Un texte d’Aragon sur les négociation France, Grande Bretagne et URSS en 1939

, par  Francois Eychart , popularité : 2%

Les mensonges et les calomnies sur ce qui s’est réellement passé dans les années 1938-1939 avec la montée des périls, sur le rôle et l’action des communistes et du PCF à l’époque n’ont jamais cessé.

Récemment encore, à l’occasion de ces élections européennes un « journaliste » de RMC apostrophait odieusement Ian Brossat pour accuser les communistes de collaboration avec les nazis.

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En faisant bien sûr l’impasse sur les conditions historiques du pacte de non-agression résultant directement de la trahison par les dirigeants français de l’époque (notamment Daladier) vis-à-vis du peuple tchèque marquée par les « accords de Munich » et la volonté franco-anglaise de laisser libre cours à Hitler pour tourner ses forces prioritairement contre l’URSS.

Les classes dominantes françaises entendent par ailleurs prendre leur revanche sur les conquis sociaux du front populaire !

L’article ci-après publié sur le site La faute à Diderot, reproduisant un texte d’Aragon tiré du journal Ce Soir de l’époque, constitue un rappel salutaire et authentique de ce qui s’est réellement passé :

Extrait :

 « Si Daladier et Chamberlain avaient voulu l’accord, il aurait été obtenu. Cet accord eût bloqué l’agression allemande et construit contre l’Allemagne une alliance puissante. L’absence d’accord ouvre à l’Allemagne la marche vers l’Est, donc la prise de la Pologne puis ensuite l’attaque de l’URSS. Sur ce point, il faudra encore attendre. Il faut bien constater que si la Pologne ne fut pas défendue, (rien n’ayant été prévu) c’est qu’on ne voulait pas la défendre. Le pacte germano-soviétique renvoie les gouvernants français et britanniques à leur responsabilité. »

Danielle Bleitrach


Le pacte germano-soviétique renvoie les gouvernants français et britanniques à leur responsabilité

Ce texte est issu du tome 2 de la publication des chroniques de Louis Aragon dans le journal Ce soir (de janvier à août 39).

Le général Joseph Doumenc est connu depuis la première guerre mondiale pour ses compétences dans le domaine de la logistique. En juillet 1939, il est nommé chef de la mission militaire envoyée à Moscou pour négocier une convention militaire qui engagera la France, la Grande-Bretagne et l’URSS contre l’Allemagne. Cette négociation va succéder à celles des diplomates, restées infructueuses malgré des mois de discussion. La situation internationale est dangereuse et l’imminence d’un conflit avec l’Allemagne occupe les esprits.

Dans le mémoire qu’il rédige par la suite, vraisemblablement en 1941 [1], Doumenc apparaît comme un militaire avant tout soucieux des intérêts de son pays. Il est conservateur mais peu intéressé par les conflits politiques français, au point de se tromper parfois dans l’écriture des noms des hommes politiques. Il ne nourrit aucune sympathie pour le communisme et le montre assez dans les descriptions qu’il fait des villes soviétiques et des habitants. Sa plume est alors habile à relever une foule de détails pertinents qui lui servent à marquer ce qu’il pense. Pour autant, il ne s’autorise aucun mouvement d’humeur qui entacherait la gestion de sa mission. L’accord qu’il doit négocier lui paraît, d’un point de vue militaire, vital pour les intérêts de son pays.

Les problèmes de politique intérieure, qui sont souvent à l’origine de décisions dans le domaine international ne sont pas son affaire. Aussi l’URSS est-elle bien plus pour lui une puissance importante qu’un régime politique dont il dit nettement qu’il ne l’aime pas. Contrairement à nombre d’hommes politiques français, il est capable de découpler les problèmes politiques et sociaux des problèmes stratégiques, convaincu qu’une nation reste une nation, avec des intérêts géopolitiques propres qu’il lui importe d’identifier sans se laisser mener par les ressentiments politiques. C’est sa manière de servir la France. Ainsi, par exemple, tout en comprenant le rejet polonais des Soviétiques, il fera tout ce qu’il lui est possible de faire, dès qu’il en eût compris la nécessité, pour amener les Polonais à accepter ce qu’ils refusent.

Le seul point initial positif dans cette négociation réside dans le fait qu’elle a été demandée par la partie soviétique. Elle est donc intéressée à un accord. Les difficultés viennent surtout des inconséquences accumulées par le gouvernement français : un vieux contentieux politique que de longues négociations diplomatiques n’ont pas aplani, la lenteur à accepter une convention militaire, puis à se rendre à Moscou alors que le temps presse, Doumenc lui-même n’ayant sans doute pas compris que la voie maritime était un signal négatif supplémentaire. Sur place, se pose avec force le problème du refus des Polonais (et des Roumains) de laisser passer des troupes soviétiques sur leur territoire. Les négociateurs franco-britanniques voient dans cette demande le moyen pour les Soviétiques de mettre la main sur ces pays et discutent sa nécessité. Les Soviétiques voient dans l’absence de réponse sur ce point la marque d’un refus et la preuve que les négociations n’aboutiront pas. Chaque partie a donc ses arrière-pensées nourries par le vieux contentieux. L’obstacle peut-il être levé ? Pour Doumenc, rien n’est perdu d’avance, le déroulement de la négociation pouvant changer bien des choses. Alors que, devant de telles difficultés, d’autres négociateurs auraient vite considéré la partie comme perdue, il pousse sa mission le plus loin possible, prenant des initiatives qui vont parfois au-delà de ses instructions initiales, s’évertuant à maintenir en vie la possibilité d’un accord. Quand la négociation se bloque, il est profondément navré de l’échec qui se profile et ne peut dissimuler son angoisse devant l’ampleur de ce qui se joue. Il se battra donc jusqu’au bout, se montrant sensible à la force et à la pertinence des arguments qui lui sont opposés. Il aura été un bon négociateur. Vorochilov, le chef de la délégation soviétique, relève d’ailleurs, dans sa déclaration finale, la sincérité de ses efforts.

La bonne règle (audiatur et altera pars) eût voulu que le récit de Doumenc soit confronté à celui de Vorochilov, mais ce récit n’existe pas ou s’il existe, il ne nous est pas connu. Quoi qu’il en soit, les papiers de Doumenc permettent de se faire une idée des raisons qui expliquent pourquoi la France est entrée en guerre en 1939, privée de l’alliance soviétique.

