Jaurès versus Lénine Social-démocratisme ou communisme

, par  Pierre Martin , popularité : 2%

Dans un ouvrage consacré à Jean-Jaurès en 2005, J.P. Rioux déclarait « Jaurès ne peut être confondu avec les jauressistes ». Pour que l’on puisse entendre cette remarque, il faudrait qu’on nous explique à quoi peut bien servir alors, toute l’opération idéologique qui se déroule aujourd’hui autour de son nom ; c’est à cette question que nous entendons brièvement répondre par ce texte. Jaurès disparu, en dehors d’un pur travail d’historien, quel apport théorique et projet politique peuvent bien se dessiner, par la remise en avant de ses thèses, sinon produire à nouveau des "jauressistes" ?C’est bien dans ce sens qu’est d’ailleurs conduite l’opération au sein du groupe dirigeant du PCF. Le député européen Le Hyaric, directeur du journal L’Humanité, est à la manœuvre sur le sujet, et de colloques en inaugurations, de commémorations en rééditions de ses œuvres, c’est le même projet politique qui court : faire advenir le nouveau parti de "gauche" à la française, par la liquidation et l’absorption du parti communiste des origines. C’est pourquoi il ne peut être pour nous question d’en rester à un Jaurès "éthéré", mais au contraire de rappeler que le jauressisme est bien le résultat politique des thèses de Jaurès, et d’analyser pourquoi cette idéologie fait aujourd’hui barrage au nécessaire redressement du PCF.

Jaurès, l’aile droite du social- démocratisme français vu par Lénine

Le socialisme international comprend des courants qui se situent plus à droite que celui Kautsky :

  • "Les Cahiers socialistes mensuels" en Allemagne (Legien, David, Kolbe et bien d’autres y compris les scandinaves Stauning et Branding),
  • Les jauressistes et Vandervelde en France et en Belgique,
  • Turati, Treves et les autres représentants de l’aile droite du parti italien,
  • Les fabiens et les "indépendants" en Angleterre.

Tous les messieurs qui jouent un rôle considérable et très souvent prépondérant dans l’activité parlementaire et dans les publications du parti, rejettent ouvertement la dictature du prolétariat et pratiquent un opportunisme non déguisé. Pour ces messieurs, la "dictature" du prolétariat « contredit » la démocratie !!​
Au fond, rien de sérieux ne les différencie des démocrates petits bourgeois.

Lénine : L’Etat et la Révolution p. 178 - Editions Sociales-Editions du Progrès 1972

Kautsky est connu chez nous pour son exposé populaire du marxisme, et surtout pour sa polémique contre les opportunistes, Bernstein en tête.

Il est cependant un fait à peu près ignoré, mais que l’on ne saurait passer sous silence, si l’on s’assigne pour tâche d’analyser la façon dont Kautsky a pu glisser vers cette confusion d’idées incroyablement honteuse et vers la défense du social-chauvinisme, au cours de la crise de 1914-1915.

Ce fait, c’est qu’avant de s’élever contre les représentants les plus en vue de l’opportunisme en France (Millerand, Jaurès) et en Allemagne (Bernstein, Kautsky), il avait manifesté de très grands flottements.

Lénine : L’Etat et la Révolution p. 155 - Editions Sociales-Editions du Progrès 1972

Plus à droite que Kautsky et digne de Bernstein

C’est ce qui a sauvé Jaurès de la critique de Lénine, Lénine ne s’est intéressé dans ses écrits qu’à la fraction de la social-démocratie qui lui paraissait dangereuse, c’est pourquoi il a essentiellement travaillé à récuser les thèses de Kautsky. Le reste, il l’assimilait à des variantes de bernsteinisme dont l’essentiel avait été dénoncé dans l’avant-guerre, notamment par Rosa Luxemburg, mais aussi par le Karl Kautsky de l’époque. Lénine a axé l’essentiel de sa critique contre les marxistes conséquents d’avant 14, Kautsky et Plekhanov, qui, du fait du développement de la guerre et de la montée des exigences révolutionnaires ont basculé du côté de l’aile droite de la social-démocratie.

