L’impérialisme aujourd’hui

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 1%

Une approche rapide

Les économistes, les hommes politiques et les auteurs littéraires (Rudyard Kipling, par exemple) introduisirent le concept d’impérialisme dans la pensée occidentale à la fin du 19esiècle. Dans le domaine économico-politique, il donna alors lieu à plusieurs sortes de théorisations, dont celle de Hobson, en 1902, de Rudolf Hilferding, en 1910, ou de Rosa Luxemburg en 1913 [1]. Celle que retint le mouvement communiste et sur laquelle les communistes, pendant un siècle, firent reposer leurs analyses politique du monde, fut la synthèse que produisit Lénine dans« L’impérialisme, stadesuprêmedu capitalisme », ouvrage de vulgarisation paru en 1917 [2]. L’impérialisme, expliquait Lénine, conséquence de l’interpénétration du capital bancaire et industriel, aurait été principalement caractérisé par 5 traits, que je reprends de manière résumée : 1) un degré très élevé de concentration du capital bancaire et industriel, 2) la fusion du capital bancaire et industriel et la formation d’une oligarchie financière, 3) l’exportation des capitaux, prenant le pas sur l’exportation des marchandises, 4) la formation d’unions internationales monopolistes de capitaux se partageant le monde, 5) la fin du partage duglobe entre les puissances.

A la fin du 20esiècle, ce concept, et nombre de concepts de la théorie marxiste et de son prolongement léniniste, disparurent du langage courant des communistes. La pensée communiste, sans doute en relation avec l’effondrement du socialisme de type soviétique, en 1991, et la capitulation idéologique qui s’en suivit, le retira progressivement de son vocabulaire et le remplaça par celui de « capitalisme néo-libéral ». Les recherches sur la périodisation du capitalisme monopoliste furent délaissées. Ce que l’on appelait précédemment des « rapports sociaux » fut transformé en « logiques ».

Le fait de parler de capitalisme néo-libéral, et non d’impérialisme, est une perte considérable de contenu et de sens. Dire que le capitalisme est néo-libéral, ou qu’il est animé par « une logique néo-libérale » revient, certes, à insister sur les exigences, que le Capital porte en lui, de libre circulation du capital financier ainsi que du capital productif et des hommes. Ces exigences, disent les partisans de ce concept, seraient renouvelées à notre époque. Elles seraient beaucoup plus fortes et intenses qu’autrefois. Le capitalisme serait aujourd’hui « néo-libéral ». Il agirait selon eux d’une logique, et donc d’un choix de la pensée.

Et il est vrai que la libre circulation du capital sous toutes ses formes est une exigence accrue notre époque. Mais c’est l’exigenced’un système et donc de rapports sociaux donnés. Ce n’est pas l’exigence d’une logique. Les monopoles d’aujourd’hui cherchent, comme autrefois, mais avec encore plus d’avidité parce qu’ils ont grossi et qu’ils sont en quête d’une rentabilité accrue, à s’approprier des ressources (pétrole, minerais et terres rares), à préserver des marchés, à exploiter du travail vivant, à éviter à tout prix la contamination politique par l’idéologie socialiste et communiste d’un certain nombre de pays sous-développés. Ils cherchent, par tous les moyens, à enrayer la baisse générale de rentabilité de leurs capitaux et à augmenter leurs fortunes.

Pour atteindre ces objectifs, ces monopoles et leur Etat mettent en place, à partir de leur propre base territoriale, un véritable système de domination, si possible totale et impitoyable, de pays et de ressources. Il est destiné à assurer leur survie et leur expansion aux plus grosses unités capitalistes. Les communistes se doivent de revenir à la tradition théorique du marxisme-léninisme, qui n’a aucunement démérité.

On peut définir l’impérialisme avec les mots des sentiments. Ce serait tout à fait justifié, car c’est un système meurtrier, dirigé par des assassins et des voleurs professionnels, sans scrupules, sans hésitation à tuer, à voler, à comploter, à corrompre, sans honte à le faire tout en se proclamant les défenseurs des plus nobles idéaux. Mais pour s’en défendre et le combattre avec plus d’efficacité, mieux vaut le comprendre froidement et scientifiquement.

