Le dilemme de Poutine, par Mike Whitney

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« La dernière décennie du XXème siècle a connu un changement tectonique dans les affaires mondiales. Pour la première fois, une puissance non-eurasienne a émergé, non seulement comme un arbitre clé des relations de pouvoir en Eurasie, mais aussi comme pouvoir suprême dans le monde » (p. xiii).

« Maintenant, une puissance non-eurasienne est devenue prééminente en Eurasie. Et la primauté mondiale de l’Amérique dépend directement de la durée et de l’efficacité de sa prépondérance maintenue sur le continent eurasiatique » (p.30),
extraits du livre Le Grand Échiquier : la Primauté Américaine et ses Impératifs Géostratégiques, Zbigniew Brzezinski, Basic Books, 1997.

« On nous avait promis à Munich, après la réunification de l’Allemagne, qu’aucune expansion de l’OTAN n’aura lieu à l’Est. Ensuite, l’OTAN s’est élargie en ajoutant les anciens pays du Pacte de Varsovie, les anciens pays de l’URSS, et j’ai demandé : "Pourquoi faites-vous cela ?" Et ils m’ont répondu : "Ce n’est pas votre affaire" », le président russe, Vladimir Poutine, conférence de presse à Moscou, avril 2014.

Les États-Unis se trouvent dans une véritable phase de déclaration de guerre avec la Russie. Les décideurs politiques à Washington ont déplacé leur attention depuis le Moyen-Orient vers l’Eurasie, où ils espèrent atteindre la partie la plus ambitieuse du projet impérial : établir des bases d’opérations avancées tout au long du flanc Ouest de la Russie, pour arrêter l’intégration économique entre l’Asie et l’Europe, et pour commencer l’objectif longtemps recherché de démembrer la Fédération de Russie. Tels sont les objectifs de la politique actuelle. Les États-Unis ont l’intention d’étendre leurs bases militaires en Asie centrale, de se saisir des ressources vitales et des corridors de pipelines, et d’encercler la Chine pour pouvoir contrôler sa croissance future. Cette poussière en Ukraine indique que la cloche de départ a déjà sonné et que l’opération est déjà entièrement en cours de déroulement. Comme nous le savons par expérience, Washington va poursuivre sa stratégie sans relâche tout en s’affranchissant de l’opinion publique, du droit international ou de la condamnation des adversaires et des alliés de la même façon. La seule superpuissance du monde n’a nul besoin d’écouter quiconque. Il s’agit d’un droit en soi.

Ce modèle, est bien sûr, infaillible. Il commence avec des sanctions de type doigts moralisateurs qui agitent l’économique et de la rhétorique incendiaire, et puis rapidement, il se transforme en bombardements furtifs, attaques de drones, destruction massive des infrastructures civiles, des millions de réfugiés fuyant les villes et les villages décimés, des escadrons de la mort, du carnage humain en gros, de vastes destructions de l’environnement, et la lame stable en échec ; l’anarchie de l’État… Tout ceci étant accompagné par la répétition fade de la propagande étatique vomie de tous les porte-voix de l’entreprise ; dans les médias occidentaux.

N’est-ce pas la façon dont les choses se sont déjà déroulées en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie ?

En effet, ils l’ont fait. Et maintenant, c’est au tour de Moscou. La survie de Poutine et celle de la Fédération de Russie dépend dans une très large mesure de sa capacité à saisir la nouvelle réalité rapidement et de s’adapter en conséquence. S’il décide d’ignorer les signes avant-coureurs qui sont tant espérés par Washington qui ne saurait être apaisé, ou bien les hommes qui dictent la politique étrangère des États-Unis qui seraient peut-être persuadés d’abandonner le soi-disant « pivot vers l’Asie », il pourrait faire face à la même fin que Saddam Hussein ou Kadhafi. Donc, la première priorité est tout simplement d’accepter le fait que la guerre a commencé. Toutes ses futures décisions politiques doivent provenir de cette connaissance de base.

Alors qu’est-ce que Poutine sait déjà ?
- Il sait que la CIA, le département d’État des États-Unis et les pseudo-ONG américano-financées ont été directement impliqués dans le coup d’État de Kiev.
- Il sait (à partir de messages téléphoniques piratés) que c’était la main de Washington dans le choix des dirigeants de la junte.
- Il sait que la Maison Blanche et l’OTAN ont déjà sapé l’esprit de l’accord de Genève de vendredi en menaçant d’intensifier les sanctions économiques et en prévoyant de transférer davantage d’actifs militaires aux pays baltes, ainsi que 10.000 troupes terrestres américaines en Pologne et des navires de guerre américains supplémentaires en Mer Noire.
- Il sait que des décideurs politiques de haut rang des États-Unis l’ont diabolisé dans les médias en tant que nouvel Hitler, un surnom qui est immanquablement connoté d’objectifs d’agression par Washington.
- Et il sait aussi que l’équipe Obama grouille de néo-cons sanguinaires et de guerriers froids récalcitrants qui n’ont jamais abandonné l’idée de faire éclater la Russie en petits morceaux, de pouvoir piller ses ressources, et d’installer une marionnette des États-Unis à Moscou.