Pourquoi la direction du P.C.F. n’a-t-elle jamais attiré l’attention de ses militants sur ces faits ?

Lénine considère Jaurès comme bien plus droitier que Kautsky, assimilable en tout point à du bernsteinisme. Tous ses textes vont dans le même sens, il y a une droite social-démocrate dont l’incarnation française est le jauressisme et une droite social-démocrate allemande incarnée par le bernsteinisme ; un centre, incarné en France par Guesde, en Allemagne par Kautsky et en Russie par Plekhanov. C’est le basculement de ce centre qui conduit l’Internationale Socialiste sur la voie de la trahison au moment de la première guerre mondiale, "mais" dit Lénine « la préparation de cette trahison vient de loin ». Notamment dans l’absence ferme de la condamnation du ministérialisme français à tout prix.

Ne serait-ce point parce que depuis des années on veut nous entrainer dans ce "ministérialisme" à tout prix, que la direction actuelle du PCF et l’équipe du journal L’Humanité font de la surenchère dans la commémoration du "jauressisme" et n’osent même plus citer le nom de Lénine.

Emporté par son zèle de valet, Kautsky en est arrivé, dans ses écrits, à baiser la main de Hyndman lui-même, en le présentant comme rallié seulement de la veille à l’impérialisme. Or, dans cette même Neue Zeit et dans des dizaines de journaux sociaux-démocrates du monde entier on avait déjà dénoncé, des années durant, l’impérialisme de Hyndman !

Si Kautsky s’était intéressé honnêtement à la biographie politique des personnes qu’il nomme, il aurait dû faire appel à sa mémoire et se demander si cette biographie ne renfermait pas d’indices et d’évènements qui avaient, non pas "en un seul jour", mais en dizaines d’années, préparé leur passage à l’impérialisme :

  • si Vaillant n’était prisonnier des jauressistes (*)​,
  • et Plekhanov des menchéviks et des liquidateurs,​
  • si la tendance de Guesde n’agonisait pas au vu et au su de tous dans la revue "Socialisme" notoirement sans vie et sans talent, incapable de prendre une position indépendante,​
  • si Kautsky n’avait pas manifesté (et ajoutons cela pour ceux qui le mettent lui aussi -à juste raison- au côté des Hyndman et de Plékhanov) un manque de caractère sur le millerandisme au début de la lutte contre la tendance Berstein...

Glossaire de cette page qui accompagne le terme
(*)​ Jauressistes : partisans du socialiste français Jean Jaurès, qui ont entrepris la révision du marxisme et ont prêché la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. En 1902, les jauressistes avaient fondé le Parti Socialiste Français sur la base des principes réformistes. En 1905, ce parti s’allia aux guesdistes pour former un parti unique, le Parti Socialiste Unifié. Au cours de la guerre impérialiste mondiale (1914-1918), les jauressistes qui constituaient la majorité du Parti Socialiste Unifié, se sont élevés ouvertement en faveur de la guerre impérialiste et se sont ralliés aux social-chauvins.

Lénine : La Faillite de la IIème Internationale p 57 - Editions Sociales et Editions du Progrès 1971.

Un parti "social-chauvin" qui défend « son » réformisme

Il faut donc lire la littérature soviétique pour savoir comment le Mouvement Communiste International percevait le jauressisme. Jamais la direction française du P.C.F. n’a conduit une authentique politique anti réformiste et anti révisionniste vis-à-vis des théoriciens du socialisme français. Elle a toujours été de ce point de vue dominée par son social-chauvinisme. Dénoncer les leaders sociaux-démocrates des autres pays européens, cela n’a jamais été un problème, mais mettre en cause les pères fondateurs du réformisme français pas question !