L’échec ne résulte pas de la négociation. Il vient de plus loin. Daladier ne tenait pas à cette alliance sinon il s’y serait pris autrement. Chamberlain non plus. La série des reculs diplomatiques de la France et de la Grande-Bretagne depuis deux années avaient accru le danger de guerre en donnant à l’Allemagne de plus en plus de capacités à imposer ses objectifs aux autres pays. L’anschluss, les accords de Munich, l’abandon de la république espagnole, la reconnaissance rapide de Franco, l’occupation de la Tchécoslovaquie, la conquête de l’Albanie, l’inconscience de la Pologne, la mise à l’écart de l’URSS étaient autant d’éléments qui ne pouvaient être éliminés par la seule capacité des négociateurs. D’ailleurs, Daladier n’a pratiquement rien donné à son négociateur à mettre sur la table, alors qu’il était demandeur de l’appui soviétique pour des actions en Méditerranée somme toute marginales au vrai problème. Il lui a caché les informations qui indiquaient que la patience soviétique était usée et que devant le risque imminent de conflit, Staline serait sensible à des propositions allemandes. Il a laissé sa propre marge de manœuvre dépendre d’Etats faibles et indécis tels que la Pologne et la Roumanie, sans les mettre à la raison. Du côté britannique, quand, en réponse aux exigences allemandes, Chamberlain donne sa garantie à la Pologne par une décision irréfléchie qui n’aura aucun effet sur le terrain, il a modifié de fond en comble la situation des forces en Europe. Hitler, ne voulant pas affronter deux adversaires en même temps, les franco-britanniques à l’Ouest, l’URSS à l’Est, se devait de rechercher un accord avec Staline. Il l’a fait en y mettant le prix : la sécurisation de la frontière occidentale de l’URSS. Staline s’est certes trompé dans l’estimation du temps que ce pacte lui donnait pour s’armer, mais deux ans, ou un peu plus, c’était mieux que ce qui l’attendait sans accord. Par la politique qu’ils ont menée, Daladier et Chamberlain sont les responsables de l’échec de la mission Doumenc-Drax et du pacte de non-agression d’août 1939. Son déroulement même et les entraves que Daladier introduit à l’encontre des demandes de Doumenc montrent qu’elle n’était pas programmée pour réussir. Il ne restait plus qu’à exploiter son échec sur le plan intérieur, ce qui fut fait en interdisant le parti communiste. Rien ne fut entrepris pour soutenir la Pologne quand elle fut attaquée mais, par contre, un peu plus tard, des opérations seront préparées pour soutenir la Finlande, pourtant alignée sur Berlin ou pour bombarder Bakou. Quel était l’adversaire ?

Ces éléments qui précèdent la négociation et la prolongent sont l’arrière-fond diplomatique et géopolitique du mémorandum de Doumenc. De celui-ci nous donnons un résumé qui retient les informations les plus importantes à partir de l’édition qu’en a réalisée en 1991 l’historien François Delpla. Il est d’autant plus dommage que cette édition soit épuisée que les commentaires de Delpla ouvrent sur des considérations qui s’émancipent d’affirmations idéologiques largement répandues. Nous avons indiqué entre crochets […] nos propres commentaires au fil du résumé.

Le second mémoire de Doumenc concerne les opérations militaires de mai-juin1940 et n’entre pas dans nos préoccupations.

La négociation de Moscou selon Joseph Doumenc

Le général Doumenc, qui exerce à Lille le commandement du 1er corps, est convoqué le 17 juillet 1939 à Paris par le général Gamelin, chef d’état-major de l’armée française.

Gamelin déclare : « Vous savez qu’il y a des pourparlers diplomatiques avec les Russes ; on piétine ; on voudrait maintenant d’une convention militaire, dont les Soviétiques ont manifesté le désir depuis longtemps. Il faudrait qu’ils s’engagent, en cas de guerre, à ne rien faire contre la Pologne, la Roumanie, et la Turquie, et même à les aider, si nos alliés ou futurs alliés, le leur demandaient. Cette aide pourrait consister à contribuer à leur ravitaillement, à faciliter leurs communications, et même à renforcer leur aviation. On ne leur en demande pas davantage. De toute façon, si la guerre éclatait, il conviendrait d’assurer nos liaisons avec les Russes par l’océan Glacial et par la mer Noire, si on le pouvait. Il serait donc utile qu’ils portassent aide aux Turcs, si ceux-là intervenaient contre les Bulgares, de façon à constituer avec eux et nous, un front de Thrace et de Macédoine. Il semble que le général Huntziger ait fort bien réussi à Ankara. Essayez de faire aussi bien à Moscou. » [2]

[1) La formule « on ne leur en demande pas davantage » est significative du peu de cas que Gamelin fait de l’aide soviétique qui, au demeurant, serait mise en œuvre sur décision française et non pas conjointe. Gamelin n’envisage pas la réaction des négociateurs soviétiques lorsqu’ils prendront connaissance du rôle secondaire que la France leur impartit.
2) Gamelin envisage un conflit entre la Bulgarie et la Turquie, dans une configuration des forces où la France étant l’alliée de la Turquie, l’URSS serait priée, au terme de la convention militaire espérée, de soutenir la Turquie avec laquelle elle a déjà été en guerre, ou au minimum, de ne pas agir contre elle, faisant fi d’une solidarité slave avec la Bulgarie, mais faisant fi, plus encore des principes de politique extérieure qui sont officiellement ceux de l’URSS. Gamelin pense que les réalités politico-militaires l’emportent sur les principes affichés, chez les Soviétiques comme chez les autres.] Le 18, au Secrétariat de la Défense, les propos de Gamelin sont confirmés. Les informations concrètes sont fort minces. Sur les intentions de l’état-major polonais, rien si ce n’est qu’il est hostile à toute entrée des troupes soviétiques sur son territoire ; même constat pour les Roumains qui tout au long de cette affaire resteront entité négligeable ; avec, peut-être, une évolution en vue. Quant aux Soviétiques, les documents remis montrent « deux masses de troupes mobilisées au nord et au sud des marais, donc bien placées pour agir dans les directions envisagées. ».
[La présentation de la position polonaise est fausse car l’évolution en vue est et restera un refus d’accorder aux Soviétiques le passage pour aller au contact des Allemands attaquant en Pologne. Que signifie la démarche d’un chef d’Etat-major qui induit ainsi en erreur son négociateur ? Même s’il accepte de croire ce que lui dit Gamelin sur l’évolution de la position polonaise, Doumenc ne peut manquer de réfléchir sur la question capitale du passage des forces soviétiques en territoire polonais. Elle change toute la physionomie du problème. Elle signifie l’entrée de l’URSS dans une coalition militaire avec la France et la Grande-Bretagne, ce qui n’a pas été accepté jusque-là et confère brusquement à cette négociation une importance qui bouleverse les données géostratégiques antérieures. La responsabilité du négociateur devient énorme. L’alliance avec l’URSS permettrait d’amoindrir la puissance du coup allemand contre la France, comme en 1914. Elle signifie d’autre part que les combats initiaux se dérouleront en territoire polonais, ce qui n’est pas accessoire pour les négociateurs soviétiques. Doumenc ne fait pas état de ce genre de considérations mais il est difficile de penser qu’elles ne lui sont pas venues à l’esprit puisqu’il doit se préparer à une négociation qui s’annonce serrée. Doumenc s’interroge par contre sur la lenteur des négociations diplomatiques qui se sont prolongées pendant des mois et sur le fait que les diplomates passent la main aux militaires sans avoir été capables de conclure. Cette interrogation constitue une petite contestation intérieure de la politique suivie jusqu’alors par Daladier. Un militaire juge un politique.]

