Pour mieux comprendre les mécanismes financiers de la dette dans l’Union européenne Interview d’Eric Toussaint par le CADTM

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Cet article nous fait pénétrer dans le dédale des mécanismes financiers internationaux ; c’est donc loin d’être inutile, même si l’on peut s’y perdre par moment. En tous cas, l’interviewé y met du sien pour être le plus clair possible. On peut ainsi apprendre, comme nous le démontrait Marx il y a quelques décennies, que la dette est une immense escroquerie chargée de faire plier les populations, en tous cas, de nos jours, pour récupérer encore un peu plus de la plus-value qui a pu échapper aux capitalistes à une époque où le rapport de force leur était défavorable.

L’auteur utilise par moments des mots qui sonnent bien le réformisme - "néo-libéralisme", "réformer l’UE"... Sachant qu’il est membre d’Attac qui se présente officiellement comme le "mouvement citoyen qui combat les racines d’un mal qui ronge notre société, l’hégémonie de la finance sur nos vies" oubliant que la finance n’est qu’un partie d’un tout, le capitalisme, cela s’explique. Néanmoins, cet article est intéressant en ce qu’il nous livre les bonnes définitions et qu’il décortique parfaitement les mécanismes financiers que l’on subit. Cela est fondamental pour nous aider à comprendre et donc pour la poursuite de l’action.

Pascal Brula


Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne

En juillet-août 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde) a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise. L’interview permet également de présenter un certain nombre d’alternatives.

CADTM : Est-il vrai que la Grèce doit promettre au marché un taux d’intérêt d’environ 15% pour pouvoir emprunter pour une durée de 10 ans ?

Eric Toussaint : Oui, c’est vrai, les marchés ne sont disposés à acheter des titres que voudrait émettre la Grèce pour une durée de 10 ans qu’à condition qu’elle s’engage à payer de tels taux exorbitants.

CADTM : La Grèce emprunte-t-elle à 10 ans dans de telles conditions ?

Eric Toussaint : Non, la Grèce ne peut pas se permettre de verser un tel intérêt. Cela lui coûterait beaucoup trop cher. Or, presque tous les jours, on peut lire tant dans la presse traditionnelle que dans des médias alternatifs (par ailleurs très utiles pour se faire une opinion critique) que la Grèce doit emprunter à 15% ou plus.

En réalité, depuis que la crise a éclaté au printemps 2010, la Grèce n’emprunte sur les marchés qu’à 3 mois, 6 mois ou maximum 1 an, en versant un taux d’intérêt qui varie selon les émissions entre 4% et 5% [1]. Il faut savoir que, avant que les attaques spéculatives ne commencent contre la Grèce, celle-ci pouvait emprunter à des taux très avantageux tant les banquiers surtout, mais aussi d’autres investisseurs institutionnels (les assurances, les fonds de pension) -que l’on appelle dans le jargon, les zinzins- étaient empressés de lui prêter de l’argent.

C’est ainsi que le 13 octobre 2009, elle a émis des titres du Trésor (T-Bills) à 3 mois avec un rendement (yield) très bas : 0,35%. Le même jour, elle a réalisé une autre émission, celle de titres à 6 mois avec un taux de 0,59%. Sept jours plus tard, le 20 octobre 2009, elle a émis des titres à un an à un taux de 0,94% [2]. On était à moins de six mois de l’éclatement de la crise grecque. Les agences de notation attribuaient une très bonne cote à la Grèce et aux banques qui lui prêtaient à tour de bras. Dix mois plus tard, pour émettre des titres à 6 mois, elle a dû octroyer un rendement de 4,65% (c-à-d 8 fois plus). C’est un changement fondamental de circonstances.

Encore une précision importante pour indiquer la responsabilité des banques : en 2008, elles exigeaient de la Grèce un rendement plus élevé qu’en 2009. Par exemple, en juin-juillet-août 2008, alors qu’on n’avait pas encore connu le choc produit par la faillite de Lehman Brothers, les taux étaient quatre fois plus élevés qu’en octobre 2009. Au 4e trimestre 2009, en passant au-dessous de 1%, les taux ont atteint leur niveau le plus bas [3]. Ce qui peut paraître irrationnel, car il n’est pas normal pour une banque privée d’abaisser les taux d’intérêts dans un contexte de crise internationale majeure et à l’égard d’un pays comme la Grèce qui s’endette très rapidement, est logique du point de vue d’un banquier qui cherche un maximum de profit immédiat en étant persuadé qu’en cas de problème, les autorités publiques lui viendront en aide. Après la faillite de Lehman Brothers, les gouvernements des États-Unis et d’Europe ont déversé d’énormes liquidités pour sauver les banques et pour relancer le crédit et l’activité économique. Les banquiers ont saisi cette manne de capitaux pour les prêter dans l’UE à des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, en étant convaincus qu’en cas de problème, la Banque centrale européenne (BCE) et la Commission européenne (CE) leur viendraient en aide. De leur point de vue, ils ont eu raison.

CADTM : Tu veux dire que les banques privées, en prêtant à bas taux d’intérêt, ont contribué activement à pousser la Grèce dans le piège d’un endettement insoutenable, puis ont exigé des taux beaucoup plus élevés qui ont empêché la Grèce de pouvoir emprunter au-delà d’une durée d’un an ?

Eric Toussaint : Oui, c’est bien cela. Je ne parle pas d’un complot à proprement parler, mais il est indéniable que les banques ont jeté littéralement des capitaux à la figure de pays comme la Grèce (y compris en baissant les taux d’intérêt qu’elles exigeaient) tellement à leurs yeux l’argent qu’elles recevaient massivement des pouvoirs publics devait trouver une destination en termes de prêts aux États de la zone euro. Il faut se rappeler que voici à peine trois ans, les États sont apparus comme les acteurs les plus fiables tandis que le doute régnait quant à la capacité des entreprises privées de tenir leurs engagements et de rembourser leurs dettes.

Pour reprendre l’exemple concret mentionné plus haut, lorsque le 20 octobre 2009 le gouvernement grec a vendu des T-Bills à 3 mois avec un rendement de 0,35%, il cherchait à réunir la somme de 1 500 millions d’euros. Les banquiers et autres zinzins ont proposé près de 5 fois cette somme, soit 7 040 millions. Finalement, le gouvernement a décidé d’emprunter 2 400 millions. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les banquiers ont jeté les capitaux à la figure de la Grèce.

Revenons sur les séquences de l’augmentation des prêts des banquiers d’Europe occidentale à la Grèce au cours de la période 2005-2009. Les banques des pays de l’ouest européen ont augmenté leurs prêts à la Grèce (tant au secteur public que privé) une première fois entre décembre 2005 et mars 2007 (pendant cette période, le volume des prêts a augmenté de 50%, passant d’un peu moins de 80 milliards à 120 milliards de dollars). Bien que la crise des subprimes avait éclaté aux États-Unis, les prêts ont de nouveau augmenté fortement (+33%) entre juin 2007 et l’été 2008 (passant de 120 à 160 milliards de dollars), puis ils se sont maintenus à un niveau très élevé (environ 120 milliards de dollars). Cela signifie que les banques privées d’Europe occidentale ont utilisé l’argent que leur prêtaient massivement et à bas coût la Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre, la Réserve fédérale des Etats-Unis et les money market funds des États-Unis (voir plus loin) pour augmenter leurs prêts à des pays comme la Grèce [4] sans aucune considération pour les risques. Les banques privées ont donc une très lourde part de responsabilité dans l’endettement excessif de la Grèce. Les banques privées grecques ont également prêté énormément d’argent aux pouvoirs publics et au secteur privé. Elles ont aussi une part importante de responsabilité. Les dettes réclamées par les banques étrangères et grecques à la Grèce en conséquence de leur politique complètement aventureuse, sont frappées selon moi d’illégitimité.

CADTM : Tu dis que depuis que la crise s’est déclenchée en mai 2010, la Grèce n’emprunte plus sur les marchés pour une période de 10 ans. Alors que signifie le fait que les marchés exigent un rendement d’environ 15% ou + sur les titres à 10 ans de la Grèce [5] ?

Eric Toussaint : Cela influence le prix de vente des anciens titres de la dette grecque qui s’échangent sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré.

A cela, il faut ajouter une autre conséquence, beaucoup plus importante. Cela met la Grèce devant le choix entre deux options :

a) se résigner et continuer à se tourner vers la troïka (FMI, Banque centrale européenne, Commission européenne) afin d’obtenir des financements à long terme (10-15-30 ans) en passant sous les fourches caudines de celle-ci ;

b) refuser les diktats des marchés et de la troïka en suspendant le paiement et en entamant un audit afin de répudier la part illégitime de la dette.

