Mon point de vue sur « Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du Capital » de P. Boccara

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 1%

Le livre de Boccara dont voici le compte-rendu est le premier de deux tomes, le second étant annoncé pour l’année prochaine. Cet auteur cherche, à travers l’examen des théories économiques sur 3 siècles, à cerner les principales caractéristiques des théories des crises, d’une part, de la régulation économique du capitalisme, d’autre part. De cette dernière, il veut montrer l’agencement et les méfaits, plus clairement encore que cela n’a jamais été réalisé, de façon à présenter, en 2015, ce que pourraient être les traits d’une société autre que la société capitaliste et dont les modes de régulation seraient humains et pacifiés. Mais comme à son habitude, il a publié un ouvrage manquant de pédagogie. Celles et ceux qui, en fonction des communales, voudraient faire de mon propre compte-rendu une lecture de type « Rapido le Compte-rendu », à la manière de ce personnage joué par Clint Eastwood, faisant visiter le Zoo à sa fille sur le mode « Rapido le Zoo » (Jugé Coupable, 1999), se contenteront de cette brève introduction. Les autres peuvent continuer. Mon texte comprend trois parties. La première fait état de remarques générales sur le livre, ainsi qu’une tentative de définition de ce qu’est la suraccumulation capitaliste. La deuxième a trait aux quatre parties du livre. La troisième est l’énoncé de conclusions personnelles sur cet ouvrage.

I- Remarques générales et définition de la suraccumulation du Capital

— I-1- Avec ce livre de 559 pages, d’une part, Boccara poursuit les réflexions qu’il a engagées depuis 50 ans environ. J’ai le souvenir d’une réunion tenue à la section économique du PCF, à la fin des années 1960, réunion au cours de laquelle furent prises des notes. A la lecture de ce résumé ancien, on peut affirmer rétrospectivement que transparaissaient déjà quelques-unes des grandes lignes du livre actuel, même si l’auteur a mûri sa pensée et ses exigences théoriques. De la même façon, on pourra vérifier la ressemblance existant entre le premier chapitre du « Traité marxiste d’économie politique, Le capitalisme monopoliste d’Etat » (tome 1) [1] et divers passages des « Théories sur les crises ». On peut également consulter ses publications dans la revue Économie et Politique [2].

D’autre part, cet auteur a l’ambition de clore l’œuvre de Marx, sans renier Marx mais en renouvelant la problématique marxiste, à l’aide, notamment, du concept d’anthroponomie [3]. Cette ambition aboutira ou n’aboutira pas, peu importe. Cela dit, elle a une signification relativement à Boccara. Marx (et Engels) ont été les penseurs du capitalisme industriel simple, de sa mise en place et de son expansion. Ils ont donc été les penseurs de la marchandise, du Capital, du travail moderne et de son exploitation. Boccara, par continuité et différence, se veut le théoricien des crises qui secouent en permanence cette immense machine sociale et qui, de secousses en secousses, engendrent de grandes crises. Il se veut aujourd’hui le penseur simultané DES CRISES DANS LE CAPITALISME et de LA CRISE DU CAPITALISME, celle-ci affectant aussi en profondeur la civilisation qu’il a engendrée.

Marx analysa surtout la naissance et le développement économique du capitalisme, et pour cause. La mission historique de Boccara serait d’en concevoir la fin, en tant que système économique et humain. S’il me fallait accoler des mots-clés au nom des uns et des autres, à Marx j’associerais les concepts de forme valeur de la marchandise et de la monnaie, d’exploitation capitaliste, de classe ouvrière et de bourgeoisie, de salaire et de profit, d’expansion du capitalisme. Au nom de Boccara, je joindrais notamment ceux de suraccumulation et de dévalorisation du Capital, de dépassement et de fin du système capitaliste, d’anthroponomie.

— I-2- C’est ainsi, me semble-t-il, que l’on peut interpréter ce que représente ce livre pour son auteur. Fidèle à l’image du maître, il offre ici à notre curiosité le premier volume d’un projet plus vaste dont l’achèvement est aujourd’hui envisagé pour 2015. Puisque c’est encore la période des vœux (je parle de l’année du cheval (马年)), je souhaite très longue vie à Boccara pour qu’il prenne son temps, tout en galopant quand même de temps en temps. Le titre complet en est, pour l’instant : « Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du Capital, Sur les fondements des crises du capitalisme, leur nécessité systémique, leurs issues, les transformations et la mise en cause du système ». C’est, je le répète, le titre final, celui qui devrait être définitivement homologué en 2015, toutes choses égales par ailleurs. Pour l’instant, est uniquement soumis à notre lecture le premier volume de ce projet, intitulé « Analyses fondamentales et des bases des crises cycliques de moyenne période ». Certes, il y a de la répétition dans cet ouvrage relativement aux publications antérieures, et tous ces énoncés sont quelquefois lourdingues.Mais cela faisait un moment, à ma connaissance, que, de manière systématique, cet auteur n’avait pas mobilisé un ensemble d’écrits académiques théoriques sur les crises.

Son intention paraît claire. L’examen des théories sur les crises est l’un des moyens pour les comprendre, en même temps qu’un moyen pour comprendre le refus de les comprendre ou les biais introduits dans l’intention de les comprendre. De même que Marx avait envisagé la publication des Théories sur la plus-value [4], en prolongement et complément de ses analyses de l’expansion capitaliste, de même Boccara publie aujourd’hui un recueil commenté des Théories sur les crises du Capital et leurs solutions dans le but de mieux interpréter les crises et les limites sociales de leur compréhension ainsi que la fin du Capitalisme et les nouvelles modalités de régulation sociale qu’il conviendrait, selon lui, de mettre en place, ou qui, selon lui encore, prennent déjà forme. Avec ces intentions, Boccara souhaite sans doute consolider l’exposé et la diffusion de ses conceptions, maintes fois présentées ces dernières années, sur « la nouvelle civilisation du partage » [5].

— I-3- Comment définir la suraccumulation capitaliste ? Quelles en sont les caractéristiques ? Le projet de l’ouvrage actuel.

Je vais expliciter, dans cette section, le concept majeur de ce livre, celui de suraccumulation [6]. En effet, je crois utile au lecteur (à la lectrice) d’avoir une idée sur la suraccumulation avant d’en aborder la lecture.

Jean-Luc Godard ferait vraisemblablement remarquer que dans « suraccumulation », il y a « cul » et rien d’autre. Mais Boccara n’est pas un plaisantin. Dans suraccumulation, il y a « accumulation », et il y a « sur ». Je crois que le terme de suraccumulation est aujourd’hui globalement compris par les communistes [7]. J’en reprends quand même les principaux aspects, en 10 points.

- I-31) Il s’agit d’un concept macroéconomique, cela voulant dire qu’il est le reflet et l’instrument d’analyse de phénomènes situés dans un ensemble économique, un pays, une société, et non l’instrument d’analyse de la vie d’entreprises particulières. Entre parenthèses, ce serait une question théorique que de savoir si les concepts de suraccumulation et de dévalorisation seraient opérationnels au niveau microéconomique, à l’époque des « entreprises géantes ».

- I-32) Il s’agit d’un concept quantitatif. La réalité que désigne la suraccumulation est d’abord celle d’une quantité, plus exactement de diverses quantités. Ainsi dira-t-on que la quantité globale de Capital en fonctionnement, ne reçoit pas ou plus, la quantité nécessaire de Profit global pour que ce Capital soit valorisé à un certain taux.

- I-33) La suraccumulation est aussi d’essence qualitative. Ce qui veut dire notamment qu’elle reflète qualitativement le fonctionnement des rapports sociaux au sein desquelles elle apparaît et dont elle exprime l’essence contradictoire. Par parenthèse, cela signifie que la suraccumulation dont traite Boccara est la suraccumulation capitaliste et qu’il faudrait se demander si d’autres rapports sociaux de type x ou y ne sont pas eux-aussi des vecteurs de suraccumulation.

