatures de cotonnades [32]. Sève reconnaît pourtant encore dans Aufhebung : « son sens purement négatif – abolir, supprimer, mettre fin- sens bien présent dans les Grundrisse comme dans toute l’œuvre de Marx ».
Du coup il est aisé d’en déduire que Marx reste, même pour Sève, essentiellement un partisan de l’« abolition pure et simple » (quoiqu’on sache et pense encore de cette expression), qualifiée initialement de « fausse » et « non-marxienne ». Coupable à ses yeux de tous les drames révolutionnaires et post-révolutionnaires, il lui réserve, en effet, des qualificatifs repoussants : « une idée ruineusement unilatérale de la révolution communiste », et l’associe à une vision « purement négative d’aufheben (abolir, supprimer, mettre fin) », avec un sens « le plus destructif (Marx) n’hésitant pas, (…), à brosser un tableau terrifiant de la révolution antibourgeoise qui vient » [33].
Mais alors, si Karl Marx est bien tel, en vertu de quel critère le fait de se réclamer de cette traduction serait-il coupable d’« inévaluables conséquences », tandis que le « passage d’abolition à dépassement » rétablirait « l’intelligence exacte » de Marx ? Et le cas Karl Marx pourrait même se révéler plus grave encore, si dispensées de la controversée Aufhebung, étaient relevées toutes les abolitions « pures et simples » exprimées notamment avec Abschaffung, terme qui ne soulève pas les mêmes doutes (par exemple celles du Manifeste mentionnées en tête de cet article). Or Marx et Engels traitent de la sorte et en synonymie avec Aufhebung de tous les régimes de classes, d’exploitation : l’esclavage, le féodalisme, le servage, etc.
V - Philosophie du « dépassement » : règle ou exception ?
Si le nombre d’occurrences proposé à la traduction par dépassement se fait dès lors extrêmement rare, c’est que dépassement, dit Sève, serait en fait lié « aux catégories philosophiques » [34], au vocabulaire « logico-philosophique » [35] (le terme revient à 10 reprises) au contraire de celui destiné aux prolétaires [36], motivant logiquement d’écarter cette traduction dans le Manifeste et le Livre I du Capital. Dans ce périmètre ainsi réduit, choisissant lui-même 100 textes philosophiques de Marx qu’il a personnellement traduits, Sève a rencontré une bonne quarantaine d’occurrences d’Aufhebung. Il n’en a traduit qu’un quart par dépassement [37]. On en déduit aisément qu’en l’absence des grandes œuvres, des autres textes adressés aux ouvriers, autrement dit la quasi-totalité des écrits de Marx, lui-même finirait par ne traduire qu’un nombre infime d’occurrences d’Aufhebung par dépassement.
Comment, dans ces conditions, Marx aurait-il pu avec « exactitude » penser le dépassement contre l’« extravagante » idée d’abolition du capitalisme ? Car l’objectif essentiel de la révision de traduction chez Marx, pour ne pas dire l’unique exception visée, est bien celle du capitalisme. Il faudrait en conséquence admettre qu’un « identificateur communiste » de Marx fût traité avec un vocabulaire spécifiquement philosophique, et que le dépassement du capitalisme, intéressât davantage les philosophes que les ouvriers. [38]
Et quelle philosophie ? La philosophie dépassementiste présente une théorie du sujet placé devant un choix manichéen, la croisée de deux chemins opposés, qualifiée emphatiquement de « distinction catégorielle de validité universelle » [39]. L’un vertueux parce que lent et délicat (dépassement). L’autre, au contraire, brusque et destructeur (abolition). Ce schéma nous éloigne du Hegel dont le dépassement se réclamait initialement. Hegel ne définit pas deux chemins pour en prôner un contre l’autre. Le triptyque supprimer/conserver/élever n’est pas une voie merveilleuse, c’est la réalité même, unique. Ce qu’il dit en substance c’est que toute abolition, qu’on le veuille ou non, conserve et supprime, ce qui transforme. Hegel ne se pose pas ce faisant en acteur. Il observe et transpose les conceptions scientifiques de son époque en une ontologie. Il retranscrit le « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » de Lavoisier, ou le « Tout change. Tout passe. Il n’y a que le Tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant à son commencement et à sa fin » de Diderot [40]. Son schéma ne cède nulle place à la volonté, au choix. Quant au conservatisme volontariste et positif, il ne peut non plus se réclamer d’un Hegel pour qui, dans l’histoire, ce qui est conservé n’est autre que le concept intact, d’origine divine, lequel à la fin de son élévation n’est autre que son essence initiale elle-même, et non un progrès au sens commun actuel [41].