CADTM : Avant d’aborder le choix entre ces deux options, continuons à déblayer le terrain : qu’est-ce que le marché secondaire ?

Eric Toussaint : Comme pour les voitures usagées, il existe un marché d’occasion pour les dettes.

Les zinzins et les fonds spéculatifs (hedge funds) achètent ou vendent les titres usagés sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré. Les zinzins sont de loin les principaux acteurs.

La dernière fois que la Grèce a émis des titres pour une durée de 10 ans, c’était le 11 mars 2010, avant le début des attaques spéculatives et l’intervention de la troïka. En mars 2010, pour obtenir 5 milliards d’euros, elle s’est engagée à verser un intérêt de 6,25% chaque année jusqu’en 2020. Cette année-là, elle devra rembourser le capital emprunté. Depuis lors, comme nous l’avons vu, elle n’emprunte plus à 10 ans sur les marchés car les taux ont explosé. Quand on nous annonce que le taux à 10 ans s’élève à 14,86% (c’était le cas le 8 août 2011 où le taux grec à 10 ans est repassé en-dessous de 15% suite à l’intervention de la BCE, après avoir atteint 18%), cela donne une indication sur le prix auquel s’échangent les titres à 10 ans sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré.

Les zinzins qui ont acheté ces titres en mars 2010 cherchent à s’en défaire sur le marché d’occasion de la dette car ces titres sont devenus à haut risque vu la possibilité que la Grèce se trouve dans l’incapacité de rembourser la valeur de ces titres à l’échéance prévue.

CADTM : Concrètement, dans le cas des titres à 10 ans émis par la Grèce, comment se fixe le prix d’occasion ?

Eric Toussaint : Le tableau suivant doit permettre de comprendre ce que signifie dans la pratique l’annonce que le taux grec à 10 ans s’élève à 14,86%. Prenons un exemple concret, admettons qu’une banque ait acheté des titres grecs en mars 2010 pour une valeur de 500 millions d’euros. Imaginons que chaque titre vaut 1000 euros. La banque recevra donc chaque année une rémunération de 62,5 € (c-à-d 6,25% de 1000 €) pour chaque titre de 1000 €. On dira dans le jargon du marché des titres de la dette, qu’un titre donne droit à un coupon de 62,5 €. Nous sommes en 2011, aujourd’hui les titres émis à 10 ans par la Grèce en mars 2010 sont considérés comme à haut risque car il n’est pas sûr du tout que la Grèce saura rembourser l’entièreté du capital emprunté en 2020. Donc, des banques qui ont beaucoup de titres grecs comme BNP Paribas (qui en juillet 2011 en détenait encore pour 5 milliards d’€), Dexia (qui en détenait pour 3,5 milliards €), Commerzbank (3 milliards €), Generali (3 milliards €), la Société Générale (2,7 milliards €), Royal Bank of Scotland, Allianz ou des banques grecques revendent leurs titres sur le marché secondaire car elles ont trop d’actifs douteux, pourris (junk bonds) ou carrément toxiques dans leurs bilans. Pour tenter de rassurer à la fois leurs actionnaires (pour qu’ils ne vendent pas à la bourse leurs actions), leurs clients qui y ont déposé leur épargne (pour qu’ils ne la retirent pas) et les autorités européennes, elles doivent se défaire d’un maximum de titres grecs alors qu’elles s’en sont gavées jusqu’en mars 2010. A quel prix peuvent-elles trouver acquéreurs ? C’est là que le taux de 14,86% joue un rôle. Les fonds spéculatifs et autres fonds vautours qui sont prêts à racheter des titres grecs émis en mars 2010 veulent un rendement de 14,86%. S’ils achètent des titres qui rapportent 62,5€, il faut que cette somme corresponde à 14,86% de leur prix d’achat, soit 420,50€. Bref, ils seront prêts à acheter des titres grecs si leurs détenteurs sont prêts à se contenter de ce prix.

Valeur nominale du titre à 10 ans émis par la Grèce le 11 mars 2010 Taux d’intérêt le 11 mars 2010 Valeur du coupon versé chaque année au détenteur d’un titre de 1000€ Prix du titre sur le marché secondaire le 8 août 2011 Rémunération effective à la date du 8 août 2011 (Yield) si l’acheteur a acheté un titre de 1000€ pour le prix de 420,50€
Exemple 1000,00 € 6,25 % 62,5 € 420,50 € 14,86 %

En résumé : l’acheteur n’acceptera de payer que 420,50 € pour un titre de 1000€ s’il veut obtenir un taux d’intérêt réel de 14,86%. A ce prix-là, les banquiers cités plus haut ne sont pas facilement disposés à vendre.

CADTM : Tu dis que les zinzins revendent les titres grecs. As-tu une idée de l’ampleur des volumes dont ils se sont défaits ?

Eric Toussaint : Cherchant à réduire les risques pris, les banques françaises ont diminué en 2010 leur exposition en Grèce, qui a fondu de 44 %, passant de 27 à 15 milliards de dollars. Les banques allemandes ont opéré un mouvement similaire : leur exposition directe a baissé de 60% entre mai 2010 et février 2011, passant de 16 à 10 milliards d’euros. En 2011, ce mouvement de retraite s’est encore amplifié.

CADTM : Que fait la Banque centrale européenne à ce propos ?

Eric Toussaint : La BCE se met totalement au service des intérêts des banquiers.

CADTM : Comment ?

Eric Toussaint : En rachetant elle-même des titres grecs sur le marché secondaire. La BCE achète aux banques privées qui veulent s’en défaire des titres de la dette grecque avec une décote qui tourne autour de 20%. Elle paie autour de 800 € pour acquérir un titre qui valait 1000 € au moment de l’émission. Or, comme le montre le tableau précédent, ces titres valent beaucoup moins que cela sur le marché secondaire ou sur le marché de gré à gré. Vous pouvez imaginer pourquoi les banques apprécient vivement que la BCE leur offre 800 € au lieu du prix du marché. Ceci dit, c’est un nouvel exemple du fossé énorme qui sépare les pratiques des banquiers privés ainsi que des dirigeants européens de leur rhétorique sur la nécessité de laisser opérer librement les forces du marché pour fixer un prix.

CADTM : Le 8 août 2011, la BCE a commencé à racheter des titres des États européens en difficulté. Quelle est ton opinion ?

Eric Toussaint : Première précision très importante, les médias ont annoncé que la BCE recommençait à acheter des titres sans préciser que ces achats de titres des États en difficulté se ferait, comme d’habitude, uniquement sur le marché secondaire.

La BCE n’achète pas des titres de la dette grecque directement au gouvernement grec, elle les achète aux banques sur le marché secondaire. C’est pour cela que les banques ont exprimé leur contentement le 8 août 2011.

En effet, entre mars 2011 et le 8 août 2011, la BCE, d’après ses propres déclarations, n’avait plus acheté de titres sur le marché secondaire. Cela mécontentait les banques car, comme elles cherchaient à se défaire des titres grecs et d’autres titres d’Etats en difficulté, elles ont dû vendre, pendant cette période, au rabais sur le marché secondaire à des prix vraiment cassés. La plupart d’entre elles en ont vendu très peu comme les prix étaient très bas [6]. C’est pour cela qu’elles ont mis la pression sur la BCE pour qu’elle recommence à acheter.

CADTM : Le retour de la BCE sur le marché secondaire fait remonter le prix des titres grecs, c’est cela ?

Eric Toussaint : Oui, mais cela a été momentané et le plus important, c’est que la BCE achète nettement au-dessus du prix du marché et en très grosse quantité. Entre mai 2010 et mars 2011, la BCE a acheté pour 66 milliards d’euros de titres grecs aux banquiers et aux autres zinzins. Entre le 8 et le 12 août 2011, donc en 5 jours, elle a acheté pour 22 milliards d’euros de titres grecs, irlandais, portugais, espagnols et italiens. La semaine suivante, elle en a encore acheté pour 14 milliards d’euros. On ne connaît pas la part exacte des titres grecs mais on voit bien que la BCE a acheté massivement. Ce qui est certain, c’est que les rachats de titre par la BCE permet aux zinzins de spéculer et d’engranger des profits juteux.

En effet, les banques peuvent racheter des titres sur le marché secondaire ou beaucoup plus discrètement sur le marché de gré à gré qui échappe à tout contrôle à des prix cassés (42,5% de leur valeur dans les jours qui ont suivi le 8 août 2011 et encore moins quelques semaines plus tard) et les revendre à la BCE à 80%. Le volume de ce type d’opérations auquel les banques peuvent se livrer est peut-être marginal, il est difficile d’avoir une idée précise là-dessus. Il n’en reste pas moins qu’il est très rentable et je vois mal la BCE ou les autorités des marchés être capables, si elles en ont la volonté, de l’empêcher.