À cette fin, les médias occidentaux ont façonné un récit absurde en prétendant que la Crimée fait partie d’un plan « diabolique » de Poutine pour reconstruire l’Union soviétique et revenir aux jours de gloire de l’Empire russe. Bien qu’il n’y ait aucun point à réfuter dans cette allégation risible, il convient de noter que de nombreux journalistes ont contesté l’exubérance des médias en analysant la couverture de propagande gérée par l’Etat. Voilà comment Robert Parry l’a résumé dans un article récent :

« Au cours de mes quatre plus grandes décennies dans le journalisme, je n’ai jamais assisté à un tel spectacle de partialité et de tromperie aussi élaboré par les plus grands médias d’actualité grand public des États-Unis. Même à l’époque de Ronald Reagan… il y avait plus d’indépendance dans les principaux organes de presse. Il y a eu aussi beaucoup de bousculades des médias au large de la falaise de la réalité pendant la guerre du Golfe Persique de George HW Bush et de la guerre en Irak de George W. Bush, qui ont tous deux été manifestement coutumiers de fausses allégations qui ont pu être si facilement avalées par les grands organes de presse américains.

Mais il y a quelque chose de tout à fait orwellien dans la couverture actuelle de la crise en Ukraine, y compris le fait d’accuser les autres de "propagande" quand leurs explications… se révèlent beaucoup plus honnêtes et plus précises que ce que le corps de presse tout entier des États-Unis a mis en production... La désinvolture de cette propagande… n’est pas seulement du journalisme de la honte, mais c’est aussi particulièrement imprudent de malversation au péril de la vie de nombreux ukrainiens et de l’avenir de la planète. » ("Ukraine, à travers le miroir des États-Unis", Robert Parry, SmirkingChimp).

Malheureusement, le brouillard de la propagande générée par l’État permet de maintenir le public en grande partie dans l’obscurité sur les motifs réels du conflit actuel, ainsi que l’histoire sordide de l’hostilité américaine envers la Russie. Voici un court texte de présentation d’un article paru sur le site World Socialist Web Site qui aide à couper à travers la BS et qui fournit un peu plus d’éclairage sur ce qui se passe réellement :

« Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée à la fin de 1991, Dick (Cheney) voulait obtenir non seulement le démantèlement de l’Union soviétique et de l’empire russe, mais celui de la Russie elle-même, de sorte qu’elle ne puisse plus jamais constituer à nouveau une menace pour le reste du monde », écrit l’ancien secrétaire à la Défense, Robert Gates, des États-Unis, dans ses mémoires récemment publiées. Gates faisait allusion à l’époque où Dick Cheney était ministre de la Défense, et plus tard vice-président américain.

Ces déclarations éclairent sous un jour nouveau les dimensions géopolitiques du putsch récent en Ukraine.

Ce qui est en jeu, ce ne sont pas tant de simples questions de nationalité, et encore moins la lutte contre la corruption et pour la démocratie, mais bien au contraire une lutte internationale pour le pouvoir et l’influence qui remonte à un quart de siècle. ("Les dimensions géopolitiques du coup d’état en Ukraine", Peter Schwarz, World Socialist Web Site).

Le Conseiller en Sécurité Nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, constitue bien le principal architecte de la politique actuelle. Dans son désormais classique « Le Grand Échiquier… La suprématie américaine et ses impératifs géostratégiques », Brzezinski argumente que les États-Unis ont un besoin vital de devoir contrôler la masse continentale de l’Eurasie et d’en repousser ses rivaux potentiels, afin de maintenir sa position dominante en tant que seule et unique superpuissance au monde. Les critiques affirment que ce livre est un modèle pour une dictature mondiale, une revendication qui est bien difficile à contester étant donné l’accent particulièrement maniaque de Brzezinski sur ce qu’il qualifie « de la suprématie mondiale de l’Amérique ». Voici quelques extraits du texte qui éclairent bien les réflexions de l’auteur sur l’expansion US en Asie :

« L’Amérique est maintenant la seule superpuissance mondiale, et l’Eurasie devient l’arène centrale du globe. Par conséquent, ce qui va se passer tout autour de la distribution de l’énergie sur le continent eurasien sera d’une importance décisive pour la primauté mondiale de l’Amérique et de l’héritage historique de l’Amérique. » (p.194).