VI - L’invention de l’abolition « pure et simple »
Et, si les critères objectifs, qui permettaient aisément de traduire en 1999 soit par dépassement, soit par abolition, s’évanouissent, et si le périmètre s’est réduit comme peau de chagrin, comment se guider désormais pour trouver les quelques cas où dépassement serait néanmoins encore la « vraie » traduction d’Aufhebung. Comment prétendre que chez Marx on serait « obligé », par exemple, de traduire par dépassement le destin promis au capitalisme ? On déduit des diverses propositions de re-traduction qu’elles sont toutes fondées sur des couples manichéens : positif/négatif, lent/rapide, philosophique/prolétarien, Marx mature/jeune Marx, délicatesse/brutalité, pacifique/violent, où dépassement est toujours placé du côté jugé noble et abolition systématiquement disqualifié.
L’abolition serait uniquement négative ? L’abolition, pour les progressistes, a toujours comme corollaire de déboucher sur une émancipation [42]. Sa finalité est positive. Seul le passage intermédiaire est d’expression négative.
L’abolition serait brusque ? C’est confondre l’aspect déclaratif avec la grande diversité et la nécessaire complexité des concrétisations : l’histoire de l’abolition des privilèges, celle de l’esclavage, entre autres, en attestent. Quand en 1848 Victor Hugo se lève à l’assemblée législative pour « ce but sublime, l’abolition de la misère ! » [43], tout comme Marx et Engels se dressent en faveur de l’« abolition des classes », doit-on leur prêter l’intention de ne laisser place qu’au néant ? D’entendre réaliser cette abolition du jour au lendemain ?
Au contraire, le dépassement serait selon Sève synonyme d’un « processus naturel de lente extinction » et de « long dépérissement historique » [44]. Est-ce là la vision de Marx sur le capitalisme ? Pour le dépassementisme tout ce qui est lent est systématiquement jugé plus doux et souhaitable tandis que le passé est réévalué à cette aune pour y dénoncer les « révolutions-abolitions » comme des échecs « sans exception ». Celles-ci ne furent pourtant courtes que défaites et massacrées, les victorieuses ayant le plus souvent été longues à s’imposer (France, Russie, Chine, Vietnam, Cuba, Algérie, Angola, etc.) et surtout très douloureuses.
Le contre-sens type est celui de l’Adresse à la Ligue des communistes (1850), valorisée par Sève au seul motif qu’y est employée l’expression « développement révolutionnaire », qu’il magnifie pour son évolutionnisme qualifié de « portée réformiste-révolutionnaire » [45], où il décèle l’ancêtre préfigurant l’actuel dépassement. Mais qu’appelaient de leurs vœux Marx et Engels dans ce célèbre texte ? Exactement l’inverse : un soulèvement armé indépendant des ouvriers, contre une pause d’« évolution pacifique » imposée par la bourgeoisie, afin d’enchaîner sans désarmer les deux révolutions, bourgeoise puis prolétarienne. Non pas lisser et ralentir le processus mais l’accélérer. Le moyen préconisé : « Annihiler l’influence des démocrates bourgeois sur les ouvriers, procéder immédiatement à l’organisation propre des ouvriers et à leur armement ». L’objectif : « Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais seulement de l’anéantir [Vernichtung] ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir [Aufhebung] les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder [Gründung] une nouvelle ». Et de terminer ainsi : « Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ». [46]
Nous touchons ici le fond du problème linguistique, politique et philosophique à la fois. La thèse dépassementiste est consubstantielle de l’invention d’une « abolition pure et simple », même concédée à l’occasion au jeune voire moins jeune Marx, laquelle n’existe pas dans la réalité, mais qui crée artificiellement une alternative entre abolition et dépassement, pour conférer à ce dernier des qualités morales et stratégiques inouïes. Pour vanter les extraordinaires vertus du si pusillanime et si absent dans l’histoire dépassement, il devient alors indispensable de discréditer celui d’abolition, porté par tous les mouvements d’émancipation depuis deux siècles.