Il faut savoir que les opérations sur le marché secondaire sont peu réglementées. Mais surtout, à côté du marché secondaire, il y a le marché de gré à gré (en anglais, OTC pour Over The Counter) complètement non contrôlé par les pouvoirs publics. Très régulièrement, des ventes et des achats de titres de la dette se réalisent via ce qu’on appelle « les ventes à découvert », c’est-à-dire qu’un acheteur, par exemple une banque, peut acquérir des titres pour des dizaines de millions d’euros sans payer au moment de la réception des titres en question.

Concrètement, l’acheteur promet de payer, il acquiert des titres, les revend ensuite et c’est avec le produit de cette revente qu’il va régler l’addition, preuve qu’il n’achète pas pour l’usufruit du bien mais pour revendre tout de suite et faire un bénéfice maximum (spéculation).

Évidemment, s’il n’arrive pas à revendre ces titres à un bon prix ou n’arrive pas à les revendre du tout, il aura des problèmes pour payer l’addition. Cela peut provoquer un krach car ce sont des montants astronomiques qui sont en jeu dans la mesure où des centaines de zinzins interviennent chacun pour des montants tout à fait considérables. Les transactions sur les titres de la dette publique des États en difficulté portent au total sur des dizaines, voire des centaines, de milliards d’euros sur un marché libéralisé.

CADTM : Pourquoi la BCE n’achète-t-elle pas directement aux États qui émettent les titres au lieu de passer par les marchés secondaires ?

Eric Toussaint : Parce que les gouvernements qui l’ont créée voulaient réserver pour le secteur privé le monopole du crédit à l’égard des pouvoirs publics. Ses statuts ainsi que le Traité de Lisbonne lui interdisent, tout comme aux Banques centrales de l’Union européenne, de prêter directement aux États.

Elle prête donc aux banques privées qui à leur tour avec d’autres zinzins prêtent aux États.

Comme je l’ai indiqué plus haut, les banques françaises, allemandes et d’autres pays ont revendu massivement en 2010 et au premier trimestre 2011, des titres grecs. La BCE a été le principal acheteur et elle achète au-dessus du prix du marché secondaire [7].

Comme vous le voyez, cela permet toutes sortes de manipulations de la part des banquiers et des autres zinzins car les titres sont au porteur et les marchés libéralisés.

Il est clair que les banques privées mettent la pression sur la BCE afin qu’elle rachète des titres au prix le plus élevé, en disant qu’elles ont besoin de s’en défaire pour assainir leurs bilans et éviter une nouvelle crise bancaire de grande ampleur.

Les mois de juillet et d’août ont été propices à ces chantages et à ces pressions car les Bourses ont connu une baisse de 15% à 25%, selon les cas, entre le 8 juillet et le 18 août 2011. Les cours des actions des banques créancières de la Grèce, les banques françaises en particulier, ont carrément dégringolé.

Paniquée, la BCE a cédé face aux pressions des banquiers et des zinzins, et s’est remise à acheter des titres. Cette intervention de la BCE a sauvé (provisoirement ?) la mise à une série de grandes banques, notamment françaises. Une fois de plus les pouvoirs publics viennent au secours du privé. Mais le scandale concernant l’attitude de la BCE ne s’arrête pas là.

CADTM : Que veux-tu dire ?

Eric Toussaint : C’est très simple. Elle prête à un taux très bas aux banques privées, 1% de mai 2009 à avril 2011, 1,5% aujourd’hui, en demandant aux banques qui reçoivent cet argent de déposer une garantie. Or, ces banques déposent comme garantie des titres (ce qu’on appelle dans le jargon des « collatéraux ») sur lesquels elles perçoivent, si ce sont des titres grecs, portugais, irlandais…, un intérêt qui varie entre 3,75 et 5% s’il s’agit de titres à moins d’un an (voir plus haut), davantage s’il s’agit de titre à 3, 5, 10 ans…

CADTM : Qu’il y a-t-il de scandaleux à cela ?

Eric Toussaint : Voilà le scandale. Les banques empruntent à du 1% ou 1,5% à la BCE pour prêter à certains États à au moins 3,75%. Une fois qu’elles ont acheté les titres et qu’elles perçoivent cette rémunération, elles font coup double : elles déposent en garantie ces titres, empruntent à nouveau à taux très bas à la BCE et prêtent cet argent à court terme aux États à des taux d’intérêt très élevés.

La BCE leur permet de nouveau de faire de juteux bénéfices.

Ce n’est pas tout, la BCE a modifié à partir de 2009-2010 ses critères de sécurité et de prudence, et accepte que les banques déposent en garantie des titres à haut risque, ce qui encourage évidemment ces banques à prêter n’importe comment puisqu’elles ont la garantie de pouvoir soit revendre ces titres à la BCE soit les y déposer en garantie [8].

Évidemment, il est logique de penser que la BCE devrait agir autrement et prêter directement aux États à 1 ou 1,5%, sans faire les cadeaux qu’elle fait aux banquiers.

CADTM : Oui, mais a-t-elle réellement le choix puisque ses statuts et le Traité de Lisbonne lui interdisent ?

Eric Toussaint : Une série de dispositions du Traité ne sont déjà pas respectées (le ratio dette publique/PIB qui ne peut pas dépasser 60%, le ratio déficit public/PIB qui ne peut excéder 3 %), donc, vu les circonstances, il faut passer outre.

Au-delà, il faut abroger différents traités de l’UE, modifier radicalement les statuts de la BCE et refonder l’Union sur d’autres bases [9]. Mais bien sûr, pour cela, il faut modifier radicalement le rapport de forces par des mobilisations dans la rue.

CADTM : Suite au sommet européen du 21 juillet 2011, on a annoncé que la dette de la Grèce allait être réduite en mettant les banquiers à contribution. Va-t-on dans la bonne direction ?

Eric Toussaint : Non, pas du tout. Ces décisions n’offrent pas de solution favorable aux pays en difficulté. Les décisions du 21 juillet, si jamais elles sont approuvées par les parlements des pays concernés en septembre-octobre 2011, ne font que desserrer un peu le nœud coulant qui étrangle ces pays et surtout leur population.

De plus, dans le cas de la Grèce (viendront ensuite les autres pays), les autorités européennes s’en sont remises aux banquiers largement responsables du désastre pour élaborer un programme fait sur mesure pour défendre leurs intérêts égoïstes. C’est un cartel ad-hoc des principales banques créancières, ayant pris le nom pompeux et trompeur d’Institut de la finance internationale (IIF), qui a rédigé un menu à options qui offre quatre scénarii possibles [10].

Comme l’affirme le Crédit Agricole, une des principales banques françaises (elle possède une banque en Grèce, « Emporiki » [11], gavée de titres grecs), l’IIF s’est inspiré clairement du Plan Brady appliqué au cours des années 1980-1990 pour gérer la crise de la dette de 18 pays émergents (voir plus loin). Les chefs d’Etat, la CE et les banquiers, relayés par les médias, annoncent que cela permettra de réduire la dette de 21%, ce qui est tout bonnement faux. En réalité, au mieux, la réduction pour la Grèce s’élèverait à 13,5 milliards d’euros, c-à-d 4% du stock actuel qui atteint 350 milliards d’euros (et qui continuera de croître dans les années qui viennent). Le chiffre de 21% correspond à la décote que les banquiers acceptent d’appliquer à la valeur des titres grecs qu’ils détiennent. C’est une opération qu’ils réalisent dans leurs livres de compte, c’est très important de le préciser. En effet, cela ne diminue en rien jusqu’ici la facture pour l’Etat grec. D’ailleurs, les banquiers sont tellement heureux que leur proposition ait été acceptée par les chefs d’Etat et la BCE que plusieurs d’entre eux ont annoncé dès la fin du mois de juillet et au début août 2011 qu’ils provisionnaient sur les titres grecs venant à échéance en 2020 des pertes égales à 21%. Par exemple, BNP Paribas a provisionné 534 millions d’euros de pertes, Dexia 377 millions [12]. En faisant cela, ces banques qui jouent un rôle de leader dans l’IIF veulent peser sur les parlements des pays de l’UE afin qu’ils ratifient les accords pris avec les chefs d’Etat et la BCE. De plus, en mettant ces sommes en provisions pour perte, c’est autant qu’elles pourront déduire de leurs bénéfices afin de réduire les impôts. Jusqu’ici, il y a un trublion parmi les grands banquiers : la Royal Bank of Scotland (RBS) s’est retirée de l’IIF et a annoncé qu’elle appliquerait une décote de 50% au lieu de 21% en provisionnant une perte de 733 millions de livres sterling. C’est bien la preuve que la décote de 21% est tout à fait insuffisante. Par ailleurs, selon le Financial Times et le quotidien financier belge L’Écho [13], le Bureau des normes comptables internationales (International Accounting Standards Board, IASB) a fait parvenir une lettre à l’ESMA (Autorité européenne des marchés et valeurs mobilières, European Securities and Markets Authority) qui régule les marchés financiers européens, dans laquelle il met en cause les banques européennes qui appliquent une décote de 21% sur leurs titres grecs quand la valeur de marché (market to market) est de moins de 50%.