- I-34) La suraccumulation est un processus. Or, dans une société complexe, les processus peuvent suivre des cheminements divers pour un même résultat. La suraccumulation peut donc par exemple avoir pour origine le partage salaire-profit, à la suite des luttes sociales. Mais elle peut aussi résulter de la politique de l’investissement, globalement mise en œuvre par les entreprises. Elle peut résulter de la politique du crédit, indépendamment des luttes sociales. Et ainsi de suite. On pourrait également se demander si les motifs et cheminements de la suraccumulation sont toujours les mêmes aujourd’hui, avec la mondialisation capitaliste,par rapport à ceux observés dans les trois derniers siècles.

- I-35) C’est un concept défini par une certaine temporalité. Pour parler de suraccumulation, il faut que les situations de suraccumulation durent et s’accumulent. Il faut également du temps pour qu’elles s’accomplissent dans la répétition. Ce que Boccara étudie, ce sont les suraccumulations de moyenne période, et donc les crises de moyenne période (10-20 ans) (crises cycliques). Il met en lumière le fait que, dans le temps moyennement long d’une phase de suraccumulation, se succèdent des sous-périodes pouvant être marquées par des phénomènes distincts quoique globalement complémentaires. Dans le prochain volume, il devrait étendre l’horizon et la profondeur de son raisonnement (crises systémiques).

De façon immédiate, dans l’ouvrage considéré, c’est dans la liaison établie entre les différents moments de la temporalité du processus de suraccumulation capitaliste que résiderait la solution du problème théorique à l’examen duquel Boccara s’est attelé.

- I-36) La suraccumulation capitaliste est le concept moteur de la contradiction entre suraccumulation et dévalorisation du Capital. Cela pourrait expliquer que la première partie de ce livre fut aussi importante (58%). La suraccumulation est un processus au terme duquel le fonctionnement capitaliste est mis en crise. Il se prolonge par un processus complémentaire de dévalorisation au terme duquel le capitalisme se remet à fonctionner correctement (eu égard à la structure de ses rapports sociaux).

La raison pour laquelle la suraccumulation du Capital est motrice tiendrait à ce que l’investissement technique est le cœur du Capital productif moderne. Or ce type d’investissement, alors même que le capitalisme repose sur l’accumulation par suite de l’antagonisme entre capital et travail :

a) est potentiellement sans limite,

b) se trouve dans les mains des capitalistes,

c) vise à augmenter la productivité du travail de l’entreprise.

En bref, le capitalisme industriel engendre spontanément des situations de suraccumulation, lesquelles, nécessitent des phases de dévalorisation.

Cela dit, la période du Capitalisme monopoliste d’Etat [8] peut être définie par l’existence d’un sous-système de dévalorisation structurelle préalable des conditions d’existence de l’accumulation capitaliste. Le rôle moteur de la suraccumulation ou de la dévalorisation dans le fonctionnement de l’ensemble social considéré dépendrait donc de conditions socio-historiques. Spontanément, le processus de suraccumulation est premier. Mais dans le cadre du CME, il s’est produit l’inversion des rôles tenus par ces deux pôles.

- I-37) Les concepts de suraccumulation et de dévalorisation du Capital seraient scientifiquement plus pertinents que la seule prise en compte des variations tendancielles et contre-tendancielles du taux de profit pour analyser l’économie capitaliste. Je vois à cela trois raisons, en partie explicitées par Boccara.

a) Les sociétés sont des êtres concrets. Ce sont des « formations sociales » et non des structures économiques modélisées (des « modes de production »). Elles ne fonctionnent pas directement sur la base de concepts ou de quantités macroéconomiques, comme le taux de la plus-value ou le taux de profit macroéconomiques, mais à l’aide de règles, d’institutions, d’organisations, d’idéologies, de pratiques codifiées, d’accords, de négociations, de rapports de force et de conflits. Les concepts de suraccumulation et de dévalorisation peuvent intégrer ces modalités concrètes.

b) La deuxième raison serait le caractère primordial de la Régulation dans le fonctionnement économique. Ces deux phénomènes (suraccumulation-dévalorisation) permettent au système capitaliste de fonctionner et de réguler ses excès et insuffisances. La Régulation, c’est la vie telle qu’elle est définie par la structure qui la porte [9]. Suraccumulation et dévalorisation en sont les deux éléments constitutifs [10].

c) La troisième raison tiendrait à ce que les variations du taux de profit seraient distinctes des processus de suraccumulation ou de dévalorisation. Il existerait un rapport dialectique entre variations du taux de profit et suraccumulation-dévalorisation. L’un et l’autre ne seraient donc pas équivalents comme les théoriciens de référence marxiste avaient eu tendance à le croire avant que cette théorie ne fut développée par Boccara.

Avant les années 1960, certains des membres parmi les plus éminents de la Section économique du PCF, comme Henri Claude, raisonnaient dans les termes classiques des variations du taux de profit pour expliquer les crises [11]. A partir de la fin des années 1960, les raisonnements propres à cette Section pour analyser le capitalisme auraient été plutôt conduits en termes de suraccumulation-dévalorisation du Capital et donc de régulation capitaliste, qu’en termes d’influence directe des variations du taux de profit sur le système.

- I-38) Je vais maintenant chercher à expliciter les diverses formes que prend la suraccumulation capitaliste dans la réalité, dans les théories et dans le bouquin de Boccara. En effet, en parcourant cet ouvrage, on peut percevoir tout un vocabulaire apparemment étrange et compliqué. Pour rendre compte de cette diversité et la rendre, si possible, plus abordable, je vais construire des tableaux de comptabilité nationale et procéder en deux étapes. Ceci n’est pas dans le livre de Boccara, mais me paraît en accord avec son mode de pensée.

Première étape :

La première étape consiste à se donner l’image d’une économie développée, pendant un intervalle donné de temps (flux) et à la décrire selon trois plans.

Le premier plan est le plan réel. C’est celui des valeurs d’usage produites et du temps de travail utilisé. Sur ce plan, la suraccumulation revêt les visages apparemment contraires de la surconsommation et de la sous-consommation. Je vais reprendre cette affirmation. Pour l’instant, on peut se contenter de noter les deux concepts que je viens d’indiquer.

Le deuxième est le plan en valeur, en entendant par valeur le temps de travail traduit à l’aide d’une unité de compte monétaire. En exprimant les produits en valeur, je suis en mesure d’évaluer non seulement le produit global et sa répartition en deux sous-ensembles de valeurs d’usage (consommation et investissement brut), mais aussi les revenus monétaires distribués lors de la production, à savoir d’un côté les salaires et de l’autre les profits bruts, que les économistes sont accoutumés d’appeler aujourd’hui épargne. Cela permet de faire apparaître deux nouveaux visages de la suraccumulation. En effet, à la surconsommation correspond une situation de sous-épargne (ou encore de sous-investissement). En revanche, à la sous-consommation correspond une situation de sur-épargne (ou encore de surinvestissement).

Le troisième plan est le plan en monnaie concrète ou en prix, surtout si l’on introduit le système bancaire dans le raisonnement. Dans ce cas de figure, les prix sont variables. Les différents visages de la suraccumulation sont alors représentés en prix courants. Les phénomènes d’inflation sont introduits dans l’analyse.

Seconde étape :

Je vais maintenant mettre ce qui précède sous forme de tableau. Simultanément, je vais chercher à montrer l’origine conceptuelle des deux grandes familles de la suraccumulation (famille sur-consommationniste et famille sous-consommationniste) Dans ce but, j’utilise encore un schéma simplifié de comptabilité nationale, en distinguant le « revenu produit » (ce que j’ai appelé ci-dessus le plan réel), le « revenu distribué » (ce que j’ai appelé ci-dessus le plan de la valeur) et le « revenu dépensé » (ce que j’ai appelé ci-dessus le plan de la monnaie et des prix).

Le mot « revenu » désigne, par exemple, la richesse d’un pays au cours d’une année. Sous l’angle de la production, le revenu produit (Y) est égal à ce qui est produit pour la consommation des ménages (C) et à ce qui est produit pour l’investissement brut (I). A ce revenu produit correspond une quantité équivalente de revenu distribué, soit les salaires (S) et le profit brut (P). Enfin, ce revenu distribué engendre un revenu dépensé en biens de consommation (C) et en biens d’investissement (I). Ces trois types de revenus sont représentés par les équations suivantes.