L’impérialisme est un système. C’est l’ensemble des rapports, des relations et des institutions, établis par les pays capitalistes développés pour le compte du grand capital de ces pays, avec le reste du monde ou certaines de ses parties. Il vise à assurer et à perpétuer la survie et l’expansion du capital monopoliste qui dirige les gouvernements de ces pays. Cet ensemble peut être analysé à l’aide de quatre sous-ensembles de rapports et d’institutions.

- Le premier est celui des institutions et des rapports établis par la classe dirigeante de chaque pays développé pour faire le lien entre « son » économie, « ses » salariés d’une part et le prolétariat des pays dominés, leurs bourgeoisies locales, d’autre part. En bref, l’impérialisme, ce n’est pas seulement « l’extérieur ». C’est aussi le lien, notamment idéologique, de « l’extérieur » et de « l’intérieur ».

- Le deuxième est celui de la nature de ces rapports et des institutions, organismes monétaires et financiers, traités, accords de toutes sortes, gestes symboliques, entre cette même classe dirigeante et les gouvernements des pays dominés. Ces rapports peuvent être économiques et politiques mais ils demeurent encore largement militaires. Ils ont une forte composante idéologique et une composante humaine (les migrations induites par l’impérialisme).

- Le troisième est celui des rapports et des institutions existants entre les différentes bourgeoisies dominantes de chaque pays, au sein de l’impérialisme. Ils sont orientés par des buts communs mais aussi traversés par de fortes oppositions.

- Le quatrième est celui des rapports existants entre les bourgeoisies dominantes de chaque pays capitaliste développé et les pays du socialisme. Bien sûr qu’elles n’aiment pas le socialisme mais de plus en plus, elles sont bien obligées de composer avec les dirigeants de ces pays, qui offrent un marché.

L’impérialisme, en tant que réalité vivante, peut être finalement défini comme la combinaison liée et contradictoire de ces quatre aspects de son analyse. Depuis qu’on en a repéré l’existence, à la fin du 19esiècle, il a toujours été orienté de la même manière, vers la guerre et la domination. Mais il a aussi évolué. Comme toute chose vivante, l’impérialisme capitaliste contemporain a une histoire.

Les phases du capitalisme de la maturité

L’histoire de l’impérialisme peut être appréhendée de deux manières au moins. La première est celle de la chronologie. La deuxième est celle des changements intervenus dans la structure de l’impérialisme et dans les comportements de ses acteurs. Voici tout d’abord, à très grands traits, les phases du capitalisme industriel de la maturité. A l’intérieur de ces phases, l’impérialisme a revêtu certains traits particuliers.

La première phase fut celle du « capitalisme monopoliste d’Etat », théorisée par Lénine. Elle s’étend des années 1890 à la fin des années 1930. Elle connut deux crises profondes, qui furent ponctuées par les deux guerres mondiales. Ce système se transforma à l’issue la deuxième guerre mondiale (1939-1945), laquelle vit la consolidation de l’URSS, au lieu de sa destruction, qui était pourtant recherchée.

Est alors venue la phase du « capitalisme monopoliste d’Etat à deux visages,social et capitaliste », un peu différente de celle analysée par Lénine. Je renvoie sur ce point aux travaux publiés, au cours des années 1960, au sein de la section économique du comité central du PCF et auTraité Marxiste d’Economie : Le Capitalisme Monopoliste d’Etat, paru en 1971. Dans l’ensemble de ces travaux, ceux publiés par Paul Boccara ont occupé une place centrale [3]. Cette phase s’est déployée entre les années 1945-1970. Elle est à son tour entrée en crise pendant la décennie 1970.