CADTM : A propos de l’accord du 21 juillet 2011, on a dit également qu’en ce qui concerne la Grèce, l’Irlande et le Portugal, la durée des prêts de la troïka allait être allongée et que les taux d’intérêt seraient réduits. Qu’en est-il ?

Eric Toussaint : Les autorités européennes ont effectivement annoncé leur intention de réduire de 2 ou 3 points les taux d’intérêt qu’elles exigent de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal [14]. En proclamant qu’elles ramenaient le taux d’intérêt à environ 3,5% pour des crédits à 15 voire 30 ans, elles reconnaissent que les taux qu’elles exigeaient jusqu’ici sont prohibitifs. Elles le font tant est patent le désastre dans lequel elles ont contribué à plonger ces pays et tant le risque de contagion à d’autres pays est fort. Les mesures annoncées par les autorités européennes le 21 juillet 2011 constituent un aveu clair et net de l’« enrichissement sans cause » dont elles sont responsables et du caractère dolosif de leur politique.

CADTM : Qu’est-ce qu’un enrichissement sans cause ?

Eric Toussaint : L’enrichissement sans cause désigne un enrichissement abusif, un gain obtenu par des moyens illégitimes. Cela correspond à un principe général du droit international selon l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice [15]. Des États comme l’Allemagne, la France et l’Autriche empruntent à 2% sur les marchés et prêtent à la Grèce à 5% ou 5,5%, à l’Irlande à 6%. De même, le FMI emprunte à ses membres à bas taux d’intérêt et prête à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal à des taux nettement supérieurs.

CADTM : Qu’est-ce que le caractère dolosif de la politique de la troïka ?

Eric Toussaint : Le dol [16] est une autre notion importante du droit international. Il désigne un comportement condamnable qui consiste à porter préjudice à autrui de manière intentionnelle. Si un État a été amené à conclure un emprunt par la conduite frauduleuse d’un autre État ou d’une organisation internationale ayant participé à la négociation, il peut invoquer le dol comme viciant son consentement à être lié par ledit contrat. Or la troïka profite de la détresse de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal, pour imposer des mesures qui portent atteinte aux droits économiques et sociaux des citoyens de ces pays, qui remettent en cause des conventions collectives, qui constituent une violation de la souveraineté du pays et, dans certain cas, de son ordre constitutionnel. Au début du mois d’août 2011, on a eu la preuve, grâce à certains organes de presse italiens, que la BCE profitait des attaques spéculatives contre ce pays pour exiger de ses autorités qu’elles appliquent le même type de mesures antisociales que la Grèce, l’Irlande et le Portugal. Sans l’engagement des autorités italiennes à réaliser ces mesures, la BCE menaçait de ne pas venir en aide à l’Italie.

Ce que font les membres de la troïka peut être comparé à l’action odieuse d’une personne qui sous prétexte de porter assistance à une personne en danger en profiterait pour aggraver le drame vécu par la personne et en tirer profit. On pourrait aussi considérer qu’il s’agit d’une action délictueuse planifiée en groupe : le FMI, la BCE, la Commission européenne et les gouvernements qui les y poussent. Le fait de s’associer pour planifier et perpétrer un acte condamnable aggrave la responsabilité des agresseurs.

Ce n’est pas tout : les politiques économiques exigées par la troïka ne permettront pas aux pays concernés d’améliorer réellement leur situation. Pendant trois décennies, ce type de politique néfaste a été appliqué, à la demande des grandes entreprises privées, du FMI et des gouvernements des pays les plus industrialisés, dans les pays endettés du Sud ainsi qu’à une série de pays de l’ex-bloc soviétique. Les pays qui ont appliqué cette politique de la manière la plus disciplinée sont passés par des périodes désastreuses. Ceux qui ont refusé les diktats des organismes internationaux et leur doxa néolibérale s’en sont beaucoup mieux sortis. Il faut rappeler cela car il s’agit d’affirmer haut et clair que le résultat des politiques exigées par la troïka et les zinzins est connu d’avance. Aujourd’hui ou dans le futur, ils n’ont et n’auront aucunement le droit d’affirmer qu’ils ne savaient pas quels résultats provoquent leurs politiques. Dès aujourd’hui, les résultats en Grèce sont clairs et nets.

CADTM : Depuis plus d’un an, le CADTM a mis en garde contre une opération de réduction de dette conduite par les créanciers, en l’occurrence la troïka, les banquiers et les autres zinzins. Était-ce justifié ?

Eric Toussaint : Oui, tout à fait. L’opération actuelle est entièrement conduite par les créanciers et répond à leurs intérêts. Comme indiqué plus haut, le plan actuel est une version européenne du plan Brady [17]. Rappelons le contexte dans lequel celui-ci a été mis en place à la fin des années 1980.

Au début de la crise qui a éclaté en 1982, le FMI et les gouvernements des États-Unis, de la Grande Bretagne et d’autres puissances sont venus à la rescousse des banquiers privés du Nord qui avaient pris des risques énormes en prêtant à tour de bras aux pays du Sud, surtout d’Amérique latine (un peu comme dans le secteur des subprimes et à l’égard de pays comme la Grèce, les pays d’Europe de l’Est, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne). Lorsque les pays en développement, à commencer par le Mexique, se sont trouvés au bord de la cessation de paiement, le FMI et les pays membres du Club de Paris leur ont prêté des capitaux à condition qu’ils poursuivent les remboursements à l’égard des banquiers privés du Nord et qu’ils appliquent des plans d’austérité (les fameux plans d’ajustement structurel). Ensuite, comme l’endettement du Sud se poursuivait par l’effet boule de neige, ils ont mis en place le Plan Brady (du nom du secrétaire d’Etat au Trésor étasunien de l’époque) qui a impliqué une restructuration de la dette des principaux pays endettés avec échange de titres. Les pays participants étaient l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Costa Rica, la Côte d’Ivoire, la République dominicaine, l’Equateur, la Jordanie, le Mexique, le Nigeria, le Panama, le Pérou, les Philippines, la Pologne, la Russie, l’Uruguay, le Venezuela et le Vietnam. A l’époque, Nicholas Brady avait annoncé que le volume de la dette serait réduit de 30% (en réalité, la réduction quand elle a existé a été beaucoup plus faible ; dans plusieurs cas, et non des moindres, la dette a même augmenté, voir ci-dessous) et les nouveaux titres (les titres Brady) ont garanti un taux d’intérêt fixe d’environ 6%, ce qui était très favorable aux banquiers. Cela assurait aussi la poursuite des politiques d’austérité sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale. Aujourd’hui, sous d’autres latitudes, la même logique provoque les mêmes désastres.

Il est très intéressant de prendre en compte le jugement émis a posteriori par deux économistes néolibéraux nord-américains bien connus : Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, et Carmen Reinhart, professeur d’université et conseillère du FMI et de la Banque mondiale. Voici ce qu’ils écrivaient en 2009 à propos du Plan Brady. Ils commencent par affirmer : « Parmi les grands épisodes de désendettement, on remarque l’absence des célèbres accords de restructuration Brady conclus dans les années 1990 ».

Ensuite, ils étayent leur constat négatif sur les éléments suivants : « En fait, pour l’Argentine et le Pérou, le ratio dette/PNB était plus élevé trois ans après l’accord Brady que dans l’année précédant la restructuration !

En 2000, sept des dix-sept pays qui avaient entrepris une restructuration de type Brady (Argentine, Brésil, Equateur, Pérou, Philippines, Pologne et Uruguay) présentaient un ratio dette extérieure/PNB plus élevé que trois ans après la restructuration ; fin 2000, le ratio restait plus élevé qu’avant l’accord Brady pour quatre d’entre eux (Argentine, Brésil, Equateur et Pérou).