C’est avec la vision caricaturale d’une abolition qualifiée de « purement négative », « entièrement négative », associée à une « suppression immédiate », « renvoyant avec mépris ce qui ne l’est pas » en particulier les réformes, qu’est dressé le portrait d’un « infantilisme de gauche » [47] dans lequel sont de fait versées non seulement toutes les révolutions du XXe siècle, mais celles des XVIIIe et XIXe siècles, et Marx avec. Renversant la charge de la preuve, il reviendrait à l’abolitionnisme de se justifier devant l’histoire.
Quant aux millions qui ont lutté pour une ou plusieurs abolitions n’auraient-ils été animés que par un dessein négatif, reniant les acquis et ne débouchant que sur le néant, rien de meilleur ? Ou bien faudrait-il également corriger rétrospectivement leur vocabulaire ?
L’abolition, toute l’expérience le prouve, peut, suivant les cas et les points de vue, déboucher sur des conséquences positives ou négatives, être souhaitée ou redoutée, plus ou moins conservative, consensuelle ou imposée, violente ou pacifique, d’application rapide ou différée, avec ou sans compensation, et même provisoire, partielle et réversible [48]. C’est le terme dominant des luttes d’émancipation dans tous les domaines, avec de hautes ambitions de progrès. Les abolitions ne forment pas un mécanisme unique mais présentent une infinité de cas de figure. L’abolition ne constitue pas une méthode mais un objectif : que quelque chose disparaisse. Enfin ! Comment ? « Cela dépend ! ».
Un traitement particulier et plus favorable du capitalisme développé
Mais pour quels motifs avait été mobilisé en 1999 cet arsenal philosophique, étymologique, moraliste et stratégique en faveur de dépassement ? Son auteur l’exposa clairement sans l’obscur détour philosophico-linguistique aujourd’hui amplement démenti : il fallait éviter que le capitalisme développé ne fût maltraité par une abolition car « le capitalisme ne fait pas que détruire ». Il possède du « positif dans sa constante propension à détruire les barrières vétustes », tandis que l’« aliénation » sous le capitalisme « n’est pas que dépossession sans pitié des individus mais développement sans précédent des capacités humaines ». Pour cela il convenait de convaincre les adversaires du capitalisme de renoncer « au discours de pure dénonciation sans alternative vraie et par suite sans audience large », d’« éradiquer une culture de négativisme et d’extériorité par quoi une force politique se marginalise infailliblement », afin de sortir d’une pratique « repliée sur les luttes défensives que devaient stimuler dénonciation d’ordre verbal et revendication de type syndical ». Il fallait prémunir la société française contre un « acte politico-juridique de grande ampleur présupposant la conquête du pouvoir d’Etat sur la bourgeoisie dans une classique perspective de recours à la violence », conception qui plus est jugée coupable d’« attendre », de repousser les échéances transformatrices, ignorant l’« étendue insoupçonnée du communisme déjà là » [49].
Le capitalisme faisait là, avec dépassement, l’objet d’un traitement qui se voulait de faveur, distinct de tous les autres régimes de classes, d’exploitation [50], contrairement à Marx qui les abordait tous de la même manière. Le repoussoir de l’abolition propulse en effet sur un piédestal le « dépassement » : « une suppression-conservation bien plus dialectique sur un plan supérieur », permettant notamment d’« en finir avec les rapports de production capitaliste » mais « en promouvant » « ce qui a pu être acquis » sous les anciens rapports de production, contre une abolition du capitalisme ridiculisée comme signifiant « supprimer le capital fixe », autrement dit tout l’appareil de production ! [51]
Si l’objectif était de protéger le capitalisme contre un excès abolitionniste, on voit mal d’où ce danger aurait pu surgir socialement et politiquement dans la France de la fin du XXe siècle. Mais le point central ne résidait pas dans cette réalité absente, on s’en doute, mais logée dans la crédibilité du discours. L’objectif était, en effet, d’être « audible », ce qui commande un langage mesuré et bienveillant. On se rapproche de la propagande, électorale notamment. C’est un choix politique, mais c’est un autre débat, où l’on ne reconnaît pas la paternité de Marx. Surtout si l’on considère comme Sève que « jusqu’au bout Marx a pensé quant à lui la sortie du capitalisme comme impliquant une révolution brusque permettant d’opérer en peu de temps des transformations économiques et politiques majeures et d’engager ainsi l’évolution beaucoup plus lente de la phase inférieure vers la phase supérieure de la société communiste » [52]. Deux thèses politiques s’opposent donc : celle de Marx d’un côté, et celle de Sève pour qui dépassement se rattache au sens de « processus naturel de lente extinction ». C’est le débat classique entre réforme et révolution.
