Assises du communisme 2013
Comprendre pour accomplir (2)

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 2%

- Deuxième Partie : Les classes sociales en France aujourd’hui

  • La classe ouvrière française.
  • Les autres classes sociales.
  • Grands traits d’une théorie hétérodoxe de la classe ouvrière dans un pays développé comme la France.

Deuxième Partie : La classe ouvrière et les classes sociales en France aujourd’hui

- I - Classe ouvrière et classe capitaliste en France

Ceux pour qui le socialisme est une exigence de notre temps savent aussi que cet objectif sera atteint et concrétisé seulement si les ouvriers se lancent résolument dans la bataille. De très nombreuses questions viennent aussitôt à l’esprit. Je vais procéder en trois temps. En premier lieu, je vais rappeler des chiffres, pour cadrer le sujet. Ensuite, j’énoncerai diverses questions générales relatives à la classe ouvrière. Enfin, à propos des ouvriers, je retiendrai trois caractéristiques de la situation ouvrière aujourd’hui, sur lesquelles je m’exprimerai plus longuement.

J’ai intitulé ce point « classe ouvrière et classe capitaliste » dans la mesure où, comme chacun le sait, ouvriers et capitalistes sont les deux pôles d’une même contradiction.

A) Éléments statistiques (INSEE, 2011)

Je n’ai pas pris le temps de faire une étude précise relative au classement de la population active française. Les chiffres que j’ai retenus sont très sommaires, mais ils peuvent être utiles comme rappels. La population française est d’environ 66 millions d’habitants. Les actifs occupés sont 25,7 millions et en 2010, l’Insee comptabilisait 2,7 millions de chômeurs au sens du BIT.

En suivant la nomenclature de Marx et Engels, on peut dire que les dirigeants capitalistes totalisent environ 1% de cette population (en additionnant les chefs d’entreprises et les professions libérales). La petite bourgeoisie au sens de Marx, ou actifs qui sont à la fois propriétaires de leurs moyens de production et qui travaillent (exploitants agricoles, artisans, commerces) représentent environ 8% de la population active. Le rapport capitaliste de production clive donc la société française en deux groupes : les « propriétaires de moyens de production », (9%) et les salariés, 91%. Ce phénomène est bien connu. Depuis Marx et Engels, la société française a perdu sa petite paysannerie et la petite bourgeoisie (ce que ces auteurs appelaient « les classes moyennes ») a été transformée tout en se réduisant numériquement.

Du total de la population active, les ouvriers représentent 21%, les employés 28%, les professions intermédiaires 25%. Le sous-total de ces trois catégories, soit 74%, correspond, en gros, à ce qu’on appelle les classes populaires. La catégorie des cadres supérieurs représente le complément de ce sous-total à 92% soit 17%.

Le constat est évident : la catégorie des ouvriers, même en comptant mieux (par exemple en comptabilisant les chômeurs ouvriers) ou en joignant les ingénieurs et techniciens aux ouvriers pour faire « la classe ouvrière » (les producteurs salariés des secteurs de la production matérielle industrielle), est minoritaire dans l’ensemble salarial. Cela dit, les ouvriers représentent un peu plus du double de ceux qui possèdent un capital de production et de commercialisation.

Autre clivage très important en France, mais aussi dans les pays modernes et développés, celui entre les secteurs public et privé. En France, la fonction publique d’État comptabilise environ 2,5 millions, la fonction publique territoriale, 1,9 million et la fonction publique hospitalière, 1,1 million. Le sous-total obtenu en totalisant ces trois groupes (5,5 millions de salariés) n’est pas complet. Les salariés du secteur public administratif, en France, pèsent environ 25% de la population active. Le privé et le public marchand font le reste (75%).

En abandonnant « la faucille et le marteau » de la carte des adhérents, les dirigeants communistes ont sans doute cherché à tenir compte de l’évolution que ces chiffres suggèrent. Mais il faut faire attention avec la théorie et les symboles et je crois qu’ils ont manqué de discernement. Ils auraient dû consulter scrupuleusement les communistes, pour deux raisons au moins.

La première raison est d’ordre théorique. Le fait que les ouvriers soient minoritaires dans l’ensemble salarial implique-t-il que leur représentation politique doive être désormais fondue dans celle d’autres catégories sociales et confondue avec elles ?

La seconde est que les symboles ne représentent pas seulement une statistique. Ils représentent une histoire et une affectivité. Or la partie la plus glorieuse de l’histoire du Parti communiste français s’est déroulée lorsque fut réalisée l’alliance entre la classe ouvrière (qui a toujours été minoritaire dans la population active) et la petite paysannerie. Même si la classe ouvrière a diminué en nombre et même si la petite paysannerie est en voie de forte réduction, la conservation d’une symbolique est, au moins, le résumé d’une histoire.

Je dirai que, toutes proportions gardées et bien que cela ne me regarde pas, les chrétiens pourraient, de la même façon, considérer que le Pape exagère si, pour des raisons de modernisation symbolique, il remplaçait le symbole de la croix par une chaise électrique sous le prétexte que le pays le plus moderne du monde en fait encore l’usage.

B) Questions générales

Je ne sais pas sur quoi déboucheront ces Assises. Mais il me paraît clair que si elle débouchait notamment sur la création de commissions de travail, l’une d’elles pourrait s’occuper de traiter des classes sociales en France, car de nombreuses questions peuvent être soulevées.

Être ouvrier, c’est, me semble-t-il, participer en tant que salarié, et selon l’acception courante, dans des tâches d’exécution, à la production matérielle industrielle. Cette définition de l’ouvrier étant donnée (je ne dis rien sur le concept de classe, sur le caractère plus ou moins large de cette définition selon que l’on y intègre ou non les techniciens, les ingénieurs, l’encadrement), on peut dégager trois catégories de questions générales relatives aux ouvriers. A ces questions relatives aux ouvriers, j’ajouterai un ensemble de questions relatives aux capitalistes.

Je pense que l’assemblée des communistes des Assises, dans laquelle il y aura, je pense, beaucoup d’ouvriers, s’en saisira peut-être et y consacrera le temps jugé nécessaire. En les soulevant, ma préoccupation est la suivante : comment faire pour que les ouvriers interviennent toujours plus dans la lutte pour le socialisme ?

a) La première catégorie de questions a trait, selon moi, aux caractéristiques techniques et structurelles de la classe ouvrière française. Je retiens 5 grands domaines d’observation de ces caractéristiques.