(1) Revenu Produit :

Y = Produits de consommation finale + Produits pour investissements fixes

(2) Revenu distribué :

Y = Salaires + Profits bruts (ou Salaires + Épargne brute)

(3) Revenu Dépensé :

Y = Dépenses de Consommation finale + Dépenses d’investissements.

Soient deux intervalles de temps, 0 et 1. Il y a reproduction à l’identique dans la société considérée s’il n’intervient pas de crise entre 0 et 1 et si le revenu produit de la période 1 est égal au revenu produit de la période 0. Or l’obtention de ce résultat suppose un certain cheminement. La reproduction sociale à l’identique, par exemple, implique que la production de la ligne 1, ce que j’ai appelé le revenu produit, soit entièrement consommée. Ce qui implique à son tour que le revenu distribué (ligne 2) soit entièrement dépensé (ligne 3). Dans ce cas, le revenu produit de la période 1 est égal au revenu produit de la période 0.

Ces équations sont de nature comptable. Or la réalité économique n’est pas de nature comptable. Il se produit en permanence des variations, des distorsions, des comportements perturbateurs, des déséquilibres. Des écarts se manifestent entre ce que agents de la société, globalement considérés, escomptaient (approche ex-ante) et ce qui se produit réellement (ex-post). Il peut se faire que les égalités ne soient (momentanément) pas respectées. Dans ce cas, il y a suraccumulation et crise, jusqu’à ce que divers mécanismes de dévalorisation soient mis en place « pour corriger ces déséquilibres ».

Je suis maintenant en mesure de retrouver les concepts introduits dans l’ouvrage de Boccara. Il suffit, que je regroupe ces équations de la manière suivante.

Équations 1 et 2, la dimension production prédomine :

(1) Y = C + I

(2) Y = S + E

Équations 2 et 3, la dimension dépense prédomine :

(2) Y = S + E

(3) Y = C + I

Le tableau 1 ci-dessous vise à clarifier et représenter les notions de « surconsommation, sous-épargne et sous-investissement », d’une part, et de « sous-consommation, sur-épargne et sur-investissement », d’autre part :

Tableau 1 : Formes basiques de la suraccumulation capitaliste.

Consommation Épargne brute Investissement brut Taux de profit
Déséquilibres de type sur-consommationniste La consommation
effective est supérieure à celle anticipée (surconsommation)
L’épargne effective est donc inférieure à l’épargne anticipée (sous-épargne) Ou encore, les investissements effectifs sont inférieurs à ceux anticipés Le taux global de profit tend à baisser (crise)
Déséquilibres de type sous-consommationniste La consommation effective est inférieure à celle anticipée (sous-consommation) L’épargne effective est donc supérieure à celle anticipée (sur-épargne) Ou encore, les investissements effectifs sont supérieurs à ceux anticipés Le taux de profit tend à baisser (crise)

Cette présentation fait ressortir l’existence de deux pôles théoriques possibles dans l’explication des mouvements de suraccumulation :

1) un pôle sur consommationniste, centré sur « l’aspect production » de l’économie (regroupement des équations 1 et 2),

2) un pôle sous consommationniste, centré sur son « aspect dépense » (regroupement des équations 2 et 3).

Si on ajoute le système bancaire à ces représentations simplifiées, on comprend que la banque puisse soit faciliter l’extension de la production (reproduction élargie) sans déséquilibre, soit, au contraire la déséquilibrer complètement. Elle peut avoir pour effet de corriger certains déséquilibres. Mais elle peut avoir aussi pour effet de les amplifier. Ou encore, elle peut les corriger dans l’immédiat mais les amplifier ultérieurement. Et ainsi de suite.

Le système bancaire a conféré une grande élasticité au système économique capitaliste. Mais sa prise en compte complexifie l’analyse de la suraccumulation tout comme son insertion dans l’économie a complexifié l’économie. Dans un premier temps, on peut s’en tenir « aux schémas basiques » du tableau 1, ci-dessus, quitte à ce que, ultérieurement, on fasse intervenir le système bancaire.

- I-39) L’instrument comptable que je viens de présenter permet, me semble-t-il, d’établir de très grands découpages au sein des théories examinées par Boccara. Mais il ne permet pas d’établir une typologie complète de ces théories, loin de là. En effet, cet instrument concerne uniquement les flux de production, de revenus distribués, de dépenses. Or la science économique décrit à la fois les flux et les stocks ainsi que les rapports entre les deux. Des tableaux relatifs aux stocks doivent donc être associés à ces tableaux relatifs aux flux.

Un autre élément de diversification des théories est contenu dans les théories elles-mêmes. Certains auteurs ont mis au point des instruments de pensée qui ont ensuite été repris par tout un ensemble disparate d’auteurs. Par exemple, l’un des moyens théoriques utilisés par Wicksell fut l’écart existant entre le taux naturel d’intérêt et le taux monétaire observable. Cet écart lui a semblé important au point de permettre l’explication d’une partie du mouvement économique.

Par la suite, plusieurs auteurs se sont approprié cette distinction, la reprenant à leur compte pour développer leur propre approche de la suraccumulation. C’est ainsi que Hayek et Keynes ont tous les deux mis en œuvre un même héritage wicksellien, mais tout en développant, pourtant, des théories opposées de la suraccumulation capitaliste. Dans l’ensemble des théories examinées, on peut donc repérer « les wickselliens de type Hayek » et « les wickselliens de type Keynes ». Ce propos est juste une illustration.

Enfin, pour expliquer a priori la diversité propre à ce classement, je ne fais même pas allusion à la sociologie des auteurs, à leur façon de comprendre l’organisation de la société et des groupes humains que l’on y observe.

Pour conclure ce point, je vais donc redire que les situations théoriques abordées par Boccara peuvent être classées. Mais le classement dont j’ai fourni une clé doit être complexifié. L’économie ne porte pas seulement sur des flux mais sur des stocks. La prise en compte des stocks, la façon de le faire, contribuent à leur tour à différencier les théories entre elles. Enfin, la paternité théorique des auteurs, leur héritage, intervient pour complexifier encore plus les classements précédents.

- I-40) Poursuivons cette tentative de définition du concept de suraccumulation capitaliste. Ce concept a pour complément nécessaire celui de dévalorisation. Suraccumulation et dévalorisation sont les deux pôles d’une même contradiction. On ne peut penser l’une sans l’autre. Point de « suraccu » sans « dévalo », et réciproquement. Le couple « Suraccu-Dévalo » est, toutes proportions gardées, l’équivalent d’Abel et de Caïn, de Roméo et de Juliette, de Bonnie et de Clyde, de Charybde et Scylla. Ce couple célèbre est en même temps un couple infernal. Car toute contradiction est, certes, unité des contraires qui la constituent, mais aussi opposition de ces contraires. Dans le capitalisme, ce couple joue un rôle régulateur « catastrophique ». La régulation capitaliste est aveugle et catastrophique.

- I-41) Voilà donc ce que je propose comme « compte-rendu court ». C’est un semi « Rapido le compte-rendu ». Le lecteur, ou la lectrice peuvent retirer de ce qu’ils (elles) viennent de lire : 1) une première clarification du concept de suraccumulation capitaliste, avec ses développements internes : surconsommation et sous-épargne, sous-consommation et sur-épargne. 2) Une idée sur certains des grands changements théoriques ayant affectés la Section économique du PCF au cours des années 1960 et pour l’avènement desquels Boccara joua un rôle primordial. 3) Les intentions de Boccara pour cette année et l’année prochaines (cerner les traits « catastrophiques » de la régulation capitaliste et, en 2015, dégager les traits de la régulation à construire, dans le cadre « d’une civilisation du partage »). Celles et ceux qui souhaitent connaître mon appréciation personnelle de cet ouvrage et quelques questions qu’il me pose peuvent se rendre directement à la partie III.

