Avec la Nupes, les liens se resserrent entre les trotskistes lambertistes et Jean-Luc Mélenchon

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Un article du Monde transmis par Gilles Mercier qui rappelle une histoire que certains peuvent ne pas connaitre.

Pourtant pour beaucoup de communistes qui ont connus l’OCI des années 70, il est inconcevable que des représentants du PCF puisse accepter de se rendre à une rencontre du « parlement de l’Union Populaire » dans les locaux du POI... Certains se rappellent d’avoir croisé un certain Cambadelis lors d’élections à la MNEF en 1979, c’était un cogneur qui nous attaquait batte de base ball à la main. Comme Jospin ou Mélenchon, ils étaient membre de cette OCI ancêtre du POI et sont devenus dirigeant du PS. Ils ont été les acteurs de la trahison par le PS des espoirs populaires de 1981.

Que fait le PCF dans cette galère ? Si l’accord électoral a été accepté, il faudra tout faire pour sortir de ce piège au plus vite.

Avec la Nupes, les liens se resserrent entre les trotskistes lambertistes et Jean-Luc Mélenchon

Le Parti ouvrier indépendant, héritier de la formation trotskiste lambertiste OCI, a investi des candidats aux législatives pour la Nupes et héberge des réunions du « Parlement populaire » dans ses locaux historiques parisiens. Un moyen pour Jean-Luc Mélenchon de renouer avec sa jeunesse militante.

Par Abel Mestre et Julie Carriat

Publié le 27 mai 2022 à 03h56, mis à jour hier à 10h43

Jean-Luc Mélenchon aime les clins d’œil historiques. Alors, en ce 23 janvier, lors de son intervention pour clôturer la première audition du Parlement de l’Union populaire (PUP, structure réunissant les soutiens à sa candidature à l’Elysée, issus des mouvements politiques partenaires et de la société civile), il ne peut s’empêcher de faire une petite digression qui amuse les militants réunis. « Il y a pour moi une sorte d’humour de situation (…) J’étais, il y a un nombre d’années sur lequel il n’est pas besoin de revenir, assis au fond de cette salle, dans l’organisation à laquelle j’appartenais à l’époque, qui était l’ancêtre du POI [Parti ouvrier indépendant] qui nous accueille aujourd’hui. »

M. Mélenchon fait allusion à l’Organisation communiste internationaliste, l’OCI, formation historique du trotskisme lambertiste (du pseudonyme de son fondateur et dirigeant Pierre Lambert), aile orthodoxe de cette famille politique, pratiquant l’entrisme et aux multiples obédiences. Le Parti ouvrier indépendant (POI) en est aujourd’hui l’un des héritiers, avec le Parti ouvrier indépendant démocratique (POID), séparation issue d’une scission en 2015. Mais, surtout, le POI est un partenaire historique du mélenchonisme. Ses membres soutiennent La France insoumise (LFI) depuis le début de son histoire en 2017 et sont partie prenante de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) pour les législatives, contrairement aux autres trotskistes du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).

Ce compagnonnage n’a rien d’étonnant : Jean-Luc Mélenchon (qui n’a pas donné suite à nos demandes) et Alexis Corbière, l’un de ses plus proches lieutenants, sont d’anciens lambertistes. Un héritage politique qu’ils n’ont jamais caché. Certains fondamentaux du mélenchonisme sont d’ailleurs partagés avec le lambertisme, comme le combat contre les institutions de la Ve République, un certain euroscepticisme et, plus largement, la mise en avant de l’identité républicaine et laïque du mouvement ouvrier français, ou encore la référence permanente à la « grande Révolution » de 1789.

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Ce cheminement commun apparaît au grand jour pour les élections législatives des 12 et 19 juin. Toute petite organisation politique mais très implantée à Force ouvrière, le POI voit l’un de ses dirigeants, Jérôme Legavre (contacté, il n’a pas répondu à nos sollicitations), investi dans la 12e circonscription de Seine-Saint-Denis, au départ prévue pour Europe Ecologie-Les Verts (EELV). Officiellement, c’est le seul membre du POI investi à ce titre. Mais au moins trois autres militants sont aussi candidats, en tant que titulaires ou suppléants, aussi bien dans le Pays de Retz que dans le Var ou les Yvelines.

