Deuxième partie
DANS LE VENTRE DE L’IMPÉRIALISME
Pour dîner avec le Diable, disait Raymond Barre, il faut une longue cuillère. Mais pour se développer grâce à lui, que faut-il ? La réponse à cette question fut apportée par Deng Xiaoping, un compagnon de route de Mao Zedong.
Les Chinois savent tirer leçon des erreurs qu’ils commettent, ayant une culture de la pratique plus que de la théorie. Cela ne signifie pas que pour eux la théorie soit sans importance, mais que la pratique en a encore plus et qu’ils savent aller de l’une à l’autre. Deng Xiaoping a su tenir compte des erreurs commises, sans jeter aux orties la mémoire de Mao Zedong et le socialisme. Il a fait ce que nous, Français, aurions dû faire avec Staline
Dans une première sous-partie, je vais évoquer comment les Chinois ont défini cette stratégie que l’on a appelé « le développement tiré par les exportations ». Je montrerai ensuite comment elle fut insérée dans le tissu de l’Impérialisme, avec quelles contradictions et quelles conséquences.
Après 1976, quelle stratégie de développement ?
La Chine des années 1970 présentait 3 grandes caractéristiques.
- Ce pays débordait de population. Il était plein de filles et de garçons dont le socialisme avait la charge. Comment nourrir cette population, quel avenir lui proposer ?
- Le paradoxe des pays industriellement sous-développés est que la révolution y est réalisée par des paysans, qui la font pour cultiver leurs navets, mais pas pour y développer l’industrie. Comment les intégrer au développement général ?
- Les tentatives d’augmenter fortement la productivité agricole de façon à financer le développement industriel avaient échoué. Sur quel autre financement fallait-il compter ?
La première grande décision de développement de la Chine fut démographique : contrôler aussi rapidement que possible la natalité.
La deuxième a concerné l’agriculture et a constitué un changement radical relativement aux conceptions antérieures. Le développement industriel socialiste était censé devoir reposer sur l’accroissement de la productivité agricole, laquelle devait financer l’industrie tout en lui fournissant la main-d’œuvre nécessaire. Or les changements dont Mao Zedong fut l’initiateur désorganisèrent l’agriculture chinoise au lieu d’en accroître la productivité.
Mais alors, si l’agriculture ne finançait pas l’industrie, qui allait la financer ? Tirant leçon de leurs échecs, les dirigeants de la Chine ont conçu que leur développement industriel pouvait prendre appui sur la multinationalisation des économies (années 1970) issue de la crise de l’Impérialisme. Inversement, les dirigeants des États-Unis ont compris que la Chine pourrait être un lieu de profits élevés pour le capital monopoliste eu égard au bas coût de la main-d’œuvre de ce pays et à l’ampleur prévisible de son marché.
Le choix d’une économie de marché semble donc avoir été la conséquence de deux exigences complémentaires. L’une était liée à l’idée que le secteur socialiste n’allait pas s’occuper de tout mais qu’il fallait l’orienter vers les tâches les plus importantes pour la nation et le peuple chinois. L’autre découlait de ce que le développement proviendrait de capitaux étrangers, qui devaient être rassurés.
À la fin des années 1970, il fut donc conçu que le développement chinois, tout en prenant appui sur un secteur public puissant, accorderait une grande place au secteur privé, composé d’entreprises étrangères et chinoises, d’inégale compétence. Le secteur agricole lui-même fonctionnerait en partie grâce au marché. Cela dit, nombre de questions étaient soulevées. La Chine ne tournait-elle pas le dos au socialisme ?
Cette stratégie, énoncée à la fin des années 1970, commença à être appliquée dans les années 1990. Les dirigeants de la Chine énoncèrent que leur économie serait « une économie de marché socialiste ». Entre temps s’était produit le soulèvement de la place Tian An Men. L’époque était à la décision et non à l’attente.
Ce n’était pas la première fois que l’on se posait la question d’introduire le marché, dans un pays socialiste. Mais avec Lénine, il s’était agi de faire face à la pénurie qui prévalait alors des produits industriels et agricoles. L’expérience fut arrêtée en 1928. Ensuite, lorsque les travaux académiques d’Oskar Lange (années 1930) impulsèrent la réflexion sur la nature marchande du socialisme, il fut admis que ce système reposait entièrement sur la propriété publique. Le rôle du marché était seulement d’allouer les ressources. Le socialisme était marchand, il n’était pas « de marché ».