Pire, entre la tendance centriste du socialisme français historique (le guesdisme) et sa tendance de droite (le jauressisme), elle réaffirme son soutien à la droite !

Nous savons désormais pourquoi elle le fait, elle le fait parce que la définition qu’elle donne de la personnalité sociale est complètement gangrénée par l’humanisme bourgeois du "droit de l’hommisme". Jaurès c’est le "droit de l’hommisme", il en est même la quintessence. Affaire Dreyfus, pacifisme antimilitariste, républicanisme laïc. C’est pourquoi dans la bataille entre aile droite du parti (Hier Garaudy, aujourd’hui Sève) et l’aile gauche la plus conséquente sur cette question (Althusser), la question de savoir si le marxisme devait être considéré comme un positionnement "humaniste" ou au contraire défini comme un antihumanisme "théorique" dans la caractérisation des classes sociales, leur affrontement, a toujours été fondamentale et reste d’une saisissante actualité.

Sur l’affaire Dreyfus :

La question de l’opposition Jaurès-Guesde, porte précisément sur le point de savoir si l’individu peut être extrait du contexte social. Dreyfus combat-il le militarisme français ? Pas du tout, ce qui explique l’attitude de Guesde. Au nom de quoi peut-on défendre l’individu Dreyfus ? se demande Guesde. "Au nom du droit" répond Jaurès. Quel droit ? Le droit de cette république bourgeoise ? Le droit bourgeois peut-il servir de moyen alors que tout révolutionnaire doit en contester les fins ? A moins que toute cette opération ne serve qu’à prouver qu’on peut se servir du droit tel qu’il existe, et donc se servir de ses institutions telles qu’elles se définissent. Prouvant ainsi qu’on a besoin forcément de cet état pour les défendre, les représenter et les incarner. Autrement exprimé, et pour le dire clairement, en défendant de façon masquée le droit et l’état, on n’a pas l’intention de les remettre en cause.

​Sur le pacifisme :

L’antimilitarisme est-il la pure dénonciation de la violence dans l’histoire, un pur pacifisme ? Est-ce cela qu’un révolutionnaire doit promouvoir ? L’antimilitarisme des partisans de la défaite de l’Espagne de 39, de la défaite de juin 40, représentent-ils les mêmes intérêts, que les partisans de l’antimilitarisme des guerres coloniales ou du défaitisme révolutionnaire de 14 ?

La lutte armée du peuple vietnamien, celle aujourd’hui du peuple palestinien, sont-elles justes ou injustes ? (L’ambiguïté des positions historiques du PCF sur ces questions, mérite que l’on s’interroge, le PCF n’a jamais mobilisé ses adhérents et sympathisants sur d’autres mots d’ordre que des mots d’ordre de paix, jamais, sur le droit de ces peuples à la résistance armée).

Jaurès est un pacifiste, Lénine appelle à la transformation de la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire, des gens comme Le Hyaric n’y voient-ils aucune différence ?

Quelle est la base théorique du révisionnisme français ?

Ce révisionnisme qui nourrit le cours nouveau du réformisme, dans le parti communiste mais aussi dans la gauche social-démocrate, se fait au nom de la défense de l’état et du droit. Défense qui conduit à chercher leurs perpétuations, par delà leurs contradictions de classe. Il faut à tout prix défendre l’idée que l’état français est immortel, parce qu’il est essentiel. Pourquoi ? Parce que les intérêts objectifs que sert cette tendance du "socialisme" français fait qu’elle ne peut plus, aujourd’hui, s’en passer. Il faut maintenir l’état et son incarnation juridique : le droit. C’est à travers l’état de droit que l’aristocratie ouvrière et la petite bourgeoisie "espèrent" se prémunir du procès de prolétarisation que la grande bourgeoisie cherche à imposer. La prolétarisation, c’est-à-dire la perte des attributs du sujet de droit, est ce qui représente pour ces fractions, une véritable perte d’essence, une "dépersonnalisation" dans l’échelle économique et sociale. Cette perte d’essence les conduit à redouter la perte de leur domination sur le mouvement populaire. Ces fractions les plus qualifiées du salariat, exercent une domination sociale et culturelle par leur "capital" du même nom, jouant un rôle majeur dans l’hégémonie qu’elles exercent sur les syndicats et les partis de "gauche". Elles ne peuvent aujourd’hui le conserver, que pour autant que les droits sociaux et sociétaux les codifient comme sujets légitimes. Mais pour que le droit soit respecté, il faut une justice et des fonctionnaires pour le faire fonctionner, d’où le ralliement du PCF au jauressisme et son abandon du léninisme.