En 2003, quatre bénéficiaires du plan Brady (Argentine, Côte d’Ivoire, Equateur et Uruguay) avaient à nouveau fait défaut ou restructuré leur dette extérieure.

En 2008, moins de vingt ans après le plan, l’Equateur avait fait défaut deux fois. Quelques autres membres du groupe Brady pourraient suivre » [18].

La version européenne respecte dans les détails le Plan Brady. Dans le cadre de ce plan, les États qui y ont participé ont dû acheter des titres du Trésor des États-Unis à coupon zéro [19] afin de constituer une garantie en cas de non paiement. Le plan européen concocté par les banques, la Commission européenne et la BCE (avec le soutien de la directrice générale du FMI) prévoit quatre options. Pour les trois premières options, la Grèce acquiert, via le Fonds européen de stabilité financière (FESF), des euro-obligations à coupon zéro servant de garantie totale de remboursement du principal des titres émis à trente ans [20].

CADTM : En résumé, quel est ton jugement sur ce plan ?

Eric Toussaint : Ce plan ne permettra pas à la Grèce de s’en sortir valablement pour deux raisons fondamentales : 1. la réduction de dette est totalement insuffisante ; 2. les politiques économiques et sociales appliquées par la Grèce pour répondre aux exigences de la troïka fragiliseront encore un peu plus ce pays. Cela permet de caractériser d’odieux, les nouveaux financements qui seront accordés à la Grèce dans le cadre de ce plan ainsi que les anciennes dettes ainsi restructurées [21].

CADTM : On a dit que la BCE s’était opposée à une forte décote de la dette grecque…

Eric Toussaint : C’est vrai. La BCE est prise au piège de sa propre politique : comme elle a racheté énormément de titres grecs sur le marché secondaire et qu’elle accepte en plus que les banques (grecques notamment) déposent des titres grecs comme garantie des prêts qu’elle leur octroie, l’actif de son bilan est constitué d’une énorme quantité de titres grecs (auxquels s’ajoutent des titres irlandais, portugais, italiens et espagnols). Si une décote de 50 ou de 60% était appliquée aux titres grecs, cela déséquilibrerait son bilan. Ceci dit, c’est parfaitement faisable car il s’agit d’un jeu d’écriture.

Cette opposition de la BCE à accepter une forte décote rencontre une fois de plus les intérêts des banquiers privés qui ne veulent pas non plus accepter une forte dévalorisation de leurs actifs. La BCE a poussé à fond les chefs d’Etat européens et la Commission européenne à renforcer le Fonds européen de stabilité financière afin que ce soit lui qui rachète dorénavant des titres à haut risque. Elle veut se débarrasser au plus vite de cette corvée.

CADTM : Tu n’as pas encore parlé des Credit Default Swaps (CDS)…

Eric Toussaint : Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé dans la première moitié des années 1990 en pleine période de dérèglementation. Credit Default Swap signifie littéralement permutation de l’impayé. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales.
Premièrement, on peut acheter un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’on n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison du voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les victimes du non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un État débiteur important, il est certain que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de l’entreprise nord-américaine AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (en fait elle a été nationalisée par Bush afin d’éviter les conséquences d’une faillite) et la faillite de Lehman Brothers sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développés dans ce secteur.

Le marché des CDS permet toutes sortes de manipulations. J’ai eu l’occasion de suivre de près une tentative de manipulation lorsque j’étais membre de la commission d’audit de la dette publique interne et externe mise en place par le gouvernement équatorien en 2007 et qui a rendu les résultats de ses travaux en septembre 2008. Pendant que nous auditionnions la dette équatorienne et que le président Rafael Correa menaçait les marchés financiers internationaux de mettre fin au remboursement de la partie illégitime de la dette, une société privée nord-américaine Abadie a pris contact avec le gouvernement équatorien afin de lui faire une proposition édifiante. La société proposait au président Correa de laisser entendre qu’il suspendrait le paiement de la dette juste avant la prochaine échéance de paiement trois semaines plus tard. Cela permettrait à cette société de vendre des CDS pour un montant qu’elle évaluait à 300 millions de dollars. Le résultat final devait être le suivant : en réalité, l’Equateur paierait comme prévu ce qu’il devait. Du coup, la société ne devrait pas indemniser les détenteurs de CDS et elle verserait la moitié de la somme au gouvernement équatorien. Elle affirmait que cette opération était totalement sans risque de poursuite car la vente se ferait de gré à gré sans aucun contrôle de la part des autorités nord-américaines. La firme affirmait qu’elle avait déjà réalisé à plusieurs reprises ce genre d’opérations. Finalement, les autorités équatoriennes ont refusé la proposition et ont opté pour une autre stratégie qui a donné de bons résultats.

L’intérêt de cette histoire véridique, c’est de montrer qu’en pratique les émetteurs (et les acheteurs) de CDS peuvent réaliser toutes sortes de manipulations. Il faut rappeler que jusqu’au désastre d’AIG et à la faillite de Lehman Brothers, le FMI, la Réserve fédérale des États-Unis, la BCE ont affirmé à maintes reprises que les CDS étaient un produit nouveau qui offrait d’excellentes garanties contre les risques (voir encadré sur les CDS). Depuis le discours a changé mais rien, absolument rien, n’a été fait pour réglementer. En attendant, les CDS constituent, vu leur ampleur, une terrible bombe à retardement pour le système financier international. En réalité, il faudrait interdire les CDS.

Les autorités monétaires et financières ont encouragé la création de la bombe à retardement constituée par les CDS.

Alan Greenspan, ex-directeur de la Réserve fédérale des États-Unis, écrit en 2007, alors que la crise a éclaté aux États-Unis et s’étend à l’Europe : « Une innovation récente de grande importance a été la création des Credit Default Swap ou CDS. Il s’agit d’un produit dérivé qui transfère le risque de crédit, généralement celui d’un instrument d’endettement, à un tiers, moyennant une prime. La possibilité de bénéficier des revenus d’un prêt tout en transférant ailleurs le risque de crédit a été une manne pour les banques et autres intermédiaires financiers ; en effet, pour obtenir un taux de rendement désiré sur leurs fonds, les banques doivent augmenter leur ratio d’endettement en acceptant en dépôt des obligations et/ou des dettes. La plupart du temps, ces institutions prospèrent en prêtant de l’argent. Mais dans les périodes difficiles, elles encourent des problèmes trop connus de créances douteuses, qui les avaient, par le passé, obligées à réduire leurs prêts. Or cette restriction affaiblit l’activité économique tout entière. Un instrument de marché qui déplace le risque pour ces émetteurs de crédit fortement endettés peut se révéler d’un intérêt critique pour la stabilité économique, surtout dans un contexte mondial. Le CDS fut ainsi inventé pour répondre à ce besoin ; il prit le marché d’assaut. La Banque des règlements internationaux a calculé qu’en 2006, les CDS ont totalisé plus de 20.000 milliards d’équivalents-dollar, alors qu’ils n’étaient que de 6.000 milliards à la fin 2004. La puissance d’amortisseur de cet instrument a été démontrée de façon éclatante entre 1998 et 2001, quand le CDS put répartir les risques de 1.000 milliards de dollars pour des emprunts destinés aux réseaux de télécommunications, alors en expansion rapide. Bien qu’une grande part de ces entreprises eussent fait défaut lors de l’explosion de la bulle Internet, pas une seule des grandes institutions de garantie de prêt ne fut mise en péril. Les pertes furent en dernier recours absorbées par des assureurs fortement capitalisés, par des fonds de pension et autres, qui avaient été les principaux fournisseurs des garanties de défaut de crédit. Tous furent en mesure d’absorber le choc. Il n’y eut donc pas de répétition des défauts en cascade des précédentes époques [22] ».

Quant au FMI en 2007, il déclare à propos de la santé des États-Unis et notamment des CDS appelés "les nouveaux marchés de transfert des risques" : « Bien qu’il n’y ait pas de place pour la complaisance, il semble que l’innovation ait épaulé la solidité du système financier. Les nouveaux marchés de transfert des risques ont favorisé la dispersion du risque de crédit, d’un noyau où l’aléa moral est concentré, vers la périphérie où la discipline de marché est le principal frein à la prise de risques. (…) Si l’alternance des périodes d’euphorie et de panique n’ont pas disparu — les phases d’expansion–récession du crédit hypothécaire à risque en étant la dernière illustration — les marchés ont montré leur capacité à s’autoréguler » (FMI, Rapport pour les consultations de 2007 au titre de l’article 4 avec les États-Unis) [23].