Il existe cependant un aspect, que je n’ai pas encore abordé, des intentions de Boccara. Ce dernier a l’âme d’un auteur de polars. Ce qui, pour moi, est un compliment, car le polar est le roman populaire du 20ème siècle. Plus inspiré, cependant, par Rouletabille que par Chester Himes, il a cherché dans ce livre, tout en descendant le Nil de ses pensées, à résoudre une énigme. Son ambition n’est plus, comme autrefois, de faire triompher l’approche de la suraccumulation capitaliste « toute habillée » contre celle du taux de profit « tout nu ». Elle est désormais d’explorer sur la longue durée le champ de la diversité des théories de la suraccumulation capitaliste, d’en classer les éléments constitutifs, pour tenter finalement d’en résoudre l’énigme majeure, à savoir « l’unilatéralité dans la bipolarité » (p.160-161, l’expression est de moi, mais je crois qu’elle résume l’idée correctement). A travers son examen des théories des crises, les questions que se pose Boccara sont les suivantes : « Comment se fait-il que ces théories aient été durablement partielles et opposées alors que l’explication des crises relève manifestement d’une dualité unie ? Comment se fait-il que les marxistes eux-mêmes aient mis tant de temps à surmonter la difficulté présentée par l’unilatéralité bi-polairede leurs approches ? ».

Je crois que le véritable titre de l’ouvrage actuel de Boccara est : « Essai sur l’unilatéralité duale des théories opposées de la suraccumulation capitaliste et sur son dépassement ».

Une remarque encore. Ce qu’il explorait autrefois, relevait principalement de l’ordre de la révision des écrits de Marx et/ou de Lénine. Cet effort a eu pour conséquence l’émergence du concept, rénové par rapport à Lénine, de Capitalisme monopoliste d’État. Mais il n’a pas débouché sur une réinterprétation globale du capitalisme, dont la transformation s’opérait pourtant à marche forcée, s’affirmant de plus en plus comme « capitalisme monopoliste financier mondialisé ». Aujourd’hui, Boccara chercherait à associer sa compréhension, qui serait enfin achevée, de la théorie de la suraccumulation capitaliste, à son interprétation contemporaine de l’évolution du capitalisme et de la société qui pourrait suivre.

II Les quatre parties de l’ouvrage.

Je pourrais m’abstenir de publier cette partie de mon compte-rendu. Mais peut-être intéressera-t-elle quelques lecteurs, en particulier l’auteur lui-même.

— II-1- L’ouvrage de Boccara comprend 4 parties, d’importance inégale. Soit, en pourcentages du texte (hors introduction et conclusion),

  • Partie 1 : 58%, (287 pages)
  • Partie 2 : 22%, (110 pages)
  • Partie 3 : 16%, (77 pages)
  • Partie 4 : 4,0% (20 pages)

Total = 100% (494 pages).

On peut penser a priori que cette structure est déséquilibrée. Cela tient peut-être à ce que la partie 1 est le cœur de l’ouvrage.

La première partie du livre est consacrée aux « analyses unilatérales » de la suraccumulation capitaliste. Elles sont qualifiées d’unilatérales dans la mesure où chaque auteur concerné (j’en ai compté 24-26 principaux) n’aurait, grosso modo, perçu et développé qu’un aspect et un seul de tout le processus. Ce sont des analyses partielles du phénomène de suraccumulation, c’est-à-dire que quelques-unes sont focalisées sur la surconsommation (la sous-épargne) et que les autres le sont sur la sous-consommation (la sur-épargne). Mais aucune ne contient en elle-même ces deux aspects de la suraccumulation capitaliste, pourtant clairement associés dans la réalité.

Leur unilatéralité constitue, je le crois, l’énigme du bouquin. Les auteurs étudiés se lancent, par exemple, dans une explication sur-consommationniste (et donc de sous-épargne) de la crise. Mais ils sont incapables de traverser la frontière qui les sépare de l’explication sous-consommationniste. Et réciproquement. Quand ils font un effort en ce sens et tentent de traverser « cette foutue frontière », ils n’y arrivent pas. Étonnant, n’est-il pas ? On espère à chaque instant qu’Hercule Poirot va nous convoquer dans l’un des sous-sols de Fabien pour « connaître enfin la vérité » tant nos petites cellules grises sont excitées par le mystère de cette malédiction. Mais non. Ce sera à nous, lecteurs, de comprendre.

Cette première partie (24 auteurs mis en examen et 2 évoqués de manière cursive) comporte elle-même 3 titres. Chacun d’eux vise à décrire une grande famille théorique unilatérale, mais sur le fondement, cette fois, d’un critère temporel de différenciation.

Le titre 1 porte sur les théories sur-consommationnistes et sous-consommationnistes, centrées sur le facteur travail (10 auteurs). Il s’agit de ces auteurs que l’on nomme « les classiques » et qui ont sévi entre la deuxième moitié du 18ème siècle et la première moitié du 19ème siècle.

Le titre 2 porte sur les théories sur-consommationnistes et sous-consommationnistes, centrées cette fois sur le facteur capital (l’investissement en capital fixe) (7 auteurs). Il s’agit d’auteurs de la fin du 19ème siècle et du 20ème siècle.

Le titre 3 porte sur diverses théories de la crise de référence marxiste (7 auteurs : Tougan-Baranowsky, Rosa Luxemburg, Otto Bauer, Nicolas Boukharine, Eugène Varga et Fritz Sternberg, Anton Pannekoek). Ont-ils réussi à surmonter l’unilatéralité des précédents ? Pas vraiment, voire pas du tout. Cela dit, leurs théories auraient un axe spécifique qui serait l’opposition entre plus-value et valeur d’usage.

La troisième partie traite de la dévalorisation du capital. Elle est relativement courte. Son intérêt, au plan théorique, est de montrer que l’on trouve, dans ce champ, les mêmes unilatéralités opposées que dans celui de la suraccumulation du capital, mais aussi les mêmes tentatives de dépassement.

La quatrième partie porte sur la théorie du cycle réel et sa critique par divers économistes académiques. C’est une partie très courte, qui termine l’ouvrage en queue de poisson. La théorie dont elle traite, très récente, a pris naissance dans le sillage de la mondialisation capitaliste. Elle a visé à montrer, avec l’appui de la majorité des économistes nobélisés, que Keynes n’aurait été qu’un gros dégueulasse, ou un gros nul, que les crises, au sens classique du terme, n’existaient pas, et qu’elles étaient le résultat « de chocs exogènes et aléatoires » (p.532) [12]. La crise engagée en 2007-2008 semble lui avoir mis du plomb dans l’aile. Mais sait-on jamais ? Le paradoxe de notre époque, réputée scientifique, est que la connerie n’y est pas du tout mortelle, au contraire.

Telle est la structure générale de l’ouvrage. Je n’entre pas dans la discussion de savoir si tel ou tel économiste aurait mérité d’être pris en compte, comme par exemple les keyneso-marxistes, de type Gillman [13]. Boccara a pris très sérieusement appui sur l’histoire des idées mais n’a pas écrit un livre d’histoire des idées. On doit donc admettre ses choix, déjà nombreux, quitte à discuter telle ou telle de ses interprétations. Voici deux brèves remarques sur cette structure d’ensemble.

— II-2- La première (remarque) a trait à Lénine. Il écrivit, me semble-t-il, que la dialectique de l’histoire progressait en spirale. Consciemment ou non, Boccara a cherché à appliquer à son investigation cette conception du mouvement de la société, en suggérant que, de grande période en grande période, les théories des crises se reproduisaient dans leur unilatéralité bipolaire, quoique portées par un axe différent d’une période à l’autre. Ainsi les structures « surconsommation (sous-épargne) » et « sous-consommation (sur-épargne) » de la période des classiques (jusqu’au milieu du 19ème siècle) auraient-elle été portées par l’axe du travail et de la population, alors que les mêmes structures théoriques l’auraient été par l’axe du capital (fixe) pour la période suivante (après le milieu du 19ème siècle et 20ème siècle) (p. 126-127).

Je trouve cette idée intéressante. Une façon de rendre compte de cette évolution serait de considérer que, au cours de la première phase de l’histoire des théories des crises (identique à celle de l’histoire du « capitalisme réel »), le capital aurait été de nature principalement agricole, en sorte que, dans l’esprit des économistes de l’époque, la matière première de la consommation et de l’investissement aurait été identique.

