La Russie a gagné la guerre de sanctions de 2019...

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Un article préparé en 2019 et qui n’avait pas été publié par oubli, mais qui éclaire l’impact contradictoire des sanctions... et conduit à regarder les sanctions actuelles en 2022 d’un œil nouveau.

Les sanctions étaient censées punir l’élite moscovite, mais elles ont au contraire stimulé le développement économique et le patriotisme.

Le débat actuel sur les sanctions contre la Russie porte sur leurs cibles et leur portée. Punissons-nous les gens dont nous voulons changer le comportement ? Infligeons-nous des souffrances aux bonnes personnes, aux responsables du chaos en Ukraine et en Crimée, des attaques contre Sergei Skripal et autres, de l’ingérence dans les élections occidentales ? Pouvons-nous nuire aux élites russes suffisamment pour faire bouger Poutine ? En avons-nous fait assez ?

Mais dans au moins un secteur les sanctions sont un cas d’école de conséquences imprévues : grâce aux sanctions, les agriculteurs russes sont on ne peut plus prospères. Les contre-sanctions ciblant les importations de produits alimentaires occidentaux - entrées en vigueur quelques jours seulement après les sanctions occidentales à l’été 2014 - ont d’abord grandement perturbés les consommateurs russes attachés aux délicieux fromages européens et aux plats préparés. Mais leur palais s’est rapidement ajusté, et la nécessité de pallier à la privation des produits importés a propulsé la Russie, en 2016, au premier rang des exportateurs de blé au monde. La part étasunienne du marché mondial de l’agroalimentaire s’étiole à cause des tarifs douaniers de l’ère Trump et des guerres commerciales, et la Russie s’emploie activement et énergiquement à combler le vide.

Les sanctions

Début 2014, suite à l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et à sa participation aux soulèvements séparatistes de l’est de l’Ukraine, les États-Unis, l’Union européenne et plusieurs autres pays occidentaux lui ont imposé des sanctions. En 2014, les mesures ont d’abord été diplomatiques (réduction des réunions et des pourparlers prévus) puis on est passé à des restrictionsvisant certaines personnes et organisations (refus de visas et gel des avoirs), et enfin, en juillet et septembre, à des restrictions visant les secteurs financier, militaire et énergétique de la Russie. Ces dernières sanctions restreignent l’accès de la Russie aux marchés des capitaux et aux prêts à faible taux d’intérêt, imposent un embargo sur les armes et interdisent l’exportation de biens à double usage à des clients militaires, ainsi que l’exportation de technologies extractives novatrices (et une autorisation spéciale est requise pour toute autre exportation liée à l’énergie). Depuis 2014, ces sanctions sont maintenues et renforcées, tout en restant dans les mêmes domaines.

En août 2014, la Russie a pris des contre-sanctions interdisant l’importation de certaines denrées alimentaires des États-Unis et de l’UE, comme le bœuf, la volaille, le poisson et les fruits de mer, les fruits et légumes, les noix, le lait et les produits laitiers, le fromage et une vaste gamme d’aliments transformés et préparés. L’interdiction était considérable et couvrait à la fois des produits de base et des articles de luxe. Elle concernait de nombreux produits alimentaires importés dont la Russie était très dépendante, et il était impossible de compenser ces pénuries en important des produits d’autres pays du fait de la vaste étendue du territoire de la Russie (et de la variété de ses régions).

L’impact

Les sanctions ont eu trois effets immédiats sur la Russie : une volatilité accrue des marchés des changes, ce qui a entraîné une forte dépréciation du rouble et partant des pressions inflationnistes ; un accès restreint aux marchés financiers ; un effondrement de la consommation et des investissements. Les importations ont chuté au troisième trimestre de 2014. La chute brutale des cours mondiaux du pétrole au quatrième trimestre de 2014 a probablement eu des effets encore plus profonds sur l’économie russe que les sanctions et les contre-sanctions. Fin 2014 et début 2015, les prix du pétrole ont tellement chuté (de 100 dollars le baril au deuxième trimestre 2014 à moins de 60 dollars à la fin de 2014, et encore moins au second semestre 2015) que les recettes d’exportation de la Russie ont diminué d’un tiers. Et les sanctions financières interdisaient à la Russie d’atténuer la chute du prix du pétrole en empruntant de l’argent.

D’emblée, les contre-sanctions ont eu un impact négatif annuel de 9,5 milliards de dollars en produits alimentaires, soit presque le dixième de la consommation alimentaire totale de la Russie et le quart des importations alimentaires. Avant les contre-sanctions, la production nationale couvrait moins de 40 % de la consommation russe de fruits, 80 % du lait et des produits laitiers et 90 % des légumes ; la Russie était déjà un exportateur net de céréales, pommes de terre et plantes oléagineuses. Les contre-sanctions ont supprimé 60 % des importations de viande et de poisson, et la moitié des importations de produits laitiers, de fruits et de légumes. Au total, la part des importations dans la consommation alimentaire totale s’est effondrée, passant de plus d’un tiers en 2014 à un peu plus de 20 % au deuxième trimestre de 2017.

Les prix ont tout de suite augmenté. En février 2015, l’inflation alimentaire (en glissement annuel) dépassait 23 %. Les ménages ont modifié leurs habitudes d’achat et leurs habitudes alimentaires, passant d’aliments plus chers, autrefois importés (fruits, lait/lait, bœuf), à des produits moins chers, d’origine nationale (pommes de terre, pain, poulet), et ont adopté des stratégies "d’achats astucieux" en s’intéressant davantage au rapport qualité-prix (notamment en se détournant des marques de prestige au profit des marques de distributeurs fiables). En peu de temps, la consommation s’est ajustée et redressée. En 2018, la hausse des prix des denrées alimentaires était nettement inférieure à l’inflation globale.