Visiblement, certaines banques réputées sérieuses n’ont pas renoncé à se couvrir contre les risques de défaut de paiement par des CDS. C’est ainsi que la Deutsche Bank a annoncé fin juillet 2011 qu’elle avait réduit de 88% son exposition face à la dette italienne. Le principal prêteur allemand aurait fait passer son exposition en Italie de 8 milliards d’euros à 997 millions d’euros. Selon le Financial Times, la Deutsche Bank arrive à ce résultat non pas en ayant vendu des titres italiens pour plus de 7 milliards, mais par un jeu d’écriture dans ses livres de compte en achetant des CDS pour se couvrir contre une possibilité de défaut de paiement de la part de l’Italie [24].

A un autre niveau, les hedge funds, qui sont particulièrement actifs sur le marché OTC des CDS, sont inquiets de la perspective d’une décote de la dette grecque. Ils se demandent s’ils resteront suffisamment crédibles pour continuer à vendre des CDS alors qu’ils n’indemniseront pas les détenteurs de CDS sur la dette grecque [25].


CADTM : Quelle est la part de responsabilité des agences de notation dans la crise ?

Eric Toussaint : Les nord-américaines Standard and Poor’s et Moody’s ainsi que la franco-nord américaine Fitch sont les trois agences privées de notation qui font la pluie et le beau temps en ce qui concerne l’évaluation de la solvabilité et de la crédibilité d’un émetteur d’obligations, que ce soit un État ou une entreprise [26]. Elles existent depuis près d’un siècle mais ce n’est qu’à partir des années 1970-1980, avec la financiarisation de l’économie, que leurs affaires se sont brutalement développées. Mais elles sont constamment dans une situation de conflits d’intérêt. Jusqu’aux années 1970, c’étaient les acheteurs potentiels des obligations émises par les États et les entreprises qui payaient les agences de notation pour qu’elles leur donnent un avis sur la qualité des émetteurs. Depuis, la situation s’est complètement renversée, ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent. La motivation des pouvoirs publics et des entreprises est bien sûr d’obtenir une bonne note afin de payer le taux d’intérêt les plus bas possible aux acheteurs d’obligations. Rappelons que jusqu’à la veille de la faillite d’Enron en 2001, les agences de notation grassement rémunérées attribuaient la meilleure cote à ce négociant d’énergie. De même en 2008 avec les banques d’affaires Merril Lynch ou Lehman Brothers. De même avec la Grèce en 2009-début 2010. Elles ont fait la démonstration de leur nuisance. Elles devraient faire l’objet de poursuites judiciaires car les résultats des notes qu’elles distribuent ont été et sont néfastes. L’évaluation des risques est une mission qui devrait incomber à des organismes publics.

CADTM : La crise a-t-elle atteint son apogée ?

Eric Toussaint : On est très loin de la fin de la crise. Si on se limite à prendre en compte les aspects financiers, il faut prendre conscience que les banques privées ont continué à mener depuis 2007 un jeu extrêmement dangereux qui leur est profitable tant qu’il n’y a pas d’accident et qui est préjudiciable pour la majorité de la population. La quantité d’actifs douteux dans leurs bilans est énorme. Or si on ne prend en compte que les 90 principales banques européennes, il faut savoir que, dans les deux prochaines années, elles devront refinancer des dettes pour le montant astronomique de 5 400 milliards d’euros. Cela représente 45% de la richesse produite annuellement dans l’Union européenne [27]. Les risques sont colossaux et la politique menée par la BCE, la CE et les gouvernements des pays membres de l’UE ne résout rien, au contraire.

Il faut aussi insister sur un aspect central des risques que prennent les banques européennes. Elles financent une partie importante de leurs opérations en empruntant à court terme des dollars auprès de prêteurs nord-américains, les US money market funds [28], à un taux inférieur à celui de la BCE. D’ailleurs, pour reprendre les exemples donnés à propos de la Grèce plus haut, comment peut-on imaginer que les banques européennes se soient contentées de 0,35% à 3 mois si elles avaient dû emprunter à du 1% à la BCE. Elles ont financé et elles financent encore leurs prêts aux Etats et aux entreprises en Europe via des emprunts qu’elles effectuent auprès des money market funds des Etats-Unis. Or ceux-ci ont pris peur de ce qui se passait en Europe et ils ont également été inquiétés par la dispute entre Républicains et Démocrates sur la dette publique des Etats-Unis [29]. A partir de juin 2011, cette source de financement à bas taux d’intérêt s’est presque tarie, en particulier aux dépens des grandes banques françaises, ce qui a précipité leur dégringolade en Bourse et augmenté la pression qu’elles exerçaient sur la BCE pour qu’elle leur rachète des titres et donc leur fournisse de l’argent frais. En résumé, nous avons là aussi la démonstration de l’ampleur des vases communiquants entre l’économie des Etats-Unis et celle des pays de l’UE. D’où les contacts incessants entre Barack Obama, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, la BCE, le FMI… et les grands banquiers de Goldman Sachs à BNP Paribas en passant par la Deutsche Bank… Une rupture des crédits en dollars dont bénéficient les banques européennes peut provoquer une très grave crise sur le vieux continent, de même qu’une difficulté des banques européennes à rembourser les prêteurs états-uniens peut précipiter une nouvelle crise à Wall Street.

Depuis 2007-2008, les banques et les autres zinzins ont déplacé leurs activités spéculatives du marché de l’immobilier (où elles ont provoqué une bulle qui a éclaté dans une dizaine de pays, à commencer par les Etats-Unis) vers le marché des dettes publiques, celui des devises (où s’échangent chaque jour l’équivalent de 4 000 milliards de dollars dont 99% correspondent à de la spéculation) et celui des biens primaires (pétrole, gaz, minerais, produits agricoles). Ces nouvelles bulles peuvent éclater d’un moment à l’autre. Un des déclencheurs peut être constitué par une remontée des taux d’intérêt que déciderait la Réserve fédérale des Etats-Unis (suivie ensuite par la BCE, la Banque d’Angleterre…). De ce côté-là, la Fed a annoncé en août 2011 son intention de maintenir son taux d’intérêt directeur proche de zéro jusqu’en 2013. Mais d’autres évènements peuvent constituer le détonateur d’une nouvelle crise bancaire ou d’un krach boursier. Les évènements de juillet-août 2011 nous montrent qu’il est temps de rassembler ses énergies pour mettre les institutions financières privées hors d’état de continuer à nuire.

L’ampleur de la crise est aussi déterminée par le volume de la dette publique des Etats et son mode de financement en Europe. Les banquiers européens détiennent plus de 80% de la dette totale des pays d’un ensemble de pays européens en difficulté, comme la Grèce, l’Irlande, le Portugal, les pays de l’Est européen, l’Espagne et l’Italie. En volume, les titres de la dette publique italienne représentent 1 500 milliards d’euros, c’est plus du double de la dette publique de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal pris ensemble. La dette publique de l’Espagne atteint 700 milliards d’euros (la moitié de l’Italie). Le compte est facile à faire : les dettes publiques de l’Italie et de l’Espagne représentent le triple des dettes publiques grecque, irlandaise et portugaise. Comme on l’a vu en juillet-août 2011, alors que chaque pays continue à rembourser ses dettes, plusieurs banques ont failli s’effondrer. C’est l’intervention de la BCE qui leur a sauvé la mise. L’échafaudage financier des banques européennes est tellement fragile qu’une attaque en Bourse peut les mettre au tapis. Sans parler bien sûr d’un krach bancaire qui est aussi parfaitement possible.

Jusqu’ici, à part le trio Grèce-Irlande-Portugal principalement, les Etats avaient réussi à refinancer sans grande difficulté leur dette en recourant à des nouveaux emprunts quand le capital emprunté venait à échéance. La situation s’est fortement dégradée ces derniers mois. Déjà en juillet et début août 2011, les taux exigés par les zinzins pour permettre à l’Italie et à l’Espagne de refinancer leur dette publique venant à échéance par des emprunts à 10 ans avaient littéralement explosé et atteignaient 6%. De nouveau, c’est l’intervention de la BCE qui a racheté massivement des titres espagnols et italiens qui a permis de satisfaire les banquiers et autres zinzins et ont fait baisser les taux. Pour combien de temps ? En effet, l’Italie doit emprunter environ 300 milliards d’euros en août 2011 et juillet 2012 car c’est le montant des obligations qui viennent à échéance pendant ce court laps de temps. Les besoins de l’Espagne sont nettement inférieurs, autour de 80 milliards d’euros, mais cela reste une somme considérable. Comment vont se comporter les zinzins au cours des douze mois qui viennent et que se passera-t-il si les conditions dans lesquelles ils empruntent sur le marché nord-américain se durcissent ? Il y a bien d’autres évènements qui peuvent aggraver la crise internationale. Une chose est sûre : la politique actuelle de la CE, de la BCE et du FMI ne conduira pas à une solution favorable.

