A propos de la tribune dans le journal Le Monde, par Franck Marsal Fabien Roussel : « Nous devons tout faire, par les voies diplomatique et politique, pour mettre rapidement un terme à la guerre en Ukraine »

, par  Franck Marsal , popularité : 4%

Fabien Roussel, en tant que député du Nord et secrétaire national du PCF a signé une tribune dans le journal Le Monde, appelant à des négociations pour sortir de la guerre en Ukraine. Cette tribune soulève un certain nombre de questions en elle-même, par son contenu, mais il faut aller au-delà et envisager nos difficultés à élaborer collectivement sur les questions internationales et continentales. [1]

Le premier problème que nous avons a résoudre à mon sens, c’est que nous menons des discussions, tant en interne qu’en externe, sans utiliser sérieusement aucun des concepts clés du marxisme. Lors du dernier congrès, j’avais proposé un amendement, soutenu par ma section et, si mes souvenirs sont bons, par le congrès fédéral, qui introduisait dans le préambule une référence directe et explicite à la phrase de Marx selon laquelle “l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes”. Cet amendement a été retoqué au niveau national. En soi, ce n’est pas grave. Il y a eu des milliers d’amendements, beaucoup plus ont été refusés qu’acceptés, on voulait un préambule court etc etc …

Sauf que, dans le texte final, il y 74 occurrences du mot lutte(s), et seulement 3 contiennent “lutte de classe”, mais jamais pour poser la lutte de classe en elle-même, comme un concept central pour le parti. Par exemple, on dit vouloir un “féminisme de lutte de classe”, ou on reproche à l’extrême-droite “d’évincer la lutte de classe” etc. Mais, sans jamais avoir redéfini la question de la lutte des classes dans son actualité, encore moins comme le moteur de l’histoire. Comment un nouvel adhérent, ou un adhérent récent peut-il se positionner par rapport à un concept clé, mais qui n’est pas utilisé ni explicité ?

Et bien évidemment, c’est la même chose pour l’impérialisme. Ce terme est totalement absent non seulement du texte de la déclaration de Fabien, mais il est visiblement aussi absent de sa grille d’analyse. La position des camarades grecs est que s’affrontent en Ukraine deux impérialismes. C’est une position avec laquelle je ne suis pas d’accord, mais c’est une position qui s’appuie sur une analyse et des concepts marxistes. De plus, comme les camarades sont des marxistes conséquents, ils savent (selon le slogan de Karl Liebknecht) que l’ennemi principal est dans notre propre pays et ils luttent donc prioritairement contre l’impérialisme Otanien.

La racine “impérialis-” revient à huit reprises dans le texte du congrès. Mais ce terme n’est aucunement défini, ni posé comme un concept clé et il n’y a pas d’analyse de ce qu’est l’impérialisme. Donc, dans ce texte, chacun peut entendre un peu ce qu’il veut de ce qu’est l’impérialisme. On peut penser que l’impérialisme est un concept marxiste, on peut penser que la Russie est un pays impérialiste ou ne pas le penser. On peut même tout à fait penser que l’impérialisme est une forme de domination parmi d’autres, comme le patriarcat, le racisme et qu’il faut “lutter”, nous “humanistes sincères”, contre toutes les formes de domination. (NB : on peut s’amuser plus longuement à l’analyse du champ lexical du texte de congrès, par exemple, on trouve 4 fois l’occurrence de la racine “bourgeoi-“, aucune fois la racine “proléta-” mais 74 occurrences de la racine “démocrat-” … ).

