« Mon usine était le quartier général de l’État islamique à Alep » Propos recueillis par Caroline HAYEK | OLJ 28/11/2015

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Le président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Alep, Farès el-Chehabi.

Farès el-Chehabi, homme d’affaires alépin sunnite, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Syrie, fait part des ravages causés par quatre années de guerre sur sa ville et ses alentours. Depuis septembre 2011, il est inscrit sur la liste des personnes sanctionnées par l’Union européenne, accusé d’apporter un soutien économique au régime.

Quelles ont été les conséquences de la guerre sur la zone industrielle d’Alep ?

Alep était la capitale économique de la Syrie. Nous avions plus de 80 000 usines. Bien plus qu’aucune ville au Moyen-Orient. En 2011, dès le deuxième mois de la guerre, les destructions et les pillages ont commencé. Dès les premiers mois, les rebelles nous ont distribué des tracts exigeant la fermeture de nos entreprises, sinon elles seraient brûlées. Ils ont envoyé ces menaces à tous les magasins et entreprises. Les gens ont immédiatement pris peur. Une vingtaine de mes amis industriels, membres de la Chambre de commerce, ont été assassinés car ils refusaient de fermer leurs usines. En 2011, les rebelles avaient réduit en cendres plus de 100 manufactures.

Une usine de la zone industrielle de Cheikh Najjar, à Alep.

L’une de mes usines se trouvait à Cheikh Najjar, la plus grande zone industrielle. Les rebelles s’en sont emparés en 2011. On m’a dit qu’elle ne m’appartenait plus et que je n’avais pas le droit de la réclamer sous peine de représailles. Mon usine, qui produisait de l’huile d’olive, que je croyais être entre les mains de l’Armée syrienne libre (ASL), était en fait le quartier général de l’État islamique (EI). Une fois cette zone libérée en juillet 2014, j’ai constaté les dégâts. Sur les murs, étaient peints le drapeau de l’EI, il restait les vêtements des jihadistes, leurs tracts. Dans la zone, j’ai remarqué qu’il y avait près de 500 enfants qui avaient été privés d’éducation pendant deux ans. J’ai alors décidé de transformer cette usine en école gratuite.

Vous avez accusé le gouvernement turc d’être derrière le pillage des usines d’Alep...

Oui. Et j’ai des preuves sérieuses. J’ai déposé deux plaintes contre le gouvernement turc, aux tribunaux de Strasbourg et à La Haye. J’ai recueilli des preuves solides, des vidéos, des confessions et des témoins. Beaucoup d’industriels m’appelaient en panique me disant que les rebelles étaient dans leur usine et que des experts turcs étaient avec eux. Les hommes armés ne font pas la différence entre les différentes lignes de production d’une usine. Ils ne savent pas comment désassembler les machines sans les endommager. C’est pourquoi les experts turcs étaient présents, pour choisir leur butin et les envoyer à Gaziantep, à Adana... J’ai reçu plus de 5 000 plaintes d’industriels, victimes de vols. Le butin est parti en Turquie avec la complicité de la police turque. Impossible de faire passer du matériel d’usine facilement. Certaines machines font 20, 30 mètres de long. Ils ont utilisé des camions, sont passés aux postes-frontières, pas à travers des champs d’oliviers. C’est de la contrebande organisée. Ils ont vidé les zones industrielles d’Alep. C’est un champ de ruines.

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Aujourd’hui, comment Alep s’organise pour survivre ?