CADTM : A plusieurs reprises, tu as écrit que la dette privée était beaucoup plus volumineuse que la dette publique. Or ici tu t’es concentré sur la dette publique…

Eric Toussaint : Il n’y a aucun doute là-dessus, les dettes privées sont beaucoup plus importantes que les dettes publiques. Selon le dernier rapport du McKinsey Global Institute, l’addition des dettes privées à l’échelle mondiale s’élève à 117 000 milliards de dollars, soit près du triple de l’ensemble des dettes publiques dont le volume atteint 41 000 milliards de dollars. Le risque est grand que des entreprises privées, dont les banques font bien sûr partie avec les autres zinzins, ne sachent pas faire face au remboursement de leurs dettes. General Motors et Lehman Brothers sont tombées en faillite en 2008 ainsi que de nombreuses autres entreprises car elles étaient incapables de rembourser leurs dettes.

Les banquiers, les autres chefs d’entreprises, les médias traditionnels et les gouvernements ne veulent parler que des dettes publiques et prennent prétexte de leur augmentation afin de justifier de nouvelles attaques contre les droits économiques et sociaux de la majorité de la population. L’austérité et la réduction des déficits publics par les coupes claires dans les budgets sociaux et dans l’emploi de la fonction publique sont devenues les recettes uniques, auxquelles s’ajoutent des privatisations et de nouvelles taxes sur la consommation. Pour faire bonne mesure, en Europe, certains gouvernements ajoutent une minuscule taxe à charge des riches et parlent de taxer les transactions financières.

Il est évident que l’augmentation des dettes publiques est le résultat de trente années de politiques néolibérales : financement par le recours à l’emprunt de réformes fiscales favorisant les grosses fortunes et les grandes entreprises privées, sauvetage des banques et d’autres entreprises en mettant une partie de leurs dettes ou de leurs pertes à charge du budget de l’Etat, nouvelle baisse des recettes fiscales due aux effets de la récession et augmentation de certaines dépenses publiques pour venir en aide aux victimes de la crise. L’effet combiné de ces différents facteurs a fait augmenter la dette publique. Tout se ramène à une politique délibérément injuste socialement, visant à favoriser systématiquement une classe de la société, la classe capitaliste, quelques miettes étant distribuées aux classes moyennes afin de les contrôler. En revanche, la grande majorité de la population a fait les frais de ces politiques et a vu ses droits être fortement écornés, voire carrément bafoués. C’est pour cela qu’il faut considérer que la dette publique est globalement illégitime. C’est pour cela que j’ai concentré mes réponses sur la dette publique car il faut absolument obtenir une solution positive sur cette question.

CADTM : Au cours du dialogue, tu as affirmé que la Grèce est acculée à faire un choix entre deux options :

- se résigner et se tourner vers la troïka en passant sous ses fourches caudines

- refuser les diktats des marchés et de la troïka en suspendant le paiement et en lançant un audit afin de répudier la part illégitime de la dette.

Tu viens de décrire la première option. Veux-tu préciser la deuxième ?

Eric Toussaint : On est parti du cas de la Grèce. Il est important d’ajouter que d’autres pays sont aujourd’hui confrontés au même choix : l’Irlande, le Portugal, sans oublier la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie ou encore la Lettonie, en ce qui concerne les pays membres de l’Union européenne. Demain ce sera vraisemblablement au tour de l’Espagne et de l’Italie. Et il ne faudra pas s’étonner que d’autres pays membres de l’UE soient plongés dans une situation très difficile après-demain car la crise s’accélère rapidement. En dehors de l’UE, il faut aussi mentionner l’Islande.

Pour ces pays, soumis au chantage des spéculateurs, du FMI et d’autres organismes comme la Commission européenne, il convient de recourir à un moratoire unilatéral du remboursement de la dette publique. Recourir à un tel acte unilatéral souverain permet de transformer le rapport de force au détriment des créanciers. S’il s’agit de banques, d’assurances, de fonds de pension…, ils chercheront à revendre le plus vite possible les titres qu’ils détiennent et leur prix tendra vers zéro. Quant à la troïka, elle sera obligée de chercher à entrer en négociation afin de faire des concessions. La Russie en 1998, l’Argentine en 2001 et l’Equateur en 2008 ont déclaré un moratoire unilatéral sur le paiement de leurs dettes et ils s’en sont bien tirés [30]. Il est important de tirer un bilan de ces expériences récentes et de voir comment appliquer la stratégie la meilleure pour que la population voie ses conditions de vie s’améliorer et qu’une rupture tangible avec le système capitaliste soit engagée.

CADTM : Quelles autres mesures immédiates à côté de la suspension unilatérale (moratoire) du remboursement de la dette ?

Eric Toussaint : Un tel moratoire unilatéral doit être combiné à la réalisation d’un audit des emprunts publics (avec participation citoyenne). L’audit doit permettre d’apporter au gouvernement et à l’opinion publique les preuves et les arguments nécessaires à l’annulation/répudiation de la partie de la dette identifiée comme illégitime. Le droit international et le droit interne des pays offrent une base légale pour une telle action souveraine unilatérale d’annulation/répudiation [31].

Pour les pays qui recourent à la suspension de paiement, il faut un moratoire sans ajout d’intérêts de retard sur les sommes non remboursées.

Dans d’autres pays comme la France, la Belgique, la Grande-Bretagne…, il n’est pas nécessairement impératif de décréter un moratoire unilatéral pendant la réalisation de l’audit. Celui-ci doit être mené afin, lui aussi, de déterminer l’ampleur de l’annulation/répudiation à laquelle il faudra procéder. En cas de détérioration de la conjoncture internationale, une suspension de paiement peut devenir d’actualité même pour des pays qui se croyaient à l’abri du chantage des prêteurs privés.

CADTM : Et la participation citoyenne ?

Eric Toussaint : La participation citoyenne est la condition impérative pour garantir l’efficacité et la transparence de l’audit. Cette commission d’audit devra notamment être composée des différents organes de l’État concernés afin qu’ils rendent des compte. En tout état de cause, c’est la participation des mouvements sociaux, de la société civile d’en bas qui sera la clé de la réussite de l’audit. Les mouvements sociaux peuvent désigner en leur sein des experts de l’audit des finances publiques, des économistes, des juristes, des constitutionnalistes… Il faut également, c’est évident, des représentants des différents mouvements sociaux affectés par la crise de la dette. L’audit devra permettre de déterminer les différentes responsabilités dans le processus d’endettement et d’exiger que les responsables tant nationaux qu’internationaux rendent des comptes à la justice.

CADTM : Dans la plupart des cas, les gouvernants n’ont aucun intérêt à la réalisation d’un authentique audit avec participation citoyenne. Dans d’autres cas, ils peuvent se résigner à un audit afin de circonscrire le problème.

Eric Toussaint : C’est évident. Le cas de figure que je viens de mentionner plus haut correspond à une situation de mobilisation populaire très forte qui amène au gouvernement des forces de gauche qui adoptent des politiques favorisant les intérêts populaires ou allant plus loin encore. Cela me rappelle l’image employée par Arthur Scargill, un des principaux dirigeants de la grève des mineurs britanniques au milieu des années 1980. Il disait grosso modo : « Il nous faut un gouvernement aussi fidèle aux intérêts des travailleurs que le gouvernement de Margaret Thatcher l’est à l’égard des intérêts de la classe capitaliste ». Dans la situation présente en Europe, nous en sommes encore très loin, nous sommes confrontés à une attitude hostile des gouvernements en place à l’égard de l’audit et à la remise en cause du remboursement de la dette. C’est pour cela qu’il est nécessaire de constituer une commission d’audit citoyen sans participation gouvernementale.

CADTM : Qui devra payer la facture de l’annulation des dettes ?

Eric Toussaint : Dans tous les cas de figure, il est légitime que les institutions privées et les personnes physiques à hauts revenus qui détiennent des titres de ces dettes supportent le fardeau de l’annulation de dettes souveraines illégitimes car ils portent largement la responsabilité de la crise, dont ils ont de surcroît largement profité. Le fait qu’ils doivent supporter la charge de l’annulation n’est qu’un juste retour vers davantage de justice sociale.

CADTM : Les petits porteurs de titres ou les salariés qui, au travers de l’épargne pension, détiennent des titres de la dette publique passeront-ils également à la caisse ?

Eric Toussaint : Il est important de dresser un cadastre des détenteurs de titres afin d’indemniser parmi eux les citoyens et citoyennes à faibles et moyens revenus.