Le 23 juillet, Moscou propose l’ouverture immédiate de pourparlers militaires que la Grande-Bretagne accepte de mener le 25.

Le 27 juillet, la Pologne proteste contre des violations de sa frontière par l’Allemagne sans prendre davantage de dispositions.

Le 27 juillet, Gamelin apprend à Doumenc qu’il ne partira pas à Moscou seul mais de concert avec une mission britannique.

Une entrevue avec Alexis Léger (Secrétaire général du quai d’Orsay) brouille les informations de Doumenc, Léger expliquant qu’il ne comprend pas l’insistance soviétique à conclure une convention militaire et à revenir sur la question de l’agression indirecte.
[L’agression indirecte est un concept qui caractérise les changements dans la direction d’un Etat provoqué par l’intrusion d’un élément perturbateur interne, mais appuyé de l’extérieur, qui en prend la direction. Pour les dirigeants soviétiques, l’exemple le plus récent d’agression indirecte est le coup de force franquiste. Ils redoutent une situation identique dans les pays baltes mais aussi en Pologne qui amènerait l’Allemagne à leur frontière.]

Doumenc fait observer à Léger que la partie française est demandeuse (la Russie devant apporter de l’aide à la Pologne et à la Roumanie au moment où la France le fixerait) « et que, cependant, nous partions les mains vides ». Sans réponse.

Au cours d’une entrevue qui suit, Georges Bonnet (Ministre des Affaires étrangères) l’adjure « de rapporter quelque chose, même au prix de promesses. Quelles promesses ? Tout ce que vous jugerez utile, mais il faut rapporter un papier signé. ».
[Bonnet reconnaît ainsi que la mission de Doumenc n’a pas, du moins au moment où il l’expose, l’objectif d’aboutir à un engagement militaire concret mais à une apparence. Attitude caractéristique de ses méthodes.]

Une audience avec Daladier se conclut par : « Pourquoi les Russes se font-ils tirer l’oreille ? Il faut percer leur attitude et la tirer au clair. Mettez-les en demeure ; que nous sachions sur quoi compter. ». [La formulation « Pourquoi les Russes se font-ils tirer l’oreille ? » dissimule une difficulté que Daladier doit connaître mais qu’il ne veut pas révéler à Doumenc. En fait, depuis mai, il a été averti de la possibilité que la partie soviétique conclue un accord diplomatique avec l’Allemagne. S’il avait vraiment voulu un accord militaire, inquiété par cette information, il aurait dû pousser son négociateur à arracher un accord qui mette fin à ce qu’il est censé redouter. Il lui en aurait donné les moyens, partant du postulat que quand on veut un accord, il faut y mettre le prix. Ce prix aurait pu être l’assouplissement des oppositions polonaise et roumaine. Tirer au clair la position réelle des Soviétiques est bien loin du problème fondamental qui reste de savoir dans quelle configuration d’alliances se trouvera la France en cas de guerre.]

Le 27 juillet, après concertation avec les Britanniques, Gamelin reprécise un certain nombre de points qui sont à discuter en priorité et pour lesquels il souhaite un accord.
– En cas de conflit, les communications maritimes par le nord seront essentiellement de la responsabilité britannique, en Méditerranée elles devront être assurées contre l’emprise italienne par la France et la Grande-Bretagne.
– Il espère un assouplissement de la position polonaise sur la question du passage des troupes soviétiques en territoire polonais, mais n’indique pas qu’il va faire pression en ce sens sur la Pologne.
– L’action en Méditerranée doit permettre le concours de la Turquie et de la Grèce contre la Bulgarie et les Russes doivent aider l’action turque [3]. De plus, la Russie devra aider la Pologne, la Roumanie et la Turquie par des livraisons de vivre et de matériels militaires que la France et la Grande-Bretagne ne peuvent effectuer.
– En outre, Doumenc doit faire comprendre aux Russes l’importance d’apaiser les craintes des Turcs sur leur frontière Est afin qu’ils ne soient pas dissuadés d’intervenir en Méditerranée et dans les Balkans. [Si les points retenus par Gamelin correspondent à certaines préoccupations de la France en Méditerranée, ils peuvent difficilement susciter l’assentiment des Soviétiques qui voient le danger sous la forme d’une attaque allemande via la Pologne ou les autres pays de leur frontière occidentale. Ils ont peu d’intérêt à aller soutenir une action turque dans les Balkans ou contre la Bulgarie. L’invitation à fournir du matériel militaire à des pays en guerre suppose de pouvoir franchement participer au conflit [4].]

Doumenc commente ces instructions ainsi : « Ces instructions admettaient le désir sincère des Russes de faire avec nous une convention militaire ; elles présupposaient chez eux une attitude initiale d’expectative, où ils ne mettraient dans la lutte que ce qui leur serait demandé ».