Le blé, par exemple, pouvait être, lors de cette première grande période, considéré alternativement comme consommation finale (pain) ou comme investissement (semence). En sorte que le tableau simplifié de comptabilité nationale que j’ai déjà présenté dans ce compte-rendu (tableau 1) pourrait être modifié comme suit (tableau 2).

Tableau 2 : Formes basiques de la suraccumulation lors de la première période (axe du travail). Le bien Capital est identique au bien Consommation. Le blé est à la fois semence et pain. Il est équivalent de parler d’épargne et d’investissement.

Consommation (blé) Épargne brute (blé) Taux de profit
Déséquilibres de type sur-consommationniste La consommation
effective est supérieure à celle anticipée (surconsommation)
L’épargne effective est inférieure à l’épargne anticipée (sous-épargne) Le taux global de profit tend à baisser (crise)
Déséquilibres de type sous-consommationniste La consommation effective est inférieure à celle anticipée (sous-consommation) L’épargne effective est supérieure à celle anticipée (sur-épargne) Le taux de profit tend à baisser (crise)

Au cours de la deuxième grande période (axe du capital fixe), l’investissement ne serait plus, en valeur d’usage, de même nature que l’investissement de la période précédente, axée sur le facteur travail.

Tableau 3 : Formes basiques de la suraccumulation lors de la deuxième période (axe du capital fixe). Les biens capitaux sont différents, en valeur d’usage, des biens de consommation (finale).

Consommation Épargne brute Investissements bruts Taux de profit
Déséquilibres de type sur-consommationniste La consommation
effective est supérieure à celle anticipée (surconsommation)
L’épargne effective est inférieure à l’épargne anticipée (sous-épargne) Les investissements effectifs sont inférieurs à ceux anticipés Le taux global de profit tend à baisser (crise)
Déséquilibres de type sous-consommationniste La consommation effective est inférieure à celle anticipée (sous-consommation) L’épargne effective est supérieure à celle anticipée (sur-épargne) Les investissements effectifs sont supérieurs à ceux anticipés Le taux de profit tend à baisser (crise)

Cela étant précisé, les approches sur-consommationnistes et sous-consommationnistes, ou encore la loi des débouchés et son contraire, auraient toujours coexisté depuis les débuts du capitalisme industriel. On les retrouverait réunies de manière bipolaire, de période en période. L’histoire de la théorie des crises montrerait que, tout au long des phases de la vie du capitalisme industriel, se reproduirait la combinaison de ces approches unilatérales et opposées, mais avec les différences que j’ai représentées à ma manière. Ces dernières seraient significatives du degré croissant de maturité technique du capitalisme développé.

— II-3- Ma deuxième remarque concerne le titre 3 de la première partie ainsi que la deuxième partie. Ces pages seront vraisemblablement considérées comme les plus intéressantes de tout l’ouvrage par le plus grand nombre de celles et ceux qui le liront attentivement. Je présume que ces personnes se diront : « Bon, j’ai lu ce que Boccara raconte sur Smith, Ricardo, Hayek et tutti quanti. Je n’y comprends à peu près rien. Il existe au moins une catégorie d’auteurs à la lecture desquels je vais m’accrocher, à savoir les auteurs marxistes, ou de référence marxiste, et même à Marx, dont chacun sait qu’il n’était pas marxiste ». Je trouve qu’un comportement de lecture de ce genre serait parfaitement sain. Je crains, malheureusement, qu’il ne soit illusoire.

Sans doute, ces textes sont-ils d’un abord plus simple que ceux concernant les auteurs classiques ou académiques, parce que Boccara y est manifestement plus à l’aise. Mais ils ne sont pas faciles pour autant. La « forme valeur de la marchandise », puis « la forme valeur d’échange des marchandises », puis « la forme marchandise capitaliste », puis « la forme capital » et, conjointement, « la forme marchandise de la force de travail », sont les clés théoriques basiques des problèmes en cause.

Boccara, en son temps, m’avait expliqué les mystères de la forme valeur de la marchandise et de son prolongement, la forme valeur d’échange. Je lui en suis reconnaissant, car je crois avoir mieux perçu, à partir de cette compréhension, le fonctionnement du capitalisme, quand bien même ces formes (valeur et valeur d’usage, puis valeur d’échange), telles qu’elles transparaissent du livre 1, chapitre 1, du Capital, sont propres au fonctionnement d’une société marchande et non d’une société marchande capitaliste. Incidemment, je signale que j’ai procédé par la suite à un exposé systématique de ces formes, et de certains de leurs prolongements possibles, dans un ouvrage publié en 1979 et rédigé avec mon collègue de l’époque, Jean Gadrey [14]. La compréhension de ces formes serait la base de la solution intellectuelle du mystère engendré par l’unilatéralité opposée des théories de la suraccumulation capitaliste. Je partage cette opinion théorique.

La dualité observable dans les théories des crises est explicable. Elle est le reflet de la contradiction constitutive de la réalité capitaliste. La difficulté dont témoigne, cependant, leur incohérence formelle provient de ce qu’elles n’utilisent pas les concepts permettant de penser cette dualité contradictoire dont elles sont la théorie. Je résume mon propos. La forme marchandise simple est la forme de la contradiction entre valeur et valeur d’usage (et non pas, comme on le dit souvent entre valeur d’usage et valeur d’échange). C’est ce qu’on peut appeler « la forme valeur » de la marchandise. La « forme valeur d’échange » des marchandises, à son tour, est le mode de solution de cette contradiction de base.

La forme valeur d’échange est, comme on dit, le développement de la forme valeur. C’est la modalité de solution de la contraction interne à la forme valeur, entre valeur et valeur d’usage. Comment s’opère cette solution ? Elle s’opère dans l’échange par le biais d’une confrontation directe entre les valeurs d’usage de plusieurs marchandises, mais sur le fondement indirect de confrontations entre les valeurs de ces marchandises. La forme valeur est forme de « la marchandise », la forme valeur d’échange est nécessairement forme valeur d’échange « des marchandises ». La forme valeur d’échange est la forme de la solution de la contradiction propre à la forme valeur. Cette solution est recherchée à travers la confrontation entre des valeurs d’usage. Elle est réglée, déterminée en dernière instance, par des confrontations entre valeurs.

La théorie marxiste de la marchandise est plus et autre chose que la théorie académique de la marchandise, parce qu’elle estime que, dans toute structure marchande, la confrontation sur le marché entre les valeurs d’usage nécessite le complément d’une confrontation entre des valeurs. La théorie marxiste de la marchandise est autre chose qu’une théorie de la valeur-travail (ricardienne) parce qu’elle estime que la confrontation entre valeurs des marchandises est insuffisante à rendre compte de la totalité de la réalité des marchandises. Il faut également inclure les valeurs d’usage dans le schéma.

Comme la société capitaliste peut être considérée comme la généralisation de ces formes fondamentales, primaires, basiques, que sont la forme valeur de la marchandise et la forme valeur d’échange des marchandises, le spectacle de l’économie capitaliste nous offre la vue de rapports entre valeurs d’usage, tendanciellement réglés par des rapports de valeur. Tout se passe, dans la société capitaliste, comme s’il existait simultanément des « petites marchandises » (ce que nous appelons ordinairement des marchandises), et une « grosse marchandise », la société. La suraccumulation capitaliste est le résultat du vaste échange qui se produit à chaque instant dans la société entre ce qu’elle produit globalement sous forme de biens et de services, avec l’ensemble des forces de travail, pour satisfaire un ensemble de besoins, et cela avec du capital analysable sous l’angle technique. Mais tous ces rapports globaux, que je viens d’identifier comme valeurs d’usage, parce qu’ils fonctionnent dans une société capitaliste sont réglés par des rapports de valeur, de manière cohérente, réciproque et articulée dans le temps. La contradiction vit et se développe dans le temps.