  • 1) Ces caractéristiques sont d’abord de nature technique. La production matérielle a radicalement changé au cours des quarante dernières années, avec l’informatisation des processus.
  • 2) Elles ont également trait aux forces de travail, et désignent par exemple le niveau et l’évolution des salaires (avec le très important problème de l’écart entre salaires masculins et féminins), la précarisation des situations, la flexibilité du travail proprement dit, la destruction progressive du droit du travail, la personnalisation des rémunérations, le niveau requis de la formation, la continuité de la formation dans le cours d’une vie professionnelle.
  • 3) Elles ont trait à l’incidence de la gestion sur la condition ouvrière, comme par exemple le développement de la sous-traitance et la segmentation des métiers, la transformation de l’entreprise, centre de production de produits, en centre de gestion de contrats.
  • 4) Elles ont trait, à l’état actuel du chômage, à l’ampleur de ce fléau social selon les classes d’âge, sur la vie des ouvriers.
  • 5) Elles ont trait, enfin, à la composition de cette classe ouvrière selon son origine nationale immédiate ou proche, selon le genre, selon la région d’appartenance. En ce qui concerne les nationalités d’origine, ce n’est pas d’aujourd’hui que la classe ouvrière française est pénétrée par d’importants flux migratoires. Mais les flux nouveaux ont-ils, ou non, une portée différente de l’immigration antérieure (italienne, polonaise, espagnole) ? A mon avis, dans le contexte politique du moment, on ne peut se boucher les yeux sur cet aspect de la situation sous prétexte qu’en l’examinant, on se rabattrait sur les thèses du Front national.

b) La deuxième catégorie de questions, compte tenu des divers points ci-dessus évoqués, pourrait rassembler celles relatives à la façon dont la classe ouvrière française reçoit aujourd’hui le message du socialisme ainsi que les conditions devant être remplies pour qu’elle le reçoive positivement.

Il me paraît clair que le rôle principal tenu par le Front national est aujourd’hui de stocker une fraction de la classe ouvrière française sur des parkings qui sont des impasses politiques, sans que l’on sache sur quoi ces impasses peuvent déboucher. Cela dit, je ne crois pas que la situation politique en France soit celle du fascisme. Même s’il faut être très vigilant, comme le montre à contrario l’exemple ancien des marxistes austro-hongrois (ils restèrent prisonniers de leur idéologie légaliste), je laisse cette interprétation aux gauchistes, en me méfiant d’ailleurs de leurs provocations. Je pense qu’il faut éviter de sonner le tocsin trop avant l’incendie et que la provocation est contre-productive.

Il est encore temps de parler calmement, avec vérité, mais aussi avec compréhension, aux ouvriers que l’extrême-droite est en train de rafler dans son sac à malice. Seulement, pour donner mon avis, ce discours doit être mené sur le terrain de la nation, terrain que les ouvriers connaissent et qui est toujours opérationnel. Il doit être mené en montrant quelles améliorations résulteraient de leurs luttes comme de la réorientation profonde de leurs choix (par rapport à ceux que leur propose l’extrême-droite) et dans quel cadre politique et géographique ces améliorations doivent être conquises. Car le socialisme ou le communisme sont des abstractions s’ils ne sont pas concrets dans
les effets et rapportés à la France pour ce qui nous concerne.

c) La troisième catégorie de questions est celle relative aux alliances. Les ouvriers, si la majorité d’entre eux estime que son avenir est le socialisme, doit réaliser plusieurs sortes d’alliances, dans l’entreprise et en dehors de l’entreprise. Ces exigences ne sont pas nouvelles mais elles doivent sans doute être réexaminées dans le contexte contemporain. Je ne mentionne pas ci-dessous les alliances
entre syndicats.

L’alliance interne à l’entreprise concerne les deux grandes catégories de travailleurs de la production matérielle, salariés d’exécution et salariés d’encadrement. Les savoir-faire des uns et des autres doivent être réunis pour la réalisation du socialisme. Je pense que la démocratie d’entreprise ne deviendra effective et ne produira des effets bénéfiques qu’à cette condition. Compte-tenu des luttes nombreuses actuelles, il serait important de dresser un bilan de cette alliance. Comment « les choses » se passent-elles à ce propos ? Sur ce point, il existe un aspect que je ne fais que mentionner bien que méritant une réflexion particulière approfondie : comment intégrer les ouvriers non nationaux de l’entreprise aux ouvriers nationaux ?

L’alliance externe à l’entreprise concerne l’alliance, au plan de la société (la formation sociale) tout entière, entre les travailleurs de la production matérielle (un peu plus large que la production industrielle, car elle inclut non seulement le bâtiment mais l’agriculture) et ceux de la production non matérielle. Je reviendrai sur cet aspect dans le point suivant. Je pense (c’est une opinion personnelle) que le rôle hégémonique de la classe ouvrière est une question pertinente mais abstraite. L’hégémonie s’analyse théoriquement mais ne se décrète pas théoriquement. Ensuite, on peut dire, en parodiant Deng Xiaoping, que peu importe qu’un chat soit ouvrier ou qu’il soit chercheur, pourvu qu’il attrape des souris. Cela dit, ce débat théorique ne doit pas être négligé et rien ne nous oblige à suivre l’empirisme à peu près total des Chinois. Il a notamment une incidence immédiate interne, concernant la structure des organisations ouvrières, leur activité, la désignation
de leurs responsables, la conduite des luttes.

d) En étudiant la classe ouvrière, il faut étudier son complémentaire, la classe capitaliste. Aucun groupe social n’est homogène à 100%. Avec la mondialisation capitaliste, les capitalistes ont certainement perdu encore de leur homogénéité. Ce qui a fait l’homogénéité de la classe capitaliste fut sa position d’exploiteuse collective sur un même marché, quelles que soient les différences de taille entre capitalistes.

La mondialisation capitaliste a certainement mis à mal ce principe d’unité du marché et modifié les fonctions de l’appareil d’Etat. Cela dit, ce degré de tension éventuelle doit être évalué concrètement. Par ailleurs, on peut se demander s’il existe, aujourd’hui, une classe capitaliste mondiale. Celle-ci est-elle ou non en cours de formation ? Quelles en sont les modalités de reproduction ? Quels enseignements tirer de ces analyses pour la lutte pour le socialisme ?

C) Trois points en particulier :

Après avoir évoqué ces questions générales, je souhaite insister un petit peu plus sur 3 points que je crois particulièrement importants pour réfléchir à la relation entre classe ouvrière française et socialisme aujourd’hui.