L’élément nouveau qu’introduisit l’expérience chinoise fut de dire que la propriété privée pouvait être l’un des piliers durables de la production socialiste. Mais le capitalisme n’allait-il pas ronger le système socialiste ? L’expérience a montré que le socialisme disposait d’une longue cuillère pour dîner avec le Diable : la dictature du peuple.
L’Économie Triangulaire et le Keynésianisme International
Les dirigeants de la Chine eurent l’intelligence de faire que les investisseurs étrangers disposent de zones économiques spéciales pour déployer leur activité. Comme le montre le graphique 1, les arrivées de capitaux n’ont guère commencé avant les années 1990, Jiang Zemin ayant reçu mandat d’appliquer la politique de réforme et d’ouverture.
Les années 1990-2010, d’application en Chine de la stratégie de développement par les exportations, furent aussi celles au cours desquelles le Super-Impérialisme atteignit les sommets de sa gloire. Il se mit en place une sorte de keynésianisme international entre la Chine et les États-Unis. Chaque année la Chine lance, avec les entreprises installées sur son territoire, un programme de production, ce qui crée de l’emploi et du revenu en Chine. Mais trouvera-t-elle preneur en Amérique ? La réponse est positive car les banques de ce pays accordent aux ménages et aux entreprises les crédits dont ces agents ont besoin pour acheter les produits chinois. Le dollar étant monnaie mondiale, il peut être émis sans restriction.
C’est donc le système bancaire américain qui détermine le niveau de production, de revenu et d’emploi de la Chine. Ce mécanisme de stimulation internationale de la production chinoise correspond bien au statut mondial du dollar. Mais il rend l’économie chinoise prisonnière de la politique monétaire et financière américaine et suppose que la Chine engrange des dollars au-delà de ses besoins en réserves de change.
À l’intérieur de ce mécanisme international de type keynésien, fonctionnant avec des monnaies différentes, se forme, au cours de ces années, un autre mécanisme faisant de la Chine une plate-forme assemblant des pièces en provenance de différents pays d’Asie du Sud-Est et revendant les produits obtenus sur les marchés des pays riches. Il s’agit de ce que l’on a appelé le commerce triangulaire (ASEAN+/Chine/USA (Europe)).
Comme le montrent les graphiques 2 et 3, cette stratégie fut couronnée de succès. Elle démarra après la signature par la Chine du traité de l’OMC et se développa jusqu’au moment où éclata une très grave crise du système impérialiste. L’excédent commercial de 2009 est positif mais il est inférieur à celui des années immédiatement précédentes.
Après 2009, il y eut, aux États-Unis, reprise de la tendance, avec une pente plus faible et sans progression régulière. On perçoit sur le graphique 2 l’effet des hausses importantes de taxes sur les exportations chinoises, décidées par le Président Trump en 2018. On observe que pendant la pandémie, le surplus commercial chinois augmente à nouveau. L’élan de cette reprise est interrompu en 2023.
Il en fut de même du surplus commercial dégagé grâce aux échanges avec les pays européens (cf. Graphique 3). La croissance de ce surplus est arrêtée en 2009. Elle reprend pendant la période où sévit la pandémie puis décroît en 2023.
Quel bilan peut-on tirer à cette époque de la stratégie chinoise de développement par les exportations ?
Bilan du Développement chinois au début des années 2010
Voici trois remarques concernant le développement chinois de cette période, dont je ne fais ici qu’effleurer la présentation.
- Ce fut un développement effectif, durable dans ses effets économiques et politiques. Il reposa à la fois sur l’existence d’un large secteur privé chinois, sur la production d’entreprises étrangères réexportant dans les pays riches les productions effectuées en Chine, et sur la production publique proprement dite. D’horizontale et d’agricole qu’elle était, la Chine devint de plus en plus verticale et urbaine. Elle se couvrit de villes nouvelles, d’aéroports, de routes et d’écoles de toutes sortes.