Trésor de guerre

Paul Vannier, le « monsieur élections » de LFI botte en touche : « Je ne les connais pas. Beaucoup de militants de LFI ou de l’Union populaire sont aussi membres d’un parti politique… Le POI est engagé dans l’Union populaire depuis sa fondation. Certains de ses membres ont été proposés comme candidats par les “insoumis” lors d’assemblées de circonscription dès décembre 2021. Jérôme Legavre a été investi dans le cadre d’un accord politique passé entre LFI et le POI au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle. »

Pour La France insoumise, le POI (qui n’a pas non plus donné suite à nos demandes d’entretien), en plus d’être un allié loyal, a un avantage : il a un patrimoine immobilier impressionnant qui s’avère bien utile. En effet, LFI n’a jamais eu de local à la mesure d’un mouvement voulant incarner le premier opposant de gauche à Emmanuel Macron. D’abord installé rue de Dunkerque, dans le 10e arrondissement de Paris, le siège était trop petit. Pour la présidentielle, les mélenchonistes ont emménagé dans le même arrondissement, passage Dubail, dans des locaux biscornus. Clairement insuffisants pour organiser de grandes réunions avec tous les soutiens.

Or, après la scission de 2015, le POI a conservé un trésor de guerre : le bâtiment historique des lambertistes. C’est là que se sont déroulées les sessions du Parlement populaire. « Les quatre ou cinq réunions que l’on a eues en physique étaient au POI, ça nous permettait d’avoir un espace suffisant : 300 personnes dans le même lieu, avec des ateliers en haut. Le POI fait partie du Parlement, c’est l’une de ses très nombreuses composantes. Le lieu, c’est simplement parce que c’était le plus pratique, il ne faut y voir aucune intention », minimise Aurélie Trouvé, présidente du Parlement de l’Union populaire. Trois des membres du PUP apparaissent en tant que représentants du POI, d’autres lambertistes, comme l’historien Jean-Marc Schiappa (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien), sont présentés comme issus de la société civile.

Ambiance un rien paranoïaque

Le lieu n’a rien d’anodin et a une forte charge symbolique que Jean-Luc Mélenchon ne peut ignorer. Un peu comme si le leader de la Nupes bouclait son histoire militante. Situé au 87, rue du Faubourg-Saint-Denis, toujours dans le 10e, c’est presque aussi grand qu’un pâté de maisons. Plusieurs bâtiments sont distribués autour d’une cour intérieure. Le « 87 » abrite également une librairie, la Société d’édition et librairie d’informations ouvrières, où l’on peut trouver les classiques du marxisme, du léninisme et du trotskisme, mais qui propose également les ouvrages de Jean-Luc Mélenchon, d’Alexis Corbière et d’autres « insoumis » de premier plan, comme Eric Coquerel ou Adrien Quatennens.

L’entrée du « 87 » est dotée d’une discrète caméra de vidéosurveillance, et on y pénètre après avoir sonné à un interphone. Il arrive aussi que le visiteur soit gentiment éconduit, même lorsque l’on veut aller à la librairie pour acheter un exemplaire du Programme de transition de Léon Trotsky. « Pour entrer au 87, il ne faut pas y aller seul. Mais si l’on est identifié [comme militant ou sympathisant], pas de problème », explique aujourd’hui Philippe Campinchi, ancien lambertiste, ex-président du syndicat étudiant UNEF-IDdans les années 1990, contrôlé alors par ces trotskistes un peu particuliers. Il décrit une ambiance un rien paranoïaque. « L’immeuble était sécurisé sur les toits », se remémore-t-il encore.

A l’époque, l’activité du local atteint son acmé entre le mercredi et le samedi. Le premier jour du week-end, les militants passent prendre le journal et les tracts pour les marchés du dimanche, ainsi que les affiches ou les pétitions pour la campagne en cours. Le mercredi, leur efficacité est mesurée : les résultats sont centralisés et dépouillés. Les « phalanges » (cotisations) sont centralisées. Payées en liquide, évidemment, pour ne pas pouvoir tracer l’origine et dans un souci de garder tout clandestin.

