Musique : « Blues et féminisme noir », une analyse signée Angela Davis

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Aux États-Unis, au début du XXe siècle, des artistes noires ont chanté un blues qui s’attaquait directement au racisme, mais aussi au patriarcat et à la bourgeoisie noire. La militante Angela Davis a analysé ce mouvement dans un livre paru en 1998, aujourd’hui traduit en français.

Blues et féminisme noir est d’abord paru en anglais, en 1998. Angela Davis, 73 ans aujourd’hui, professeure de philosophie, militante communiste africaine-américaine, y observe comment les blueswomen, et plus précisément deux d’entre elles, Gertrude « Ma » Rainey et Bessie Smith, se sont opposées à l’oppression à travers leur musique.

La première, surnommée la « Mère du blues », est née en 1886. Elle commence sa carrière à 14 ans, dans le Sud raciste. Elle n’a qu’une génération d’écart avec l’abolition de l’esclavage. La seconde, née en 1894, est appelée à devenir l’une des principales figures de Harlem, capitale culturelle de l’Amérique noire. Down Hearted, son premier disque, sort en 1923. L’album est aussi le premier disque d’un artiste noir de Columbia et un premier succès populaire, se vendant à plus de 750 000 copies dès sa sortie…

L’étude de Davis s’ouvre sur le thème de la sexualité, abordée sans ambages par les deux artistes. « Un des éléments les plus flagrants distinguant le blues des cultures musicales dominantes de cette époque est son imagerie sexuelle », écrit-elle. Rainey et Smith célèbrent en effet le désir féminin sur un ton volontiers provocateur. Leur discours rompt franchement avec la période de l’esclavage, où la privation de liberté et la violence s’étendaient jusque dans la vie intime des Noirs. Les deux musiciennes perturbent « la conception dominante de la femme au foyer » et se vantent « d’accumuler les partenaires sexuels dans de nombreuses villes et États ».

La vie sur la route

Leur vie, il faut le préciser, s’organise autour de longues tournées à travers un pays vaste comme un continent. Des voyages qui marquent une césure nette avec la période esclavagiste, quand la liberté de mouvement n’était qu’un rêve inatteignable. Les esclaves ne chantaient pas le sexe, mais composaient de nombreuses musiques autour de la question du déplacement forcé ou du rêve de mobilité.

Dans la manière qu’elles ont de le chanter, le voyage est investi d’un sens particulier chez Rainey et Smith. La vie sur la route les éloigne avant tout des rôles traditionnels de mère et d’épouse. Leurs paroles comme leurs parcours apparaissent comme de véritables transgressions face à l’organisation sociale conventionnelle : « Nombre des amants […] infidèles, dont il est question dans les chansons des blueswomen, étaient en quête de cette […] liberté offerte par la nouvelle possibilité […] du voyage… En revanche, cette option n’était pas admise pour la plupart des femmes. »

Une attaque au dogme chrétien

Bien entendu, cette liberté de ton irrite. Le blues de Rainey et Smith, souligne Davis, « attaquait frontalement le dogme chrétien qui associe sexualité et péché ». L’Église, l’une des institutions les plus influentes dans le monde africain-américain, désavoue ces textes à l’unisson de la petite bourgeoisie noire. D’un côté, ces femmes sont des marginales, rabaissées par une partie de l’intelligentsia noire qui cherche à se dissocier d’un prolétariat naissant. De l’autre, elles sont des stars, portées aux nues : « Gertrude “Ma” Rainey était célébrée par les Noirs du Sud comme l’une des grandes figures culturelles de son époque. »

Certains considèrent que l’attitude des blueswomen écorne l’image de la communauté noire. Et il ne s’agit pas que de morale. Même sur le plan artistique, la petite bourgeoisie détourne le regard ou accuse. Pour elle, « les ingrédients “primitifs” de la culture noire issue de la classe laborieuse défavorisée devaient être transcendés pour qu’un “grand art” puisse être produit par les populations d’ascendance africaine ». Elle n’apprécie pas de se voir rappeler les cultures façonnées par l’esclavage dans le Sud, ni les réminiscences de cultures proprement africaines prégnantes dans le blues. Même celui urbain et sophistiqué de Smith est rejeté par de grandes maisons de disques africaines-américaines.

Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine, analyse Angela Davis

Tout le poids de l’Histoire pèse sur les épaules des femmes noires pauvres, qui subissent en réalité bien plus que le seul racisme. Pour elles, les oppressions se télescopent, et le blues féminin est une expression artistique qui contrevient à l’Amérique raciste, mais aussi à la morale conservatrice de la classe supérieure noire et à de nombreux hommes noirs. Un élément important pour Angela Davis, dont l’ouvrage le plus connu, Femmes, race et classe, analyse la manière dont les femmes modestes font face à des violences qui s’additionnent. Davis relève l’absence de condamnation claire des violences misogynes, soulignant « une résignation face à la violence masculine ». Elle précise néanmoins : « Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine. Il sort cette dernière de l’ombre de la vie conjugale, où la société la gardait cachée… »

Les blueswomen « préfigurent aussi un type de revendications refusant de privilégier le racisme sur le sexisme, ou l’espace public sur le privé comme espace principal d’exercice du pouvoir », écrit encore Angela Davis, liant l’histoire du blues et celle du mouvement noir américain, dont elle est l’une des figures de proue en tant qu’ancienne prisonnière et « compagnonne » des Black Panthers. Militante, elle rééquilibre cette épopée souvent incarnée par des hommes, qu’ils soient journalistes, syndicalistes ou religieux, pour y inscrire la présence originale de ces voix féminines puissantes et structurantes.

La condition des femmes, des Noirs et des pauvres

Si elle dépeint des rebelles largement conscientes de leur particularité, l’auteure ne fait pas des deux blueswomen des militantes. Les chansons de Smith et Rainey « sont un prélude historique annonçant la contestation sociale à venir », écrit-elle. Davis explicite ce qui peut apparaître comme la ligne de cette première vague blues : « tout ce qui constitue les réalités de vie de la classe laborieuse africaine-américaine est admis dans le discours du blues – y compris ses aspects considérés comme immoraux par la culture dominante ou la bourgeoisie noire. » Il ne s’agit pas toujours de dénoncer. Juste de montrer.

Difficile alors de ne pas penser au rap africain-américain contemporain. Pour les domestiques, Smith chante Washwoman’s Blues. Pour ceux qui peinent à payer leur loyer : House Rent Blues. Pour ceux qui connaissent la réalité carcérale : Jail House Blues. Poor Man’s Blues évoque la misère, et Backwater Blues s’adresse à ceux qui, frappés par les inondations, ne trouvent aucun secours du côté de l’État. Les concerts et l’apparition du disque permettent une diffusion large des œuvres. Rainey et Smith incarnent et chantent la condition des femmes, des Noirs et des pauvres tout à la fois.

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"En 1970, Aretha Franklin a offert de payer ma caution, en déclarant : « Le peuple noir sera libre »

Interview ANGELA DAVIS sur Democracy Now 17 Août 2018

Transcription de l’interview en français ci-dessous

AMY GOODMAN : Je voudrais revenir à l’année 1970. Aretha Franklin a offert de verser une caution pour Angela Davis, qui avait été mise en prison sur des accusations inventées de toutes pièces.. Et je voudrais lire un article de Jet magazine du 3 Décembre 1970. On peut lire en tête d’affiche : « Aretha déclare vouloir payer la caution d’Angela si on l’y autorise. » Dans cet article, Aretha Franklin déclare : « Mon papa dit que je ne sais pas ce que je fais. Eh bien, je le respecte, bien sûr, mais je vais m’accrocher à mes croyances. Angela Davis doit être libre. Les Noirs seront libres. J’ai été incarcérée (pour trouble de l’ordre public à Detroit) et je sais qu’il vous faut troubler l’ordre public quand vous ne pouvez pas obtenir la paix. La prison c’est l’enfer. Je vais faire en sorte qu’elle soit libérée s’il y a une justice dans nos tribunaux, et non pas parce que je crois au communisme, mais parce que c’est une femme noire et elle veut la liberté pour les Noirs. J’ai de l’argent ; Je l’ai obtenu grâce au peuple noir. Ils m’ont rendu capable financièrement et je veux utiliser cet argent d’une façon qui aidera notre peuple. Ce sont les mots d’Aretha Franklin.

Professeur Angela Davis, bienvenue à Democracy Now !

ANGELA DAVIS : Merci, Amy. Je vous remercie.

AMY GOODMAN : Il est bon de vous avoir avec nous. Pouvez-vous nous parler de vos réflexions ce jour, au lendemain de l’annonce du décès d’Aretha Franklin, et ce qu’elle signifiait pour vous ?