C’est au cours de la décennie 1980 que les grandes bourgeoisies monopolistes ont cru avoir surmonté leurs problèmes existentiels en formant le « capitalisme monopoliste financier mondialisé » [4]. Cette troisième phase a produit des effets positifs pour le capital monopoliste mais n’a pas réglé ses problèmes. Le système de l’impérialisme est à nouveau entré en crise à la fin des années 2000. Nous sommes toujours dans cette situation de crise. Vers quoi nous dirigeons nous ? Vers une nouvelle phase ? Vers la fin de l’impérialisme ? Vers la fin du capitalisme ?

L’intérêt de ce rappel historique concernant l’impérialisme capitaliste, rappel effectué sur un peu plus d’un siècle, est d’une part, de percevoir que l’impérialisme n’est pas resté identique à lui-même au cours du temps. Ila connu au moins trois phases impérialistes, ponctuées par des crises graves. Il est, d’autre part, de se demander comment sa crise actuelle sera surmontée. Sur quoi débouchera-t-elle ? Les communistes savent que s’il existe des lois de l’histoire, il n’existe aucune fatalité de leur application. Les solutions qui prévaudront dépendront de l’orientation des luttes sociales et de leur ampleur. Ce serait une catastrophe pour la planète Terre et les hommes qui l’habitent, qu’une guerre mondiale en soit l’issue.Les communistes français se doivent de lutter pour la paix et, sur leur propre territoire, pour l’abolition du capitalisme pour la construction d’une France renouvelée, socialiste, œuvrant dans un cadre mondial pacifié. Ils se doivent de combattre l’impérialisme au plan mondial.

L’impérialisme s’est affaibli depuis l’époque de Lénine

Je vais chercher maintenant à cerner l’évolution des principaux traits de l’évolution de l’impérialisme à travers la chronologie que je viens d’indiquer. Le premier de cestraits est, me semble-t-il, celui de son affaiblissement.

L’impérialisme du temps de Lénine fut la forme économique, politique, idéologique, militaire, prise dans les pays développés d’Europe pour faire face à la crise derentabilitérencontrée à la fin du19e siècle par le Capital monopoliste. Elle visa d’abord à dominer directement le monde par l’intermédiaire d’une dizaine de nations d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie (Japon), par le biais principalement de colonies. Mais cette relation globale de domination politique du monde futdédoubléed’une relation d’hostilité ouverte et de guerre effective entre les nations impérialistes elles-mêmes. Le nationalisme fut l’idéologie dominante de l’époque. Les acteurs dirigeants du système capitaliste croyaientque leur système était immortel. Pour la domination du monde, ils se sont donc fait la guerre à fond et pendant longtemps. Ils ont suicidé une partie de leurs peuples. Il s’en suivit, en 40 ans, deux guerres. Celles-ci furent mondiales, car, finalement, tous les peuples du monde furent enrôlés dans ces combats.

La tendance lourde traversant l’impérialisme n’a pas changé au cours du temps, car le capital monopoliste rencontre aujourd’hui le même genre de difficultés qu’il y a un siècle. Il met enœuvrele même genre de solutions qu’autrefois : l’exportation de capital, la domination sans partage, la guerre. Cela dit, si les budgets militaires continuent d’y occuper une grande place, la puissance des bourgeoisies monopolistes s’est réduite. Le premier grand changement concernant l’impérialisme d’il y a un siècle est donc bien celui de son affaiblissement.

D’abord les deux guerres mondiales ont fortement endommagé l’économie des pays développés d’Europe et elles ont meurtri leur population, ce qui a limitéleur capacité à dominer le monde. Ensuite, l’économie du régime tsariste, et ce régime lui-même, qui faisait partie de l’ensemble impérialiste, n’a pas survécu à l’effort de guerre. L’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques (URSS) est née en 1917, du temps de Lénine, et s’est renforcée au cours du temps. Après la deuxième guerre mondiale (1939-1945), de nouveaux pays sont devenus socialistes. Je passe sur les détails de cette histoire, Voici la chronologie de leur apparition : Corée du Nord (1948-1953), Chine (1949), Cuba (1961), Viêt-Nâm (1975). Depuis leur naissance ils se sont développés. Aujourd’hui, la Chine Populaire assure à ses habitants un revenu de moyenne aisance. Alors qu’elle était plus pauvre que l’Inde en 1949, elle est aujourd’hui la première puissance industrielle du monde.