Cela ne veut pas dire que la Chine ait atteint le niveau des pays développés de l’Impérialisme. Françoise Lemoine, économiste au CEPII, estimait alors qu’au début du XXIe siècle, elle était à peu près au niveau des États-Unis du début du XXe siècle, ou encore de la France des années 1950 et du Japon des années 1960.
Ce pays a, en effet, la double caractéristique d’être en développement (résultats par habitant) et d’être développé (résultats globaux). En 2005 est décidé le principe d’une rencontre annuelle de haut niveau entre la Chine et les États-Unis (dialogue stratégique) [2] . Les dirigeants du Super-Impérialisme, alors triomphant, adoptent apparemment un autre comportement que celui dont ils avaient témoigné en 1999, en larguant « par erreur » une bombe sur l’Ambassade de Chine, à Belgrade. Cela dit, la notion de G2 est, pour la Chine, une notion politiquement douteuse.
- Ce développement fut durement gagné. Les Chinois ont la religion du travail. Mais avec le grand capital monopoliste, ils ont à nouveau expérimenté un type particulier de relation, à savoir la dureté implacable des relations de travail capitalistes. Contrairement à ce qui avait été anticipé, ces grandes entreprises ne diffusèrent pas leurs technologies de pointe. Leurs managers ont tiré avantage de la fraîcheur rurale de la main-d’œuvre chinoise et de son désir de gagner de l’argent pour ramener quelques yuans au village, pour l’exploiter le plus durement possible sur la base du temps de travail absolu.
Au début, les dirigeants locaux du PCC ne disent rien, ou ne voient rien. Mais en 2010, le scandale éclate. A l’usine taïwanaise Foxconn, de Shenzhen, une vingtaine de jeunes travailleurs tentent de se suicider et la plupart décèdent. Les conditions de travail et de vie, dans cette entreprise, qui fabrique des IPhones et des IPads pour le compte d’Apple, de Hewlett-Packard, d’IBM ou d’autres, sont insupportables. Ces suicides attirent l’attention sur un phénomène plus général.
Dans cette période, de nombreuses contradictions se font jour. Le développement économique a élevé en moyenne le niveau de vie des habitants de la Côte Est et de ses zones économiques spéciales. Mais ceux des provinces de l’Ouest ressentent un retard croissant de développement, et forment un terrain propice au mécontentement, utilisé par des forces extérieures qui le transforment en actions violentes, antichinoises et antisocialistes, au Tibet en 2008, au Xinjiang en 2009.
Le socialisme de marché et la stratégie de réforme et d’ouverture, inaugurés par Jiang Zemin et Zhu Rongji, ont bouleversé la vie en Chine. Hu Jintao, qui dirige ce pays entre 2004 et 2013, a cherché à panser les plaies ouvertes par cette stratégie, en particulier dans les campagnes. En effet, l’urbanisation mange des terrains. Les paysans sont souvent lésés dans ce processus. La corruption est alors un phénomène qui, avec le développement industriel de la Chine, est devenue de taille elle aussi industrielle.
Les entreprises chinoises privées, de leur côté, ressentent combien elles sont dominées par les entreprises étrangères. Elles sont tout juste aptes, pour la plupart, à produire selon les directives qu’on leur donne, en sous-traitance. Elles ne savent pas ce qu’est « une marque ». Elles ont tout à apprendre.
- C’est dans ce contexte chinois, à la fois en réel développement mais soumis à des contradictions nombreuses et fortes, qu’éclate la crise de 2008. Les dirigeants de l’Impérialisme global, ceux des États-Unis en premier lieu, se croyaient invincibles puisqu’ils avaient fait exploser le socialisme de type soviétique. La réalité semblait différente, en sorte qu’il devenait urgent, pour les dirigeants de la Chine, de se demander si la stratégie d’un développement tiré par les exportations convenait encore.
La réponse à ces questions et la réorientation de la réforme vers une « Nouvelle ère » fut apportée par Xi Jinping et son équipe à partir de 2014. Voici les résultats d’une recherche effectuée par Rémy Herrera et trois chercheurs Chinois sur la période (1978- 2018) [3].