Doumenc a ensuite connaissance des instructions données par le gouvernement britannique à sa mission militaire. Elles aussi ne sont pas de nature à permettre quoi que ce soit de positif et de rapide. « Il était recommandé de ne procéder qu’avec la plus extrême prudence, de ne livrer aucun renseignement intéressant, d’avoir toujours présent à l’esprit qu’une collusion germano-soviétique était possible, et enfin d’avoir à conduire les négociations avec la plus grande lenteur. Il semblait, commente Doumenc, que les Anglais ne s’étaient fait aucune illusion sur le résultat prochain des conversations qui allaient s’ouvrir, et qu’ils comptaient surtout gagner du temps. On était loin des rêves de l’opinion publique. »
[Le cabinet britannique ne s’était rallié à cette démarche qu’après avoir essuyé les critiques violentes de tous ceux qui s’inquiétaient des résultats de la politique de Chamberlain, notamment après l’occupation de la Tchécoslovaquie, et l’envoi de cette mission avait pour objet principal de diminuer la virulence des critiques. Non seulement Chamberlain n’en espérait rien mais il organisait son échec.]

Doumenc inclut dans son mémorandum un document dont il n’aura connaissance qu’après la guerre : le rapport de l’ambassadeur allemand à Paris qui informe Ribbentrop à Berlin, le 28 juillet, des difficultés qui attendent la mission militaire à Moscou. Elle achoppera, selon ce rapport, sur la question des pays baltes, de la Pologne et de la Roumanie rétives à accepter une action russe sur leur territoire. Par ailleurs, la récente convention anglo-japonaise, conclue à l’avantage du Japon puisqu’elle lui reconnaît des intérêts en Chine, mettra la Grande-Bretagne en difficulté si aucun accord n’est trouvé à Moscou. De la même manière, l’absence d’accord avec la Grande-Bretagne et la France fragilisera l’URSS qui se sentira menacée par un Japon libre de ses mouvements à l’Est. L’ambassadeur expose ensuite que la France et la Grande-Bretagne ont décidé de ne pas demander à l’URSS la dénonciation du traité germano-soviétique de 1926 cette démarche apparaissant inappropriée dans le cadre délicat de la négociation. Le reste du rapport concerne la personnalité de Doumenc. [Ce rapport allemand est pertinent dans la mesure où il montre les difficultés à résoudre mais aussi l’intérêt des trois pays concernés à conclure un accord puisque l’absence d’accord les fragiliserait. Il peut surtout être lu comme un plaidoyer pour que l’Allemagne parvienne rapidement à un accord avec l’URSS.]

Le 4 août la mission gagne l’Angleterre et rejoint les émissaires britanniques. Puis départ de Londres pour Leningrad sur le City of Exceter, navire lent mais confortable. Doumenc fait le portrait de ses collègues Britanniques.

L’amiral Drax : De compréhension peu vive, un peu dérouté par la complexité de la mission, il représente l’Angleterre traditionnelle. Il agira toujours instinctivement pour assurer la grandeur de l’Empire.
Le maréchal de l’air Burnett : Type du militaire popularisé en France par le personnage du colonel Bramble [5], honnête et sympathique, « il ne se rallie aux solutions proposées que quand il les a parfaitement comprises, sans se soucier du temps qu’il y faut dépenser ».

Le général Heywood, le chef de la délégation militaire : extrêmement diplomate et habile, il possède toutes les finesses du métier de négociateur.

Pendant plusieurs jours les deux missions établissent un projet commun correspondant aux objectifs qui leur ont été impartis et susceptibles d’être présentés aux Soviétiques. Le texte final est déclaré par Doumenc conforme aux instructions reçues à Paris, notamment sur les questions polonaise et roumaine : la défense de leur territoire national leur incombe. « Les trois puissances contractantes sont d’accord pour soutenir ces Etats dès qu’ils en feront la demande [… ] une importance particulière étant donnée à un appui aérien par Moscou et à une assistance en matériels techniques et en spécialistes ».

Arrivé à Moscou, Doumenc rencontre l’ambassadeur Paul-Emile Naggiar. La première question de celui-ci concerne la Pologne : « Apportez-vous quelque chose de net sur le passage à travers la Pologne ? », suivi, après réponse, du constat : « Ils n’ont donc ni lu ni compris mes dépêches ». Naggiar, qui semble mal comprendre la position de son gouvernement, assure ensuite que les Russes, qui ont demandé la venue d’une mission, veulent réellement établir une convention militaire. C’est aussi l’opinion de l’attaché militaire, le général Palasse [6].

Concernant les négociations Doumenc précise que sous une apparence de détente, « elles restèrent extrêmement serrées et conduites par les Soviétiques de la façon la plus étudiée et parfois la plus brutale ». Elles sont secrètes et ne font pas l’objet de communiqué de presse mais il constate que des informations, souvent inexactes, se retrouvent dans la presse soviétique.

Le premier point des négociations concerna l’étendue des pouvoirs de chaque délégation. Vorochilov annonce qu’il « a le pouvoir de signer les accords militaires en faveur de la paix et contre l’agresseur ». Doumenc fait savoir qu’il « a qualité pour traiter de toutes questions militaires ».
[La différence est substantielle, mais les différents sens du verbe traiter peuvent, un temps, occulter l’absence réelle de pouvoirs.]

Drax reconnaît qu’il n’a aucun pouvoir réel. Vorochilov déclare alors qu’il « regrette que la délégation soviétique ne se trouve pas en présence de conférents ayant pleins pouvoirs pour signer une convention militaire ». Il lui est répondu que les délégations ont qualité pour proposer à leurs gouvernements des projets de convention et qu’elles « étaient décidé à aboutir le plus vite possible ».
[Donc, pour les Britanniques, en contradiction avec leurs instructions qui étaient d’aller lentement.]

Doumenc constate que Vorochilov est un négociateur redoutable. A la deuxième séance, Vorochilov demande que chaque délégation présente ses plans d’état-major pour la défense des trois Etats représentés à la conférence. « Nous avons un plan complet avec des chiffres. […] Nous espérons que les états-majors et les gouvernements français et anglais ont un plan car nous aurons peut-être des questions délicates à discuter et jusqu’ici, au cours des négociations politiques, cela n’a pas très bien marché, faute de plans précis. […] Notre plan est établi sur des bases différentes du fait de notre situation particulière à l’égard de l’agresseur éventuel et du fait que nous n’avons pas de colonies ».
[Les colonies sont ici l’indication d’une profondeur stratégique qui peut venir en aide dans le cours du conflit.]