  • 1) L’achat et la vente des entreprises dans le cadre de la mondialisation capitaliste est, selon moi, le premier point à considérer. Le fait d’acheter ou de vendre les entreprises ne date pas d’aujourd’hui. On note cependant qu’après les années 1970-1980, avec l’expansion de la mondialisation capitaliste, ces entités sont devenues des marchandises courantes, sur un marché particulièrement actif, celui des « mergers and acquisitions » (fusions et acquisitions).

Il en a résulté que les salariés sont devenus eux-aussi des marchandises en continu et à deux niveaux :

a) Le niveau classique. Les salariés, ouvriers notamment, sont des marchandises, d’abord sur le marché du travail, en vendant leur force de travail ;

b) Ils le sont ensuite lorsque leur entreprise est vendue, car ils sont vendus en même temps. Les équipements et les hommes forment un bloc. Les compétences des salariés (et d’autres caractéristiques de la force de travail) font désormais partie de la valeur comptable des entreprises, que celles-ci soient ou non cotées en bourse. Ce phénomène est a fortiori vrai et accentué lorsque les entreprises concernées sont financées par l’épargne externe.

Cette situation, expression des rapports capitalistes mondialisés, pourrait être intégrée dans la réflexion théorique d’ensemble des organisations ouvrières, pour la défense des travailleurs. Je ne propose pas ici de loi « anti-vente ». Ce phénomène, qui me paraît plus large que celui désigné par la notion de « licenciement boursier », doit être encore analysé. Ma remarque rejoint cependant ce que j’ai écrit précédemment concernant la lutte nécessaire contre les effets de la mondialisation capitaliste. Avec la mondialisation capitaliste, les ouvriers (les salariés) sont constamment sur le marché du travail. L’entreprise n’est plus un lieu de production. C’est un lieu de gestion de contrats et un marché du travail permanent.

  • 2) L’élaboration d’une politique planifiée de la production matérielle (agriculture, industrie (bâtiments et travaux publics compris)), est le deuxième point important à considérer. On peut observer combien les ouvriers ont des idées stimulantes concernant ce que leur entreprise pourrait produire. Mais les managers et les actionnaires des lieux où ils travaillent les refusent car ils sont orientés par d’autres motivations que la satisfaction des besoins des populations.

Cela étant dit, la distance est encore grande entre une idée et sa réalisation marchande dans un environnement capitaliste mondialisé. Toutes ces idées devraient être rassemblées, examinées sous l’angle de leur faisabilité, enrichies de manière réciproque, débattues, articulées au territoire national et à l’environnement européen ou mondial si c’est possible, mais de toute façon valorisées en fonction d’une stratégie nationale de développement. On ne peut pas confier au système bancaire le soin d’élaborer une politique de ce genre à la seule condition de respecter certains critères d’emploi.

  • 3) Le troisième point est que la classe ouvrière doit se préparer à faire triompher l’idéal du socialisme tout en sachant que le capitalisme n’aura pas disparu et survivra sans doute de nombreuses années. Je ne crois pas que le socialisme soit un système socio-productif sans capitalistes. Mais, en théorie et aussi en pratique, ce devrait être un système où les capitalistes ne seraient plus dominants. Ces derniers accompliraient un certain travail, en retireraient un profit, mais ne feraient plus la loi. Les représentants des ouvriers doivent préparer cette situation. Pour illustrer ma réflexion, rien n’interdit de penser, par exemple, que la démocratie économique doive être approfondie, non seulement pour les ouvriers et les salariés (en particulier leur intervention dans les systèmes locaux d’information et de décision des entreprises), mais également pour les capitalistes ou certains d’entre eux. A priori, je dirai que cette remarque ne concerne pas les agents de la bourgeoisie capitaliste mondialisée.

Pour conclure sur ce point, l’idée la plus importante me paraît être la suivante. Les ouvriers sont de plus en plus minoritaires dans la société. Le groupe social qui s’est développé depuis le 19ème siècle n’est pas celui des ouvriers, mais celui des salariés. Les alliés paysans sont progressivement éliminés. Par contraste, si l’on additionne les cadres, les employés et les professions intermédiaires, cela fait 70% des actifs occupés. Que représente politiquement ce « groupe statistique » par rapport aux ouvriers ?

- II - Classe ouvrière et autres classes sociales

Le capitalisme industriel décrit par Marx et Engels est un système évolué, reposant sur un certain squelette juridique (la propriété privée), technique (les machines-outils industrielles) et mental (la responsabilité et l’initiative individuelles), tout en étant animé par une sociologie simplifiée particulière (ouvriers et capitalistes). Ces traits subsistent aujourd’hui bien que chacun de ces pôles ait changé. Mais l’environnement de classe de ces éléments essentiels a lui aussi changé. Une réflexion collective sur le socialisme et le communisme ne peut se dispenser d’analyser cet environnement. Il convient, d’une part, de s’opposer à ceux pour lesquels les ouvriers ne peuvent avoir de rôle dans le fonctionnement de la cité, et d’autre part de définir ce rôle et les alliances sociales à l’aide desquelles il peut être tenu.

En simplifiant de façon peut-être excessive, je dirai que l’on trouve aujourd’hui trois grandes interprétations relatives à l’évolution sociologique des sociétés développées : l’interprétation moderne des « classes moyennes », l’interprétation « illusion d’optique », qui découlerait de la mondialisation capitaliste, l’interprétation « révolution informationnelle ».

A) Les « classes moyennes » contemporaines ou l’idéologie du dépassement du capitalisme industriel par suite de son enrichissement.

Le problème théorique que j’essaie de poser est le suivant. D’un côté on sait que les ouvriers sont l’un des pivots de la société capitaliste industrielle. Mais ils représentent environ 20% des actifs. Si l’on déduit les capitalistes (environ 10%) du reste, 70% sont à affecter. Ces 70% recouvrent les cadres (17%), les professions intermédiaires (25%), les employés (28%). Comment interpréter leur rôle et leurs aspirations politiques relativement à la classe ouvrière ?

Une réponse à cette interrogation consiste à dire que, aux côtés de la classe ouvrière existent des catégories sociales ayant des niveaux comparables de rémunération (les employés, les professions intermédiaires), en sorte que si l’on additionne tout ça (ouvriers, employés, professions intermédiaires), on obtient un sous-ensemble, appelé « classes populaires » et représentant 73% des actifs. La classe ouvrière serait hégémonique dans ce sous-ensemble. Elle jouerait le rôle principal. Elle indiquerait le chemin. Mais les deux autres catégories du sous-groupe en seraient proches. Elles joueraient cependant un rôle subalterne, un rôle d’appoint. De son côté, le poste des cadres (17%) se fragmenterait au fur et à mesure que les luttes politiques contre les capitalistes prendraient de l’ampleur.