Si la force de conviction du dépassement ne peut s’appuyer sur Marx, et qu’incommodément sur Hegel, elle se nourrit fort bien, en revanche, de l’évolution du capitalisme riche et puissant, voire triomphal. Elle constitue un reflet, anachronique et extrapolé, des espoirs nés de sa phase des trente glorieuses en Europe occidentale, et non des craintes soulevées par les cruelles réalités du capitalisme mondialisé en crise et guerrier actuel.
Pour repousser toute objection au dépassement, s’abriter derrière la parole qualifiée d’« exacte » du maître Marx, incarnait une forme d’orthodoxie formelle irréfutable, une manière de clore et non d’ouvrir le débat. Elle passait par le rejet de la tradition abolitionniste, rattachée à une histoire honnie et défaite [53], celle du XXe siècle révolutionnaire et socialiste. Car, au contraire des potentialités communistes du capitalisme, le « "socialisme" » était lui « mensongèrement donné pour première phase du "communisme" » car « il lui tournait le dos sur tous les points essentiels » [54], fruit qu’il était de la « révolution-abolition » focalisée sur la seule « négation » laquelle a « sans exception été un échec au long du siècle dernier » [55].
Le dépérissement de l’Etat
Plaidant en faveur du dépassement chez Marx, hors du contexte bien restreint désormais de la traduction d’Aufhebung [56], Sève a recours à un autre terme : Auflösung (dissolution, dilution). Mais au lieu de reconnaître tout simplement que la réalité elle-même offre des cas d’évolution (nécessairement les plus nombreux) et des cas de révolutions, et ce dans des domaines et circonstances les plus diverses, ce que reflète la diversité du vocabulaire de Marx, la démonstration vise à les opposer pour valoriser systématiquement l’évolution, le processus le plus linéaire et délicat possible, et le faire endosser par Marx au maximum et coûte que coûte, contre l’abolition omniprésente dans son vocabulaire.
L’exemple, excellemment choisi, est celui de l’attitude de Marx et d’Engels envers l’Etat. « L’abolition (Abschaffung) de l’Etat est une vieille phrase de la philosophie allemande dont nous avons beaucoup usé lorsque nous étions encore de naïfs jeunots [einfältige Jünglinge] » [57]. Naturellement cette citation d’Engels de 1871 vient à point nommé confirmer que Marx « ayant passé d’une conception immature de la révolution à une autre plus instruite » abandonne l’abolition et finit par se ranger au lent processus, comme l’attestera ensuite La critique du Programme de Gotha où « Marx tient pour évident que des fonctions étatiques se maintiendront analogues aux fonctions actuelles ». La renonciation à l’abolition de l’Etat (Abschaffung), auquel a été substitué son dépérissement (Auflösung, absterben), attesterait de l’abandon généralisable d’un abolitionnisme de jeunesse « immature ».
Dans son texte de 2002, Sève ajoutait, judicieusement, qu’Engels avait daté cette abandon d’immaturité. Il écrivait, mentionnant le discours funéraire d’Engels sur la tombe de Marx, que « dès 1845, Marx et lui auraient pensé la disparition future de l’Etat politique comme une "allmähliche Auflösung", une dissolution progressive, autrement dit un dépassement graduel » [58]. Et cela change tout à la démonstration sur la maturité. 1845 c’est en effet la date du début de la coopération Marx-Engels. Cela précède les textes fondateurs (Misère de la philosophie de 1847 et Le Manifeste de 1848). C’est surtout placé avant la révolution de 1848. En somme cette position n’est pas le fruit d’une longue expérience mais forme plutôt une définition presqu’initiale. Leur moyenne d’âge était alors de 25 ans.