« Il s’ensuit que l’intérêt principal de l’Amérique est d’aider à s’assurer qu’aucune puissance unique ne soit en mesure de contrôler cet espace géopolitique et que la communauté internationale n’aura aucune entrave à son accès financier et économique » (p.148)…

« La consommation d’énergie dans le monde est appelée à augmenter considérablement au cours des deux ou trois prochaines décennies. Selon les estimations du Département de l’Énergie des États-Unis, ils s’attendent à ce que la demande mondiale augmente de plus de 50 % entre 1993 et 2015, la hausse la plus significative de la consommation se produisant en Extrême-Orient. La dynamique de développement économique de l’Asie suscite déjà des pressions énormes pour l’exploration et l’exploitation de nouvelles sources d’énergie et les régions de l’Asie centrale et du bassin de la mer Caspienne sont connues pour contenir des réserves de gaz naturel et de pétrole qui éclipsent celles du Koweït, du Golfe du Mexique ou de la mer du Nord. » (p.125)…

« La manière dont l’Amérique gère "l’Eurasie" devient critique. L’Eurasie constitue le plus grand continent du monde et un axe géopolitique. La puissance capable de dominer l’Eurasie contrôlerait deux des trois régions les plus avancées et économiquement productives du monde… Environ 75 % des habitants de la planète vivent en Eurasie, et la plupart de la richesse physique du monde se trouve concentrée là aussi, à la fois dans ses entreprises et dans son sous-sol. L’Eurasie représente environ 60 % du PNB de la planète et environ les trois quarts des ressources énergétiques connues du monde entier » (p.31)…

(Extraits de "Le Grand Échiquier : la primauté américaine et ses impératifs géostratégiques", Zbigniew Brzezinski, Basic Books, 1997)

Pris dans son ensemble, "l’Échiquier" de Brzezinski revient finalement à une stratégie plutôt simple pour gouverner le monde. Tout ce que l’on doit faire, c’est de se saisir de l’approvisionnement énergétique critique et des lignes de transport en commun, d’écraser ses rivaux potentiels, et de subvertir les coalitions régionales, ou encore ce que Brzezinski désigne avec désinvolture, « empêcher les barbares de se mettre ensemble ».

Le plan comporte cependant des risques considérables, (la Russie détient pas mal d’armes nucléaires, après tout…), mais les risques sont largement compensés par la perspective de domination mondiale incontestée pour un avenir prévisible.

Le problème avec la politique de Washington en Ukraine, c’est qu’elle laisse très peu d’options à Poutine.

S’il déploie des troupes pour défendre l’ethnie russophone à l’Est, alors Obama va immédiatement exiger des sanctions économiques supplémentaires, une zone "d’exclusion aérienne", le déploiement de l’OTAN, et la coupure du gaz naturel et des produits pétroliers en Europe.

D’un autre côté, si Poutine ne fait rien, alors les attaques contre les personnes russophones en Ukraine (comme la fusillade de dimanche à un poste de contrôle de l’Est avec trois morts) vont s’intensifier et les États-Unis vont fournir un soutien logistique militaire en secret aux extrémistes néo-nazis du ministère de l’Intérieur, tout comme ils l’ont déjà fait avec les terroristes djihadistes en Syrie et en Libye. Cela va entraîner l’Ukraine dans une guerre civile dévastatrice qui pourrait endommager l’économie de la Russie et saper la sécurité nationale.

Quelle que soit l’option que vous pouvez envisager, la Russie perd dans tous les cas.

Le journaliste David Paul a résumé la situation dans un article du Huffington Post intitulé « Oubliez le baratin, Poutine tient une main perdante ». Il a expliqué :

« La formulation stratégique de Brzezinski est conçue pour améliorer la puissance américaine dans la région sur le long terme, et que Poutine arrive à trouver un moyen de se retirer ou bien qu’il choisisse d’envahir n’a finalement aucune importance. Quel que soit le choix que fait Poutine… en fin de compte il va servir les intérêts de l’Amérique, même si une guerre civile ukrainienne et une crise de l’énergie en Europe doivent faire partie du prix à l’arrivée. » (Huffington Post)

C’est tout le dilemme de Poutine, qui consiste à tenter de choisir le chemin qui est le moins susceptible d’aggraver la situation et de plonger plus profondément l’Ukraine dans l’abîme.

Pour l’instant, le choix semble évident, c’est juste qu’il faut tout simplement s’asseoir bien à l’abri, résister à la tentation de s’impliquer, et ne rien faire d’irréfléchi. Finalement, cette retenue pourra être considérée comme de la force et non plus de la faiblesse et il sera en mesure de jouer un rôle plus constructif en conduisant l’Ukraine vers la paix et la sécurité.

par Mike Whitneyhttp://www.counterpunch.org/2014/04/23/putins-dilemma/ – Traduction Libre © Didier ARNAUD

Mike Whitney vit dans l’État de Washington. Il est un contributeur à "Espoir : Barack Obama et sa politique de l’Illusion" (AK Press). Espoir est également disponible dans une édition Kindle. Mike Whitney peut être contacté à fergiewhitney@msn.com.

Voir en ligne : http://www.les-crises.fr/reprise-le-dilemme-de-poutine/

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