Je ne discute pas cette interprétation de la société. Je crois que c’est ce que, grosso modo, les communistes ont en tête et, en l’état, je la trouve plutôt insuffisante. Quelle en est la validité théorique ? Je crois qu’elle repose d’avantage sur une intuition (la modestie des revenus et la lutte sociale engendrent une solidarité organique) que sur une analyse des conditions réelles. Contrairement à la théorie des « classes moyennes », que je vais critiquer, elle ne prétend pas que le capitalisme a dépassé ses propres contradictions. Mais son fondement théorique est le même, ce serait le revenu. Or c’est le point à discuter ici. Le revenu peut-il être considéré comme un fondement stable des classes et des relations de classe ?

Selon la théorie moderne des « classes moyennes » (pour la distinguer de l’emploi que Marx et Engels faisaient de cette notion pour désigner les petits bourgeois), il existerait une catégorie sociale que les statistiques ne permettraient pas de repérer bien qu’elle soit partout présente, celle des « classes moyennes ». D’après cette théorie, la réalité sociologique du monde moderne serait « la classe moyenne ». Elle prendrait place au centre de toutes les autres classes dont les contours et les conflits disparaitraient en elle. Il ne subsisterait plus que les « classes moyennes ».

Le capitalisme aurait réussi, par effet d’enrichissement, à transcender son clivage essentiel. Sans doute y aurait-il toujours des conflits, mais ceux-ci ne porteraient pas sur l’essence de la société. Ils porteraient sur le partage des richesses au sein de la société existante, laquelle serait désormais entrée dans les mœurs et perpétuellement reconduite. Les conflits de répartition auraient remplacé les conflits de production.

L’observation montre cependant que non seulement les conflits sociaux n’ont pas disparu, mais qu’ils portent sur des aspects essentiels de la vie. Il ne s’agit pas seulement, pour les ouvriers (ou d’autres salariés), de lutter « à la marge », sur des suppléments salariaux. Il s’agit de lutter sur l’essentiel, « emploi ou pas », et donc sur « pas de salaire du tout » ou, au contraire sur « un salaire ». La notion de « classe moyenne » est donc douteuse. Quel est le problème théorique par elle escamoté ?

Les sociologues américains, qui sont des empiristes, utilisent les niveaux de revenu pour catégoriser la société. Ils ont défini « des classes moyennes ». Ils définissent donc les classes par la consommation (le niveau de revenu). Pour eux, la tendance à la diminution de la classe ouvrière aurait pour contrepartie la tendance à l’augmentation des classes moyennes (les 70%).

Mais l’intérêt du concept de classe, en tout cas dans la théorie de Marx, est de décrire les hommes vivant en société en fonction de leur place dans la production et non dans la consommation finale, via le revenu. La place dans la consommation finale est un dérivé de la place dans la production, laquelle est ordonnée par des rapports fondamentaux de propriété.

Tant que la production ne sera pas « abondante », le travail, et donc le travail de production (pour tendre vers l’abondance) sera le facteur principal qui déterminera la place et le rôle des hommes dans la société. Et comme il n’existe pas de production qui soit faite en dehors de rapports de propriété, le travail devant être pris en considération pour analyser la société est, de toute évidence, le travail de production dans certains rapports de propriété.

Tel est, me semble-t-il, le raisonnement que l’on peut tenir pour rejeter la notion de « classe moyenne ». Il faut garder les yeux fixés sur la production et les rapports sociaux qui l’organisent. Quant à la classe ouvrière, elle est celle qui produit les marchandises capitalistes centrales de la production matérielle. Elle est la source de la plus-value et du profit. Elle est donc située au cœur de l’exploitation capitaliste, quel que soit son nombre.

Je crois qu’on ne doit pas négliger le facteur consommation finale dans la définition fine des classes sociales du monde moderne et du comportement. J’ai essayé de développer cette idée dans un texte récemment paru sur le site « Faire Vivre le PCF », m’efforçant d’interpréter certains aspects de la vie communiste française. Mais prendre en compte la consommation n’implique pas de la faire passer avant la production comme facteur explicatif. Je n’en dirai pas plus ici, sauf à mentionner, comme on me l’a fait remarquer après diffusion du texte ci-dessus indiqué, que des salariés aisés peuvent être en même temps exploités comme des bêtes. Et le moment venu, ils seront eux-aussi, jetés à la poubelle de leur entreprise. Il faut donc tenir compte des situations vraies tout en les situant dans le devenir que la connaissance des contradictions du Capital permet plus ou moins d’extrapoler.

Pour conclure sur ce point particulier, je répète que le « problème des classes moyennes » n’est pas un vrai problème théorique. C’est un problème idéologique quand on veut faire jouer au facteur « enrichissement » plus que son propre rôle. La classe ouvrière se développe avec le capitalisme. Ce système accumule et diffuse, même modestement, de la richesse. C’est ainsi que même si le nombre des ouvriers sans domicile s’accroît, d’autres deviennent propriétaires de leur logement ou reçoivent un logement en héritage.

Cela dit, la notion de classe moyenne, centrée sur le revenu et la consommation finale, n’apporte pas d’éléments indiquant que la classe ouvrière aurait perdu son rôle central dans le fonctionnement du capitalisme industriel (production de valeur marchande, de plus-value et de profit) et dans la lutte pour son changement. Cette notion prétend que le capitalisme aurait profondément changé par rapport à ce qu’il fut au 19ème siècle, au point que non seulement ce ne serait plus le capitalisme d’autrefois, mais que ce ne serait plus le capitalisme du tout, du moins en ce qui concerne l’accès aux richesses. Mais alors, comment se fait-il que le système revienne avec autant de rage systématique sur les acquis des années d’après 1945 ? Comment se fait-il qu’il engendre de plus en plus de pauvreté interne ? Comment se fait-il que certaines populations ne sachent plus comment faire pour survivre si ce n’est en quittant massivement leur pays d’origine ?

B) La réduction relative du poids des ouvriers dans l’ensemble salarial serait une illusion théorique engendrée par la mondialisation capitaliste.

Si la catégorie ouvrière ne peut pas être diluée théoriquement dans l’ensemble mou de classes moyennes qui n’existent pas, comment expliquer la réduction de son poids relatif ? Chez les chercheurs marxistes, on trouve deux types de réponses à cette question.