Certes, l’URSS a disparu en 1991, et ce fut une grande victoire pour l’impérialisme. Mais le volume de la population mondiale relevant d’un régime socialiste a augmenté. Il était de 5% en 1945. Il est passé à27% à la fin des années 1970. Ce chiffre a régressé en 1991. Il reste que les pays capitalistes développés représentent aujourd’hui 13% de la population mondiale et celle des pays socialistes 22%. La capacité opérationnelle des pays capitalistes développéss’est réduite. Leurs dirigeants ne peuvent plus agir comme s’ils étaient les maîtres du monde car ils ne le sont évidemment plus, non seulement au plan numérique de la population mais au plan qualitatif de la capacité à produire, à inventer et à réaliserle bien-être des populations.

Cette structure s’est ensuite affaiblie en raison de la volonté de développement des pays situés entre les deux, soit, aujourd’hui, 65% de la population mondiale. Ces pays dans leur ensemble sont sortis du statut colonial explicite qui, à l’exception de l’Amérique latine, était le leur au début du 20e siècle. Ils sont devenus politiquement indépendants. Mais nombre d’entre eux sont encore peu développés et demeurent des « colonies de fait ». Cela dit, même lorsqu’ils sont dirigés par une bourgeoisie locale soucieuse de son indépendance politique, ils hésitent à s’engager dans une voie radicalement et économiquement indépendante, et,a fortiori, dans une voie socialiste, ou ne sont pas en mesure de le faire. Certains le font cependant en tâtonnant. L’Amérique latine, traditionnellement chasse gardée des Etats-Unis depuis les débuts du 19esiècle, sortent de plus en plus du cercle de la domination nord-américaine. La Russie, après le traumatisme engendré par la fin du système de type soviétique en 1991, aspire elle aussi à un développement nationalement indépendant. Il en est de même, bien qu’à des degrés divers, de l’Iran, de l’Afrique du Sud, du Pakistan, de l’Inde, du Sri-Lanka, et de bien d’autres pays. Certes, on y observe des reculs. L’impérialisme n’est pas inactif. Mais la tendance demeure.

On ne se fait plus la guerre « entre amis »

Le mode de domination impérialiste a donc évolué. Le capital monopoliste, qui a augmenté en quantité de capital consolidé et en taille unitaire, semble avoir compris que, même si les contradictions demeuraient, mieux valait éviter de se faire la guerre entre nations capitalistes développées. C’est le deuxième grand changement que l’on observe. Les pays impérialistes ont conservé la guerre comme moyen d’action mais seulement à l’égard des pays sous-développés et des petits ainsi que des pays socialistes. Sous la contrainte de leur affaiblissement relatif, ils ont cherché à exercer leur domination sur le monde en utilisant des formes moins brutales que la guerre directe. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les dangers de « guerre entre amis » et de « guerre mondiale » aient disparu.

Cela dit, l’impérialisme est devenu plus économique et plus organisé mondialement. Des structures para- étatiques mondiales, mais d’accès limité, ont fait leur apparition pour tenter de coordonner entre eux les gouvernements des pays capitalistes développés : l’Organisation de Coopération et de développement économique (OCDE) ou le Groupe des Sept (G7). D’autres structures ont vu le jour, notamment au plan régional, pour tenter d’intégrer dans ces structures particulières l’ensemble des pays de la région, pour mieux en contrôler les motivations et les actes. Cette domination fut également exercée par l’intermédiaire d’institutions bancaires et financières mondialisées, telles que le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale.