« La ruche centrale »

Dans son livre Les Lambertistes, un courant trotskiste français (Balland, 2000), M. Campinchi décrit une intense activité militante, où les gens se croisent pour assister aux réunions qui se succèdent. Une équipe de militants franciliens, la « garde de nuit », est même quotidiennement mobilisée pour surveiller le local entre 19 heures et 7 heures. « Voici donc la ruche centrale, propriété foncière du mouvement, centre intellectuel, stratégique, tactique et militant. (…) Parler de “87” est devenu un signal de reconnaissance, un code entre militants. Se rendre au “87” signifie se rendre au local, au saint des saints. » C’est dire si la mise à disposition de la grande salle du « 87 » pour les sessions du Parlement populaire est un symbole politique fort.

Le « 87 » est connu de tous les militants de gauche. Les lambertistes y ont emménagé en 1969. Dans son livre retraçant ses années lambertistes, La Dernière Génération d’octobre (2003), l’historien Benjamin Stora écrit : « Pendant plusieurs mois, à partir de septembre 1969, je m’y suis rendu régulièrement pour y accomplir des tâches de maçonnerie, de nettoyage et de réfection. Je faisais partie des “brigades de bénévoles de jeunes” que l’organisation appelait de ses vœux. (…) Après toutes ces heures, ces journées, ces week-ends à suer et à verser tant d’argent pour bâtir ce local, je me suis parfois demandé, en plaisantant, si je n’étais pas, avec beaucoup d’autres, un peu “propriétaire” de cet immeuble de la rue du Faubourg-Saint-Denis… » Un sentiment de « copropriété » morale – notamment parce que le local a été acquis grâce aux dons et cotisations des militants – encore largement partagé dans ces milieux.

Crime de lèse-trotskisme

Le fait que l’Union populaire se réunisse dans la salle historique qui a vu les interventions de Pierre Boussel (le vrai nom de Pierre Lambert), Stéphane Just ou Pierre Broué, en a ainsi ulcéré quelques-uns. Daniel Gluckstein, dirigeant des rivaux du POID, s’est fendu d’un long texte s’offusquant de voir le drapeau français mis en avant par le Parlement populaire. De même, voir les « insoumis » entonner le chant des « gilets jaunes » dans la cour du « 87 » relève quasiment du crime de lèse-trotskisme pour le POID. « Pierre Lambert se retournerait dans sa tombe en voyant comment sont trahis les extraordinaires efforts militants qui avaient permis d’acquérir ce local. (…) Cette grande salle du 87, rue du Faubourg-Saint-Denis, hier pavoisée de drapeaux rouges, de portraits de Marx, Lénine, Trotsky, aujourd’hui pavoisée de tricolore et d’affiches à la gloire du nouveau Front populaire. »

Pour M. Gluckstein, le drapeau tricolore est celui « des Versaillais » (lors de la répression de la Commune de Paris en 1871) et le dirigeant rappelle que Léon Trotsky a vertement critiqué la stratégie de Front populaire dans plusieurs textes réunis notamment dans le recueil Où va la France ? (1938).

Certains militants trotskistes lambertistes craignent que cet usage du « 87 » ne cache un autre dessein : celui du rachat, partiel ou total, du siège du POI par l’Union populaire, en pleine dynamique politique et qui est devenue la force motrice de la gauche française. Un soupçon démenti, début mai, par des cadres mélenchonistes.

Abel Mestre et Julie Carriat

Le lambertisme, une histoire clandestine de la gauche française

Ecole de pensée majeure de la gauche, à la vie interne tumultueuse, le trotskisme « lambertiste » a fourni plusieurs hommes politiques de premier plan. Lionel Jospin (premier ministre), Jean-Christophe Cambadélis (premier secrétaire du PS) ou encore Jean-Luc Mélenchon (candidat à plusieurs présidentielles) sont issus de ses rangs.