Que l’on prenne tout cette histoire par le bout que l’on voudra, c’est en définitif ce à quoi on aboutit. Ces fractions de classes, que sont l’aristocratie ouvrière et la petite bourgeoisie, ne peuvent plus remettre en cause l’existence de l’état capitaliste, car le remettre en cause les conduirait à se remettre en cause elles-mêmes.

D’où l’opération « il faut sauver le "civil" Jaurès ! », à laquelle participe avec tout son petit cœur, Le Hyaric, notre brillant représentant au sein des instances parlementaires européennes. Imiter Jaurès dans l’assemblée, n’est-ce pas ce qui fascine tout ce beau monde !

Mais Jaurès qu’est-ce, sinon le "justicialisme" de prétoire défendant la "victime" au nom de l’état de droit. "Effets oraux" dialectiques du normalien (Institution qui "produit" traditionnellement de la "gôche"), contre "effets de manches" des députés de droite où dominent d’ailleurs, d’anciens juristes, qu’ils soient notaires, avocats ou magistrats.

Il faudra un jour qu’on nous explique, pourquoi le droit et ses institutions ont toujours "accouché" massivement d’hommes de droite. Pourquoi les universités de droit sont dominées et depuis si longtemps, par la droite, voire l’extrême-droite, si le droit était cette figure tutélaire, en lui-même et pour lui-même, apte à redresser "l’injustice" humaine, il y a belle lurette que cette influence aurait dû disparaître. Pourquoi, les prétendus hommes de justice sont -ils encore aujourd’hui massivement de droite ?

Quelques thèses jaurésiennes et notre appréciation léniniste

L’état n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un état populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin d’un état, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’état cesse d’exister comme tel.

Engels, Lettre à Bebel, du 28 mars 1875

Cette lettre vaut bien, l’unique lettre parmi des dizaines contraires, où Engels concède qu’il peut exister exceptionnellement dans l’histoire des périodes où le passage pacifique au socialisme est possible. Mais outre le fait, qu’il ne dit jamais que cette possibilité acquiert un caractère permanent, il faut, comme pour la preuve du pudding, que l’on ait déjà commencé à passer au socialisme, pour savoir si l’histoire nous offre une telle possibilité, et malheureusement dans la conjoncture actuelle française cette possibilité s’est totalement éloignée du fait même du renoncement à l’urgence de son combat.

Extraits de positions de Jaurès : la phase de transition

Si le mouvement de substitution est lent, si c’est peu à peu, par transitions et par degrés, que la nationalité perd son caractère bourgeois pour prendre son caractère prolétarien, si la classe ouvrière ne s’empare que graduellement du pouvoir et ne transforme que graduellement les institutions, il y aura toute une longue période où la nation ne sera pas encore confondu avec le prolétariat, et où pourtant le prolétariat, sous peine de ruiner lui-même sa base d’action sera obligé de fortifier la nation comme telle. Il sera obligé d’en assurer l’autonomie et le libre développement. Il sera obligé d’y protéger et d’y accroitre l’éducation, la richesse, la force de production : il sera ainsi en partage avec la bourgeoisie, et avant d’avoir pu l’éliminer tout à fait, le cogérant du domaine national. La nation, dans cet état intermédiaire et dans cet état mêlé des forces, n’étant ni exclusivement bourgeoise, ni exclusivement prolétarienne, les prolétaires en défendant la nation, ne défendront pas seulement le prolétariat. Ils défendront la nation elle-même. (Jaurès, Œuvres, Paris 1931, T. 1, p.303).