Cette domination a tendu à être exercée par l’intermédiaire de la monnaie nord-américaine, devenue monnaie mondiale. Elle l’est également par l’intermédiaire du droit américain, devenu droit mondial. D’autres moyens sont utilisés, comme par exemple le contrôle des communications informatiques, ce qui revient notamment à pouvoir contrôler les relations financières des Etats. En outre la guerre, le financement des « opposants », la formation militaire de terroristes, la fourniture en armes, en « conseillers », tout ce que les politiques de subversion peuvent engendrer, sont toujours là. Les Etats-Unis entretiennent un nombre impressionnant (environ 800) de bases militaires, partout dans le monde. Cela dit, je crois que la forme économique de la prétention à la domination tend à prévaloir en raison du recul généralisé de la puissance impérialiste. L’idéologie prend une place croissante dans cet effort de domination.

Deux évolutions institutionnelles particulièrement importantes

Le troisième grand changement que l’on observe tient aux évolutions institutionnelles de l’impérialisme. Partout dans le monde, on a assisté à des essais de rationalisation de la domination du grand capital. De nouveaux regroupements d’Etats ont été essayés pour créer des zones de libre-échange du capital marchandises et d’investissement du capital financier, comme par exemple, celui du Mexique et de l’Amérique du Nord (ALENA) ou encore celui de l’Amérique latine (MERCOSUR). Cela dit, au nombre de ces évolutions institutionnelles, on doit, me semble-t-il retenir les deux suivantes.

La première est le renforcement, après les années 1970, du rôle des Etats-Unis dans la conduite du système impérialiste. Le mouvement gaulliste et la fraction de la grande bourgeoisie qui s’y rallia avaient essayé, après 1945, de tracer une voie plurinationale de conduite de l’impérialisme. Cette voie visait d’une part à contrebalancer la puissance du capital nord-américain pour accorder une place plus grande au capital d’implantation française et d’autre part à établir, sous le nom de« coexistence pacifique », des compromis, fussent-ils armés, avec le système socialiste en place. Mais avec la crise du capitalisme monopoliste d’Etat des années 1970 et la mondialisation capitaliste qui s’en suivit, la stratégie de type gaulliste fut mise de côté. Le monde, en effet, devait être désormais ouvert. « Libérons le grand capital », telle fut la stratégie adoptée par les grandes puissances pour sortir de la crise du système. Le grand capital, tout en bénéficiant duback-upde son Etat d’implantation principale, devait pouvoir se déployer dans le monde sans empêchements de toutes sortes. Cette ouverture étant d’abord, par définition de la puissance économique, celle d’abord des capitaux nord-américains, il allait de soi que les Etats-Unis devinssent simultanément gendarmes du monde et policiers au service de leurs propres intérêts. Ce rôle a été reconnu par tous les pays capitalistes développés. Il prend appui sur le traité militaire de l’OTAN, ou Traité de l’Atlantique Nord, au sein même des institutions européennes. Ce Traité, déjà ancien puisqu’il fut instauré en 1949, est aujourd’hui l’objet de développements divers, tant économiques que militaires, et notamment un grand projet commercial et financier liant encore plus étroitement qu’auparavant les Etats-Unis et l’Europe capitaliste.

La deuxième évolution institutionnelle fut la création en 2000, sous le nom d’Union européenne, d’une configuration européenne et capitaliste renforcée relativement aux traités antérieurs de Marché commun. Elle a fait suite à la disparition de l’URSS en 1991. Anticipant que cette disparition allait donner plus de force au grand capital nord-américain, les fractions du capital monopoliste d’Europe se sont entendues, avec des motivations diverses mais convergentes, pour franchir un nouveau seuil d’intégration, de façon à rationaliser et à consolider leur propre capacité d’action face au leader nord-américain. Les social-démocraties d’Europe, qui ont vu dans ces initiatives la possibilité de prolonger leur existence tout en servant le capitalisme, leur indépassable horizon, leur ont apporté leur total soutien.