Par Abel Mestre

Publié le 14 août 2021 à 01h50 - Mis à jour le 25 août 2021 à 23h16

Un portrait de Pierre Lambert, dans l’enceinte du funérarium du cimetière du Père-Lachaise à Paris, lors de ses obsèques le 25 janvier 2008. JEAN-MICHEL SICOT / DIVERGENCE

C’est un entretien qui serait passé inaperçu pour les non-initiés, si Le Canard enchaîné ne l’avait pas relevé. Fin mai, Jean-Luc Mélenchon répondait aux questions d’un hebdomadaire méconnu, aux 5 000 abonnés revendiqués, Informations ouvrières. Le candidat à la présidentielle y dénonçait la « dérive » d’une partie des forces de l’ordre, et jugeait « consternante » l’attitude de ceux qui, à gauche, « ont accepté les injonctions de syndicats factieux de la police ». Ce journal confidentiel est celui du Parti ouvrier indépendant (POI). Avec leurs frères ennemis du Parti ouvrier indépendant et démocratique (POID, issu d’une scission en 2015), ils sont les derniers avatars d’un vieux courant de l’extrême gauche française, le trotskisme lambertiste, du pseudonyme de son chef historique, mort en 2008, Pierre Lambert, de son vrai nom Pierre Boussel.

Ce courant minoritaire, entretenant volontiers le secret et la paranoïa, a mauvaise réputation : ses contempteurs le disent « sectaire », « violent » ou encore « misogyne ». Il est auréolé de mystère : ses membres utilisent des pseudonymes et il pratique l’entrisme. Surtout, n’a-t-il pas envoyé clandestinement des dizaines de militants à Force ouvrière (FO) et au Parti socialiste (PS), dont l’un d’entre eux, Lionel Jospin, a fini par être premier secrétaire du parti au poing et à la rose ?

Le lambertisme fut, en réalité, une école de pensée majeure de la gauche française. Ce courant a irrigué la social-démocratie hexagonale, aussi bien d’un point de vue politique, syndical, que dans le monde associatif et la franc-maçonnerie. Chez les intellectuels aussi sa marque est présente, avec plusieurs historiens et journalistes passés par ses rangs.

Cependant le lambertisme reste largement méconnu. « Il y a eu un ostracisme envers les lambertistes. On a été effacé de l’intelligentsia gauchiste », regrette Jean-Christophe Cambadélis, l’un de ses plus célèbres anciens. Comme lui, beaucoup rappellent que sur les plus de mille pages des deux tomes de Génération, œuvre de référence sur Mai 68 écrite par Hervé Hamon et Patrick Rotman (Seuil, 1987), pas une ligne n’est consacrée à l’Organisation communiste internationaliste (OCI), la dénomination des lambertistes à l’époque. Deux occurrences évoquent Lambert. Point. Ils sont effacés de la photo.

Jean-Christophe Cambadélis au congrès national de l’UNEF, à la faculté de droit de Nanterre, le 5 mai 1980. DOMINIQUE FAGET / AFP

Pourtant, quelle organisation politique radicale peut-elle se vanter d’avoir fourni un premier ministre (Lionel Jospin), deux premiers secrétaires du PS (Lionel Jospin et Jean-Christophe Cambadélis), deux candidats à la présidentielle (Lionel Jospin et Jean-Luc Mélenchon), et plusieurs parlementaires ou syndicalistes ? Encore aujourd’hui, M. Mélenchon (qui a fait savoir, par son entourage, qu’il ne souhaitait pas répondre aux sollicitations du Monde), principale figure de la gauche, en tête de cette famille politique dans les sondages, ne renie pas son passé lambertiste, mais ne le met pas non plus en avant. Il entretient, d’ailleurs, de bonnes relations avec le POI, qui le soutient (contacté, le parti n’a pas donné suite à nos demandes de rencontre).

Pureté idéologique

« Le lambertisme, ça n’existe pas ! », lance, dans un demi-sourire, Daniel Gluckstein. « Le premier à rire de cette expression était Pierre Lambert lui-même, continue le chef du POID. Léon Trotsky contestait le terme de “trotskiste”, inventé par ses adversaires. » A 68 ans, M. Gluckstein reçoit dans les locaux flambant neufs du POID, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), entouré de nombreux livres, aussi bien les classiques marxistes que le dernier opus d’un ancien « lamberto » qu’il apprécie, le député « insoumis  » Alexis Corbière. « Ce que l’on appelle lambertisme est réductible au marxisme, enrichi par l’expérience de la révolution russe et par le combat de Léon Trotsky pour la IVe Internationale [fondée par Trotsky en 1938] et contre le stalinisme », précise encore Daniel Glusckstein.