L’expérience révolutionnaire de 1848 conduisit, en revanche, à un vrai changement d’attitude politique chez Marx, mais en direction inverse de celle proposée par dépassement. Dès le lendemain de la défaite de 1848, dans son 18-Brumaire (1852), reprise en 1871, la conclusion de Marx est : « La prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s’est produit jusqu’ici, faire changer de main l’appareil bureaucratico-militaire, mais le briser [Brechen] » et de préciser à l’égard de la Commune de Paris : « S’ils succombent ce sera uniquement pour avoir été "trop gentils" » [59]. Quant à « L’Unité de la Nation », elle « devait devenir une réalité par la destruction [Vernichtung] du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité » [60].
Il faut, en effet, pour sortir de la fusion et de la confusion, séparer deux types d’Etat (ou deux étapes si l’on veut) : l’Etat avant la révolution et l’Etat après la révolution, ce que Sève réunit, comme d’autres, dans un Etat unique et abstrait, au lieu d’y voir avant tout sa nature de classe, d’où la distinction dans l’attitude à adopter. Ce que Marx et Engels disent schématiquement c’est qu’initialement l’Etat était imaginé comme pris par les révolutionnaires, maintenu presque tel quel, retourné contre les classes dominantes pour prendre des mesures de rupture (cf. Le Manifeste), puis une fois celles-ci battues disparaitrait progressivement par inutilité.
Quel est, désormais, le sort réservé à l’Etat bourgeois par Marx ? Être brisé, détruit, et non conservé pour le faire doucement évoluer. Ensuite, la révolution créera, sous une forme qui lui sera propre [61], un nouvel Etat, dont les fonctions de domination, au contraire des fonctions sociales durables, dépériront. Autrement dit, le sort des deux Etats est distingué, le premier est militairement brisé, le deuxième se scinde et une partie disparaît progressivement. Le nouvel Etat n’est pas destiné à être dans sa totalité aboli. Lucien Sève voit là, contre l’abolition, une « évolution révolutionnaire vers le communisme (…) de façon exemplaire, c’est bien d’un dépassement qu’il s’agit ici ». Oui, dépassement envisagé comme un dépérissement naturel, mais seulement après la révolution. Pas avant, et moins encore pendant celle-ci. Et mieux vaudrait dire ici « évolution dans le communisme » écartant le terme « révolutionnaire » [62] lequel est alors proprement « dépassé » et le « vers », qui anticipe la phase, car Marx se situe alors expressément « dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement ».
En réalité Marx et Engels ont donc, dans leur évolution, d’une part durci le ton face à l’Etat bourgeois (destruction) dans le cadre de la révolution, et manifesté plus de précision dans la part de conservation de l’Etat/communauté qui lui succèdera sous le communisme. Autrement dit il n’y a là strictement aucun argument en faveur d’un « processus naturel de lente extinction » de l’Etat capitaliste et du mode de production capitaliste. Vision d’un dépérissement de l’Etat sous le capitalisme, en revanche, très claire chez Sève pour qui « une désétatisation de l’État peut d’autant mieux commencer aujourd’hui que la fuite en avant du capital le met gravement en crise » [63].
Ajoutons, pour en revenir à notre discussion sur la traduction, que Sève ne perçoit sous Auflösung que des processus lents et rassurants, auxquels il associe sa définition d’Aufhebung/dépassement. Mais que penser de Marx disant de la Commune qu’elle « décréta la dissolution [Auflösung] et l’expropriation de toutes les Églises » [64] ? Les intéressées, quoi qu’il en soit, et c’est le moins que l’on puisse dire, n’ont guère apprécié le procédé [65].
Le dépassement chez Marx et le communisme
Il existe donc bien, hors Aufhebung, un Marx du dépassement. Mais pas vraiment là où le dépassementisme le souhaiterait : « Quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel (…) quand avec le développement des individus à tous égards, leurs forces productives se seront également accrues et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être entièrement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !" » [66]. Marx opte alors pour le verbe dépasser (überschreiben) et non aufheben. Lorsque Marx entend dire dépassement, il sait parfaitement l’exprimer en allemand comme en français [67].
