1 - Hayat légitime un parti prétendument « inspiré du léninisme », coupé des masses et non démocratique
Lorsque Thomas Piketty fut promu « Marx du XXIe siècle », on a pu croire que l’escroquerie intellectuelle et la confusion avaient atteint un sommet. On n’avait pas encore osé Mélenchon en Lénine d’aujourd’hui.
Mais il faut reconnaître que de Piketty à JLM, il n’y a qu’un saut de puce dans le réformisme, et comme nous le verrons un peu plus loin, Hayat ne désavoue pas le réformisme.
Hayat :
[Mélenchon] a choisi plutôt un modèle inspiré du léninisme, tel que développé dans « Que faire ? » (1902). Il s’agit de construire non pas un parti démocratique, mais une avant-garde de révolutionnaires professionnel-les, et à côté, subordonné à cette avant-garde, un mouvement de masse sans pouvoir propre, mais mobilisable.
[…]
« LFI, un mouvement "gazeux", sans adhérent-es, mais avec des "soutiens" collectés sur Internet, structuré en petits groupes dénués de pouvoir ».
« Le 1er cercle se trouve épuré, et Mélenchon nomme des jeunes cadres, à l’expérience militante réduite, parfois tout juste sorti-es de Sciences po, sans ancrage local, dont la légitimité est entièrement conférée par la direction. Résultat : LFI devient une machine politique médiatiquement et électoralement efficace, certes non démocratique, mais solide et unie, dont les membres de la direction doivent tout à Mélenchon, et appuyée sur un mouvement aux contours flous, mais mobilisable électoralement. »
Le 14 mai, Hayat revient sur le sujet et précise : « Le manque d’ancrage local de LFI. It’s not a bug, it’s a feature ».
« Un choix délibéré de la part de la direction de la France insoumise de sacrifier le niveau local et l’ancrage local pour l’action nationale, ce qui se voit d’ailleurs aussi dans le fait que les député-es de la FI sont souvent plus présent-es à l’Assemblée que les élu-es d’autres partis qui labourent leur circonscription. Le niveau local est considéré non seulement comme secondaire, mais aussi comme porteur d’un risque pour l’appareil. »
Voilà un appareil menacé par le contact avec le peuple… Nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
Une caricature du léninisme
Disons d’emblée que ce modèle n’a strictement rien à voir avec le parti de type léniniste qui était tout sauf gazeux. Précisons aussi que le « Que faire ? » fut écrit dans les conditions de la censure, de la répression autocratiques de la police tsariste, et d’une nécessaire clandestinité.
Lénine sépare en effet le parti révolutionnaire des organisations syndicales trade-unionistes.
Et une des raisons, pas la seule, c’est la clandestinité et la sécurité de ses membres. Mais ceux-ci doivent impérativement se lier aux masses, faire corps avec elles, ce qui constitue aussi une protection contre la police tsariste.
Hayat en vient alors à ce paradoxe : chez Mélenchon, ce n’est pas la répression, l’autocratie du régime, la censure, la guerre ou la clandestinité qui justifient le centralisme, c’est le droit de vote, c’est l’électoralisme qui justifie l’absence de démocratie !
« Il existe sûrement une voie pour renouveler un militantisme de terrain, horizontal, divers et démocratique ; mais la pression que met la centralité de l’épreuve électorale, et la force qu’y confère l’unité stratégique, fût-elle autoritaire, rend cette voie plus longue très coûteuse, sûrement trop, face à l’urgence des combats pour la paix, contre le changement climatique, contre le fascisme. »
En définitive c’est la nature « gazeuse » de LFI qui la rend antidémocratique, parce qu’elle s’interdit d’organiser le peuple avec ce « militantisme de terrain ».
Si le parti léniniste n’est pas un parti de masse, il ne recrute pas ses cadres à Science po comme Mélenchon, mais comprend nécessairement des ouvriers, les plus avertis et les plus conscients d’entre eux, et non des zombies suivant un gourou, et il doit impérativement se lier aux masses :
« Les organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate doit, autant que possible, soutenir ces organisations et y travailler activement. » [IV : le travail artisanal des économistes et l’organisation des révolutionnaires - c) l’organisation des ouvriers et l’organisation des révolutionnaires - Que faire ?]