Ce nouveau degré d’une intégration effectuée par le biais de la monnaie unique, l’euro, et d’une Banque centrale adaptée, la BCE, a visé tout d’abord la mise au pas drastique de tous les mouvements sociaux et de toutes les velléités revendicatives qui pouvaient exister dans chaque pays européen. Grâce à la monnaie unique, le grand capital a atteint l’objectif d’imposer aux classes salariales européennes une discipline de fer. Il les a mises sous tension en organisant un marché du travail européen. Je fais volontairement l’impasse sur tous « les détails » de cette mise au pas, en particulier l’endettement intensif des Etats, la privatisation accélérée des entreprises publiques, la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne, l’accueil d’importantes quantités de populations étrangères totalement démunies, évoqué au point précédent.

Le grand capital implanté en Europe a ensuite, grâce à la monnaie unique,rationalisé la concurrence, les comptabilités et plus généralement la gestion privée et publique du capital. C’est ainsi que fut rationalisé le mouvement de variation des taux de change par rapport au dollar US. En effet, le dollar, monnaie mondiale depuis les années 1970, monnaie évaluée à chaque instant sur les marchés monétaires, entrainait la cacophonie des variations relatives dans le grands pays européens. Le taux de change du mark augmentait mais le taux de change du franc baissait. Tout cela était difficile à gérer dans le contexte d’une mondialisation capitaliste accentuée. Il fallait y mettre de l’ordre. La monnaie unique européenne a aidé le grand capital européen à gérer plus aisément le processus de sa rentabilisation, dans l’espace et dans le temps.

Le fonctionnement économique de l’impérialisme

Un quatrième grand changement est apparu dans les modalités de fonctionnement de l’impérialisme. A l’époque de Lénine, ce dernier fonctionnait sur le modèle allemand d’interpénétration du capital bancaire et industriel, avec direction de l’ensemble par le capital bancaire. Aujourd’hui, cette interpénétration est devenue plus complexe. L’impérialisme fonctionne plutôt aujourd’hui sur la base du modèle américain des marchés financiers. Le rôle mondial de la monnaie américaine estliéà cette structure financière particulière, qui ceinture le monde comme le font les volcans et qui en rythment la marche de manière ininterrompue. Le USD, ou dollar US, est supposé devoir être accepté partout comme moyen d’échange, d’investissement et de réserve. Il a été consacré monnaie mondiale en 1971 lorsqu’il est devenu monnaie de facturation du pétrole saoudien en échange d’un contrat de protection inconditionnelle accordé à la famille Séoud par les Etats-Unis et lorsque, cette même année, rompant tout lien direct entre le dollar et l’or, les Etats-Unis ont intégré le fait d’être désormais une économie importatrice, alimentant le reste du monde en dollars US pour régler leur dette. Accepter d’être créditeur sans limite des Etats-Unis en dollars, c’est accepter que le dollar US ait le statut de monnaie mondiale.

En même temps qu’évoluait le mode de fonctionnement économique de l’impérialisme se mettaient en place de nouvelles formes d’exportation de capitaux. L’exportation de capitaux n’est plus uniquement ou principalement de type financier. C’est le capital productif des pays développés qui se mondialise. Et il se mondialise de manière croisée. Les capitaux financiers excédentaires ne se rendent pas seulement dans les pays en développement. Ils se rendent partout. La mondialisation du capital est « une mondialisation intégrale ». Elle concerne tant les pays développés que les pays en développement.

Les mouvements de population

Il s’en suit la tendance accélérée à la mondialisation capitaliste des forces de travail. C’est le cinquième changement quantitativement important de l’impérialisme depuis Lénine. En 2021, par exemple, le nombre des Français vivant et travaillant dans un pays étranger aurait été d’environ 2 millions de personnes, et peut-être bien de 2.5 millions (Ministère des Affaires Etrangères). La moitié (49%) de cette population aurait un âge compris entre 25 et 60 ans, et 35% aurait moins de 25 ans. Il s’agirait donc d’une expatriation vraisemblablement salariale et familiale en même temps que celle de jeunes gens, célibataires, en quête de nouveautés et de formations.