CADTM : Que se passera-t-il pour les responsables de l’endettement illégitime ou odieux ?

Eric Toussaint : Si l’audit démontre l’existence de délits liés à l’endettement illégitime, leurs auteurs devront être sévèrement condamnés à payer des réparations et ne doivent pas échapper à des peines d’emprisonnement en fonction de la gravité de leurs actes. Il faut demander des comptes en justice à l’encontre des autorités ayant lancé des emprunts illégitimes.

CADTM : Et la partie de la dette qui ne sera pas identifiée comme illégitime, odieuse ou/et illégale ?

Eric Toussaint : En ce qui concerne les dettes qui ne sont pas frappées d’illégitimité, il conviendra d’imposer un effort aux créanciers en termes de réduction du stock et des taux d’intérêts, ainsi que par un allongement de la période de remboursement. Ici aussi, il conviendra de réaliser une discrimination positive en faveur des petits porteurs de titres de la dette publique qu’il conviendra de rembourser normalement. Par ailleurs, le montant de la part du budget de l’État destiné au remboursement de la dette devra être plafonné en fonction de l’état de l’économie, de la capacité des pouvoirs publics à rembourser et du caractère incompressible des dépenses sociales. Il faut s’inspirer de ce qui avait été fait pour l’Allemagne après la seconde guerre mondiale.

L’Accord de Londres de 1953 sur la dette allemande qui consistait notamment à réduire de 62 % le stock de la dette stipulait que la relation entre service de la dette et revenus d’exportations ne devait pas dépasser 5 % [32]. On pourrait définir un ratio de ce type : la somme allouée au remboursement de la dette ne peut excéder 5 % des recettes de l’État. Il faut également adopter un cadre légal afin d’éviter la répétition de la crise qui a débuté en 2007-2008 : interdiction de socialiser des dettes privées, obligation d’organiser un audit permanent de la politique d’endettement public avec participation citoyenne, imprescriptibilité des délits liés à l’endettement, nullité des dettes illégitimes…

CADTM : On annule les dettes, mais faut-il toucher au reste ?

Eric Toussaint : Il faut également appliquer une panoplie de mesures complémentaires (arrêt des plans d’austérité, transfert des banques vers le secteur public, réforme fiscale radicale, socialisation des secteurs privatisés au cours de l’ère néolibérale, réduction radicale du temps de travail… [33]) devront être prises car l’annulation des dettes illégitimes, bien que nécessaire, est insuffisante si la logique du système reste intacte.

Le 26 août 2011

Éric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif La Dette ou la Vie, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.

Tiré su site CADTM

[1Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 62, June 2011. Disponible sur www.bankofgreece.gr

[2Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 56, December 2009.

[3Bank of Greece, Economic Research Department – Secretariat, Statistics Department – Secretariat, Bulletin of Conjunctural Indicators, Number 124, October 2009. Disponible sur www.bankofgreece.gr

[4Le même phénomène s’est produit au même moment envers le Portugal, l’Espagne, des pays d’Europe centrale et de l’Est.

[5Le 25 août 2011, le taux grec à 10 ans atteignait 18,55%, la veille ils atteignaient 17,9%. Le taux à 2 ans atteignait 45,9% !!! http://www.lemonde.fr/europe/articl... (consulté le 26 août 2011)

[6Dans le Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 62, June 2011, p. 4, on voit très clairement que le marché secondaire s’est littéralement asséché à partir de mai 2010 car la Banque centrale européenne s’est mise à acheté les titres.

[7A la fin 2009 avant que la crise grecque n’éclate, les institutions financières françaises (principalement les banques) détenaient 26% des titres grecs vendus à l’étranger, les allemandes en détenaient 15%, les italiennes 10%, les belges 9%, les hollandaises 8%, les luxembourgeoises 8%, les britanniques 5%. Bref, les institutions financières, au premier titre les banques, de 7 pays de l’UE détenaient rien moins que 81% des titres grecs vendus à l’étranger.

[8Essayez au moment de demander à une banque un crédit important de donner comme preuve de solvabilité des titres à haut risque, vous verrez la réponse.

[9Voir “Huit propositions urgentes pour une autre Europe” (en particulier la 8e proposition sur la question de l’UE), http://www.cadtm.org/Huit-propositi...

[10Ils sont résumés par le Financial Times du 26 juillet 2011, p. 23, ainsi que par le Crédit agricole dans son bulletin Perspectives Hebdo du 18 au 22 juillet 2011.

[11http://www.lesechos.fr/entreprises-... (consulté le 26 août 2011).

[12Financial Times, 6-7 août 2011.

[13L’Écho, 31 août 2011. Voir également TF1 « La BNP a-t-elle sous-estimé son risque grec ? » http://lci.tf1.fr/economie/entrepri...

[14Voir le texte de la déclaration officielle du Conseil de l’Union européenne : http://www.consilium.europa.eu/uedo...

[15Il est également prévu dans plusieurs codes civils nationaux comme dans le code civil espagnol (aux articles 1895 et suivants) et français (aux articles 1376 et suivants).

[16Article 49 de la Convention de Vienne de 1969 et du Traité de Vienne de 1986.

[17Voir Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 15.

[18Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Pearson, 2010, p. 104-105. Edition originale en 2009 par Princeton University Press.

[19Il s’agit de titres qui ne donnent pas droit à détachement de coupon, d’où le terme. L’acquéreur l’acquiert à un prix inférieur à sa valeur faciale, laquelle est payée à l’échéance du contrat. Le zéro-coupon est généralement indexé sur l’inflation.

[20Voir Crédit Agricole, Perspectives Hebdo du 18 au 22 juillet 2011, p. 3.

[21Sur le caractère odieux et donc nul des dettes réclamées par la troïka à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal (on peut y ajouter les dettes réclamées par le FMI à la Roumanie, la Lettonie, la Bulgarie et la Hongrie, tous membres de l’Union européenne), voir Renaud Vivien et Eric Toussaint, « Grèce, Irlande et Portugal : Pourquoi les accords conclus avec la Troïka sont odieux ? » http://www.cadtm.org/Grece-Irlande-...

[22Alan Greenspan, Le temps des turbulences, Editions Jean-Claude Lattès, 2007, p. 477.

[23Voir à propos des erreurs de jugements du FMI à propos des Etats-Unis, de l’Irlande : François Sana « Zéro de conduite pour le FMI » http://www.cadtm.org/Zero-de-condui...

[24Financial Times, « Deutsche hedges Italian risk », 27 July 2011, p. 13.

[25Financial Times, « Greek rescue plan worries hedge funds », supplément FTfm, 8 August 2011.

[26Il en existe d’autres, comme la chinoise Dagong, mais elles ont très peu d’influence.

[27Voir Gillian Tett dans le Financial Times du 5 août 2011, p. 22, ainsi que Peterson Institute for International Economics, Europe on the Brink, July 2011..

[28Voir Daniel Munevar, “El pequeño y oscuro secreto de los bancos europeos”, http://www.cadtm.org/El-pequeno-y-o...

[29Voir « US funds cut eurozone exposure » dans le Financial Times, 25 July 2011, p. 15.

[30Voir Damien Millet, Eric Toussaint (dir.), La dette ou la vie, Aden-CADTM, 2011, chapitre 19. A propos de la réussite du succès relatif de l’Argentine en refusant de payer une bonne partie de sa dette, le Financial Times lui a consacré une page entière le 19 juillet 2011 (p. 7). A propos de l’Argentine et de la Russie, Joseph Stiglitz, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2001, président du conseil des économistes du président Bill Clinton de 1995 à 1997, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale de 1997 à 2000, apporte des arguments forts à ceux qui plaident pour la suspension du remboursement des dettes publiques. Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford (Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford), il affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48). Dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre "The elusive costs of sovereign defaults", Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (in Journal of Development Economics 94, 2011, p. 95-105). Voir également à propos de la Russie et de l’Argentine : C. Lapavitsas, A. Kaltenbrunner, G. Lambrinidis, D. Lindo, J. Meadway, J. Michell, J.P. Painceira, E. Pires, J. Powell, A. Stenfors, N. Teles : « The eurozone between austerity ans default », Septembre 2010, http://www.researchonmoneyandfinanc.... A propos des leçons de l’Argentine pour la Grèce, voir Claudio Katz : http://www.cadtm.org/IMG/pdf/Leccio...

[31Voir Damien Millet, Eric Toussaint (dir.), La dette ou la vie, Aden-CADTM, 2011, chapitres 20 et 21.

[32Voir Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 4.

[33Voir “Huit propositions urgentes pour une autre Europe”, http://www.cadtm.org/Huit-propositi...

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