Dans la même veine, une vision réformiste et interclassiste de l’histoire de France :

Et cette lutte même, en chaque pays, de la classe ouvrière contre la classe capitaliste, n’entame pas la profonde solidarité organique de la patrie. Il n’y a pas toujours eu lutte et il n’y aura pas toujours lutte entre les deux classes. Il fût un temps, en France, où les bourgeois et les prolétaires, confondus sous le titre de tiers- Etat, créaient ensemble, contre les rois, les prêtres et les nobles, la liberté et la démocratie. (Jaurès Œuvres, Paris 1931, T. 1, p.300).

L’extrait numéro 1 tombe entièrement sous la critique communiste du refus du déclin de l’appareil d’état, qui constitue le cœur du social-démocratisme. Mais par sa grande transparence et la simplicité de son exposé, il nous permet de mieux comprendre comment dans la pensée social-démocrate se justifie une telle proposition programmatique.

L’extinction du système capitaliste ne peut s’opérer que sur un temps long. La classe ouvrière ne gagne le pouvoir que progressivement et en partageant le pouvoir avec la bourgeoisie. Elle devient la "cogérante" du domaine national. Cette contradiction bien réelle et sur quoi nous attirons l’attention sur notre site, à travers les catégories de Capitalisme d’Etat et de Socialisme d’Etat, n’est ici nullement perçue et vécue comme une lutte et un affrontement, une conflictualité historique, mais au contraire exposée dans un appel franc à la collaboration. Pour défendre ce que Jaurès appelle la Nation, ou fait national, tout le monde doit collaborer, au nom de la supériorité d’un supposé "esprit" national.

La collaboration est d’ailleurs revendiquée comme telle dans l’extrait numéro 2, où Jaurès nous dit littéralement "qu’il n’y aura pas toujours lutte de classes entre la classe ouvrière et la bourgeoisie", ce qui veut clairement dire que dans sa représentation, il n’est pas question de faire disparaître la bourgeoisie, mais simplement de construire un "Etat Social" de cogestion. C’est cela qu’il appelle "socialisme".

Dire, donc, que Jaurès ne produit pas, ou n’a pas engendré du jauressisme et des jauréristes, est non seulement absurde, c’est aussi mensonger. Mais un tel positionnement n’est pas seulement le produit d’un social-démocratisme clair et franc, il est avant tout le produit du maintien du républicanisme présocialiste à quoi Jaurès ne renonce pas, comme l’extrait 2 nous le prouve. Pour Jaurès, le modèle idéal, le modèle à défendre, c’est celui de la Révolution Française. Ce qu’il valorise c’est ce moment particulier de l’histoire, où ouvriers et bourgeois se confondaient en une entité unique "le tiers-état".

Son socialisme est entièrement enchâssé et phagocyté par le républicanisme interclassiste. Et c’est pourquoi il tombe totalement sous la critique communiste d’une conception réformiste de la lutte des classes, qui voit celles-ci précéder leur conflictualité, et qui conçoit cette même lutte, dans une optique gestionnaire et comptable de sa résolution, allant jusqu’à une suspension du conflit si un compromis "historique" est trouvé.

Cette dérive opportuniste et réformiste tient aussi beaucoup, il faut le dire, à l’expression confuse et mal construite des concepts utilisés. Jaurès tombe entièrement sous la critique que nous avons développée, dans pratiquement tous nos articles sur ce site, qui confond allègrement prolétaires et ouvriers, bourgeois et capitalistes, Etat et Nation.