Le candidat à l’élection présidentielle pour le Parti des travailleurs, Daniel Gluckstein (à gauche), s’entretient avec le dirigeant historique de son parti, Pierre Lambert, le 5 avril 2002 à Paris. JOEL SAGET / AFP

Pour définir ce courant politique, Christophe Bourseiller, auteur d’une enquête de référence sur le lambertisme et FO (Cet étrange Monsieur Blondel, Bartillat, 1996) remonte à la scission de 1952 au sein de la IVe Internationale entre lambertistes et pablistes, les partisans de Michel Raptis, dit « Pablo ». « Le lambertisme est un courant historique du trotskisme qui apparaît au début des années 1950. On voit alors se dégager deux sensibilités : l’une moderniste, incarnée par la IVe Internationale, qui s’intéresse par la suite au combat anticolonialiste, à la lutte des femmes, à l’écologie. L’autre est orthodoxe. Elle s’attache au Programme de transition [texte de Trotsky], reste fidèle à une forme d’invariance et rejette les nouveautés qui lui semblent factices. » Le courant lambertiste s’oppose donc aux « liquidateurs » de l’héritage trotskiste.

Cette scission de 1952 est fondatrice non seulement du courant lambertiste en tant que tel, mais aussi d’un état d’esprit et d’une stratégie. L’état d’esprit, d’abord : le groupe Lambert est porteur de la pureté idéologique contre les traîtres, les pablistes. Ils sont honnis. Encore aujourd’hui certains anciens, comme M. Mélenchon, se servent de cette épithète pour définir ceux qu’ils méprisent. La stratégie, ensuite : en 1952, Pablo plaide pour un entrisme sui generis au sein des partis communistes (« staliniens » dans le jargon trotskiste). Les lambertistes, eux, estiment que leur ennemi principal est au contraire le stalinisme, qu’il n’est pas question de se déployer en son sein. Ils préfèrent donc une stratégie d’accompagnement de la social-démocratie – parmi les socialistes et surtout à Force ouvrière – contre le Parti communiste et la CGT.

Dans ces années de guerre froide, le mouvement trotskiste est au plus mal. Divisé, il subit l’hégémonie et la franche hostilité des communistes. Les lambertistes se distinguent par un sens inné du contre-courant, avec l’anticommunisme comme boussole. Ainsi, sur les luttes anticolonialistes, ils soutiennent, en Algérie, Messali Hadj et le Mouvement national algérien, contre le FLN. Au Vietnam, ils se réclament de Ta Thu Thau, leader trotskiste assassiné en 1945 par le Vietminh.

Autre erreur d’analyse : les lambertistes n’ont pas vu venir Mai 68. Leurs militants ne sentent pas monter la révolte étudiante, au contraire de leurs rivaux de la Jeunesse communiste révolutionnaire, autre organisation trotskiste emmenée par Alain Krivine, Henri Weber et Daniel Bensaïd. Eux sont à l’avant-garde des mouvements sociétaux. Ils compteront parmi les leaders du « joli mois de mai ». On ne peut pas en dire autant des lambertistes, qui décident même de fuir le théâtre des combats. « Ce fut une grande erreur de se retirer de la “nuit des barricades”, le 10 mai 1968. Cela a discrédité l’OCI chez les militants révolutionnaires, se remémore l’historien Benjamin Stora, qui racontera sa jeunesse lambertiste dans La Dernière Génération d’octobre (Pluriel, 2008). La grève de SUD-Aviation [à Nantes], qui donne le départ de la grève générale, c’est l’OCI. On passe à côté des nouveaux mouvements sociaux. »

Cela est un choix délibéré. Le primat est donné à la lutte des classes, à la classe ouvrière et donc au travail syndical. François Coustal, coauteur avec Hélène Adam de C’était la Ligue (Syllepse, 2019), qui retrace l’aventure de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), confirme : « Le courant lambertiste ne voyait de solution que dans la mise en marche du mouvement syndical traditionnel. Tout le monde s’y intéressait mais pour eux, c’était essentiel. » Malgré ces ratages, c’est pourtant juste après 1968 que le lambertisme va connaître sa plus forte expansion, jusqu’au début des années 1980. Ceux qui font ce choix racontent tous la même histoire. Celle d’une attirance pour l’austérité intellectuelle, l’ascèse militante.