Certains produits alimentaires de l’UE, interdits par les contre-sanctions, ont été réexportés en Russie par d’autres pays. Au dernier trimestre de 2014, par exemple, les exportations de produits laitiers de l’UE vers la Biélorussie ont décuplé par rapport à l’année précédente, et les exportations de fruits et de poisson ont doublé, ce qui ne correspond bien sûr pas à une augmentation de la consommation intérieure biélorusse. Bien qu’elles ne représentent pas un pourcentage important du commerce alimentaire global de la Russie, ces importations secondaires ont exacerbé les tensions commerciales entre la Russie et la Biélorussie, et provoqué le rétablissement des contrôles douaniers entre les deux pays en décembre 2014, ainsi que la menace de restrictions aux importations de produits laitiers du Biélorussie dont la dernière a été proférée au printemps 2018. Probablement à juste titre, la Russie accuse la Biélorussie de servir de canal à des aliments interdits, contrefaits, de mauvaise qualité ou mal étiquetés.

L’industrie

Les contre-sanctions ont été une véritable manne pour l’industrie agroalimentaire russe. Elles ont légitimé et catalysé une stratégie de substitution aux importations qui avait été mise en place à la fin des années 2000 : l’objectif était d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. En d’autres termes, les sanctions ont permis à Poutine de résoudre un problème remontant à l’effondrement du secteur alimentaire dans les années 1990. Le calendrier des contre-sanctions - annoncées quelques jours seulement après les sanctions - a amené de nombreux observateurs à se demander si les listes des produits interdits n’avaient pas été élaborées bien avant, dans le cadre d’une stratégie de stimulation de la production intérieure.

L’industrie alimentaire russe a saisi sa chance. Beaucoup d’investisseurs qui ne s’occupaient pas auparavant d’agriculture se sont soudain intéressés à l’agriculture. Les principaux oligarques ont également compris le message, et le secteur agricole est devenu pour certains une source de fierté nationale et de patriotisme. Viktor Vekselberg, par exemple, a commencé à investir dans la construction de serres urbaines. Le gouvernement a affecté 242 milliards de roubles (un peu moins de 4 milliards de dollars US) au soutien de l’agriculture pour la période de 2018-2020, axé sur le transport ferroviaire, les prêts subventionnés, les subventions globales aux régions, la compensation partielle des investissements et l’aide ciblée aux producteurs laitiers. Une nouvelle obligation légale en matière de marchés publics donne la préférence aux produits nationaux, non seulement pour l’alimentation, mais pour tous les secteurs, y compris les industries clés comme l’informatique. Cette augmentation des aides gouvernementales, combinée aux contre-sanctions, a moins bénéficié aux secteurs nationaux qui ne produisent pas d’alternatives de qualité aux importations, mais l’industrie alimentaire en a grandement profité. Même des sous-secteurs non couverts par les contre-sanctions ont voulu participer au jeu. En juin 2015, les fabricants russes de bonbons ont demandé des contre-sanctions contre le chocolat européen, dans l’espoir de conquérir la niche de marché de la Belgique, de la France et de l’Allemagne. Le ministre de l’Agriculture, Alexandre Tkachev, a bien résumé la situation en 2015 : "Nous sommes reconnaissants à nos partenaires européens et américains, qui nous ont fait concevoir l’agriculture sous un angle nouveau et nous ont aidés à trouver de nouvelles réserves et de nouveaux potentiels".

L’agroalimentaire a été l’un des rares domaines florissants de l’économie par ailleurs morose du pays de 2014 à 2016, avec une croissance moyenne de 3,2 %. Selon Andrey Guriev, directeur général de PhosAgro, un producteur russe d’engrais phosphatés : "En un jour, le secteur agricole russe est devenu hyper-rentable." Et la croissance se poursuit. La Russie produit maintenant presque deux fois plus de céréales qu’elle n’en consomme, et elle est presque autosuffisante en sucre et en produits carnés. La production nationale a complètement remplacé les importations de porc et de poulet. En 2016, la Russie était devenue le premier exportateur mondial de céréales, le secteur doublant les ventes d’armes pour devenir le deuxième secteur d’exportation de la Russie (après le pétrole et le gaz) à hauteur de près de 21 milliards de dollars. La région des Terres Noires, au centre et au sud de la Russie, à proximité des ports de la mer Noire, est bien située pour l’approvisionnement des grands importateurs de blé comme la Turquie et l’Égypte, et d’énormes investissements ont été réalisés dans des installations de stockage et des terminaux d’exportation. Cette effervescence du marché alimentaire a attiré une nouvelle superpuissance ; la Chine développe rapidement un marché pour le soja et les graines de tournesol russes, pour remplacer les produits américains frappés par les tarifs de l’ère Trump. Et cela ne s’arrête pas là. La Russie dispose d’environ 50 millions d’acres de terres potentiellement productives encore inutilisées, en plus des 79 millions d’acres où le blé a été cultivé en 2017, et de ses programmes de rotation des cultures - dont le blé d’hiver, le maïs, l’orge – qui permettent de faire face aux aléas des conditions météorologiques et des marchés. Les "décrets de mai" de Poutine de l’année dernière incluaient l’objectif de doubler les exportations alimentaires de 25 milliards de dollars, en 2018, d’ici 2024.

Judy Twigg
14 mars 2019

Traduction : Dominique Muselet

Voir en ligne : Russia Is Winning the Sanctions Game," The National Interest, March 14, 2019

Judy Twigg est professeur de sciences politiques à l’université du Commonwealth de Virginie. .Elle a un M.A. Sciences politiques et études soviétiques, Université de Pittsburgh, 1986, un doctorat en Sciences politiques et études de sécurité, Massachusetts Institute of Technology, 1994

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