Les dirigeants américains sont intervenus plusieurs fois auprès du gouvernement chinois pour protester contre les dommages que la sous-évaluation du yuan aurait causés à l’économie des États-Unis, en particulier l’aggravation du déficit de son commerce extérieur. Il n’existe guère d’économistes, académiques ou autres, ayant soutenu les accusations américaines [4] . Herrera et son équipe ont cherché à les critiquer en mesurant les avantages respectifs de la Chine et des États-Unis dans leurs échanges commerciaux sur un intervalle de 40 ans (1978-2018). Ils ont utilisé 2 méthodes.
- La première, évaluant les temps de travail contenus dans les exportations chinoises et les exportations américaines, aboutit au résultat moyen suivant : une heure de travail des USA se serait échangée contre 40 heures de travail chinois pendant cet intervalle. La productivité du travail aurait été, en moyenne, en faveur de l’économie américaine et il est peu vraisemblable que l’économie chinoise ait été en mesure de causer un quelconque dommage à son homologue, compte tenu des écarts de productivité du travail entre les deux pays. Un résultat intéressant ressort de cette première évaluation. À partir de la fin des années 1990, l’heure de travail américaine aurait valu de moins en moins d’heures de travail chinoises. En 2018, 1 heure de travail US aurait valu 7 heures de travail chinois. La productivité du travail en Chine aurait été croissante. Il ne faut pas accorder à ces évaluations plus de confiance qu’elles n’en méritent. On peut considérer, cependant, qu’elles donnent une image correcte des tendances.
- La deuxième est une évaluation monétaire, après harmonisation en parité de pouvoir d’achat. L’intérêt de cette méthode est qu’elle fournit des résultats globaux et sectoriels (55 produits). Globalement, les États-Unis auraient retiré un avantage monétaire substantiel de ces échanges. Mais si l’on considère les résultats secteur par secteur, il vient que pour 20% d’entre eux, l’avantage aurait été, au cours de l’intervalle, inversé en faveur de la Chine. Parmi ce sous-groupe figurent les produits informatiques et pharmaceutiques.
On comprend, dans ces conditions, les grommellements américains relatifs à la Chine. Les États-Unis perdent peu à peu leurs avantages comparatifs sur les produits-pilotes de la révolution numérique. Le développement chinois dans le ventre de l’Impérialisme fut une rude épreuve. Mais l’époque de la dépendance est terminée. Il ne s’agit plus pour les Chinois d’assembler des produits mais de les concevoir et de les faire. C’est ce qu’ils appellent « la Nouvelle Normalité » [5]. Les Américains auraient bien aimé, également, accéder à l’épargne des ménages chinois pour qu’ils leur achètent des titres financiers, de plus en plus toxiques. Malheureusement pour eux, la dictature du peuple a donné quelques coups sur le nez d’Alibaba et de ses amis, les 40 voleurs. La dictature du peuple, dans un pays, sert à faire que les capitaux privés ou les envoyés de l’Impérialisme ne fassent pas la loi mais qu’elle soit faite par le peuple et ses représentants. Cela dit, il reste à construire et consolider une ère nouvelle. Dans quel environnement la Chine se trouve-t-elle pour le construire ?
L’Impérialisme Rentier
Le développement déréglementé et mondialisé de la finance et des marchés financiers, impulsé par les États-Unis, fut certainement le phénomène le plus apparent du fonctionnement du capitalisme pendant les dernières décennies du XXe siècle. Mais le concept d’Impérialisme rentier paraît plus approprié pour rendre compte de l’environnement impérialiste de la Chine et présente deux avantages par rapport à celui de globalisation financière.
Le premier est de décrire le fonctionnement capitaliste contemporain de façon plus large que le concept de globalisation financière. Centrée sur « la liquidité », les phénomènes rentiers qui l’accompagnent ne sont qu’une partie de ceux caractérisant l’Impérialisme contemporain. Aux côtés de la finance, existent les nouvelles forces productives. Leur mise en valeur par la vente de leurs usages, engendre des rentes [6]. Le brevet permet la rente. Cédric Durand a mis en lumière la capacité organisatrice que la propriété privée de ces technologies confère aux groupes qui en ont le monopole. Il souligne « la domination numérique » qu’ils exercent et le bénéfice marchand qu’ils en retirent [7].