Depuis neuf mois, nous n’avons plus Internet. Depuis que la route Hama-Alep a été libérée, les produits du quotidien arrivent facilement. L’eau est contrôlée par al-Nosra (branche syrienne d’el-Qaëda). L’Onu l’a déclarée organisation terroriste en 2014. La Coalition nationale syrienne essaye de rendre al-Nosra acceptable, en l’encourageant à couper ses liens avec el-Qaëda, pour qu’elle puisse rejoindre les modérés. Le Front contrôle en grande partie l’électricité. Et la grande centrale électrique est sous contrôle de l’EI. Donc nous n’avons que très peu d’électricité à Alep. Le gouvernement négocie avec eux. « Les terroristes » vous disent : « On donne à Alep 5 % d’électricité et on prend le reste. » Ce qui équivaut à 5 mégawatts pour 3 millions de personnes. Ce n’est pas de la négociation, c’est du chantage sur l’électricité comme pour l’eau. Nous attendons la libération de la plus grande station électrique près de l’aéroport de Kweires. Personne ne peut l’attaquer, car il y a des risques de contamination, de radiations... On a une autre centrale à Zorba qui devrait être libérée dans les prochains jours.

Est-ce que les Alépins habitant les zones contrôlées par le gouvernement craignaient que le régime ne les laisse tomber ?

Beaucoup de gens étaient frustrés au début et furieux, car ils se sentaient abandonnés. Nous n’étions pas en mesure de nous défendre contre les rebelles. Nous étions face à deux choix : soit détruire nous-mêmes ce qui reste d’Alep et les combattre, ou bien les assiéger sans détruire la ville. Et c’est la seconde option qui est en cours.

Les gens bradent leurs maisons alépines à l’ancienne, juste pour partir. Et les plus visés sont les chrétiens et les Arméniens. Il ne reste que 10 000 Arméniens à Alep, alors qu’ils étaient plus de 200 000 avant la guerre. J’ai rendu visite aux patriarches et aux prêtres de toutes les communautés, et tous tiennent le même discours : ceux qui les attaquent sont des islamistes qui veulent les forcer à quitter le pays. Mais les islamistes oublient que la communauté chrétienne à Alep n’est pas une invitée. Ce sont les habitants originels de la ville. Ils étaient là avant les musulmans. Et on espère qu’un jour, les chrétiens reviendront.

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Vous critiquez les rebelles, mais de son côté, le gouvernement syrien achète le pétrole de l’EI...

Déjà, ce pétrole n’est pas à l’EI. Il appartient aux Syriens. Donc, si un groupe contrôle ma production de blé, de coton ou d’huile, c’est mon travail de libérer mon usine ou de racheter la production par tous les moyens possibles. Il m’appartient. Donc, c’est hypocrite de pointer du doigt les efforts du gouvernement syrien qui rachète ce pétrole à l’EI pour le redonner à ses citoyens. Et puis le régime bombarde par ailleurs certains champs pétroliers.

Que pensez-vous des futures élections, décidées à Vienne, qui devront se tenir dans 18 mois ?

Nous décidons qui doit nous gouverner à travers des élections libres. Nous n’avons aucun problème si ces élections sont contrôlées par une organisation internationale tant qu’elle n’est pas corrompue. Si vous souhaitez le départ d’un président, organisez des élections. Mais nous n’acceptons pas les groupes rebelles comme Jaïch al-islam ou autre... Laissons les groupes dit « modérés » participer aux élections. S’ils gagnent, nous seront obligés de l’accepter. C’est la loi du bulletin de vote. Mais personne ne veut réellement d’élections et ils exigent que le président démissionne. Car ils savent que si Bachar el-Assad y participe, il gagnera. Il aura la majorité, peut-être pas 90 %, mais 45 % lui suffirait pour gagner. Et pour l’instant, personne du côté de l’opposition ne peut rallier autant de suffrages.

Comment voyez-vous votre pays dans quelques années ?

La Syrie ne sera jamais plus comme avant. Elle est détruite. Nous avons des réfugiés partout malheureusement. En 2010, nous n’avions aucune dette étrangère. Je pense que dix ans après la fin de la guerre, nous serons à nouveau considérés comme un pays fort. Mais pour guérir nos blessures, cela prendra des générations et des générations, comme c’est encore le cas au Liban.

Voir en ligne : sur l’Orient-le jour, grand journal francophone du Liban

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