L’essentiel de son exposé se fait autour de la construction d’une prétendue "nation" idéale, alors qu’il traite en fait, essentiellement de la question de l’état de transition. Cela évite bien évidemment à Jaurès d’avoir à aborder la question du déclin de ce même état, ce qui a toujours constitué une opposition majeure entre lui et les marxistes. Pour lui, état et nation se mêlent, et ne pas jouer sur le temps long du maintien des institutions, revient donc pratiquement à développer un esprit antinational. Il est le chantre du passage pacifique au "socialisme".

En réalité derrière cette confusion, Jaurès poursuit et justifie son projet de ne pas voir disparaître la bourgeoisie. Tout l’esprit de l’extrait 1 tourne autour du présupposé suivant : à moins que la révolution ne soit violente et que la victoire d’une classe se construise sur la disparition d’une autre, si le prolétariat (i.e : la classe ouvrière) veut incarner les intérêts de la nation, alors elle doit aussi participer et défendre les institutions. Autrement dit, elle doit défendre la bourgeoisie qui s’y trouve et qui les gère.

C’est donc par un tour de passe-passe qui consiste à confondre état et nation que Jaurès déclare : "si vous êtes des patriotes, si vous considérez qu’il existe une nation française, alors vous devez défendre et perpétuer la bourgeoisie et l’état". C’est l’opposé de la gauche communiste (Historique), qui soutient la même thèse, pour aboutir à la conclusion exactement inverse : "Si vous voulez vous débarrasser de la bourgeoisie, vous devez vous débarrasser de la nation !".

Pour le coup, comme dirait Lénine, opportunisme de droite et opportunisme de gauche sont bien sur la même ligne d’une défense de présupposés communs. Nous n’insisterons pas sur l’erreur historique qui consiste à rabattre l’un des deux termes sur l’autre (état et nation), erreur que nous avons déjà analysée dans notre texte La gauche Communiste "historique" et le Capitalisme d’Etat.

Républicanisme et Laïcisme jaurésiens

Si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux, toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées au mêmes droits et invités à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science , c’est à dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai bien le droit de dire, qu’elle est foncièrement laïque dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie.
Extrait d’un texte de J. Jaurès paru dans le journal L’Humanité du 8 décembre 2005 pour fêter la loi sur la laïcité.

Comme les précédents, ce texte est totalement enchâssé dans les catégories du droit créateur et justificateur des valeurs bourgeoises, en un mot, tout ce qui a été remis en cause par la création du courant communiste suite à la boucherie de 14 et la Révolution d’Octobre. Outre que l’on pourrait gloser sur un discours qui se préoccupe des valeurs "de la famille, de la patrie, de la propriété", thèmes qui ne peuvent quand même pas être soustraits de leur utilisation mots à mots, dans un autre contexte, par un triste personnage, nous retrouvons le même positionnement d’une survalorisation de la philosophie des lumières, de la "conscience" et de la "science", d’un "droit" des personnes basé sur "l’appropriation" cognitive (une gestion "patrimoniale" de son intellect), une domination de l’esprit sur la nature (du sujet sur l’objet, ce qui est bien peu matérialiste). Toute cette représentation serait donc selon Jaurès "Laïque" ?

Il va falloir qu’on nous explique comment, nous communistes, partisans d’une société sans classes et sans Etat, nous pouvons encore défendre une telle représentation du monde !

Pour Jaurès,

  • Il faut fonder des institutions, alors que nous, communistes, appelons à leur extinction, au profit du pouvoir (historique) direct de la classe ouvrière (Commune de Paris),
  • Il faut définir la démocratie à travers le droit et son extension, alors que nous appelons nous à son déclin,
  • Il faut justifier le droit à l’appropriation, par le fait que nous devrions nous approprier la nature, alors que nous remettons en cause l’idée que l’appropriation individuelle soit disjointe de la nature bourgeoise de l’ordre d’exposition de son contenu, de la division du travail qui s’y déploie, de l’ordre bourgeois de la communication qui s’y affiche (communication, conscience, non-conscience, inconscient) etc. etc.