ANGELA DAVIS : Eh bien, bien sûr, c’est un jour très triste pour les gens partout dans le pays. Aretha faisait partie intégrante de la vie de nombreuses personnes, y compris de moi-même, et non seulement parce qu’elle a fait une déclaration publique indiquant qu’elle paierait ma caution en 1970... Mais peut-être, devrais-je dire quelques mots à ce sujet, pour commencer.

Quand Aretha a décidé de tenir une conférence de presse annonçant qu’elle verserait jusqu’à 250 000 $ - ce qui dans la monnaie d’aujourd’hui équivaudrait probablement à un million et demi de dollars environ - il s’agissait vraiment d’un point culminant dans la campagne. Et je crois que beaucoup de gens qui ont pu se montrer réticents à s’associer avec moi à cause de mes affiliations communistes ont probablement rejoint la campagne à la suite de la déclaration d’Aretha.

Quand j’ai été... quand je suis devenu en fait admissible pour une caution, Aretha se trouvait malheureusement à l’étranger. Elle était dans les Caraïbes. Et à cette époques, avant l’émergence du capitalisme mondial, l’argent ne coulait pas si facilement à travers les frontières nationales, et donc, [inaudible] ailleurs, un fermier blanc de Central en Californie a accepté d’hypothéquer sa ferme.

Mais ce fut un moment émouvant. Ce fut un moment où la campagne pour ma liberté a atteint un statut vraiment populaire parmi les personnes dans ce pays, et probablement dans le monde entier. Je serai toujours reconnaissante à Aretha, parce que je pense qu’elle a joué un rôle essentiel dans la réussite de la campagne.

AMY GOODMAN : Vous n’avez jamais rencontré Aretha Franklin ?

ANGELA DAVIS : Eh bien, j’ai l’impression de l’avoir rencontrée, mais je... parce que j’estime qu’elle est une partie de mon histoire. Et sa musique fait tellement partie et continue à faire tellement partie de ma propre vie individuelle, ainsi que de mes vies collectives. Mais je ne l’ai jamais rencontrée réellement en personne.

AMY GOODMAN : Pouvez-vous nous expliquer les circonstances de cette période, ce qui se passe pour vous ? Ce qui explique aussi qui est Aretha Franklin, le fait qu’elle se soit exprimée si puissamment et, qu’elle ait été jeté en prison. Elle a été emprisonnée dans sa propre ville natale à Detroit.

ANGELA DAVIS : Oui, absolument. Comme vous l’avez dit, elle a déclarée qu’elle avait déjà été emprisonné pour trouble de l’ordre public. Et il semble qu’elle se soit rendue compte qu’il pouvait être nécessaire parfois de déranger un peu plus l’ordre public. Mais, bien sûr, le fait que j’étais membre du Parti communiste à l’époque faisait que beaucoup de gens hésitaient à offrir leur soutien public, parce qu’ils pensaient qu’ils pourraient être associés avec le communisme, et que cela pourrait mettre leur vie en danger.

On m’a accusé d’assassinat, de kidnapping et de conspiration – trois charges passible de la peine capitale. Et à l’époque où Aretha a fait cette déclaration, je n’avais pas droit à une caution, car les infractions capitales n’ont pas droit à une liberté provisoire. Au bout de compte, la Cour suprême de Californie a supprimé, du moins temporairement, la peine de mort en Californie, ce qui signifie que pendant une courte période, j’ai été admissible pour une caution. Je suis l’une des rares personnes qui a été libérées, parce que, peu de temps après, la Cour suprême revenait sur sa décision en indiquant que toutes les infractions capitales antérieures demeureraient privées de liberté sous caution.

AMY GOODMAN : Et vous étiez détenue à New York, non ? Non loin des studios de Democracy Now ! Et la Californie cherchait à obtenir votre extradition. Vous étiez en attente d’extradition vers San Rafael, en Californie.

ANGELA DAVIS : Eh bien,fait, oui. On m’avait incarcérée à la maison de détention pour femmes dans Greenwich Village à New York. Mais, à ce moment-là, j’avais déjà été extradée. J’étais dans une prison à Palo Alto. J’avais été – mais c’est une longue histoire ! J’avais été extradée vers Marin County, puis nous avons eu un changement de lieu à Santa Clara County. Et donc, quand j’ai fini par être libérée sous caution, c’était de la prison à Palo Alto.

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