Cette expatriation française est principalement européenne (48%, soit environ 1 million), puis nord-américaine (20%, soit environ 400.000 personnes), ce qui confirme que la globalisation capitaliste se fait d’abord « entre amis » et ensuite dans les pays de « la frontière ».

En 2017, la population française vivant en Chine avait été estimée, par le consulat de Shanghai, à 64.000 personnes (Le Figaro, 31/03/2017), ce qui représente environ 0.2% de la population active française, c’est-à-dire très peu. Le processus de globalisation capitaliste a donc commencé là où existent des productions et des marchés. On peut penser, cependant que, toutes choses égales par ailleurs, le processus se développera dans les pays en développement qui eux-mêmes développeront leur économie.

Cela dit, dans cette époque de mondialisation dont l’impérialisme structure les traits, on observe également d’importants mouvements contraires de populations démunies, venant des pays sous-développés et cherchant à prendre place dans les pays développés.

Ces mouvements de population ont pour origine l’absence de développement qu’engendre l’impérialisme. En Europe occidentale, ils ont notamment pour origine les destructions pures et simples de villes, d’infrastructures, de régions entières du Moyen-Orient et de la Méditerranée,liées aux politiques impérialistes.

Voici le rappel cursif des guerres menées, dans cette zone riche en pétrole, par les Etats-Unis et l’OTAN, avec, notamment, une contribution active des gouvernements français. La destruction de la Yougoslavie, pays socialiste du Sud européen, est achevée en 1999. En 1993, les Etats-Unis font exploser la Somalie. En 2003, ils engagent ce qu’on appelle « la deuxième guerre d’Irak » et rayent ce pays de la carte des puissances régionales. En 2011, c’est la Lybie qui est touchée et, elle aussi, détruite. La destruction du Yémen commence autour de ces années. La Syrie est attaquée en 2014. Seul dans le lot, ce pays résiste en raison de l’union de sa population contre les agressions impérialistes. Mais son économie, sous-développée, est fortement endommagée. Il ne faut pas oublier la population palestinienne dans cette énumération désastreuse.

Toutes ces destructions engendrent des réfugiés, totalement démunis et qui ne savent où aller. Ces populations affrontent les pires épreuves pour se rendre en Europe, où, pour des raisons simples à comprendre de concurrence sur un marché du travail défaillant et de concurrence dans l’attribution d’un welfarede plus en plus réduit, elles rencontrent l’hostilité des populations locales.

On fera remarquer à juste titre que ce phénomène n’est pas vraiment nouveau. Par exemple, au cours des années 1940, quand elles n’ont pas été physiquement exterminées, les populations d’Europe centrale, à dominante confessionnelle juive, furent chassées de leurs pays. Ce fut la conséquence directe de la politique d’antagonisme avec l’URSS, et le choix qui s’en suivit, de la part des bourgeoisies monopolistes, de soutien total au nazisme hitlérien. Aujourd’hui, ce sont les populations de la Méditerranée et du Moyen-Orient, à dominante confessionnelle musulmane, qui sont tuées ou chassées de leurs lieux de vie. Il y a donc répétition des phénomènes, mais avec plus d’ampleur. Aux migrations venues du Moyen-Orient et du pourtour méditerranéen s’ajoutent aujourd’hui celles de l’Afrique, ravagée par les puissances impérialistes, dont la France. Ces puissances sont des faiseuses de guerres, de coups d’Etat, de spoliation des richesses naturelles et finalement de sous-développement. Quant aux Etats-Unis, ils subissent, au plan des migrations de population, le contrecoup de leur politique de pillage et de stérilisation de l’Amérique latine.