L’opposition entre Marx et Sève se confirme. Marx utilise ce concept au sein d’un même mode de production (phases successives dans le communisme), quand Sève l’entend pour le passage (évolution) d’un mode de production à un autre. Marx prône une rupture révolutionnaire associée à l’abolition (Aufhebung/Abschaffung) d’un système, pour la fondation d’un nouveau mode de production. Sève retourne Marx contre lui-même avec un lissage dépassementiste tiré de l’évolution post-révolutionnaire afin de le faire prévaloir avant et à la place de la révolution, ce qui « jusqu’au bout ! » n’a pas été sa conception.
Or, ce renversement conceptuel n’est possible qu’au prix de la révision du sens d’Aufhebung pour le confondre notamment avec celui d’Überschreibung, afin de replacer le capitalisme dans un « processus naturel de lente extinction », où les « actes-décisoires » [68] des révolutionnaires, et la prise du pouvoir d’Etat, pourraient tout gâcher, au lieu de laisser se répandre la substance désaliénante d’un communisme pénétrant sans coup férir dans le capitalisme, le transformant naturellement et lentement de l’intérieur. Les conflits de classe cèdent alors la place à la bonté de l’intention jointe à la suavité de la voie proposée : la « révolution-dépassement », où l’adversaire est singulièrement passif, voire subjugué. On peut bien baptiser cela fort esthétiquement « révolutionnement sans révolution » [69], ou « nouvelle forme de révolution », comme on parle de « révolution démographique ». Ce n’est pas la révolution politique et sociale chez Marx, frappant l’Etat et les rapports de production.
Le mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel
Tout le débat peut finalement se concentrer dans le fleuron de la révision dépassementiste de traduction, la célèbre citation de Marx et Engels contre l’utopisme tirée de L’Idéologie allemande (1845-46) : « le communisme n’est pas pour nous un état de choses qui doit être instauré, un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit (aufhebt) l’état de choses actuel ». Sève s’interpose : « Je traduis délibérément quant à moi : nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l’état de choses actuel » [70]. Pourtant, affirme-t-il : « L’abolition, est, à l’honneur dans l’idéologie allemande » [71], où Marx est plutôt « aux antipodes de Hegel » [72], jusqu’à dresser « un tableau terrifiant de la révolution antibourgeoise ». Nous serions donc en présence de l’une de ces rares exceptions justifiant dépassement. La période de maturité d’un Marx assagi qui aurait renoncé au concept d’« abolition sommaire, comme chez le jeune Marx » ? Non, il n’a que 27 ans ! Dans un contexte de « vaste ensemble de transformations qualitatives non plus initialement soudaines mais constamment graduelles » [73] ? Moins encore ! Immédiatement avant cette phrase les deux communistes écrivent : « Le communisme n’est empiriquement possible que comme l’action des peuples dominants accomplie "d’un trait" et simultanément » [74]. Qu’à cela ne tienne, Sève en déduit, forçant sa traduction, que « cette phrase porte de façon implicite contradiction directe à la précédente » [75]. Marx et Engels auraient donc écrit à la suite une position politique et son exact contraire ! La cohérence du dépassementisme passe alors nécessairement par la détermination d’une incohérence chez Marx et Engels.
L’année suivante ils persistaient pourtant, dans les statuts de la Ligue des communistes, hors tout continuum dépassementiste : « Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l’abolition [Aufhebung] de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l’instauration [Gründung] d’une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée » [76]. Et Jaurès lui-même reprendra : « Là où les volontés ne coopèrent pas librement à l’œuvre sociale, là où l’individu est soumis à la loi de l’ensemble par la force et par l’habitude, et non point par la seule raison, l’humanité est basse et mutilée. C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. » [77].
Qu’en est-il aujourd’hui ? C’est un vrai débat, car le contexte a considérablement changé depuis 1848, et que l’essentiel reste à faire, avec détermination et créativité. Mais il n’est ni réaliste, ni utile de scénariser à l’avance une révolution hors de son contexte propre. Quant aux étapes et formes de toute révolution [78], elles dépendront de la conjoncture, et seront définies par ceux qui la feront et leurs adversaires, autrement qu’en révisant [79] les traductions de Karl Marx.