Le deuxième avantage est le suivant. L’élément donnant au concept d’Impérialisme rentier toute son ampleur est la valeur. C’est parce qu’il y a dépense de travail et valeur des marchandises qu’existent les phénomènes de captation rentière de la valeur. Michel Husson a écrit un excellent texte à ce propos [8]. Nos sociétés sont encore des sociétés de rareté. Le travail « laborieux », si l’on peut dire, y est une exigence et la majorité de la population mondiale cherche à se développer, à utiliser sa force de travail pour produire, consommer, se reproduire. Et l’on voudrait que le concept de valeur des marchandises ait perdu toute signification ?
L’Impérialisme rentier, mondialisé et contrôlé par les États-Unis, est la forme actuelle observable de l’Impérialisme global. Elle est située à la confluence de trois grands phénomènes. Le premier est la tendance à la baisse durable de la rentabilité du capital. C’est le phénomène de suraccumulation durable du capital ayant engendré la mutation des années 1970. Le deuxième est l’impossibilité pour le capital monopoliste de faire face, dans le cadre des rapports sociaux capitalistes, aux implications de la révolution numérique (investissements nécessaires, volume de la production et baisse nécessaire de son prix pour qu’elle puisse être consommée). Le troisième est la crise de la surexploitation du travail productif à l’échelle mondiale.
Au début du XXe siècle, l’Impérialisme était encore productif. Cela ressort de l’examen de la première globalisation financière. À la fin de ce siècle, il est devenu complètement parasitaire. C’est pourquoi il est arrivé aujourd’hui aux dernières limites de son existence. Il est facteur de crises et il perd en productivité. Ses dirigeants ont le pressentiment que leur règne est en train de se terminer. Mais ils se battent et sont dangereux.
Être le Premier dans le Monde, quelle signification ?
Comment, dès lors, interpréter le comportement de la Chine au sein de l’Impérialisme actuel ? Cherche-t-elle à remplacer les États-Unis ?
Supposons que le niveau du PIB exprime la puissance d’un pays. En 2023, le PIB américain était de 25.400 Mds USD et celui de la Chine atteignait 17.800 Mds USD. Mais le PIB chinois calculé en parité de pouvoir d’achat (harmonisé avec celui des États- Unis en ce qui concerne les prix) aurait dépassé celui des États-Unis en 2014. La force respective des protagonistes semble donc imprécise, puisqu’ils sont, alternativement, premier et second, second et premier. Les dirigeants américains estiment cependant qu’ils détiennent encore le leadership mondial. Mais ils savent aussi qu’ils sont en train de le perdre.
Les Chinois raisonnent et agissent de manière différente. Pour eux, il est conforme à la nature des choses que la production chinoise devienne supérieure à celle des États- Unis puisque leur population est 4 à 5 fois supérieure à celle des États-Unis. Mais tout , pays, quelle que soit sa taille, a droit à l’existence et au respect. La seule différence est que les grands pays ont plus de responsabilités que les autres dans la conduite des affaires du monde, de la même façon que, dans une famille, les aînés doivent veiller sur les cadets et plus tard sur les parents quand ils seront âgés. Or la Chine, les États- Unis, sont de grands pays. Ils devraient l’un et l’autre, disent-ils, veiller au bien-être de l’humanité. La qualité de ce comportement confucéen échappe totalement aux dirigeants de l’Impérialisme.
Autant le système rentier vise à la domination solitaire, autant le système chinois cherche à promouvoir l’existence de tous. Si les dirigeants de la Chine ont un comportement confucéen et réintroduisent dans la politique ce dont Machiavel a justifié l’oubli, ce ne sont pas des naïfs pour autant. Ce sont des individus moraux et réalistes. Ils sont, grâce au socialisme, ancrés solidement sur la pratique et non sur l’idéologie. Si l’on comprend bien ces caractéristiques, on dispose de toutes les clés nécessaires pour connaître le secret du comportement chinois dans le contexte de l’Impérialisme rentier.
