Avec « Merci patron ! », charge féroce et engagée contre le milliardaire Bernard Arnault, le journaliste François Ruffin réalise son premier film. Interview.
Auteur du pamphlet « Les Petits soldats du journalisme », collaborateur du « Monde diplomatique » et longtemps reporter pour l’émission « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet sur France Inter, François Ruffin, 41 ans, est le fondateur et rédacteur en chef de la revue « Fakir ».
« Merci patron ! », sorti en salles ce mercredi, est la première réalisation d’un journaliste engagé qui se défend d’être réalisateur. Ce documentaire en forme de satire sociale s’en prend à l’impact humain des méthodes de Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, en peignant le combat « de pieds nickelés picards contre le Goliath du luxe ». Interview.
Comment vous est venue l’idée de ce film ?
- J’ai grandi à Amiens, dans une région où, quand on voit les boîtes qui ferment les unes après les autres, les gens qui sont laissés sur le carreau, on n’a pas le même rapport à la société qu’à Paris. « L’Obs » même, apparaît un peu décalé. J’avais été frappé par la délocalisation d’une usine Yoplait de 89 employés pas loin de chez moi. L’hebdomadaire municipal, « Le Journal des Amiénois », n’y avait pas consacré une ligne, préférant titrer sur le carnaval fou et gratuit. Ce mensonge par omission m’a convaincu de lancer en 1999 mon propre journal « Fakir » que l’on continue à vendre à la criée. Nous en vendons chaque fois 15.000 exemplaires dont 6.000 par abonnement.
Puis en 2001 le fabricant Whirlpool a, lui aussi, délocalisé son usine de lave-linge en Slovaquie. A la faveur d’une étude économique, j’ai appris qu’il y avait deux marchés de lave-linge, un pour celui qui s’ouvre sur le dessus, l’autre sur le devant. Avant cela, il y avait eu le démantèlement de l’empire textile Boussac, racheté par Bernard Arnault, qui avait promis de maintenir des emplois. Or les usines sont aujourd’hui des friches industrielles et les ouvriers ont perdu leur emploi.
Comme le couple Klur, ces anciens salariés de Kenzo [groupe LVMH de Bernard Arnault, NDLR], chez qui vous faites irruption dans le film et que vous aidez à sortir de la mouise, alors qu’ils sont sous la menace d’être expulsés de chez eux ?
- J’ai toujours été animé par un sentiment d’injustice. Quand vous la dénoncez, de même que la précarité, ça reste de l’ordre du concept. Mais quand vous êtes confronté à une situation comme celle des Klur, vous la ressentez dans vos tripes. Vous êtes alors habité par une sorte de rage qui vous ferait soulever des montagnes.
Qu’est-ce qui a provoqué chez vous ce sentiment d’injustice ?
- Cela m’est venu très tôt. Dès la fin de l’école primaire. [Silence. Il porte les yeux sur son hot-dog] Je n’ai pas envie d’en dire plus car je ne souhaite pas entrer dans les arcanes de la famille.
En regardant « Merci Patron ! », on pense au réalisateur Michael Moore et à sa critique sociale de la société américaine, notamment dans ses documentaires « Roger et moi » sur la désindustrialisation de Détroit après la fermeture des usines Ford, et « Bowling for Columbine » sur la libre-circulation des armes à feu aux États-Unis.
- On a raison de penser ça. Les films de Michael Moore sont des séquences de trois ou cinq minutes, mais pas une histoire racontée de A à Z. Sauf dans « Roger et moi », qui a été pour moi un vrai choc quand je l’ai vu. Pour ma part, je ne suis pas un réalisateur. Je me situe sur le terrain de l’information. J’ai fait ce film par inadvertance. Contrairement aux cinéastes qui lorsqu’ils sortent un film parlent toujours du suivant, moi je n’en ai pas un deuxième en cours.
Cela dit, j’ai eu beaucoup de chances au moment de le réaliser. Je le dis sans modestie : c’est un film exceptionnel, un film comme il n’en existe pas d’autres. La chance a été que Bernard Arnault nous envoie un émissaire quand on l’a contacté pour qu’il vienne en aide à ses anciens salariés. Au fond, c’est lui qui fait le film.
Sans l’envoi de cet émissaire qui est en réalité un commissaire chargé de la sécurité au sein du groupe de luxe, le film n’existait pas ?
- J’ai toujours quinze scénarios dans la tête. Mais c’est le plus beau qui s’est produit. Sans cela, nous serions allés les emmerder aux journées particulières que le groupe organise chaque année pour le public.
Quand vous exigez (et obtenez) sous la menace de tout divulguer à la presse, que Bernard Arnault verse 40.000 euros au couple et trouve un emploi au mari, n’avez-vous pas craint qu’il vous attaque pour chantage ou extorsion de fonds ?
- Cette idée ne m’a pas effleuré un instant. Quand je fais quelque chose, je ne me pose pas de questions juridiques. Le droit est fait pour être tordu. Il est sujet à interprétation et dépend du rapport de force au moment de l’application du texte de loi. Quand j’ai tourné cette scène, je rigolais. Dans le passé, avec « Fakir », j’ai eu pas mal de procès pour diffamation. Je les ai tous gagnés, sauf un, à titre personnel, pour un livre dans lequel je faisais une blague sur un restaurateur.
Un procès est toujours une épreuve et de ce point de vue. Je suis admiratif de Denis Robert et du travail qu’il a réalisé sur Clearstream [la chambre de compensation luxembourgeoise, NDLR] ainsi que de sa capacité à ne pas s’écrouler. Je ne sais pas comment il a fait… Putain ! Chapeau.
En dehors de Michael Moore, quels sont vos modèles ?
- J’ai plein d’admiration pour des genres et des gens très divers. Cela va des westerns – d’où le clin d’œil aux « Sept Mercenaires » dans « Merci Patron ! » quand on va chercher ceux qui vont nous prêter main forte pour partir en croisade contre Bernard Arnault – à Frank Capra. J’aime aussi beaucoup Jean-Yves Lafesse et ses calembours politiques.
Quand j’étais gosse, je me moquais des gens qui venaient à la maison. Pour m’excuser ma mère disait toujours : « Il est taquin. Vous le connaissez… Il est taquin ». Oui, je suis blagueur. Quand je travaillais pour l’émission de Daniel Mermet sur France Inter « Là-bas si j’y suis », j’y apportais de la blague en politique. Et j’ai pour Cavanna une admiration sans borne. Je connais tout de lui. Comme pour Renaud dont j’apprécie beaucoup le travail sur la langue.
Et politiquement ?
- Je suis entré en politique en « isolé » sans appartenance aucune. Comme pour « Fakir », créé en totale indépendance. J’ai la plus grande méfiance pour les partis. J’ai cependant beaucoup apprécié la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2012. Il y avait un élan. Mais revenir en arrière comme ça, comme il l’a fait c’est du suicide. Quand je vois le désarroi actuel de la « gauche » – j’y mets des guillemets – je me dis que « Merci Patron ! » est peut-être le début de quelque chose. Il parle aux intellos et au populo. Il fonctionne. C’est « Bienvenue chez les Ch’tis », mais de gauche.
Propos recueillis par Denis Demonpion