Pour en terminer avec le congrès et rentrer en même temps dans le contenu de la déclaration, notons quelques points :

La déclaration reprend quelques points adoptés par le congrès, comme la phrase “L’invasion de l’Ukraine est à la fois injustifiable et criminelle” est dans le texte de congrès. Personnellement ne me convient pas du tout, car cette formulation fait l’impasse sur les raisons du conflit et rentre dans une logique de coupable / victime. Notons néanmoins que, dans le texte du congrès, cette phrase est contextualisée par le rappel de la politique d’expansion vers l’Est de l’OTAN et celui de la non-application des accords de Minsk. Évoquer ces deux éléments, c’est déjà considérer qu’il y a des motifs qui ont pu conduire à la guerre. On aurait pu ajouter surtout les précédents de destruction de la Yougoslavie, de la Serbie et de la Libye par l’OTAN qui ont constitué des précédents qui ne pouvaient que légitimement inquiéter la Russie. Mais, la phrase est dans le texte de congrès.
En revanche, plusieurs points clés posés par le congrès ne sont pas du tout mentionnés dans la déclaration.
Le congrès appelle explicitement au “cessez-le-feu”, ce que la déclaration ne fait pas. Le cessez-le-feu est nécessairement la première étape. Admettre que la guerre n’est pas la solution, arrêter les combats, pour parvenir à ouvrir une négociation et non pas négocier tout en se combattant, pendant encore des mois et chacun espérant peser sur les négociations en sacrifiant encore des vies inutiles.
La tribune ne fait aucune mention des positions du parti quant à la sortie et la dissolution de l’OTAN, ce qui est pourtant la position du congrès qui évoque deux fois la nécessaire sortie de la France de l’OTAN et appelle à “prendre l’initiative d’un nouveau système de sécurité collective européen et mondial qui permettra la dissolution de l’Otan”. Or, si la tribune fait effectivement mention d’un système de sécurité collective européen, comme, quelques lignes plus haut, elle fait mention de retour de l’OTAN dans ses bases de février 2022 (en échange du retrait des armes nucléaires russes de Biélorussie), on laisse ici penser que le “système pan-européen de sécurité collective” est en fait un retour à une sorte de guerre froide avec traité de désarmement, dans lequel l’OTAN non seulement perdure, mais garde la main haute sur la majeure partie de l’Europe.
Il y a enfin un certain nombre de choses qui ne sont pas du tout évoquées dans la discussion de congrès : des positions sur les référendums qui seraient légitimes et ceux qui ne le seraient pas, ce que les uns et les autres devraient raisonnablement accepter et qui sont, disons le, empreintes d’une grande naïveté. Ainsi, il faudrait “l’évacuation immédiate et inconditionnelle des territoires que la Russie occupe depuis le 24 février 2022” et une “négociation d’un statut de neutralité pour l’Ukraine lui apportant toutes les garanties sur sa souveraineté et sa sécurité”. C’est une sorte de retour (illusoire) aux accords de Minsk. C’est demander à l’armée russe de se retirer en échange d’une négociation dont le succès n’est aucunement garanti, et – en outre – laisser sans protection les populations locales qui – qu’elles aient tort ou raison – ont été satisfaites de la présence russe et commencé à vivre dans ce nouvel état. Tout cela n’est pas dans les discussions de congrès, qui prudemment mais sûrement, appelle au cessez-le-feu, aux négociations, en laissant aux parties le soin de trouver les compromis nécessaires, ce qui est la position juste et réaliste.

Pour terminer cette courte analyse, je voudrais m’arrêter sur un passage clé tout à fait étonnant. La tribune dit :

“Nous sommes ainsi à la croisée des chemins. Soit nous comptons sur une victoire de l’Ukraine pour libérer ses territoires, hypothèse aujourd’hui jugée hautement incertaine, soit nous empruntons une autre voie, certes plus étroite, mais pouvant permettre d’éviter le pire, la recherche d’une solution politique et diplomatique.

Première question : Qui est le “nous”, sujet de ces deux phrases ? Qui est le sujet de l’histoire ? Si on s’arrête à la première détermination disponible dans ce passage, elle nous dit “si nous comptons sur une victoire de l’Ukraine …” Qui aujourd’hui compte sur une victoire de l’Ukraine ? Le gouvernement Zelenski, l’OTAN, Macron, Scholtz, Biden, Sunak etc etc. Nous – PCF – aussi ??? C’est “notre” nous ?