Eléments de conclusion

En reprenant la définition de l’impérialisme donnée au début de ce texte et en la dynamisant à l’aide des changements qui viennent d’être indiqués, on dira que l’impérialisme est toujours le système de domination que les monopoles ont mis en place dès la fin du 19e siècle pour s’accaparer la richesse économique, mais que ce système a évolué. ,

Bien que toujours dominant, il s’est considérablement affaibli et revêt aujourd’hui, beaucoup plus qu’il y a un siècle, les habits de la guerre économique et de laguerre idéologique. Il ne domine plus le monde comme il le faisait à la belle époque de Rudyard Kipling et d’Allan Quatermain. Les pays en développement, qui sont la majorité de la population de la planète, veulent se développer sans avoir payé aux monopoles capitalistes et à leurs armées les tributs qu’ils exigent. Le socialisme prend de la force et propose le développement au monde entier. Il prend donc le contrepied de l’impérialisme dont la seule proposition est celle de la destruction, en même temps que de la prédation stérilisante et meurtrière. Les bourgeoisies monopolistes, sous conduite nord-américaine, prétendent libérer le monde et lui apporter le pain, la paix et la liberté. En réalité, elles ne lui apportent que la servitude, la destruction etla guerre.

Il ne dépend pas seulement de nous, Français, que ce temps soit révolu. Mais cela dépend aussi de nous. Et nous avons intérêt à le faire.

Suivent les 3 points ci-dessous que je me propose de développer un tout petit peu plus pour terminer ma conclusion.

- #Si nous luttons pour le socialisme, nous deviendrons immédiatement des cibles de l’impérialisme mondial. Nous ne pourrons donc lutter pour le socialisme en France qu’en luttant contre l’impérialisme en général. Nous aurons vraisemblablement à faire avec les grandes bourgeoisies européennes puisque l’Union européenne est un maillon de l’impérialisme mondial actuel. Au passage, nous nous permettons de dire aux intellectuels progressistes africains qu’ils ou elles n’ont rien à attendre de l’Union européenne pour leurs peuples, car cette Union est aux mains du capital monopoliste. Ce dernier ne fera pas mieux en Europe qu’il ne fait en France.

- #Les Français sont directement impliqués car la grande bourgeoisie ainsi que son gouvernement et ses soutiens socio-démocrates ont une action impérialiste « française » en Afrique, en Méditerranée, au Moyen-Orient, dans l’Océan Pacifique. Lutter contre l’impérialisme suppose de lutter contre sa composante française. Cela revient à choisir pour les peuples concernés le développement contre la prédation et la guerre. Les populations de ces pays doivent pouvoir vivre en paix et commercer avec la France au lieu d’être dépouillées de leurs richesses.

-#Rompre avec le capitalisme est notre mot d’ordre. Mais en réalité, la grande rupture à opérer est celle avec le capital monopoliste et donc avec l’impérialisme, et non avec le capitalisme. Construire le socialisme en France suppose de rompre avec l’impérialisme mais ne suppose pas de liquider le capitalisme dans notre pays.Les entreprises capitalistes ont leur place dans une société socialiste tant que la conduite du profit privé y est bénéfique socialement.

[1John A. Hobson :Imperialism : A Study, London, 1902 ; Rudolf Hilferding,Le Capital Financier, Une Etude de la Dernière Phase du Développement Capitaliste,Vienne, 1910 ; Rosa Luxemburg,L’Accumulation du Capital,Contribution à une Explication économiquede l’Impérialisme, Berlin, 1913.

[2Vladimir I. Lénine :L’impérialisme, Stade suprême du Capitalisme, Essai de Vulgarisation,Petrograd, 1917.

[3Paul Boccara,Etudes sur le Capitalisme Monopoliste d’Etat, sa Crise et son Issue, Editions Sociales, 1977, 3ème édition augmentée, (1ère édition : 1973).

[4Jean-Claude Delaunay,Rompre avec le Capitalisme, Construire le Socialisme, Delga, 2020.

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    Un peu plus d’un tiers des adhérents a participé à cette consultation, soit une participation en hausse par rapport aux précédents votes, dans un contexte de baisse des cotisants.
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  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).