Vorochilov met ainsi les deux délégations occidentales au pied du mur. Drax invoque en réponse l’accord franco-britannique établi pendant le voyage et Doumenc, pour l’aider, souligne l’importance des communications et le rôle des deux fronts envisagés. Vorochilov ayant alors demandé de pouvoir comparer le plan français avec le sien, on renvoie cet examen au lendemain, le maréchal ayant tenu à préciser qu’il devra être question de réalités précises, chiffrées et non pas d’idées générales ou abstraites. Constatant que les difficultés approchent, et plutôt que de se dérober à l’exigence soviétique et de faire capoter les négociations, Doumenc propose à Drax d’accepter la demande de Vorochilov et ainsi tenter de voir clair dans les intentions soviétiques, selon la demande de Daladier. On se bornerait à faire un exposé des forces qui seraient mises en ligne en cas d’agression allemande et des ressources correspondantes.

Le lendemain chacun expose le volume de forces terrestres, maritimes et aéronautiques que son pays compte mettre en ligne, le tout restant dans l’ordre de ce qui est déjà connu des autres parties. Doumenc et Drax ne peuvent aller plus loin dans les précisions car il n’existe aucun plan de guerre dans leurs états-majors, du moins à leur connaissance.
[En difficulté sur ce point, Doumenc en profite pour avancer que ceux qui en France craignaient que lors d’une négociation les Soviétiques n’apprennent des informations confidentielles et les transmettent aux Allemands s’inquiétaient pour rien.]

Au final personne n’apprend rien qu’il ne connaisse déjà. L’exposé de Doumenc est, selon son jugement ultérieur, plutôt flatteur pour les capacités de l’armée française et, dit-il, « il eut été bien souhaitable que nos moyens aient été à la hauteur de ces estimations ».

Rentrant dans les détails, Vorochilov, ayant demandé à Doumenc combien de divisions allemandes resteraient actives sur le front français en cas d’attaque allemande sur la Pologne et s’entendant répondre 40, il en déduit que le front oriental poserait pour son pays un problème plus lourd que prévu. Sur une question de Vorochilov désirant savoir comment la France et l’Angleterre conçoivent les dispositions militaires que l’URSS pourrait prendre préventivement en réponse à une agression allemande visant, outre ces deux pays, la Pologne, la Roumanie ou la Turquie, Doumenc tire la conclusion que l’URSS veut pouvoir s’implanter militairement en Pologne ou en Roumanie [7].

La troisième journée fait éclater les contradictions. Vorochilov réitère sa demande de savoir comment la France et la Grande-Bretagne voient les rapports de la Russie avec ses voisins. Doumenc répond que selon la France, son rôle est seulement de défendre son territoire et d’apporter assistance à son voisin agressé s’il le demande. Et, pour ce qui concerne la Pologne et la Roumanie, l’URSS pourrait le faire en fournissant du matériel militaire suppléant la France mal placée géographiquement. Sur ce, Vorochilov demande qu’on n’embrouille pas la question, précisant qu’il s’agit ici de l’armée de terre et qu’il veut savoir si la Pologne acceptera ou pas le passage des troupes soviétiques sur son territoire dans le corridor de Vilna et en Galicie. Il déclare ces questions capitales pour sa délégation.

Doumenc ayant détourné la question en argumentant sur les concentrations de forces, Vorochilov revient avec force en déclarant : « Est-ce que les troupes soviétiques peuvent entrer en contact avec l’ennemi en Prusse orientale ? C’est une condition préliminaire, ce passage des troupes soviétiques, après nous pouvons discuter de tout ! sinon, si les troupes soviétiques doivent rester en place, il sera difficile d’arriver à un accord fondamental. Votre opinion est que la Pologne et la Roumanie demanderont notre aide. Je ne crois pas qu’il en soit ainsi. Elles peuvent demander l’aide ou ne pas la demander, mais peut-être trop tard. […] Notre conférence doit avoir une opinion sur ceci : si la Roumanie ou la Pologne ne demande pas l’aide ou la demande trop tard, leurs troupes seront détruites. […] Il n’est donc pas de l’intérêt de l’Angleterre, de la France et de l’URSS que ces troupes soient détruites. J’insiste, il faut d’abord discuter le passage des troupes soviétiques en Pologne et en Roumanie. C’est essentiel. ». Sur ce, la séance est levée. Drax déclare en sortant que la négociation est terminée. Doumenc commente : « On en était ainsi arrivé à croire que l’on pourrait obtenir l’appui russe, sans aborder ces questions pourtant bien légitimes ».

Pour répondre à la question, il est convenu que Doumenc exposerait, avec souplesse, qu’il fallait étudier le plan soviétique et qu’il demanderait à Vorochilov d’exposer les possibilités d’intervention prévues. Ainsi du temps serait gagné et surtout, il était espéré que l’examen de cette question mettrait en évidence les difficultés qui attendaient les Russes pour faire intervenir leurs troupes [8].

A cette réponse dilatoire Vorochilov rétorque qu’il veut la position des autres délégations, cette question étant cardinale pour la partie soviétique et précise que sans réponse nette les discussions seraient sans utilité. « Aussitôt qu’on aura répondu à ces questions, nous indiquerons nos plans et toute proposition susceptible de donner satisfaction aux parties contractantes ».

Doumenc et Drax conviennent alors d’une réponse écrite exposant que la Pologne et la Roumanie étant des Etats souverains, l’autorisation de passage doit être obtenue de leurs gouvernements. Il incombe au gouvernement soviétique de poser la question aux gouvernements polonais et roumain. Toutefois, Doumenc et Drax sont prêts à demander à leurs gouvernements s’ils sont disposés à poser la question aux gouvernements polonais et roumain. Comme il est possible que l’armée allemande pénètre demain en Pologne il faut continuer à travailler dans l’hypothèse d’une réponse positive. Ayant communiqué leurs plans à l’ouest, les deux délégations souhaitent connaître les plans soviétiques.

[L’argument du respect strict des droits des nations venant de deux pays qui viennent d’aider Hitler à prendre la Tchécoslovaquie est spécieux. Il s’agit de gagner du temps et/ou de faire porter la responsabilité de l’échec à leur partenaire.]