Patrick Theuret, le 18 Mars 2019
QUATRE NOTES
Sur « in » et « zu »
Pour Sève les utilisations d’Aufhebung suivies des prépositions in ou zu marquent « le passage dans, autrement dit, à l’opposé de l’abolition, la continuation dialectique en un autre ». « Ce in imparable, poursuit-il, interdit le sens d’une abolition, au-delà de laquelle rien ne se poursuit, et exige dépassement, qui est par essence, passage en » [80].
Or Marx et Engels dans le Manifeste écrivent : « La Révolution française, par exemple, abolit la propriété féodale en faveur de la propriété bourgeoise ». C’est le verbe abschaffen qui est ici employé, pour lequel il n’y aurait pas de doute qu’il signifierait bien abolition « pure et simple » pour Sève, ce qui devrait théoriquement ne déboucher sur rien. Pourquoi Marx et Engels n’ont-ils pas utilisé ici Aufhebung ? Pourquoi l’idée d’abolition d’un état, pour passer à autre état, ne les choque-t-il pas, si ce n’est que les abolitions pour eux, comme pour tout un chacun, ne débouchent justement pas sur rien « qui se poursuive », mais sur un état jugé, voire seulement espéré, meilleur, supérieur, ou bien simplement différent, voire pire en fonction de l’orientation donnée à cette abolition.
Sur Vernichtung
Lucien Sève entend adoucir et aplanir le sens d’Aufhebung pour l’éloigner de la nécessairement brutale, selon lui, abolition, d’où son rapprochement avec des termes signifiant dilution ou dépassement en allemand. En réalité la connotation la plus proche d’Aufhebung, chez Marx, est au contraire, celle de destruction/anéantissement (Vernichtung). La différence entre ces deux connotations opposées est que la première est justifiée sur la base d’associations d’idées qu’il propose, au contraire de celle avec Vernichtung qui est validée par les traductions réalisées ou supervisées par les auteurs Marx, Engels, et leurs proches.
Nous citerons ici un exemple célèbre tiré du Manifeste, passage où Marx et Engels emploient à répétition Aufhebung, ce que Laura Lafargue et Friedrich Engels traduisent par destruction.
« Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe régnante, et, comme classe régnante détruit violemment les anciens rapports de production, il détruit, en même temps que ces rapports de production, les conditions d’existence de l’antagonisme des classes ; il détruit les classes en général et, par là, sa propre domination comme classe » [81].
Malgré sa maturité, il a 75 ans, Engels n’éprouve nul besoin d’apaiser le discours initial, ce qui dans une modeste mesure sera réalisé par des traductions ultérieures en français préférant abolition à destruction. Nous sommes alors en 1893. En 1888, Engels avait en anglais opté pour sweep away (balayer) là ou Helen Macfarlane (1850) avait également choisi détruire (destroy). On perçoit mieux ainsi où se situe le centre de gravité des traductions d’Aufhebung, fort loin du « processus naturel de lente extinction », cher au dépassement.
Sur la « révolution dépassement » contre le sabre de bois
Dans son hostilité à la « révolution-abolition », identifiée comme ayant sans exception mené à l’échec, Sève dénonce « le sabre de bois de ce révolutionarisme à l’ancienne dont les perspectives sont nulles », lequel « n’inquiète pas le capital aujourd’hui ». A l’inverse, la « révolution-dépassement » serait promise au succès grâce aux « réformes révolutionnaires ». L’exemple cité est celui de très grands acquis de la libération en France : sécurité sociale et statut de la fonction publique.