Jaurès a raison, cette représentation est bien "laïque", car elle est de part en part bourgeoise. Elle se place sous les hospices du sujet de droit comme sujet "ayant droit", autrement dit, elle justifie la perpétuation de l’Etat qui fait vivre et mettre en œuvre le droit comme la Loi.

Si Jaurès est laïc c’est qu’il ne veut pas voir disparaître la bourgeoisie, il veut son éternisation, il maintient donc l’état qui fixe le sujet, comme sujet de droit.

C’est d’ailleurs comme cela que les commentateurs du journal L’Humanité nous proposent de l’envisager et de le défendre. Jaurès est l’homme qui défend les droits, et le droit exprime la liberté et la démocratie.

L’ouvrage "Laïcité et république sociale" a pour sous-titre : Centenaire de la loi sur la séparation des églises et de l’état. Autrement dit, la république qu’elle soit "sociale" ou non, n’existe pas sans l’état. La démocratie, c’est l’état et les institutions (le parlement etc.), c’est donc la délégation de pouvoir, via la représentativité, et l’autonomisation d’un personnel pour faire fonctionner cet ensemble. A l’opposé toute la théorie communiste est basée sur la disparition de cette contradiction, comme nous le rappelons en bas de page. S’il ne peut exister d’état populaire, c’est précisément parce que l’état est un système pyramidal qui finit dans sa logique, par s’opposer à l’expression directe du peuple. Si "l’état populaire libre" est une aberration absurde comme le rappelle Engels dans son texte ci-dessus, c’est que la liberté réelle implique, la disparition de l’état et l’extinction du droit.

L’ouvrage tourne autour des discours de Jaurès prononcés dans l’agora républicaine, l’Assemblée Nationale, dans des échanges entre son pôle de "gauche" et son pôle de "droite". Pour Jaurès cette dialectique de communication est la quintessence de la démocratie. S ’y ajoute des textes sociétaux notamment sur les "genres", et des textes à visée "pédagogique" d’enseignant. On a là, en dehors du meeting populaire, l’essentiel des formes d’interventions de Jaurès, ce qui le classe clairement dans la rubrique des tribuns républicains, essentiellement, voire exclusivement républicains. Sa conception du socialisme est surdéterminée par la vision républicaine qui le conçoit, et le fait accoucher comme une maïeutique de droits démocratiques.

A l’opposé et de façon clairement antagoniste, les marxistes soutiennent, comme le rappelle Engels dans "Critique des Programmes de Gotha et d’Erfurt" :

  • 1- Il convient d’abandonner tout ce bavardage sur l’état,
  • 2- La Commune n’était pas un état au sens propre,
  • 3- L’état est une institution temporaire appelé à disparaître,
  • 4- On se sert de l’état non point pour la liberté mais pour la réprimer,
  • 5- Quand il y aura liberté, il n’y aura plus d’état.

Lénine commentant ces propos d’Engels dans le Cahier Bleu dit :

"Le Cahier sur l’Etat" rassemble les notes qui vont permettre la rédaction de "L’Etat et la Révolution" (ndlr : notes auxquelles il tient tellement qu’il déclare, "Si on me zigouille sauvez le Cahier Bleu !").
On tient les notions de "liberté" et de "démocratie" pour identiques… En réalité la démocratie exclut la liberté. La dialectique (la marche) du développement est en fait la suivante :​ de l’absolutisme à la démocratie prolétarienne, et de la démocratie prolétarienne à pas de démocratie.

(ndlr : sous-entendu la "démocratie" est une mise en "représentation" en "délégation" de la liberté du sujet, la vrai liberté individuelle est donc en contradiction avec la démocratie. Chaque "individu" doit donc devenir son propre défenseur, au sein d’une "agora", qui n’institutionnalise pas la délégation de pouvoir, mais qui au contraire fait tourner la délégation pour que tout le monde l’exerce, type Commune de Paris.)

Pierre Martin (Gauche communiste du PCF)

Tiré du site "Débat communiste ouvrier"

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  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).