Dans sa réponse Vorochilov expose que l’URSS n’a pas oublié la question de la souveraineté des pays concernés par l’agression allemande ; il persiste à vouloir savoir si la France et la Grande-Bretagne autoriseront le passage des forces soviétiques en Pologne et en Roumanie dans les régions déjà indiquées en cas d’agression. Etant donné que ces pays sont tous concernés par l’agression, la question du passage des troupes doit être décidée par les gouvernements français et anglais en accord avec les gouvernements polonais et roumain. Sans réponse sur ce point la délégation soviétique ne pourrait conseiller à son gouvernement de prendre part à des entretiens condamnés à l’insuccès.
[La question de l’accord donné spécifiquement par ces deux gouvernements reviendra en force plus tard.] En attendant la réponse, il considère comme possible d’exposer son plan visant à répondre à l’agression.
[Vorochilov fait le geste de répondre à la demande franco-britannique alors qu’il n’a pas eu réponse à sa question. A ce point des travaux, il faut bien constater que les délégations militaires occidentales ne font pas plus avancer les négociations que les délégations diplomatiques ne l’avaient fait avant elles. L’exposé que Vorochilov va faire constitue une faveur pour ne pas rompre les négociations mais la présence des deux délégations ne pourra se prolonger si les autorisations demandées aux gouvernements français et anglais ne viennent pas.]

Doumenc reconnaît que « la réponse soviétique était extrêmement nette et d’une logique malheureusement pour nous irréfutable » et qu’« il avait été chimérique de vouloir traiter avec l’URSS sans résoudre au moins sur le plan stratégique la question de la collaboration russo-polonaise ».

Les réunions biquotidiennes sont devenues le moyen d’occuper le temps et de faire patienter Vorochilov. Doumenc n’abandonne pourtant pas l’idée de faire aboutir les négociations et envoie à Paris un télégramme qui expose que la partie soviétique souhaite toujours le succès des négociations et que pour en éviter l’échec, il faut obtenir l’autorisation pour les troupes soviétiques de passer en Pologne et en Roumanie ; il précise que le moyen le plus rapide d’y parvenir est d’envoyer à Varsovie le général Valin, qui serait chargé d’obtenir l’autorisation de l’état-major polonais. Celle-ci resterait secrète, permettant à la délégation franco-britannique d’avaliser ce passage devant les Soviétiques sans mettre officiellement en cause le gouvernement polonais. Toutes ces démarches devant rester secrètes.
[On est là en présence d’un montage qui s’apparente à du bricolage. Il faut en plus remarquer qu’il n’est pas question du gouvernement roumain et de ses droits alors que ce point a été relevé contre Vorochilov. Il est difficile d’imaginer que cette autorisation, arrachée à l’état-major polonais, cachée à la population, resterait enfouie dans les bureaux. Plus grave : comment imaginer que la partie soviétique pourrait se satisfaire d’une solution si fragile ?]

La réponse n’arrivant pas, la partie soviétique fait savoir qu’il est inutile de se réunir. Cependant, avant de prendre fin, les réunions permettent de prendre connaissance des plans soviétiques présentés par le général Chapochnikov [9]. Il affirme que l’URSS mettrait en action, contre une agression allemande, 120 divisions d’infanterie, 16 de cavalerie, 5000 avions de combat.

– En cas d’agression contre la France et l’Angleterre seules, elle engagerait l’équivalent de 70 % des forces franco-anglaises sur le front allemand ; elle demanderait l’engagement des forces polonaises et le passage pour les troupes de l’URSS dans le corridor de Vilna, en Galicie et éventuellement en Roumanie. En outre les alliés devraient obtenir des Etats baltes l’occupation temporaire des positions dans certaines îles et ports pour bloquer l’avancée allemande ; dans la Baltique, l’occupation des îles et des ports devrait être interalliée.
– En cas d’agression contre la Roumanie et la Pologne seules, secourues par les forces franco-anglaises, l’URSS engagerait l’équivalent de 100 % de ces forces, demanderait les mêmes appuis et organiserait avec sa flotte la fermeture du Danube et du Bosphore.
– En cas d’agression contre l’URSS utilisant la Finlande, l’Estonie et la Lettonie, la France et l’Angleterre devraient rentrer en guerre, etc… [Le chiffrage des effectifs et les conditions d’engagement correspondent à l’exigence de concret formulée par Vorochilov.]

Doumenc souligne la différence des programmes, entre celui de la France et la Grande-Bretagne qui comporte des « imprécisions voulues » et celles de Vorochilov « un peu primaires », le tout montrant « l’abîme qui sépare deux conceptions et deux civilisations ». A l’objection de Doumenc que l’emploi des forces devrait relever des décisions des hauts-commandements, Vorochilov réplique que sa position correspond à la dureté de la situation car la guerre est imminente. « Il faut décider rapidement de l’organisation contre l’agresseur. ».
[Les appréciations formulées expriment le fond politique qui sépare Doumenc de ses partenaires soviétiques. Un programme n’est pas primaire, il est adapté, ou non, à la situation à laquelle il répond ; l’imprécision est une façon de ne pas répondre à une question qui gêne.]

Lors de ces séances d’informations, dans l’attente du déblocage de la question polonaise, le négociateur britannique avance des chiffres concernant les forces britanniques que Doumenc qualifie rétrospectivement de trois ou quatre fois supérieur à ce qu’il constatera sur le terrain, en France. Il note que ces chiffres, quoiqu’exagérés, paraissent très insuffisants à Vorochilov [10]. Il en conclut que les Soviétiques commencent à entrevoir « l’immense faiblesse militaire britannique ».

Puis l’amiral Drax commet, selon Doumenc, la sottise de révéler que la Pologne sera brisée en deux semaines, estimation commune aux deux délégations mais qu’il avait été convenu de dissimuler. Vorochilov s’en empare pour montrer que la Pologne n’a aucune chance de pouvoir résister seule.

Le 16 août, un télégramme de Paris informe Doumenc que le gouvernement s’oppose à la mission confiée à Valin telle qu’exposée par lui le 14. Il était précisé que l’attaché militaire à Varsovie, le général Musse consulterait les Polonais. Considérant la procédure mis en place par Paris trop aléatoire, Doumenc décide d’envoyer à Varsovie un de ses adjoints, le capitaine Beaufre, pour activer la demande d’autorisation et en informe Paris. Cette démarche avait l’avantage de repousser de quelques jours l’abandon des négociations. Doumenc feint de croire que l’envoi de Beaufre fait partie des instructions qu’il a reçues.