Ces acquis sont-ils vraiment à mettre au compte de la « révolution-dépassement » ? Bien au contraire, pour reprendre ses propres termes (que nous contestons par ailleurs), ils seraient davantage à mettre au compte d’une « révolution-abolition » tant décriée. D’abord vraie révolution, la libération est le fruit d’un renversement complet du pouvoir politique conduisant à un compromis très avancé du point de vue économique et social dont le programme du CNR reste le symbole (mais certes pas une révolution socialiste). Il n’est donc pas le fruit d’un « long fleuve tranquille » (avec un terrible bilan humain de 50 millions de morts, la seconde guerre mondiale serait plutôt un long fleuve de sang) mais d’une gigantesque insurrection armée de tous les peuples d’Europe contre le nazisme, avec le poids décisif de l’armée rouge, les apports considérables des forces de résistance patriotiques, principalement communistes (des centaines de milliers d’hommes et de femmes sur tout le continent), et des forces alliées menant activement ce même combat mais avec d’autres perspectives, ce qui est à l’origine du compromis de la libération. Mais il s’agit au propre d’une révolution. Et sans elle, pas de réformes à la libération ! La séquence historique 1936-1940 avec la chambre du Front populaire menant ensuite à la collaboration, montre combien le résultat de 1944-45 n’était nullement inscrit dans le prolongement naturel, mais bien le fruit de son renversement, la « destruction » politico-militaire, pour reprendre les termes de Marx, du nazisme et de l’Etat pétainiste. Ensuite, qu’en est-il de l’abolition ? Si la prise de pouvoir de la libération restaure la République déchue par Pétain, c’est en proclamant « nuls et de nul effet » son régime, ses lois et ses organisations [82]. Cette abolition formelle qui ne fait qu’entériner une abolition de fait est comparable à la déchéance du nazisme en Allemagne, prononcée officiellement sous le nom d’« Aufhebung von Nazi-Gesetzen », l’abolition des lois nazies !
Mais ces acquis ont-ils fait sortir, pour autant, la France du capitalisme ? Ont-ils initié un long chemin strictement cumulatif jusqu’à nos jours ou bien au contraire n’ont-ils pas été que des acquis, si précieux soient-ils, dans le cadre du capitalisme, et qui, comme tout acquis, ne sont que les fruits de luttes ininterrompues pour les conserver ? Et pour quel motif des victoires si passagères et partielles soient-elles (et les deux mentionnées sont plutôt profondes et durables), devraient-elle êtres méprisées au nom de l’abolition ? « "Révolution-abolition", focalisée sur la seule négation et renvoyant avec mépris au réformisme ce qui ne l’est pas » [83] ? Pourquoi l’abolitionnisme serait-il synonyme de tout ou rien ? Le terme « réformes » ne semble, pour sa part, entendu, avec dépassement, que dans le cadre du capitalisme. Pourtant les mesures prises après une révolution, peuvent être et l’ont été, appelées réformes. Enfin, depuis quand le capital n’aurait-t-il plus peur des abolitions ? Lui qui depuis des décennies se bat pour regagner chaque pouce de pouvoir et de terrain perdus avec argent, armes et propagande. Serait-il plus vulnérable aux doses homéopathiques ? Pourquoi serait-il en conséquence plus inquiet ?
Sur la bibliographie
Sève regrette que Gramsci et Jaurès aient été « significativement absents dans la bibliographie de Patrick Theuret ». Pris dans le sens du débat qui nous occupe, nous entendons bien que le dépassementisme, recherchant auprès de ces deux auteurs des appuis théoriques (comme nous le faisons ici en sens contraire avec Jaurès), en les négligeant on pourrait être suspecté de déséquilibrer le débat. C’est un sujet à creuser qui n’a pas, il est vrai, été réellement approfondi dans L’Esprit de la révolution, mais qui ne paraît pas, au moins à première vue, indispensable sur la partie traduction. En revanche, il est inexact que ces deux auteurs aient été totalement ignorés. Le nom de Gramsci est mentionné à 6 reprises et celui de Jaurès 22 fois, souvent en touchant au cœur du débat lui-même. Et si les ouvrages de Gramsci ne figurent effectivement pas dans la biographie, c’est que « celle-ci comprend exclusivement les sources utilisées et citées » (p. 615, note 1), pour ne pas alourdir une liste déjà composée de 318 références répondant à ce seul critère. A tort ou à raison c’est, il est vrai, contraire à l’usage courant qui opte généralement pour présenter d’autres textes de références que les seuls cités dans l’ouvrage lui-même. Ce fut là un choix de circonstance, confessé sans y accorder davantage d’importance, et naturellement, nullement généralisable pour de futures publications. Jaurès, en revanche, y apparaît avec trois oeuvres (deux livres et un article) respectivement aux pages 619 et 626.