En retour les masses elles-mêmes collaboreront activement :
« La centralisation des fonctions clandestines de l’organisation ne signifie nullement la centralisation de toutes les fonctions du mouvement. Loin de diminuer, la collaboration active de la masse la plus large à la littérature illégale décuplera lorsqu’une “dizaine” de révolutionnaires professionnels centraliseront entre leurs mains l’édition clandestine de cette littérature. Alors, et alors seulement, nous obtiendrons que la lecture des publications illégales, la collaboration à ces publications et même, jusqu’à un certain point, leur diffusion, cesseront presque d’être conspiratives. » [id]
De sorte que les masses populaires engendrent d’elles-mêmes les révolutionnaires :
« La concentration de toutes les fonctions clandestines entre les mains du plus petit nombre possible de révolutionnaires professionnels ne signifie nullement que ces derniers “penseront pour tous”, que la foule ne prendra pas une part active au mouvement. Au contraire, la foule fera surgir ces révolutionnaires professionnels en nombre toujours plus grand. » [id]
Le parti léniniste organise ses propres membres en cellules d’entreprise, et le peuple en organisations de masse. C’est un militantisme de terrain.
La raison essentielle du caractère distinct, d’avant-garde du parti révolutionnaire c’est, qu’il ne doit pas se limiter au combat économique, qui est comme le rocher de Sisyphe, mais qu’il doit voir au-delà et devancer l’action spontanée du prolétariat pour le guider vers la révolution. Sinon l’actualité récente nous montre encore comment les gilets jaunes ont poussé vainement leur rocher de Sisyphe des mois durant, jusqu’à l’épuisement et l’abandon.
Hayat nous dit que « de tous les cadres de partis de la gauche de gouvernement, les seul-es à être là de manière systématique dans les luttes sont ceux et celles de la France insoumise ».
Non seulement c’est parfaitement faux, mais les luttes dont il parle ne sont pas des luttes de la classe ouvrière et de peuple contre la bourgeoisie : « dès qu’il y a un mouvement universitaire, on sait qu’on peut compter sur LFI pour a minima s’y intéresser. Il en va de même pour les luttes en faveur des étranger-e-s, pour les luttes antiracistes, féministes, etc. ». Il ne s’agit nullement d’unir le peuple – hommes, femmes, jeunes, vieux, français et immigrés - contre le grand capital, mais d’additionner des colères disparates et de les orienter contre le personnel politique pour le remplacer, en appelant ça « renverser la table ». Nous verrons plus loin en quoi consiste ce renversement.
Enfin la référence au « Que faire ? » de Hayat est borgne sur l’essentiel : le « Que faire ? », n’est pas une injonction de Lénine à des groupies, mais la lutte d’idées qu’il menait dans le POSDR, et qui s’est poursuivie dans le PCbUS. Cette lutte d’idées était l’expression même de la démocratie, associée au centralisme. C’était la forme même du centralisme démocratique, et non du centralisme tout seul pratiqué par Mélenchon
Révolution citoyenne et Canada Dry
Lénine explique dans le « Que faire ? » que pour faire la révolution il faut un parti révolutionnaire.
Mais le projet de Mélenchon évoque la révolution comme la réclame pour le Canada Dry évoquait l’alcool : « Canada Dry est doré comme l’alcool, son nom sonne comme un nom d’alcool… mais ce n’est pas de l’alcool ».
Et Hayat ne le dissimule pas :
« Tout cela permet à LFI de fonctionner en interne comme un parti révolutionnaire, ultra-hiérarchisé, au service d’une grande cause. C’est tout de même étonnant, étant donné que ce mouvement n’a rien de révolutionnaire dans ses objectifs. C’est du léninisme organisationnel, mais au service d’un projet social-démocrate, avec une doctrine très légère, et changeante selon les volontés de Mélenchon et de sa garde rapprochée. »
Son livre « Faites mieux ! Vers la révolution citoyenne » formule un « appel à l’insoumission permanente contre un ordre du monde injuste et destructeur ». En 2022 il avait déclaré à la fête de l’Humanité « Faites mieux c’est faire mieux que ma génération qui n’est arrivée à rien ! Abattez la citadelle, faites mieux, abattez ce système ! »
Mais contester ou ne pas se soumettre, c’est juste refuser l’ordre existant. De là à le renverser pour en créer un nouveau il y a de la marge.