Beaufre arrive à Varsovie le 18, est reçu par l’attaché militaire Musse et l’ambassadeur Léon Noël qui s’affirment tous les deux convaincus d’avance de l’échec de la demande. Noël craignait même de compromettre sa position personnelle auprès des Polonais en la leur soumettant. Tous les deux étaient en outre convaincus de la mauvaise foi soviétique. Beaufre insistant sur le fait que la signature d’un accord repousserait la guerre et qu’elle ne pourrait alors plus avoir lieu dans l’année en cours, Musse et Noël acceptent d’effectuer la démarche le lendemain, auprès du chef d’état-major polonais et de Beck. Doumenc précise que les Polonais recevaient depuis plusieurs semaines des informations qui indiquaient une concentration de troupes allemandes à leur frontière et auraient dû en tenir compte. Il caractérise d’inconscience leur refus catégorique de la demande de Musse et Noël le 19 août. Malgré cet échec, une nouvelle tentative est effectuée, appuyée par une délégation britannique. Les Polonais acceptent alors seulement la formule suivante : « Le gouvernement polonais ne veut pas avoir été consulté sur la question du passage des troupes russes en territoire polonais, c’est une question qu’il ignore entièrement de façon à couper court à toute manœuvre possible de la part des Soviétiques ; toutefois il ne s’oppose pas à ce que les gouvernements français et anglais, en vue de présenter au gouvernement polonais les conditions pratiques de l’appui russe, procèdent à Moscou à des consultations sur ce sujet ».
[Ce résultat constitue la ruine des efforts de Doumenc.]

De plus, et circonstance aggravante, alors qu’il avait été convenu avec Beaufre de procéder dans le plus grand secret pour ne pas laisser les Soviétiques informés des difficultés rencontrées, Musse et Noël ne prennent pas les précautions indispensables et les Soviétiques en apprennent tous les détails dès le 19, y compris les appréciations injurieuses formulées contre eux par les dirigeants Polonais.

Le 19 août est la date où Doumenc situe la décision de Staline de « renverser » sa ligne politique, les Soviétiques ayant pu savoir que « les négociations avec la Pologne ne conduisaient à aucun résultat et qu’ils n’avaient aucune chance d’obtenir le moindre avantage, s’ils continuaient à lier partie avec les alliés ».

Le 21, nouvelle séance de négociations. Passe d’arme avec Vorochilov qui expose que le passage des troupes soviétiques en Pologne et en Roumanie est indispensable pour contrer l’agresseur allemand puisque l’URSS n’a pas de frontière avec l’Allemagne et qu’il ne comprend pas que sur un point aussi élémentaire les négociateurs français et anglais n’aient pas eu d’indications précises. Cela fait douter de la volonté d’arriver à une coopération militaire sérieuse. « L’interruption des pourparlers revient donc à la France et l’Angleterre. »

Le soir, Beaufre regagne Moscou ayant appris à Riga qu’un renversement politique important allait intervenir. Les résultats de Varsovie sont par ailleurs caducs puisqu’après son départ une nouvelle démarche britannique a assoupli la position polonaise. Doumenc le retranscrit en précisant : « Nous donnons à cette phrase la forme dubitative car aucun texte n’est venu confirmer le fait ».

A 22 heures 30, un télégramme signé Daladier informe que « Vous êtes autorisés à signer au mieux dans l’intérêt commun, d’accord avec l’ambassadeur, la Convention militaire sous réserve de l’approbation du gouvernement français ».

Doumenc commente en remarquant qu’envoyé quatre jours plus tôt ce télégramme aurait peut-être changé les choses.
[En réalité, tout le travail d’ajustement des positions des différentes parties restait à faire et les réticences polonaises pouvaient se manifester de bien des façons. Celle des partenaires à s’engager avec l’URSS avait été mise en évidence, ainsi que leur faiblesse militaire.]

Le 21, la Pravda annonce que des accords commerciaux avec ’Allemagne « élaborés dans une atmosphère de relations politiques tendues sont destinés à détendre cette atmosphère et peuvent être un grand pas dans l’extension future […] de relations politiques entre l’URSS et l’Allemagne ».

Le 22, Doumenc demande la reprise des négociations alors que la presse allemande annonce l’arrivée de Ribbentrop à Moscou. D’entrée Vorochilov demande des précisions sur l’autorisation donnée par le gouvernement français. Il apparaît que celle des Britanniques est toujours en attente. Puis Vorochilov demande si les gouvernements polonais et roumains sont clairement engagés par l’autorisation donné par les franco-britanniques. Lorsque Doumenc demande que les délégations travaillent sur la convention, Vorochilov rétorque que cela n’a pas de sens et que ce n’est pas sa faute si les négociations piétinent depuis onze jours, bien qu’il soit convaincu du désir sincère de Doumenc d’aboutir. Il met comme condition à la poursuite des négociations la certitude de l’existence de l’accord polonais et roumain, étant persuadé que si les Polonais ont accepté l’accord ils voudront assister aux pourparlers qui les engagent. « Pour autant que cela n’est pas, je doute qu’ils soient au courant de l’affaire. »
[Cet échange montre la fragilité de ce qui a été mis au point avec les Polonais dont visiblement Vorochilov connait les détails, peut-être plus que Doumenc.]

Doumenc avançant que l’arrivée de « quelqu’un » (Ribbentrop) joue son rôle, Vorochilov en convient, réaffirmant que la responsabilité en revient au côté franco-britannique qui fait traîner les choses depuis des années et qui a abandonné la Tchécoslovaquie que l’URSS voulait défendre. Si les délégations françaises et britanniques avaient eu des instructions concrètes et claires la convention aurait été signée dès les premiers jours ; maintenant il faut attendre les clarifications britannique, polonaise et roumaine. Vorochilov ne veut pas que les Polonais puissent afficher le refus d’une aide qu’il ne cherche pas à imposer. Il insiste en ajoutant : « Est-ce possible que nous soyons obligés de quémander le droit de nous battre avec notre ennemi commun ? », « Il faut une réponse nette des gouvernements de ces pays qu’ils sont d’accord [sic] pour le passage de nos troupes ».

Doumenc insistant pour poursuivre le travail, Vorochilov réitère que « si les Polonais avaient donné une réponse affirmative, ils auraient exigé leur présence à nos pourparlers. Pour autant que cela est vrai, c’est qu’ils ne sont pas au courant ou qu’ils ne sont pas d’accord ».