Pour être complet, il faudrait maintenant passer de ce rappel des formes de base, de leur généralisation sociale, aux théories sur les crises et montrer que le non-usage de ces formes de base pour expliquer le mouvement économique au niveau global, social, entraîne l’unilatéralité bi-polaire traquée par Boccara. Quatre problèmes, au moins, se font jour. Le premier est que les contradictions ne sont pas seulement opposition, elles sont également unité de leurs pôles contraires. Le deuxième est que les pôles contraires doivent être identifiés correctement. Le troisième résulte de ce que les contradictions considérées sont des emboîtements de contradictions. Le quatrième est que le fonctionnement concret de ces contradictions suppose un aller-retour permanent entre le niveau macroéconomique et celui des entreprises, aller-retour qui doit être lui-même expliqué. Cette structure complexe est difficile à démêler.

Cela dit, le mouvement ouvrier a lutté contre les effets des crises et parfois contre ses causes, même si ses membres n’en comprenaient pas complètement, ou pas du tout, ou pas dialectiquement la totalité dynamique. Il est certes préférable de savoir pourquoi on lutte et comment le faire. Pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire, disait l’autre. Mais à celles et ceux que la lecture de ce livre pourrait décourager, je souhaite dire ici deux choses, pour autant que mon propos puisse les intéresser.

Je souhaite dire d’une part, que, de mon point de vue, Boccara a bien fait de se lancer dans cette aventure intellectuelle, même si je peux considérer que le résultat atteint est encore éloigné de la perfection. Il n’existe pas tant d’essais de ce genre sur le terrain de la théorie de Marx qu’on ne doive absolument l’encourager.

Je souhaite dire d’autre part, à l’auteur et à d’autres (peut-être surtout à l’éditeur), qui n’ont peut-être pas fait trop d’efforts de lecture et de travail éditorial préalables à la publication de cet ouvrage, qu’il n’a pas atteint son seuil de perfection (je parle du tome 1 et non du tome 2) tant dans la forme que dans le fond. Il y a encore du travail à accomplir pour en faire un produit vraiment fini, au plan non seulement de la pédagogie, de la représentation schématisées du raisonnement et plus généralement de la forme, mais également à celui de l’affinement des concepts, de la recherche d’une plus grande précision et simplicité dans l’énoncé (car la dialectique autorise parfois à boucler de manière faussement arrondie les cercles de la pensée), de la formalisation et des illustrations statistiques. De cet aboutissement, Boccara est certainement capable. Il doit le faire.

Le propos de Boccara est évidemment très abstrait et devrait être par lui très soigneusement explicité sous peine d’exister comme vocabulaire dont le lecteur pourrait penser qu’il n’a été égrené par son auteur que pour se faire plaisir. C’est un peu l’impression que donne son texte d’être, parfois, la quête complexe et jouissive de l’ajustement des pièces d’un très grand puzzle, où le maître de cérémonie trouverait enfin « le juste ajustement » [15].

III Remarques personnelles

— III-1- J’ai déjà indiqué que, selon moi, l’ouvrage que vient de signer Boccara n’est pas entièrement au point pour ce qui concerne son écriture et la clarté de son propos. L’auteur fut impatient, manifestement, de le faire paraître. Son entourage n’a pas cherché ou n’a pas été en mesure de le dissuader d’effectuer cette publication de manière précipitée. Comme Boccara a tendance à ne pas se confondre avec son logarithme, et qu’il existe autour de lui un certain nombre de personnes qui lui accordent certainement une grande confiance a priori, il a foncé. Bon, c’est fait et personne n’en mourra.

Mais dans la mesure où chaque communiste est idéalement une personne s’efforçant de voir plus loin que son propre nombril lorsqu’il (ou elle) s’adresse aux propos personnalisés de tel ou telle ainsi qu’à l’ensemble des communistes de ce pays (et sans doute au-delà), il me paraît utile, sans agressivité quoique sans complaisance, de recommander à Boccara le perfectionnement de son ouvrage, voire même de rechercher cet objectif sans tarder, à l’occasion d’une prochaine édition. J’y décèle, pour l’instant, deux défauts formels majeurs, lesquels contribuent, selon moi, à l’obscurité que je regrette.

- III-11) Le premier est que c’est un livre qui en contient deux. Il contient d’une part un livre académique, ayant trait aux auteurs et à leurs théories. C’est le livre des étudiants, des professionnels de l’histoire des idées économiques et des personnes ayant le goût et le temps de l’étude. Il contient d’autre part un livre d’interprétations et de conclusions sur les crises. C’est le livre des militants. Boccara estime vraisemblablement que cette compréhension intime est indispensable à l’action révolutionnaire. Soit, je ne discute pas ce point. Mais l’auteur devrait, à mon avis, se convaincre de ce que la visée simultanée de ces deux publics, fussent-ils liés, est très compliquée à mener à bien. Je veux bien croire que ce n’est pas facile. Mais à un moment donné, il faut laisser de côté les projets pharaoniques et faire des choix : « Quelle est la cible ? ». En outre, si « les militants » sont une cible, pourquoi les priver d’une interprétation, fut-elle seulement esquissée, de la suraccumulation capitaliste aujourd’hui ? Le lecteur peut croire, à la lecture de cet ouvrage, que l’aujourd’hui théorique est, « chez les bourgeois », uniquement réduit aux thèses négationnistes des crises (théorie du cycle réel). A mon avis, sur ce point, une transition avec le livre annoncé aurait été nécessaire. Ce qui aurait été possible en développant l’aspect que je dis.

- III-12) Le second défaut majeur est, selon moi, que, dans ce livre, se chevauchent deux projets.

Le premier est de l’ordre de la solution d’un rébus policier. J’emploie une métaphore que Boccara lui-même utilise (p.161). Comment se fait-il que les théories des crises soient unilatérales et opposées, cela depuis 3 siècles ? Comment peut-on concevoir que les victimes aient été assassinées, à la fois « au grenier et au jardin » ? Tel Agatha Christie perchée sur un balai magique, Boccara chevauche les théories de la crise et les analyse, les classe, jusqu’à leur mettre une étiquette avant de les ranger dans leur case mortuaire. Or, il faut bien le reconnaître, rien n’est plus chiant qu’un roman d’Agatha Christie.

Le second objectif est de l’ordre de la compréhension militante. Au-delà de l’investigation pointilleuse de type romanesque et policière, serait visée une enquête militante approfondie sur la régulation capitaliste [16]. Bien comprendre les catastrophes induites par la régulation capitaliste serait un moyen efficace pour déduire les traits d’un système de régulation économique conforme aux aspirations populaires. Ce chevauchement mal maîtrisé de finalités distinctes, fussent-elles liées, contribue, selon moi, à plonger ce livre dans l’obscurité. Là encore, il faut choisir : « Quel est le projet ? ».

— III-2- Je vais maintenant questionner sur le fond. Puisque Boccara a le dessein de nous offrir un autre livre l’année prochaine, ce qu’il fera j’en suis sûr, peut-être en profitera-t-il pour prendre en compte les interrogations ou remarques qui suivent. Voici 7 questions ou remarques, que j’énumère seulement, sans ordre et sans les développer. Car mon compte-rendu est sans doute déjà beaucoup trop long. Elles pourront être explicitées et argumentées en d’autres temps.

- III-21) S’il est vrai que s’est produite, avec le CME, une inversion du processus de fonctionnement de la régulation (cf. 1-36), que pourrait-on retenir de ce mode de régulation pour penser la régulation future ?

- III-22) Pourquoi Boccara n’a-t-il pas terminé ce premier ouvrage par une esquisse suffisante (même si l’étude approfondie en est reportée au prochain volume) des formes contemporaines de la suraccumulation capitaliste ? Comme je l’ai mentionné supra, tout savoir sur Smith et Ricardo, c’est bien. Mais approfondir sa connaissance de la suraccumulation aujourd’hui, fût-ce avec des étapes, n’est-ce pas encore mieux ? Ce qui revient à considérer que la « régulation systémique » actuelle, globalement considérée, pourrait être analysée à l’aide de deux sous-parties, une sous-partie de nature « moyenne période » et une sous-partie de nature proprement « systémique ».