C’est précisément pour cela que j’ai commencé cette analyse en revenant aux concepts marxistes, et en particulier à la lutte de classes. Où est la lutte de classes dans tout cela ? Quelle classe sociale dirige l’Ukraine aujourd’hui ? Quel est l’intérêt du prolétariat d’Ukraine ? Est-ce que la priorité pour le prolétariat ukrainien est réellement de devenir la main d’œuvre ultra bon marché de l’industrie allemande et des multinationales de l’agro-alimentaire qui rêvent de s’approprier les riches terres fertiles du nord-est de l’Ukraine ? Le tout en vivant sous la menace permanente des affrontements “inter-ethniques” et des bataillons néo-nazis ? Pourquoi ne pose-t-on pas ces questions là ? Si nous, communistes, ne les posons pas, qui le fera ?

Il en est des affrontements nationalistes comme du racisme et des affrontements inter-ethniques. Il est facile partout de dresser les gens les uns contre les autres et des moyens considérables sont mis à l’œuvre pour le faire, car c’est la condition idéale de l’exploitation capitaliste. Nous devrions y être sensibles, nous qui percevons tous les jours désormais l’odieuse mécanique mise en place pour diviser le prolétariat français et opposer entre elles des communautés qui partagent peu ou prou les mêmes conditions de vie et de travail, qui ont montré tant de fois les liens fraternels qu’elles sont capables de tisser. Pendant 70 ans, les peuples ukrainiens et russes ont entretenu des liens fraternels et l’Ukraine n’a jamais été aussi heureuse et prospère que comme république socialiste de l’URSS. Si nous communistes ne le disons pas, qui le fera ?

Deuxième question : pourquoi la possibilité d’une victoire de la Russie sur l’OTAN (c’est bien cela qui est en jeu aujourd’hui) n’est-elle évoquée que sous la formulation évasive de “éviter le pire” ? Comme si c’était quelque chose d’impensable ? Est-ce que nos capacités d’analyse sont à ce point aveuglées qu’on ne peut envisager sérieusement que, dans un conflit militaire de cette ampleur, l’un comme l’autre camp peut sérieusement gagner ? Est-ce que l’on sous-entend (c’est ce que font les “nous” de l’OTAN, les Macron, Scholz, Biden, et leur grand ami Zelenski) que la victoire de la Russie est inenvisageable ? Que c’est effectivement le “pire”, le cataclysme ? C’est exactement ce raisonnement qui les mène à la conclusion inverse de Fabien : il faut poursuivre la guerre “quoi qu’il en coûté”, jusqu’au dernier obus, jusqu’au dernier dollar et jusqu’au dernier ukrainien ou russe … et jusqu’à Sébastopol. Si nous en restons là, nous ne voyons rien de la profondeur des courants qui s’affrontent. Nous ne voyons pas que ce qui se joue, c’est la structure du monde telle qu’elle s’est établie depuis la destruction de l’URSS, un monde d’une seule super-puissance, qui le réorganise en fonction de son seul intérêt. Ici, c’est d’avoir travaillé sérieusement la notion d’impérialisme qui nous manque et je renvoie aux débats que nous menons sur ce site à ce sujet.

Fondamentalement, sans outils de pensée marxistes partagés, comment un parti communiste peut-il s’y retrouver dans une situation aussi complexe que celle que nous vivons ? Comment notre navire peut-il éviter d’être le jouet de la tempête si nous ne voyons que les vagues en surface et non les puissants courants de profondeur ? Ce travail est pour moi le travail prioritaire aujourd’hui pour notre parti. Ce blog est un des meilleurs outils dont nous disposons pour le mener et il est grand temps que le parti le reconnaisse officiellement.

Voir en ligne : publié sur le blog histoireetsociété

[1La tribune de Fabien Roussel intitulée « Nous devons tout faire, par les voies diplomatique et politique, pour mettre rapidement un terme à la guerre en Ukraine »

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