L’Impérialisme rentier prélève sur la production et l’empêche de se développer. Les Chinois développent autant que possible leur propre production, agricole et industrielle. Ils agissent pour le développement de la production mondiale. Ils ne s’appuient pas sur le « brain drain » pour développer les connaissances scientifiques. Ils forment leur jeunesse aux sciences les plus diverses et de leurs universités sortent de grands talents, comme l’a récemment montré l’entreprise Deepseek, de Hangzhou.
L’Impérialisme rentier est solitaire. Les dirigeants des États-Unis n’ont pas d’amis et pas même d’alliés. Ils n’ont que des serviteurs, instantanément licenciables, comme le sont les dirigeants de la France, de l’Allemagne ou du Canada. Les Chinois cherchent, au contraire, à rassembler, comme ils l’ont fait en septembre 2024, à l’occasion du 9e Forum de la Coopération Sino-Africaine (FOCAC). 53 pays d’Afrique ont participé à ce Forum. Il faut savoir qu’il existe 54 pays reconnus en Afrique. Ils cherchent à résoudre les conflits, comme ils l’ont fait avec l’Arabie Saoudite et l’Iran. Ils entretiennent, avec cet autre grand pays qu’est la Russie, un « partenariat stratégique ».
Le gouvernement de la Chine a lancé plusieurs grands projets de portée mondiale : en 2013, celui de la Ceinture et de la Route en cours de réalisation ; en 2022, alors que sévissait la pandémie du Covid 19, celui du développement mondial, en coopération avec l’ONU ; en 2023, celui de la Sécurité mondiale. En mars 2023, lors d’une importante réunion à Beijing de différents partis du monde, Xi Jinping, Président de la Chine, a lancé l’idée d’une Initiative pour la civilisation mondiale. Dans un ordre d’idées différent, mais complémentaire, le gouvernement de la Chine développe, sur son territoire, une politique efficace de protection de la nature et de gestion du climat.
Par contraste, l’Impérialisme rentier estime que tout lui appartient ou que tout est à vendre, les consciences comme les territoires et leurs populations, cela dans un but totalement égoïste et prédateur. Pour les Chinois, leur territoire n’est pas à vendre et il en cuirait à l’Armée comme à la Flotte des États-Unis si les dirigeants de ce pays, leader de l’Impérialisme rentier mondial, cherchaient à s’en emparer.
Conclusion
Quelles sont donc les évolutions que l’on peut discerner aujourd’hui ? L’arrivée d’un nouveau Président des Etats-Unis risque-t-elle de modifier notre analyse de l’Impérialisme ? Comment apprécier le comportement des uns et des autres dans ce contexte ?
1) Considérons la première question. Le Président Trump a déclaré vouloir mettre en œuvre 3 sortes de grandes décisions : 1) nettoyer l’État, gangréné par la corruption ; 2) en finir avec la guerre en Ukraine et accessoirement avec celle en Palestine ; 3) protéger et reconstruire l’industrie nationale à l’aide d’une politique tarifaire agressive. On laisse de côté d’autres annonces (Groenland, par exemple).
À ce jour, des rencontres ont eu lieu entre son administration et la partie Russe. Mais rien n’est réglé, les pays européens déclarant stupidement vouloir poursuivre cette guerre. Quant au combat génocidaire mené par les dirigeants israéliens contre les Palestiniens, momentanément arrêté, il peut reprendre à tout instant.
Les seules décisions concrètes ayant été rapidement prises sont relatives aux taxes sur les importations. Elles frappent 3 pays (Canada, Mexique, Chine) et devraient s’appliquer à ceux de l’UE. En réalité, elles visent d’abord la Chine, qui est sortie du ventre de l’Impérialisme et qui est désormais « un ennemi stratégique ». Le coût immédiat de ces taxes est de 160 Mds USD. Lorsque l’ensemble des mesures annoncées auront été prises, ce coût sera de 600 Mds USD (1.6% du PIB des EU). La Chambre de Commerce Internationale des États-Unis est très inquiète. Le risque est grand d’une récession mondiale dont les prolétaires des États-Unis seront les premières victimes. La Chine a immédiatement fait savoir que ces décisions ne lui faisaient pas peur et elle a riposté. Les taxes sur les produits agricoles américains ont été augmentées et les importations de 25 entreprises ont été mises sous surveillance, tandis que le Ministre Wang Yi dénonçait le double visage des dirigeants américains.