- III-23) Derrière une formation sociale, ou derrière un système de régulation, existent des rapports de classes. On peut aisément déduire des connaissances acquises par ailleurs, la sociologie inhérente à la régulation capitaliste. Mais quelle pourrait-être la sociologie inhérente à la régulation souhaitée pour le proche avenir ?

- III-24) J’ai eu le sentiment, en lisant ce livre, que la régulation occupait, pour son auteur, une place particulière dans le fonctionnement des systèmes économiques et sociaux. Et puisqu’un système économique est composé, selon Boccara, de rapports sociaux, de techniques et d’un mode de régulation, quel est, parmi ces trois composants, l’élément décisif de la transformation sociale ? Je sais bien que l’on peut botter en touche et répondre : « Les trois, mon Général ».

Mais Boccara, qui est partisan de la lutte au sein de l’Union européenne pour en effectuer la transformation démocratique, ne recommande-t-il pas aujourd’hui une politique de taux d’intérêt de la BCE comme élément fondamental de cette transformation ? N’est-il pas incité, surtout avec son concept mondialiste de révolution informationnelle, à privilégier la transformation des modes de régulation sur celle des structures sociales pour réaliser la transformation révolutionnaire souhaitée ? Je n’engage pas de procès d’intention à l’égard de Boccara, qui évoque, à un moment donné de sa conclusion, le terme de nationalisation. Il prend donc en considération un certain nombre de réformes structurelles nécessaires.

Je me demande après lecture de son récent ouvrage, si le rôle de la régulation dans la transformation révolutionnaire du système capitaliste ne mériterait pas un traitement explicite, d’abord en distinguant la régulation des autres composantes du système (pour en évaluer le rôle respectif), ensuite en distinguant l’espace national et l’espace mondial de la régulation (pour en évaluer l’efficacité relative).

Je me demande finalement si Boccara, séduit par son objet, la régulation, ne lui accorde pas plus d’importance, dans la transformation révolutionnaire, qu’aux rapports sociaux de production ? Peut-être est-il conduit à cette conclusion s’il estime que l’espace mondial est aujourd’hui déterminant de l’espace national, en sorte que les transformations proprement structurelles externes, impossibles à réaliser à partir de l’espace national, devraient être compensées par des transformations liées à la régulation ?

- III-25) Quel est, d’ailleurs, le cadre territorial dans lequel Boccara pense la régulation à venir ? Son ouvrage ne fait pas mention de cette dimension de l’activité économique, qui est pourtant primordiale. Je n’en suis pas surpris. Les économistes, marxistes compris, raisonnent souvent « hors-sol ». Les économistes sont les théoriciens du « Noland » [17]. Les théories examinées par Boccara se déroulent, on peut l’admettre, dans le contexte de marchés nationaux. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Comme chacun le sait, le rôle économique des nations (de certaines nations) est radicalement mis en cause et un certain nombre de communistes suivent, à tort selon moi, cette orientation [18]. La mondialisation capitaliste et l’idéologie qui l’accompagne, encouragent à suivre cette voie.

D’autres communistes considèrent néanmoins que le cadre de l’Union européenne est un carcan dont il faut sortir. Envisager de le transformer est illusoire, disent-ils. Ces communistes estiment donc, contrairement à l’actuelle direction du PCF, que la nation est le cadre territorial, pour l’instant adéquat, nécessaire et prioritaire, de l’action économique, politique, syndicale, même si le reste du monde doit être aussi, pour chaque nation, le lieu d’établissement de relations nouvelles avec les autres nations.

Ces autres personnes sont donc favorables, selon moi, à une régulation duale bien dessinée :

  • 1) une régulation nationale, centrale, prenant appui sur des changements structurels majeurs (nationalisation des grands moyens de production, de commercialisation et de financement, pour commencer),
  • 2) une régulation zonale et mondiale, active certes, mais dérivée, prenant appui sur des alliances et des coopérations internationales, mais également sur des régulateurs et des institutions adaptés à ces territoires.

Comment intégrer cette remarque dans un raisonnement d’ensemble ?

- III-26) Boccara envisage que les forces révolutionnaires puissent, sur longue période, tordre le cou au capitalisme en intervenant sur les 4 marchés suivants : produits (biens et services), force de travail, financement, marché international. Je ne comprends pas cette typologie. Les marchés des produits, du travail et du financement sont définis par un contenu. Le marché mondial est défini par une étendue. Cela n’est pas homogène. Indépendamment du fait de savoir s’il convient ou non d’agir ainsi, l’expression correcte ne serait-elle pas qu’il faudrait intervenir aujourd’hui sur les trois marchés suivants : le marché mondialisé des produits, le marché mondialisé du travail et le marché mondialisé du financement ?

- III-26) Le dernier point que j’évoque est, pour moi, compliqué à exprimer. En voici l’essentiel de l’essentiel. Derrière l’ouvrage dont je rends compte, et que je considère comme le résultat d’un très gros et généreux travail, quelles que soient les critiques que je viens de formuler, se trouve la théorie de la révolution informationnelle. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, cette théorie est, selon moi, « non satisfaisante » [19]. C’est une théorie que j’ai le regret de croire très faible, d’orientation technicienne et mondialiste. C’est une théorie ayant acquis « une position de pouvoir » au sein des instances communistes dirigeantes en quête de légitimité, mais qui ne dispose pas « d’une position de rationalité ».

Il faut attendre le prochain livre, me souffle une voix que j’identifie à celle de la sagesse. Soit, je vais attendre. Mais je me dis aussi que si le livre actuel, dont j’apprécie l’intention et l’élan, sert à faire passer le livre annoncé pour demain, livre dont je doute fort de l’intérêt théorique et politique parce que j’en connais les thèses principales, je me dis qu’alors, « il y aurait eu de la triche ».

Jean-Claude Delaunay, février 2014

A propos de l’ouvrage de P. Boccara, « Théories sur les crises, la suraccumulation et la dévalorisation du Capital » aux éditions Delga, 30 €.

[1Éditions sociales (Paris), février 1971

[2Cf. par exemple le texte d’une communication prononcée devant l’Association Française d’Economie Politique (1er Congrès), parue dans Économie et Politique, n°676-677, Novembre-décembre 2010, p.43-46, et Économie et Politique, Janvier-février 2011, n°678-679, p.44-46 (version abrégée).

[3D’où sa problématique du « dépassement de Marx ». Cf. par exemple, P. Boccara « Le Capital de Marx, son apport, son dépassement, au-delà de l’économie », Conférence du 13 novembre 2012, Espaces Marx, Présentation de son ouvrage de 2012 (même titre que celui de la dite conférence) paru dans « La Petite collection rouge » (2012), collection diffusée par E. et P. Le texte de cette conférence a été publié dans Économie et Politique, n° 702-703, Janvier-Février 2013, p.38-41.

[4Les Éditions sociales avaient entrepris la publication des « Théories sur la plus-value, (Livre IV du Capital) » à partir de 1974 (Cf. l’avant-propos de Gilbert Badia, qui en dirigea la traduction). Auparavant, ce manuscrit était accessible en français sous la forme que lui avait donnée Kautsky (Éditions Costes, traduction de J. Molitor, 1928 et années suivantes).

[5Cf. par exemple, de P. Boccara, « Une radicalisation illusoire. La vraie radicalité : construire un autre monde de partages », (Économie et Politique , n°688-689, Novembre-décembre 2011, p.23).

[6La Fondation Gabriel Péri accueille cette année (2014) un séminaire, dirigé par Boccara, sur « Les théories des crises depuis trois siècles. Les enjeux idéologiques et scientifiques des diverses théories ». Celles et ceux qui auraient de la difficulté à lire l’ouvrage dont je rends compte peuvent se rendre à ce séminaire, qui a déjà commencé (Cf. documentation sur le site de la FGP).

[7Marx utilisait déjà le concept de suraccumulation. Cf. Le Capital, édition en Livre de poche (1976) par les Éditions sociales, Livre III, p. 245.

[8Boccara parle aujourd’hui de "Capitalisme monopoliste d’État social" et non de "Capitalisme monopoliste d’État", en empruntant au philosophe allemand Habermas la notion d’Etat social.