Selon le premier type, la classe ouvrière se développerait « ailleurs ». Puisque la mondialisation capitaliste concerne non seulement la circulation mondiale des flux financiers mais aussi le déplacement mondial des équipements lourds, il viendrait que la réduction des ouvriers, en France par exemple, aurait pour contrepartie le développement du nombre des ouvriers en Tunisie, au Maroc ou ailleurs. Il faudrait considérer « la classe ouvrière » au plan mondial. On verrait alors que la population ouvrière augmente. Sa diminution en France serait une illusion d’optique.

Cette approche est raisonnable. Elle n’est cependant pas satisfaisante. Car s’il est vrai que le nombre des ouvriers augmente sensiblement, en Chine par exemple, celui des employés ou des professions intermédiaires et cadres augmente encore plus vite, en nombre et en pourcentages. Ces indications sont confirmées par les statistiques du BIT. Il faudrait donc améliorer l’analyse.
C’est ce que vise à faire le deuxième type de réponse. On observerait bien les phénomènes que je viens d’indiquer (réduction du nombre des ouvriers), mais leur explication globale serait différente quoique découlant elle aussi de la mondialisation capitaliste.

En effet, ce que la mondialisation développerait, au plan des activités, serait les services. Ces derniers seraient principalement un sous-produit de la mondialisation capitaliste. Les ouvriers diminueraient, en France par exemple, et en contrepartie apparaîtraient des emplois de service, en raison de la mondialisation capitaliste. Dans les pays en développement, on observerait également la croissance du nombre des ouvriers et celle encore plus grande et rapide de salariés du tertiaire, ou des services. Mais ce serait la conséquence de la mondialisation capitaliste.

Là encore, on ne peut qu’être d’accord avec les faits. La mondialisation capitaliste se développe en prenant certainement appui sur des activités nouvelles, de service. Ces activités sont, par exemple, celles du transport des personnes ou de l’activité bancaire et financière. Mais il existe bien des activités de service et donc bien des salariés de type employés, professions intermédiaires ou cadres, qui exercent un emploi dont le rapport avec la mondialisation capitaliste semble difficile à établir. En quoi le développement de la fonction publique, par exemple, serait-il un sous-produit de la mondialisation capitaliste ? C’est possible, mais cela devrait être prouvé.

Ma conclusion relative à ce point est que la réduction absolue et relative du poids de la classe ouvrière dans l’ensemble salarial ne peut pas être rapportée à la mondialisation capitaliste aussi simplement que le prétendent ces approches ou ces théories. Il faut donc trouver autre chose.

C) Autres interprétations centrées sur « la révolution informationnelle ».

Je rappelle, pour la commodité de la lecture, le problème dont je recherche la solution théorique. Ce problème découle de l’existence d’autres catégories sociales que les ouvriers, ces derniers pesant de moins en moins lourd dans la société. Ces autres classes sont-elles des substituts des ouvriers ou au contraire des compléments ? Quels rapports politiques peuvent être établis entre ces catégories pour la lutte en faveur du socialisme et du communisme ?

La pensée communiste française a été fortement influencée par la lecture du Manifeste et porte la trace d’une idée, selon moi trop simplificatrice, de l’influence quasiment directe des moyens de production techniques sur la structure sociale. Le moulin à eau aurait engendré le système féodal. La machine à vapeur et la machine-outil (industrielle) auraient engendré le capitalisme industriel. L’équipement majeur de la période contemporaine étant l’ordinateur, ce dernier aurait engendré la « révolution informationnelle ». Notre société, travaillée dans la profondeur de son être par la révolution informationnelle, serait à la recherche des rapports sociaux qui lui conviennent.

Je pense que chez les communistes, en France aujourd’hui, existe l’idée que l’ordinateur est « l’élément technique nouveau de l’époque » et ils sont prêts à accepter cette autre idée, à savoir qu’à « ce nouveau » doivent être associés de nouveaux rapports sociaux. Mais qu’en est-il des classes sociales générées par ce système ?

En effet, je ne souhaite pas engager ici de discussion sur « la révolution informationnelle ». Je l’ai fait par ailleurs. D’autres que moi s’y emploient (comme par exemple Jullien, avec un texte sur le site de FVPCF) ou s’y sont employés. Je souhaite seulement indiquer la façon dont les chercheurs favorables au concept de révolution informationnelle comme concept dominant, en conçoivent l’incidence sur les classes sociales. J’ai repéré deux approches très différentes.

Selon J. Lojkine, la révolution informationnelle produirait une nouvelle classe sociale, celle des travailleurs de l’information, distincte de la classe ouvrière. Cette nouvelle classe remplacerait progressivement la classe ouvrière actuelle. Ainsi s’expliquerait le déclin numérique observable de la classe ouvrière. En revanche, les classes moyennes des sociologues américains seraient, pour une grande part, des travailleurs de l’information.

Selon P. Boccara, la révolution informationnelle aurait ses effets majeurs au plan de la consommation, finale et productive. Elle se diffuserait dans toutes les activités de manière cohérente en sorte que toutes les classes seraient affectées par elle. Il n’y aurait pas de phénomène de remplacement de la classe ouvrière par la classe des salariés de l’information. Il y aurait, certes, l’apparition de nouvelles catégories sociales en liaison avec l’approfondissement de la division du travail. Mais se mettrait simultanément en œuvre un processus de généralisation des conditions de travail lié à la diffusion elle-même générale de la révolution informationnelle. Cela expliquerait la tendance à l’homogénéisation de la condition salariale en même temps que la convergence des luttes menées par les diverses fractions du salariat.

Puisqu’il y aurait tendance à l’homogénéisation du salariat, le seul problème à considérer au sein de cet ensemble serait seulement celui des différences d’identités. Certes, le concept de classe demeurerait opérationnel mais uniquement pour désigner la lutte globale entre les capitalistes et les salariés. La tâche majeure des communistes serait de contribuer à unifier idéologiquement les salariés (à faire disparaître les barrières de l’identité) pour mener la lutte contre le « 1% », les capitalistes.

Après avoir fait sauter, en théorie, le verrou des différences entre les identités, il n’y aurait plus besoin qu’un parti communiste homogénéisât les aspirations et les formes de lutte propres aux différentes composantes du salariat, puisque ces composantes seraient en voie d’homogénéisation. Je ne vais pas développer ces aspects. Cela dit, je pense que la théorie de la révolution informationnelle, dans sa version boccarienne, est située au centre de la pensée des dirigeants communistes actuels.

Cette théorie me semble avoir pour effet idéologique et théorique de dévaloriser l’existence et donc le rôle de la classe ouvrière dans le combat révolutionnaire. Mais je n’en dirai pas davantage. Je crois que la théorie de la révolution informationnelle développée par Boccara est non seulement fausse mais nuisible. J’ai exposé plusieurs fois les défauts, selon moi nombreux, de cette théorie. Je renvoie les personnes intéressées aux publications faites sur ce point dans le cadre de la Fondation Gabriel Péri.

