En date du 19 décembre 2023, l’hebdomadaire ultra-réactionnaire "Le Point" fait état d’un sondage auprès des français (...)
La crise ukrainienne, le projet euro asiatique et le grand écart de Poutine par Samir Amin
L’Europe a organisé à Kiev en mars 2014 un authentique putsch « euro-nazi ». La rhétorique du clergé médiatique occidental qui se gargarise de promesses de démocratie est purement et simplement mensongère. Les puissances de la triade n’ont promu la démocratie nulle part. Au contraire elles ont toujours soutenu les adversaires les plus acharnés de la démocratie, fascistes inclus, rebaptisés « nationalistes ». Dans l’ex Yougoslavie, les Européens ont soutenu les nostalgiques du fascisme croate, réexpédiés de leur exil canadien ; au Kosovo, ils ont donné le pouvoir aux mafias de la drogue et de la prostitution ; dans les pays arabes, ils continuent à soutenir l’Islam politique le plus réactionnaire, lui-même financé par les nouvelles républiques démocratiques que seraient devenus l’Arabie Saoudite et le Qatar, à en croire les boniments des médias occidentaux. L’intervention militaire en Irak et en Libye, a détruit ces pays, sans y promouvoir la moindre promesse de démocratie. En Syrie le soutien militaire des puissances de la triade aux "Islamistes", directement ou par Républiques démocratiques d’Arabie Saoudite et de Qatar interposées, ne promet rien de meilleur.
En Ukraine, la junte pro nazi parvient mal à établir son pouvoir despotique. L’obstacle auquel elle se heurte n’est pas d’une nature "ethnique" qui opposerait russophones et ukrainophones. Certes les frontières des républiques de l’ex-URSS avaient été volontairement dessinées par le pouvoir soviétique en donnant la part belle aux nationalités non russes, dans un esprit de rupture avec le chauvinisme grand russe. L’exemple de la Crimée, qui n’avait jamais été ukrainienne, en témoigne. Le Donetsk et Odessa n’avaient non plus jamais été "ethniquement" ukrainiens. Comme celles des républiques yougoslaves, ces frontières n’avaient pas été dessinées pour devenir celles d’États sécessionnistes. Poutine n’est probablement pas un héros des causes démocratiques, mais il ne fait ici que soutenir tous ceux qui, en Ukraine, refusent la colonisation euro allemande que Bruxelles entend imposer, comme elle l’a fait en Europe orientale, en Grèce et à Chypre. Et ce ne sont pas seulement les "russophones" d’Ukraine qui pourraient refuser le projet des Européens, même si les pouvoirs despotiques exercés par la junte de Kiev ne permettent pas l’expression de cette opposition au projet euro allemand.
La Russie est à la recherche d’une place dans le système mondial d’aujourd’hui et de demain. Et Poutine paraît avoir fait sien le projet de construction d’une vaste alliance des peuples de l’ex URSS. Ce projet est désormais connu sous le nom d’alliance des peuples « euro asiatiques ». Il ne s’agit pas là d’une invention artificielle récente. Dans un article que j’écrivais en 1998 (La Russie dans le système mondial : géographie ou histoire ?), je faisais observer que cette idée répondait depuis des siècles à la recherche par la Russie de la définition de sa place dans le monde. Et je ne vois pas pourquoi on refuserait ce droit aux Russes et aux autres peuples de l’ex URSS.
Le combat engagé par Moscou contre l’ordre impérialiste, en Ukraine et ailleurs, ne sera victorieux que s’il est soutenu avec fermeté par les peuples concernés. Ce soutien ne sera possible que si la Russie s’affranchit du carcan néo libéral, à l’origine, ici comme ailleurs, du désastre social. Poutine se livre jusqu’ici à un exercice périlleux de grand écart, associant la poursuite de sa politique intérieure néolibérale désastreuse d’une part, et d’autre part la défense des intérêts légitimes d’une Russie indépendante. Abandonner le néolibéralisme et sortir de la mondialisation financière sont désormais nécessaires et possibles. Des segments de la classe politique qui gouverne à Moscou sont disposées à se rallier à un capitalisme d’État, susceptible à son tour d’ouvrir la voie à une éventuelle avancée en direction de la socialisation démocratique de sa gestion. Mais si la fraction compradore des classes dirigeantes russes – bénéficiaires exclusifs du néolibéralisme – venait à l’emporter, alors les « sanctions » dont l’Europe menace la Russie pourraient porter leurs fruits ; les compradores sont toujours disposés à capituler pour préserver leur part du produit du pillage de leur pays. La Russie ne pourrait alors pas refuser sa colonisation par l’impérialisme de la triade.
Samir Amin