Il est clair que cette guerre des tarifs, qui risque de causer de grands dommages, est techniquement ridicule. Nous ne sommes plus à l’époque de Frédéric List et de ses recommandations pour développer l’industrie allemande. Le monde est devenu fini et interdépendant. Aujourd’hui, existent deux façons de défendre une industrie nationale. La première, quand on est un pays impérialiste, consiste à élever des barrières, en limitant les quantités produites et en maintenant les prix à un certain niveau. C’est le développement par la création de rentes. On affirme ainsi la domination du travail passé sur le travail vivant.
La deuxième, quand on est un pays socialiste, consiste à stimuler la connaissance scientifique et l’innovation pour augmenter les quantités produites et abaisser les prix unitaires. L’objectif est de produire en abondance pour le monde entier. On affirme ainsi la domination du travail vivant sur le travail passé.
Au total, le Président Trump semble bien percevoir certains défauts de l’Impérialisme dont son pays est le leader. Mais sa vue est très courte et son programme n’a aucune chance de redorer le blason écaillé des États-Unis.
2) Comment, dès lors, évaluer les comportements de la Chine et celui de l’Impérialisme nord-américain dans ce nouveau contexte ? Je propose, pour ce faire, d’utiliser les concepts de « force matérielle » et de « force morale ».
Dans tout système vivant existe ce que Bergson a appelé « un élan vital ». C’est ce que l’on appelle ici « une force matérielle », une direction de vie engendrée par le mouvement des structures. Cette force matérielle est tantôt poussée, tantôt freinée par « la force morale » qui l’accompagne. Force matérielle et force morale vont de pair et forment tantôt un couple harmonieux et tantôt se neutralisent et se détruisent l’une l’autre.
C’est ainsi que le capitalisme a libéré l’énergie des marchands et en a fait des industriels, exploiteurs féroces du travail d’autrui. Ce fut sa force matérielle. Celle-ci prit alors appui sur des idéologies visionnaires, comme celle des Saint-Simoniens, produisant une force morale dynamisant la force matérielle dont ils étaient les agents.
Avec l’Impérialisme, au début du XXe siècle, le capital monopoliste et financier a été poussé hors des territoires nationaux par la force matérielle du profit. Cette force matérielle fut l’amorce de la mondialisation économique prenant appui sur la force morale d’une idéologie libératrice, supposée apporter l’industrie et la civilisation à tous les peuples.
Aujourd’hui, l’impérialisme est devenu prédateur. Il contrôle et punit. Mais il ne produit plus. Une séparation franche est intervenue entre la production de la valeur et sa captation. C’est ce que, dans ce texte, on a appelé l’Impérialisme rentier.
Mais si, dans un premier temps, la prédation s’est révélée rentable, elle a abouti rapidement à la régression productive et à la sous-production mondiale. C’est l’indication de la limite historique de ce système. Les dirigeants de l’Impérialisme sont en train de voir s’échapper leur force matérielle, et de perdre leur statut de Puissance Internationalement Dominante [9]. Ils ne savent pas comment faire pour les récupérer. Quant à la force morale accompagnant leurs tentatives, elle est devenue explicitement contreproductive. Qu’est-ce qu’un ordre mondial bâti selon des règles quand ces règles sont uniquement celles définies par les impérialistes et changent ainsi que leurs décisions, au gré des circonstances ?
La Chine socialiste est l’incarnation actuelle d’une force matérielle et d’une force morale, orthogonales de celles de l’impérialisme rentier décadent. Alors que ce dernier est la source d’une relation mondiale de type hégémonique et guerrière pour le bénéfice d’une classe sociale peu nombreuse, cela pour maintenir la domination du travail passé sur le travail vivant, la Chine se donne pour objectif, sur une base nationale mais avec une perspective planétaire, de faire en sorte que le travail vivant domine désormais le travail passé, et que tous les peuples puissent en bénéficier. La puissance de la Chine socialiste vient de ce qu’elle est la conjugaison novatrice d’une force matérielle d’avant-garde, et d’une force morale nourrie par plusieurs millénaires de civilisation, qui se dynamisent et se confortent mutuellement.