En revanche, je vais présenter, dans un dernier point les grands traits de la conception que je crois justifiée sur ce point.

- III - Grands traits d’une théorie hétérodoxe de la classe ouvrière dans un pays développé comme la France.

J’appelle hétérodoxe la théorie que je vais présenter car elle est distincte de la théorie communiste officielle, orthodoxe, ayant cours dans les instances communistes en France. En employant un langage que l’on trouvera peut-être désuet, je dirai que la classe ouvrière n’y est plus déterminante du fonctionnement social, mais qu’elle y demeure dominante. Pour faire comprendre ces deux termes (déterminante et dominante), je donne immédiatement les premières explications suivantes :

1) Elle ne serait plus déterminante signifie que les impulsions les plus fortes viendraient désormais d’autres secteurs, par exemple de la recherche. Ce n’est plus l’industrie qui commanderait la recherche. C’est la recherche qui commanderait l’industrie. Par conséquent les chercheurs, pour parler de manière simplifiée, seraient au moins tout aussi importants socialement que les ouvriers.

2) Elle resterait cependant dominante dans la mesure où elle serait la principale productrice de marchandises capitalistes non financières. Elle serait donc productrice de la plus-value et du profit.

C’est dans ce cadre industriel capitaliste que le rôle de la classe ouvrière serait visible.

Je peux comparer cette situation à celle de l’agriculture en France au tout début du 20ème siècle. L’agriculture n’était plus déterminante car ce rôle était désormais dévolu à l’industrie. Mais elle demeurait dominante. L’emploi était principalement rural ainsi que les modes de vie et les mentalités.

Pourquoi cette évolution ? Que s’est-il passé ?

A mon avis, sans le dire, les partisans de la révolution informationnelle développent la thèse de l’existence, au sein du capitalisme industriel développé, « d’un nouveau mode de production ». Le problème historique des "révolutionnaires" serait de « libérer » l’information de la contrainte capitaliste. Si on leur demande : Qu’est-ce que le socialisme ? ils répondront peut-être : « Le socialisme, c’est la révolution informationnelle avec de nouveaux rapports sociaux, fondés sur le partage et la gratuité de l’information ».

Je souhaite, pour ma part, ne pas tomber dans la prophétie et parcourir pas à pas le champ de l’observation, en théorisant au fur et à mesure que j’avance.

A) La richesse et la complexité

Je ne conteste absolument pas le fait que l’industrie se développe dans certaines zones parmi les plus peuplées du globe. Je ne conteste pas davantage le fait que l’industrie, dans les zones développées du globe, ait été détériorée sous l’effet d’orientations désastreuses qu’il convient de modifier. Le besoin de produits matériels de type industriel est loin d’être saturé. C’est la raison pour laquelle l’industrie demeure globalement dominante.

Cela étant noté, je crois que l’industrie n’est plus déterminante. Les raisons pour lesquelles elle est en passe de perdre sa suprématie dans le fonctionnement social (ou même l’a déjà perdu) tiennent, selon moi, aux degrés de richesse et de complexité atteints dans les sociétés développées.

Le degré atteint par la richesse est le premier facteur explicatif du processus de déclassement relatif de l’industrie. En effet, au-delà d’un certain seuil de satisfaction des besoins en produits matériels (et donc de productivité du travail et du capital) se profilent de nouveaux besoins, comme ceux par exemple, de l’entretien des personnes âgées (activités de services) ou de l’amélioration de l’urbanisation.

Le degré atteint par la complexité est le second facteur explicatif de cette évolution et c’est, je le crois, le facteur le plus important. La complexité économique désigne un état défini par le nombre croissant des relations économiques entre les agents et les changements intervenant dans les caractéristiques de ces relations, en particulier leur vitesse d’accomplissement, leur périmètre et son extension continue, leur temporalité et le rôle du crédit dans cette évolution, leur finalité et leur incidence sociale, leur organisation, par la qualité particulièrement élevée des objets, des équipements et des infrastructures utilisés dans cet univers complexe.

Ces deux facteurs, richesse et complexité, prennent en effet appui sur des produits nouveaux. Ils sont un stimulant provenant de l’industrie. Mais ils nécessitent également l’apparition de nouvelles activités, souvent qualifiées d’immatérielles. Quelles sont ces activités ? Ce sont notamment des activités de service à finalité collective. Je vais en énumérer quelques-unes.

B) Les activités déterminantes

Je pense que l’activité de recherche scientifique est la plus importante de toutes, en tout cas la plus visible. Elle figure aujourd’hui dans tous les programmes de régénération de l’industrie, parfois sous une forme limitée et réduite, celle de l’innovation. C’est une perception limitée dans la mesure où l’innovation correspond à la quête de plus-value extra (ou différentielle) sur des marchés où s’affrontent des oligopoles mondiaux. C’est pourquoi les acteurs de l’industrie estiment que tous les deux ou trois ans, et presque en permanence, leurs produits doivent être renouvelés. Innovations de produits et innovations de procès, issus des entreprises bénéficiaires (ou rachetées à d’autres entreprises plus petites), sont combinées pour mener un combat qualifié d’hyperconcurrentiel.

Au-delà, cependant, de l’innovation tend à s’affirmer aujourd’hui la prééminence de la recherche scientifique. Ce n’est pas l’activité de production matérielle qui, en tendance, entraînerait l’activité de production scientifique non-matérielle. C’est l’activité de recherche scientifique qui donnerait naissance aux produits. Je vais indiquer trois raisons de ce renversement. La première est que les sociétés ont pris conscience, dans la contradiction, des limites des ressources naturelles. Il faut donc inventer de nouvelles ressources et en perfectionner l’utilisation. La deuxième est que les hommes eux-mêmes deviennent un objet de connaissance. La connaissance qui en résulte entraîne à son tour la production de nouveaux produits. La troisième est que la recherche scientifique ouvre la connaissance « des espaces infinis » comme disait Pascal. Cette branche de la connaissance implique à son tour les effets les plus divers sur la production classique [1]. Sans doute devrait-on ajouter l’art de la guerre à ces trois raisons importantes.