Dans son grand bureau sur les Champs-Elysées, Marc Rozenblat s’amuse à évoquer ses années de jeunesse. Aujourd’hui président de Constructions développement urbains, il a passé plus d’une dizaine d’années au sein du courant lambertiste, notamment dans le syndicalisme étudiant dans les années 1970 et 1980. « Pour nous, les gauchistes étaient des petits-bourgeois qui jouaient à la guéguerre, alors que tout devait se jouer dans les syndicats. Ils étaient sales, ce n’était pas mon mode de vie. Je ne voulais pas d’un monde du désordre, les gauchistes voulaient le bordel. Et là, je trouve une organisation à la fois révolutionnaire et pour l’ordre. Il est interdit de se droguer, ils étaient habillés correctement. L’OCI offrait une autre porte. » Les lambertistes se veulent des léninistes, des révolutionnaires professionnels, à l’image de Jan Valtin dans Sans patrie, ni frontières, l’une de leurs lectures favorites parue dans l’Hexagone en 1947. Selon une expression appréciée des « lambertos », les gauchistes sont qualifiés de « décomposés ».

Exclusions, excommunications, procès

Sur un autre ton, plus discret et pondéré, le journaliste Denis Sieffert, ancien directeur de l’hebdomadaire Politis, raconte plus ou moins la même histoire. « J’adhère en 1971. Je suis un enfant de 1968, j’avais 18 ans. Je suis arrivé par les livres. A Censier, je frappe à la porte de leur local, le responsable me raconte le lambertisme. Un gars qui vient tout seul, comme moi, c’était super suspect. On s’est longtemps méfié de moi, on me prenait pour un flic », rembobine l’auteur de Gauche : les questions qui fâchent (Les Petits Matins, 230 pages, 16 euros). Denis Sieffert fut le président de l’UNEF-Unité syndicale, dirigée par le groupe Lambert après une scission en 1971 avec les étudiants communistes qui, eux, étaient à l’UNEF-Renouveau.

« Les lambertistes ont constitué un courant d’ordre hostile à la révolution et à l’esprit de Mai 68, estime pour sa part le haut fonctionnaire Didier Leschi, ancien dirigeant étudiant, ex-membre de la LCR et auteur du livre Rien que notre défaite (Editions du Cerf, 2018). Ils ont été dans les années 1970 le fer de lance de la social-démocratie à partir de FO, au sein de l’université et à travers l’entrisme dans le PS contre l’extrême gauche, le PCF ou encore le Ceres [Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, aile gauche du PS, dont le leader était Jean-Pierre Chevènement]. »

Autre trait spécifique aux lambertistes que M. Leschi tient à souligner : « Ils étaient contre les mouvements sociaux et sociétaux de l’époque, hermétiques au mouvement des femmes par exemple. Au moment de l’épuisement de l’élan de Mai, ils ont aidé la social-démocratie à reprendre pied dans la jeunesse. »

Comme dans toute organisation disciplinée, il faut faire ses classes, accomplir des étapes, si l’on veut entrer dans le cercle fermé des militants. Tous ceux passés par le lambertisme insistent ainsi sur la formation reçue. Dans les groupes d’études révolutionnaires (GER), on doit lire les classiques du marxisme, du léninisme et du trotskisme, puis en faire un exposé et en débattre. « L’OCI m’a structuré. C’était comme une yeshiva, ça avait tout du judaïsme ashkénaze. Il y avait une déification du livre : si vous modifiiez le Programme de transition, vous étiez un révisionniste liquidateur, avance M. Rozenblat. Dans les GER on devait lire, faire des comptes rendus de lectures, apprendre les textes sacrés. Il fallait aussi apprendre à polémiquer sur ces textes sacrés. On était les meilleurs polémistes dans les halls de fac. »

Mais les plus fins tribuns d’assemblées générales deviennent parfois les pires procureurs politiques. Comme souvent chez les trotskistes, la vie du lambertisme est rythmée par les exclusions, les excommunications, les procès. Dans ce cénacle, Pierre Lambert règne en maître. Quand on revoit la propagande officielle de la présidentielle de 1988 où Lambert est candidat (il fera moins de 1 % des voix), difficile de croire au chef charismatique : on découvre un petit monsieur terne. Benjamin Stora se souvient pourtant de quelqu’un de « super gentil, mais aussi impitoyable et rusé. C’est lui qui donnait la ligne. Sa force était de jouer avec toutes les sensibilités. Dès qu’il y avait une dissidence, il la remplaçait par quelqu’un de plus jeune, sans mémoire. Comme ça, il n’y avait pas de menaces ».