Pour les communistes, l’objectif final c’est le communisme, une société sans classes et sans État ; et dans un premier temps instaurer à la place du capitalisme une société socialiste.
Or une révolution « citoyenne » n’abat pas le capitalisme, c’est même l’antithèse de l’instauration du socialisme.
Qui sont les « citoyens » ?
Mélenchon ne se cache pas d’avoir pompé cette expression dans les slogans naïfs des gilets jaunes et le Référendum d’Initiative Citoyenne. « On peut dire que la phase haute en France a commencé avec le mouvement Gilets jaunes ». Et il ne cache pas non plus que cette révolution s’oppose au socialisme : « C’est ceux que nous avions nommés "révolution citoyenne". Le terme visait à les distinguer à la fois quant à leur forme et à leur contenu avec les révolutions dites "socialistes" dans le monde de la guerre froide » [5].
Pourquoi des slogans naïfs ?
Parce que dans une société divisée en classe, les citoyens ne sont pas le peuple. Au départ, ce sont les citoyens libres, qui ne sont pas des esclaves ou des immigrés sans papiers. Ce sont ceux aussi que les fascistes opposaient à la « finance cosmopolite et enjuivée », afin de blanchir les capitalistes de notre pays et promouvoir l’Union Sacrée.
Pour faire court, aujourd’hui les citoyens sont ceux qui votent. Ils ne sont ni le prolétariat ni le peuple parce que les plus grands capitalistes de notre pays sont eux aussi des citoyens.
Rappelons que le RIC n’est pas tombé des nues mais qu’il fut inventé par Etienne Chouard. Il prétendait qu’en tirant au sort les représentants du peuple, il n’y aurait plus de conflit d’intérêt. L’élaboration d’une nouvelle Constitution populaire devait être confiée à tous les quidams, et elle se voulait citoyenne sans empreinte de classe. Alain Soral qui l’avait embrigadé, et noyauté son fan club de fascistes patentés, avait parfaitement compris que ce Topaze moderne entrait dans le moule de l’Union Sacrée avec sa Constitution citoyenne. Il disait de lui « dans un premier temps on prend le pouvoir par la force puis après on fait le tirage au sort… pour pouvoir faire le tirage, au sort il faut d’abord faire une dictature… Il n’y a qu’un despote éclairé [donc Soral] qui peut imposer le tirage au sort. C’est le paradoxe que Chouard n’arrive pas à réaliser parce qu’il est trop gentil, c’est que jamais aucun acteur politique par le jeu démocratique ou dans cette logique là n’amènera le tirage au sort ».
Quel programme pour la révolution « citoyenne » ?
« Le mot révolution vient nommer une réorganisation générale du cadre juridique et politique du pouvoir (nouvelle hiérarchie des normes, nouveau régime de la propriété notamment par un nouveau statut public des biens communs, nouvelle constitution politique). »
Dans cette description très abstraite de la « réorganisation », la nature de classe de la révolution est soigneusement évitée, et on trouve des absurdités du genre « nouvelle hiérarchie des normes », « nouveau régime de la propriété », « nouveau statut public des biens communs », mais rien sur les rapports sociaux de production, le statut des plus grandes sociétés capitalistes de notre pays en particulier, encore moins sur les premières mesures destinées à empêcher un coup d’état violent réactionnaire ou simplement le mur de l’argent [6].
Le flou entretenu sur ces objectifs n’est pas innocent. Il n’engage à rien, comme la profession de foi « anti capitaliste » de Mitterrand ou celle contre la finance de Hollande.
Aucun n’a évoqué le socialisme. C’est hors de question.