Avec la recherche scientifique, d’autres activités collectives de production non matérielle se développent, comme celles de l’enseignement général et de la formation à des connaissances plus spécialisées. La concordance de ces activités non matérielles avec les besoins de la production matérielle est certes difficile à anticiper avec précision. Mais il devrait être tenu pour raisonnable que leur mise en œuvre précède la production matérielle. Il s’ensuit que la planification devrait être une activité de premier plan dans les sociétés modernes, notamment dans les domaines de l’enseignement et de la formation. Elle a été, au contraire, massacrée par les forces économiques favorables à la dérégulation mondiale des économies.

Il en est de même de la finance. Nous ne sommes plus à l’époque et au modèle productif décrits par Marx, la production de plus-value précédant alors sa transformation en argent. Nous sommes à une époque où l’anticipation de la production de plus-value engendre et favorise la production de plus-value elle-même [2]. C’est cette anticipation que Keynes appelait le « motif de la finance », motif qui n’apparaît pas dans la Théorie Générale, mais que les postkeynésiens ont mis en lumière (Cf. par exemple, les travaux de Paul Davidson).

Il en est de même des lois de la société. Dans un pays comme la France, la construction de logements est en grande partie dépendante de la législation relative au crédit, à l’urbanisme, à la disposition des terrains, à la protection des locataires. Ce sont donc les lois et les règlements qui commandent la production de logements. La production pharmaceutique, la production agro-alimentaire sont de même nature. La société pénètre de plus en plus profondément, à l’aide de règlements et d’institutions, les processus de production des produits matériels. Elle en encadre théoriquement la production. La revendication écologique va dans le même sens. C’est un nouvel aspect du processus que l’on appelle socialisation.

Je pense que mon raisonnement pourrait et devrait être approfondi. Mais je crois l’avoir suffisamment étayé pour en conclure que, aujourd’hui, les activités de production matérielle ne sont plus déterminantes de l’activité générale. Ce sont les activités de production non matérielle qui déterminent la production matérielle et tendent à donner à la société ses principaux traits sociologiques et intellectuels.

Ma conclusion n’est pas identique à celle exposée par différents chercheurs, Daniel Foray par exemple, selon lesquels notre époque serait celle de la connaissance. Je pense également à l’OCDE, dont les travaux sur le rôle du savoir dans les sociétés modernes font autorité. A mon avis, cette façon condensée de décrire notre époque, même si elle a le mérite de désigner des activités essentielles, la science, le savoir, la connaissance, la formation, fait l’impasse, au niveau même du concept qu’elle souhaite éclairer, des activités industrielles, toujours nécessaires.

Ce que je cherche à décrire, pour ma part, ce n’est pas un nouveau mode de production dont l’activité majeure serait tout ce qu’on veut, la révolution informationnelles, la science, la connaissance. Ce que je cherche à décrire est un bloc, un ensemble où la production industrielle (pour être plus précis, je préfère parler de production matérielle) serait en étroit rapport avec la production non matérielle. Dans ce bloc, né de la richesse accumulée et d’un degré nouveau de complexité, la classe ouvrière entretiendrait (ou devrait entretenir) des rapports nouveaux avec les autres classes sociales engendrées par la complexité.

C) La production industrielle demeure dominante

Bien que l’industrie ne soit plus, selon moi, l’activité déterminante du fonctionnement des sociétés développées, elle demeure cependant l’activité dominante, la plus immédiatement visible des activités. Les activités déterminantes agiraient sur la productivité du travail et la valeur d’usage. Les activités dominantes seraient celles de la PM, obligées de fonctionner selon la loi de la valeur marchande jusqu’au seuil de l’abondance, même si les capitalistes en étaient chassés. Notre société ne serait pas post-industrielle au sens étroit du terme. Elle serait surtout industriellement très développée et fonctionnerait sous la dominance de l’industrie, via la loi de la valeur. Je vais d’abord expliquer les raisons de cette visibilité particulière de l’industrie. J’indiquerai ensuite les conséquences que l’on peut en tirer au plan de l’analyse.
Les raisons de la visibilité toujours très grande de l’industrie sont au nombre de quatre.

a) La première tient à la relative nouveauté de cette évolution. Elle date de la deuxième moitié du 20ème siècle. En France, par exemple, la période qui s’est déroulée sous la conduite du Général de Gaulle, d’abord après la Deuxième Guerre mondiale, ensuite après 1958, peut être considérée comme une phase de modernisation industrielle et d’industrialisation intensive de l’économie. Cette période fut celle de l’achèvement de la révolution industrielle amorcée au cours du 18ème siècle.

C’est au cours des années 1970 que se manifeste, dans tous les grands pays industriels, une crise du Capital et de la rentabilité capitaliste de très grande ampleur. Elle amorça une nouvelle phase du capitalisme. Cette crise fut, en même temps, une crise des systèmes productifs centrés sur les États nationaux. Les activités de service se développèrent très rapidement au point que l’on parle, dès les années 1960, de révolution tertiaire. C’est autour des années 1975, en Europe occidentale et continentale, que la part des services dans l’emploi total dépasse 50%. En retenant 1970 comme date moyenne de la mutation de l’industrie, on en déduit que le rôle déterminant de ces activités a commencé d’évoluer il y a environ 40 ans, ce qui est peu, même au regard de l’histoire humaine.

b) La deuxième raison tient à ce que, en même temps que s’affirmait la tendance au déclassement de l’industrie dans les pays développés, commençait de s’affirmer, en particulier en Asie, la tendance contraire de mise en valeur de l’industrie dans des proportions inédites. Ce qui se perdait d’un côté aurait été plus que compensé par ce qui se gagnait de l’autre, au point même que, pour certains observateurs, au plan mondial (ce que j’ai déjà mentionné plus haut), l’industrie n’a pas été déclassée au bénéfice de la production non matérielle. Il se serait simplement produit, pour des raisons économico-politiques et dans l’Hémisphère Nord, un double phénomène de dévalorisation industrielle et de valorisation parasitaire des services marchands et non marchands. Ce processus n’aurait aucune signification quant à la place et au rôle de l’industrie. Il serait lié aux circonstances de la rentabilité capitaliste et non à l’essence de l’industrie.

c) La troisième raison résulterait de ce que la production matérielle serait, par définition et le plus souvent, non seulement visible mais tangible. Par contraste, la production non matérielle, bien que les effets en soient visibles si l’on y prête attention, est qualifiée, à tort mais c’est ainsi, d’immatérielle. Cela semble d’ailleurs correspondre à la réalité. Au plan du commerce extérieur, par exemple, 80% des échanges sont des échanges de biens. La matérialité des biens apparaît comme étant toujours la base de la vie sociale mondiale alors que l’information et la communication, plus généralement « l’immatériel », en seraient des éléments certes importants mais de second ordre.

d) La quatrième raison tient, selon moi, à ce que les économies des pays développés comparées à celles des pays émergents ont, certes, atteint un niveau de grande aisance, mais qu’elles n’ont pas atteint le seuil de l’abondance [3]. Les activités sont donc toujours soumises aux lois du marché, de la valeur marchande. Contrairement à ce que l’on entend parfois, à savoir que le problème actuel ne serait plus celui de la production mais seulement celui de la répartition et de la consommation finale, il faut toujours produire. Or la production coûte.