Marc Rozenblat : « Il était charismatique, un vrai tribun. On se retrouvait en réunion du comité central et c’était le maître et ses élèves. Les mecs forts quand Lambert n’était pas là devenaient des gosses devant lui. Personne ne lui répondait, ils baissaient la tête. » Jean-Christophe Cambadélis : « Il avait un certain charisme avec un grand sens tactique. C’était un personnage double : à la fois révolutionnaire intransigeant avec une discipline de fer, et en même temps c’était un homme d’un entregent extraordinaire, parlant à tout le monde. »

Lente agonie

Malgré cette vie interne tumultueuse, les lambertistes traversent la décennie 1970 avec un dynamisme inattendu. La décision de s’arrimer au PS face au PCF s’avère payante, les adhésions se multiplient. Les lambertistes sont en nombre à FO et ont des « sous-marins » chez les socialistes. Le plus connu d’entre eux, Lionel Jospin (qui n’a pas souhaité s’exprimer) gravissant même les échelons jusqu’au sommet.

Sauf qu’au jeu de l’infiltration, les risques sont grands de voir ses « agents » se faire « retourner ». Ainsi, Lionel Jospin s’éloigne peu à peu. « Lambert rompt avec Jospin car il prend conscience qu’il est passé de l’autre côté, raconte Daniel Gluckstein. Quand il devient premier secrétaire, il est encore trotskiste, et au bout d’un certain temps Lambert se rend compte que leur relation est superficielle, sans contenu. » En clair, M. Jospin était devenu un socialiste auprès de Lambert et non plus un trotskiste au sein du PS.

Lionel Jospin à la tribune du congrès du Parti socialiste (PS), à Nantes, le 20 juillet 1977. AFP

Le coup le plus dur viendra en 1986, et de la part des jeunes. Les lambertistes contrôlent l’UNEF-Unité syndicale et décident, en 1980, d’opérer un rapprochement avec une petite organisation, le Mouvement d’action syndicale, proche de la LCR et menée par Julien Dray. Cela donnera l’UNEF-Indépendante et démocratique (UNEF-ID). Jean-Christophe Cambadélis mène l’opération et prend la tête du syndicat. Comme l’UNEF-US quelques années auparavant, l’UNEF-ID est essentielle pour les lambertistes : ils sont des interlocuteurs pour les négociations et peuvent organiser des bataillons d’étudiants. C’est leur deuxième jambe syndicale, le corollaire parfait à l’implantation dans FO. L’UNEF-ID sera aussi le point d’appui dans la jeunesse pour le futur gouvernement socialiste. Le syndicat est donc au cœur du pas de deux entre le PS et le mouvement de Pierre Lambert.

Mais peu à peu les « unéfiens » s’autonomisent, en ont assez du sectarisme groupusculaire. Ils décident d’organiser une « fraction clandestine » à l’OCI. Jean-Christophe Cambadélis et Benjamin Stora, notamment, sont au cœur de l’opération. Marc Rozenblat, alors président du syndicat étudiant, et ses lieutenants font aussi partie du complot. « On se structure comme le FLN. Par groupes de trois. Un militant n’en connaît que deux autres, raconte aujourd’hui M. Cambadélis. Après notre départ, des mecs du service d’ordre me poursuivent, je ne dormais pas chez moi. » L’état de menace permanent fatigue « Kostas », son pseudonyme, et il finit par prévenir le parti : « Je leur dis : Vous touchez un militant, on touche un militant. Vous touchez un dirigeant, on touche un dirigeant. Vous me touchez, on touche Lambert. Ça s’est arrêté tout de suite. »

