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Chili : mon 11 septembre à moi Un article de José Fort, ancien journaliste à l’Humanité
Chaque 11 septembre, je pense à la mission effectuée à Santiago quelques semaines après le coup d’État contre la démocratie chilienne organisée par les États-Unis. Des milliers de morts, de disparus. Des exilés. Une dictature féroce. Voici un article "souvenir" publié il y a quelques années dans "l’Humanité".
José Fort, le 11 septembre 2011
L’inconnue de Santiago
Elle était d’une éclatante beauté et, malgré la tension, n’a jamais cessé de sourire. Quelques semaines après le coup d’État de Pinochet, nous avons marché ensemble sur l’avenue O’Higgins à Santiago "como enamorados" (comme des amoureux). Combien de temps m’a-t-elle accordé son bras avant de se diriger vers un véhicule en stationnement ? "Monte et bonne chance", m’a-t-elle lancé avant de disparaître dans la foule. Je n’ai jamais su son nom. Je ne sais toujours pas si elle a survécu à la répression. Son visage hante certaines nuits sans sommeil.
L’expédition avait commencé quelques jours auparavant à Rome. Pendant des heures, dans une chambre d’hôtel, il fallait apprendre par cœur les messages à transmettre aux dirigeants survivants de la direction du Parti communiste chilien. Des noms, des consignes, des mises en garde pour un premier contact après plusieurs semaines de silence. "Vous allez faire un grand voyage", s’était exclamée une hôtesse à Orly en me remettant un billet à rallonge : Rio, Buenos Aires, Santiago, Buenos Aires, Caracas, New York, Paris. Je devais faire fils à papa en goguette, soigner mon hébergement, choisir les véhicules les plus luxueux, bref donner l’impression d’un jeune homme riche à la recherche de frissons. Dans l’avion de la KLM qui reliait Buenos Aires à Santiago nous étions une dizaine de passagers, la plupart des diplomates ou des représentants d’organisations internationales. Le temps ne se prêtait pas au tourisme.
Santiago croulait sous la chaleur de l’été austral. Tous mes compagnons de voyage avaient été pris en charge. Je restais seul un moment dans l’aéroport militarisé cherchant le meilleur moyen - et le plus coûteux - de rejoindre la capitale provoquant l’intérêt des policiers chargés de filtrer les arrivées. Ils n’avaient là qu’un seul cas à traiter. Une Lincoln noire, une chambre au Sheraton vidée de ses clients, un dîner aux chandelles solitaire, le riche Français observé par des employés désœuvrés et les militaires en faction mitraillette au poing dans le hall et à chaque étage s’ennuyaient ferme. Certains regards n’exprimaient-ils pas de la haine ?
Trois jours à se balader dans une ville tragiquement silencieuse mais en suivant le conseil délivré à Rome : "Respecte les heures de sieste, le contact sera pris à ce moment de la journée", m’avait-on dit. En effet, le troisième jour, on glissa sous la porte de la chambre un papier : "À 17 h 30, sur l’avenue O’Higgins, à la hauteur..." J’y étais à l’heure dite regardant les vitrines, achetant des cigarettes, lorsqu’elle m’a pris par le bras pour une promenade... d’amoureux.
La voiture, un chauffeur muet, une maison dans le quartier chic de Santiago, une pièce où se trouvaient cinq responsables communistes. Il ne fallait pas s’attarder, répéter ce que l’on m’avait dit à Rome, remettre l’argent de la solidarité, écouter attentivement les réponses aux questions que l’on m’avait chargé de poser. Vingt minutes, embrassades comprises, puis Mario m’a dit : "Nous ne nous reverrons plus, tu peux désormais agir au grand jour". Je ne reverrais plus jamais Mario et ses camarades. Tous ont été assassinés par la dictature.
Le lendemain, deux compagnons m’avaient rejoint : un député socialiste italien et le neveu du président de la République finlandaise de l’époque. Ils ne savaient rien de mes activités précédentes. Nous avions une seule mission : faire le tour des ambassades où s’étaient réfugiés des centaines de démocrates chiliens, dresser des listes, recueillir le maximum d’informations. Les chancelleries française, hollandaise, mexicaine, d’autres aussi, avaient ouvert leurs portes aux persécutés. L’ambassadeur de France de l’époque et sa femme avaient transformé les locaux diplomatiques en un vaste dortoir. Leur comportement faisait honneur à notre pays alors que d’autres Français aux antécédents OAS ou liés aux services spéciaux prêtaient leur savoir-faire, avec des " spécialistes " venus des États-Unis, aux tortionnaires.
Dans les sous-sols des ambassades, des membres du gouvernement de Salvador Allende côtoyaient des anonymes dans l’attente d’un possible sauf-conduit. Seuls les enfants arrivaient à rompre la détresse silencieuse. Deux jours après, l’ambassadeur du Mexique nous prévenait : " Vous êtes repérés, attention à vous". Au retour à notre hôtel, chacun a reçu un appel téléphonique : "Un avion décolle dans trois heures pour Buenos Aires. Un conseil prenez-le. Après, nous ne pourrons plus assurer votre sécurité".
José Fort, l’Humanité, 1973
Tiré de son blog