Je dirai même que, compte tenu des destructions industrielles engendrées par la gestion capitaliste des dernières décennies, produire devrait coûter « encore plus », car d’énormes défaillances ont été accumulées.

Au total, la production matérielle (à laquelle on peut ajouter les services individualisables et à finalité individuelle ou d’entreprises) procède toujours de choix alternatifs tout en relevant des structures de propriété privée. Il s’en suit qu’elle est valorisée monétairement. Cette valorisation marchande est prolongée par la distribution de revenus monétaires (salaires et profits) en sorte que toute l’activité (celle aussi bien de la production matérielle que de la production non matérielle à finalité collective) est évaluée de façon marchande.

Certes, la production non matérielle à finalité collective est évaluée monétairement de manière très particulière. Les services à finalité collective étant gérée de façon non marchande, leurs résultats ne sont pas vendus sur le marché. Ces derniers n’en donnent pas moins lieu à une évaluation monétaire, non pas en tant que produits vendus mais en tant que coûts de production.

L’administration, théoriquement, ne vend pas ses produits. Mais elle achète des moyens de production et du travail ainsi que des forces de travail. La production non marchande est évaluée par convention (puisque cette production n’est pas vendue sur le marché), par la valeur de la consommation de capital fixe et des salaires dépensés pour réaliser cette activité. Elle est, en théorie, financée par l’impôt prélevé sur la valeur marchande de la production matérielle.

Si je caricature mon raisonnement, je dirai que,

1) dans la phase actuelle et dans le degré de complexité atteint au cours de cette phase du capitalisme, les activités de services collectifs, ou de production non matérielle collective, par exemple la recherche, l’éducation, sont désormais déterminantes.

2) Comme elles sont collectives elles sont gérées de façon non marchande (État au sens large), sans plus-value et sans profit.

3) Ces activités déterminantes (des valeurs d’usage) sont en rapport avec ce qu’elles déterminent, la production matérielle. Or nous sommes toujours dans un univers de relative rareté, même si la productivité est élevée. Par conséquent la production matérielle est sans doute déterminée mais elle est aussi marchande.

4) Par l’intermédiaire de la production matérielle marchande, c’est toute la société qui fonctionne selon la loi de la valeur marchande. Les dépenses publiques ne sont pas évaluées en valeur d’usage, elles le sont en valeur.

Tout cela peut être visualisé par le schéma suivant :

JPEG

En résumé, puisque la sphère de la production matérielle est marchande (« marchande capitaliste »), c’est elle qui fournit la valeur pour tout l’ensemble. Elle finance le capital public et les salaires publics. Les salariés de la PM demeurent au cœur de l’exploitation, comme avant, à l’époque du capitalisme industriel simple, bien que leur activité soit maintenant déterminée par la sphère de la PNM (qui fonctionne selon la loi de la valeur bien que ne produisant pas de marchandises).

Les salariés de la PNM sont également exploités, mais d’une autre façon, par contraction de l’activité publique totale, par contraction de la masse salariale publique, par intensification du travail à masse salariale constante.

Celles et ceux qui ont déjà travaillé sur des schémas de reproduction peuvent faire la comparaison avec ce qui est présenté ici. Dans les schémas version Marx ou Lénine, l’attention est portée sur les deux secteurs suivants :

1) la production des biens de consommation finale ;

2) la production des biens de production.

Cette distinction est toujours opérationnelle, évidemment. Mais dans un résumé simplifié des schémas contemporains de la reproduction, on peut distinguer

1) la sphère de la production matérielle. Dans cette sphère on peut ranger toutes les activités (services ou pas) qui fonctionnent selon le critère de la productivité du travail et de la valeur marchande, avec salaires et profits. Une analyse interne à cette sphère conduit à reprendre les schémas de la reproduction étudiés par Marx.

2) la sphère de la production non matérielle collective, non marchande et cependant estimée en valeur monétaire. La valeur de sa production est uniquement composée de dépenses en salaires et en capital. Mais n’étant pas vendue, la valeur marchande en est inconnue, par définition, de même que le profit.

A mon avis, cette représentation, qui intègre évidemment la révolution informationnelle, mais sans la sur-dimensionner dans ses effets économiques, rend compte

1) d’une réalité sociale définie par la combativité ouvrière, que l’on observe,

2) par l’exploitation qu’elle subit dans le cadre de la mondialisation capitaliste,

3) mais elle rend compte aussi du rôle nouveau des classes sociales de la PNM, ainsi que

4) des phénomènes d’exploitation qu’elles peuvent subir.

Jean-Claude Delaunay

Voir en ligne : lien vers la première partie...

[1J’ai indiqué que je ne discuterai pas, dans ce texte, des thèses avancées par certains théoriciens de la décroissance. Je voudrais quand même dire que, puisqu’aujourd’hui la connaissance scientifique, l’enseignement et la recherche précèderaient la production matérielle, il vient (selon moi) que ces théoriciens ne s’attaquent pas seulement aux pulsions de la consommation finale. Ils s’attaquent aussi, et peut-être surtout, à l’activité de connaissance, fondamentale et appliquée. Je crois que ces personnes sont conduites à adopter des positions d’hostilité à la science. Avec l’excuse de lutter contre « le matérialisme de la consommation finale », ils (elles) contribuent à nourrir les idéologies de peur des progrès de la connaissance et de la recherche scientifique. Ils (elles) se réjouissent de la préservation de ce que certaines cultures peuvent contenir de réactionnaire.

[2L’inversion du mouvement de l’accumulation ne signifie évidemment pas que le crédit puisse être distribué sans limite. A l’émission de crédit (de valeur sous forme monnaie) doit correspondre une quantité de valeur produite et réellement transformable en monnaie.

[3Dans le célèbre Fragment sur les Machines, publié dans les Grundrïsse, Marx donne une définition quantitative du moment où l’abondance fait la loi. C’est le moment où la productivité du travail et des moyens de production est si élevée que la loi de la valeur n’a plus de sens. Le numérateur (la quantité de travail total) est fini alors que le dénominateur (la quantité de produits) est infini. La valeur unitaire est proche de zéro. Le marché n’a plus de sens.

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