« Jean-Luc Mélenchon porte l’imaginaire qui a été le nôtre, la lutte des classes, la lutte contre la Ve République, le mouvement ouvrier, 1789 », dit l’historien Benjamin Stora

Cette scission de 1986 est un énorme coup porté aux lambertistes : près de 500 départs. Que faire ? « On part pour créer une tendance de gauche au sein du PS avec Convergences socialistes [structure créée par les scissionnistes] comme sas, avance M. Stora. On veut peser sur la direction. Mais Jean-Christophe Cambadélis entre dans l’appareil central. Et moi je m’en vais pour des raisons personnelles. » M. Cambadélis répond : « J’étais contre le courant à la gauche du PS car il ne fallait pas reproduire nos erreurs. Il fallait soutenir le centre du parti en étant les aiguillons, renforcer le centre de gravité de la social-démocratie. »

A partir de ce moment-là, c’est le début d’une lente agonie pour le lambertisme. Les « ex » arrivés au PS se diluent dans la « vieille maison ». Côté OCI, devenu entre-temps Parti communiste internationaliste (PCI), puis Parti des travailleurs et enfin Parti ouvrier indépendant, les effectifs se réduisent comme peau de chagrin. Ils ne retrouveront plus jamais leur lustre des années 1970.

Le goût de l’histoire

Que reste-t-il aujourd’hui du lambertisme ? Une méthode, plus qu’un héritage idéologique. Christophe Bourseiller résume : « Peser sur la ligne n’était pas leur stratégie. Leur entrisme de fraction visait avant tout à renforcer leur propre réseau », notamment à FO. Benjamin Stora, lui, a l’impression d’une « immense déception » : « On s’était investi dans cette organisation, c’était une famille, on était entré en religion. C’est une très grande désillusion. On sort d’une structure léniniste pour le PS. Tout paraît tiède. On passe de l’héroïne à la cigarette mentholée. »

De gauche à droite : Pierre Lambert, Jean-Paul Cros (responsable PCI de l’Hérault) et Alexis Corbière lors d’un meeting du Mouvement pour un parti des travailleurs (MPPT), à Montpellier, en février 1988. TRISTAN 34 / CC BY CA 3.0

Beaucoup retiennent l’apport intellectuel, une méthode de travail et une vision du monde. Alexis Corbière a adhéré à la fin des années 1980, quand le lambertisme est moribond. Il y reste jusqu’à son exclusion, en 1992. « Ça m’a laissé le goût de la lecture et de l’histoire. De prendre la formation au sérieux. L’internationalisme. Convoquer l’histoire pour parler du présent. C’était un trotskisme national : républicain, laïc, contre la Ve République, à la fois antistalinien et antifasciste. C’était une force indépendante qui se faisait respecter, même si on n’était pas nombreux. »

Reste à savoir qui porte l’héritage du lambertisme. Les anciens (sauf Alexis Corbière, qui ne veut pas évoquer ce sujet) ont une réponse unanime : Jean-Luc Mélenchon. Militant local dans les années 1970, sans charisme particulier, selon certains qui l’ont croisé à cette époque, il se révèle être la continuation d’une longue histoire. « Jean-Luc Mélenchon porte l’imaginaire qui a été le nôtre, la lutte des classes, la lutte contre la VRépublique, le mouvement ouvrier, 1789. Mais aussi la façon de raisonner, de dérouler les arguments, son intelligence. C’est un orateur de type lambertiste, à l’ancienne. Il a des tics de langage, une façon de poser sa voix, une logique implacable », énumère Benjamin Stora. Marc Rozenblat abonde : « Jean-Luc Mélenchon est un lambertiste total. Mais Pierre Lambert n’avait pas son côté colérique. »

Même si le tribun s’est éloigné de certains fondamentaux du lambertisme, notamment quand il substitue la notion de peuple à celle de classe et quand il devient mouvementiste, restent de nombreux points qui continuent de structurer la pensée mélenchonienne : le combat contre les institutions de la Ve République, la mise en avant de l’identité républicaine et laïque du mouvement ouvrier français. Sur la forme, aussi : sa façon de parler en public, sa virulence verbale, sa défiance envers les médias et un certain culte du secret. Un peu comme si le lambertisme avait réussi à occuper une dernière place d’influence à gauche.

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