Prévenu de l’arrivée de Ribbentrop que Vorochilov n’a pas démentie et du danger qu’elle contient, Doumenc informe Paris de la tournure des événements. La journée du 23 se passe en négociations entre Soviétiques et Allemands. Au soir, il apprend qu’un accord a été signé. Doumenc ne veut cependant pas croire que tout est fini et pense à un chantage pour faire accepter ce qu’il nomme des « visées territoriales russes ».
[Dans l’esprit de Doumenc, la crainte d’une conquête territoriale joue toujours étrangement à cache-cache avec le danger allemand, car, en demandant l’accord polonais, il a mis l’URSS en posture de réaliser cette conquête, si tel était bien l’objectif de l’URSS. La dureté des réalités militaire se mêle aux spéculations.]

Ce même soir, Gamelin télégraphie de ne pas quitter Moscou et de se positionner pour le cas où une agression allemande obligerait les Soviétiques à conclure un accord d’urgence.

Concernant les Polonais, Gamelin réitère que leur position sera modifiée par les événements. Alors que les Soviétiques sont en train de conclure (ou vont conclure) avec Ribbentrop, Gamelin demande à Doumenc (dans un télégramme à la syntaxe approximative) de faire valoir que le refus de coopération, sous le prétexte qu’un des éléments fait provisoirement défaut, conférerait à ses interlocuteurs une responsabilité que lui, Doumenc, doit leur faire mesurer.
[Gamelin demande à nouveau ce qui ne peut être accordé par les Soviétiques : passer outre au refus polonais. Il lui incombait pourtant de considérer et de régler ce problème auparavant, au plus tard dès que Vorochilov l’avait soulevé. La fin de son télégramme mettant l’accent sur la responsabilité des Soviétiques, il s’agit maintenant de savoir qui portera la responsabilité de l’échec.]

Prélude au départ, la dernière entrevue a lieu le 25. N’ayant plus la charge de négocier, Vorochilov y parle plus librement et laisse filer son sentiment : « Pendant tout le temps de nos conversations, la presse et le peuple polonais ont répété continuellement qu’ils ne voulaient pas de l’aide soviétique, et en ce qui concerne la Roumanie, il n’y a aucune réponse. Est-ce que nous aurions dû conquérir la Pologne pour offrir notre aide, ou nous mettre à genoux ? Cette position était impossible pour nous ».

Les deux délégations quittent ensuite le territoire soviétique, accompagnées de la même façon qu’elles ont été reçues. Doumenc commente ce moment en disant qu’il avait le sentiment d’avoir servi d’appât dans l’élaboration du traité avec l’Allemagne et que « la collusion de Hitler avec Staline permettrait aux gouvernements de ne plus ménager le communisme ».
[On retourne à la politique intérieure qui n’a été que mise en parenthèses pendant trois semaines.

Si Daladier et Chamberlain avaient voulu l’accord, il aurait été obtenu. Cet accord eût bloqué l’agression allemande et construit contre l’Allemagne une alliance puissante. L’absence d’accord ouvre à l’Allemagne la marche vers l’Est, donc la prise de la Pologne puis ensuite l’attaque de l’URSS. Sur ce point, il faudra encore attendre. Il faut bien constater que si la Pologne ne fut pas défendue, (rien n’ayant été prévu) c’est qu’on ne voulait pas la défendre. Le pacte germano-soviétique renvoie les gouvernants français et britanniques à leur responsabilité.]

Aragon, Un jour du monde. Chroniques de Ce soir (2e partie) 22.00€. N° 20 des Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. Editions Delga.

Notes :
[1] C’est la date qu’avance François Delpla dans son introduction aux deux mémoires de Doumenc. In Les papiers secrets du général Doumenc, édition de François Delpla, Editions Olivier Orban, 1991, p. 26.

[2] Les papiers secrets du général Doumenc, o.c., p. 36. Toutes les autres citations extraites du mémoire sont suivies de l’indication de leur pagination.

[3] Il s’agit là d’une des spéculations de l’état-major français qui imagine pouvoir disjoindre l’Italie de l’Allemagne en lançant contre l’Italie une action turque qui s’en prendrait aux intérêts de l’Italie en Bulgarie. Le prix de l’action turque serait la remise à la Turquie de certaines îles du Dodécanèse arrachées à la Grèce. Au terme de cette affaire compliquée et des plus aléatoire, il était acquis que l’Italie, mécontente de n’être pas soutenues par l’Allemagne, resterait neutre dans le conflit envisagé. Les intérêts de la Grèce sont tenus pour nuls et la réaction de la Grèce, alors dirigée par Métaxas, n’est pas prise en compte

[4] François Delpla constate que « le chef de la meilleure armée du monde (Gamelin) se soumet aux désirs des pays les plus faibles, la Pologne et la Roumanie, alors que la moindre anticipation du déroulement probable de l’attaque allemande ferait estimer prudent, voire indispensable, une avancée préalable des troupes soviétiques en Pologne. » (48, note 3.)

[5] Cf. Les silences du colonel Bramble, roman d’André Maurois.

[6] Depuis des mois, Naggiar insiste auprès de Bonnet pour que le problème du passage des troupes soviétiques en Pologne et en Roumanie soit réglé. Il répète que le refus polonais signifie qu’il n’y aura pas de front oriental et qu’en l’absence de ce front l’Allemagne et l’Italie peuvent se retourner contre l’Ouest. Pour Naggiar, il ne s’agit pas de sauver la Pologne mais la France. Voir M. J. Carley, l’Alliance de la dernière chance, p. 208 et suivante.

[7] Comme l’expose François Delpla dans son commentaire, deux explications antagonistes s’opposent sur ce point : craignant la menace allemande, les Soviétiques veulent anticiper l’attaque et occuper une meilleure position militaire en positionnant leurs forces en Pologne et en Roumanie qui leur paraissent les voies de l’attaque allemande, ou bien ils sont mus par le seul désir de s’agrandir au détriment de leurs voisins et d’annuler les résultats de leurs défaites militaires des années 20.

[8] François Delpla remarque la faiblesse de l’argument : si l’entrée des troupes soviétiques est susceptible d’être compliquée, il faut au contraire la réaliser sans traîner pour en obtenir le résultat escompté. (p. 78.)

[9] Boris Chapochnikov (1882-1945) est l’auteur d’un ouvrage théorique sur le rôle de l’état-major, Le cerveau de l’armée et connu comme un des principaux conseillers militaires de Staline. Il deviendra maréchal de l’URSS.

[10] Il se rappellera plus tard, après les combats de 1940, que lui aussi, dans une des séances de présentation des forces françaises, avait avancé des chiffres qui furent démentis dans la réalité.

Voir en ligne : Sur le site "La faute à Diderot"

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