[9En réalité, plutôt que le concept de structure, Boccara aime utiliser celui de système. Un système social serait, selon lui, défini par les trois éléments suivants : les rapports sociaux, la technologie et le mode de régulation. D’où sa notion de « crise systémique » et non de « crise structurelle ». Je ne vais pas entrer dans une discussion sur ce point. Mais, à mon avis, 1) la science moderne se définit comme telle parce qu’elle est centrée sur le concept de structure, 2) Marx fut, d’une certaine manière, le premier des structuralistes. C’est ce que disait Lucien Sève autrefois et je ne sais pas s’il a changé d’avis sur ce point. 3) Boccara reproche aux structuralistes de n’être pas dialecticiens. Ma conviction est qu’on ne peut pas confondre tous les structuralistes entre eux, qu’il s’agisse de Ferdinand de Saussure, de Claude Levi-Strauss, de Michel Foucault, de Louis Althusser, ou d’autres. Car on peut très bien avoir une compréhension dialectique du mouvement de la structure tout comme on peut en avoir une approche figée et non dialectique. 4) Mon expérience est qu’Althusser, quelles qu’aient été ses limites, a fait, dans les années 1960, progresser l’approfondissement de la connaissance et de la pratique du marxisme à un moment où le marxisme fonctionnait, au sein du Parti communiste français et sous l’influence de philosophes tels que Roger Garaudy ou Georges Besse, comme une sorte de « gargouillis merdeux ». 5) De manière générale, l’usage du concept de structure reflète une exigence d’analyse et de précision, que personnellement j’apprécie. 6) Ce qui ne m’empêche pas d’utiliser le concept de système (le concept de « système technique », par exemple illustré par les travaux de Bertrand Gilles), qui fait partie, lui aussi, du bagage scientifique. Mais sans jeter l’anathème sur l’usage du concept de structure, que je tends à privilégier au contraire dans la mesure où je déteste « le gargouillis merdeux ».

[10Boccara définit la régulation à l’aide des trois éléments suivants : règles, régulateurs, réglages (p.532). Dans le système capitaliste, les règles sont celles du marché (p.534), les régulateurs sont essentiellement le taux de profit et le taux d’intérêt (p.534). Je pense que Boccara a omis le taux de salaire dans sa liste des régulateurs. Il en fait d’ailleurs mention quand il étudie les théories des crises chez les classiques (référence au taux de salaire naturel). C’est donc un oubli de sa part, ou une mauvaise lecture de la mienne. Quant aux modalités de réglage, il cite principalement les « réglages des gestions et politiques économiques de type capitaliste » (p.537). Ce dernier point me paraît un peu court. Que dire, par exemple, du réglage juridique et du droit du travail, en y faisant allusion ne serait-ce que d’un mot ? Pourquoi ne pas indiquer, là encore en quelques mots, que la régulation suppose des institutions adéquates. En effet, derrière les institutions, se tient le problème de leur démocratisation ? Etc… Je n’ai pas cherché, dans ses autres écrits, et pour rédiger ce compte-rendu, comment Boccara avait défini la régulation capitaliste. Mais je trouve que, concernant la conclusion d’un ouvrage voulant ouvrir sur un autre mode de régulation, l’écriture de l’approche de la régulation avait été un peu bâclée. Plus l’approche est courte et plus elle doit être soignée. Mais Boccara se rattrapera certainement sur ce point en 2015.

[11« Table ronde sur les cinquante ans d’Économie et Politique. Des moments marquants de son histoire… aux défis du présent et de l’avenir », Économie et Politique, n°602-603, Septembre-Octobre 2004, p. 34-47.

[12Je pense que Boccara a voulu écrire : « de chocs exogènes et incertains », l’incertitude étant différente de l’aléatoire.

[13Gillman Joseph M., La baisse du taux de profit, Dennis Dobson, Londres, 1958, traduction française de Maurice Andreu, EDI, Paris, 1980. Je cite cet auteur pour l’avoir longuement utilisé dans Salariat et plus-value depuis la fin du XIXe siècle, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, Paris, 1984.

[14Cet exposé se trouve dans le tome 1 (leçons 9 et suivantes, p. 251 et sq.) du Nouveau cours d’économie politique (1979), Editions Cujas, Paris.

[15Par exemple : « Mais malgré cela…, il (Hilferding, JCD) ne réussit pas à relier, de façon non éclectique mais organique, les différents éléments -qui demeurent largement unilatéraux ou juxtaposés- de sa construction, en un procès théorique dialectique rendant compte du processus d’ensemble de la réalité de la suraccumulation » (p.396).

[16Ce point, qui m’est apparu clairement au fil de la lecture, est confirmé dans la conclusion : « Le bilan des théories fondamentales, etc… permet d’aboutir à deux ensembles de résultats. Il s’agit, d’une part, des traits caractéristiques concernant les analyses des réalités en question. Il s’agit, d’autre part, des suggestions pour définir les conditions et les modalités d’un dépassement des processus, etc… Ainsi pourraient être esquissés de premiers grands traits éventuels d’une autre régulation systémique… » (p.532).

[17Je ne suis pas un admirateur inconditionnel de David Harvey, loin de là. Mais cet auteur présente au moins le mérite suivant. C’est un géographe de formation et il a le sens de l’espace. Pour lui, il faut spatialiser le marxisme. Je partage cette opinion. Un autre économiste, François Perroux, tout en appartenant à une ambiance théorique très différente du marxisme, développait sur ce point des vues semblables, notamment avec son concept « d’économie appliquée ».

[18Cf. par exemple L’Humanité du 20 janvier 2014, p.23 (Compte-rendu par Stéphane Sirot, du livre de Martelli, La bataille des mondes, Pour la démondialisation, tapez 1, pour la mondialité, tapez 2), où l’on repère les notions de Cité-monde, de mondialité du bien commun (expression reprise d’Edouard Glissant). Ces discours strictement idéologiques ne coûtent pas cher à élaborer et ne sont, à mon avis, que d’infâmes baratins. Curieusement, ils confèrent à celles et ceux qui les énoncent le label d’une pensée située à la pointe de la modernité.

[19Ma réflexion à ce propos, s’est approfondie et, je le crois, consolidée. Je suis passé d’un texte paru sur le site « Communisme du 21ème siècle » en 2009, à deux textes publiés par la Fondation Gabriel Péri, à savoir : 1) La révolution de notre temps, (note de la Fondation GP, Janvier 2012), 2) La Chine, La France, La France, la Chine (note de la Fondation GP, mars 2012), en particulier la distinction nettement opérée entre « production matérielle » et « production non matérielle ». Plus récemment, j’ai repris ma réflexion sur ces deux types de production dans un texte paru en plusieurs livraisons sur le site « Faire vivre le PCF » ainsi que sur le site « Réveil communiste ». Ce texte a pour contenu l’analyse critique de la mondialisation capitaliste et accessoirement de ce qu’il est convenu d’appeler « la pensée de Pascal Lamy ».

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  • (2002) Lenin (requiem), texte de B. Brecht, musique de H. Eisler

    Un film
    Sur une musique de Hans Eisler, le requiem Lenin, écrit sur commande du PCUS pour le 20ème anniversaire de la mort de Illytch, mais jamais joué en URSS... avec un texte de Bertold Brecht, et des images d’hier et aujourd’hui de ces luttes de classes qui font l’histoire encore et toujours...

  • (2009) Déclaration de Malakoff

    Le 21 mars 2009, 155 militants, de 29 départements réunis à Malakoff signataires du texte alternatif du 34ème congrès « Faire vivre et renforcer le PCF, une exigence de notre temps ». lire la déclaration complète et les signataires

  • (2011) Communistes de cœur, de raison et de combat !

    La déclaration complète

    Les résultats de la consultation des 16, 17 et 18 juin sont maintenant connus. Les enjeux sont importants et il nous faut donc les examiner pour en tirer les enseignements qui nous seront utiles pour l’avenir.

    Un peu plus d’un tiers des adhérents a participé à cette consultation, soit une participation en hausse par rapport aux précédents votes, dans un contexte de baisse des cotisants.
    ... lire la suite

  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).