En rupture avec Moscou, la voie originale du Parti communiste soudanais
Très tôt les partis communistes du monde arabe se sont posé la question de leur rapport avec les nationalistes dans la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme. À partir des années 1960 et sur le modèle de l’Égypte nassérienne, ils ont prôné une alliance stratégique avec eux, y compris au détriment de leur propre organisation. Un choix que le Parti communiste soudanais a refusé.

L’image montre deux hommes en train de discuter sur ce qui semble être un bateau ou une plateforme près de l’eau. L’un des hommes porte une médaille, indiquant honneur ou reconnaissance, et les deux semblent souriants et détendus. En arrière-plan, on peut voir des bateaux et une vue maritime. L’atmosphère générale de l’image semble amicale et conviviale.https://orientxxi.info/IMG/logo/bre...
Créé en 1946 à l’initiative du Mouvement démocratique de libération nationale (MDLN), principale organisation communiste en Égypte, dirigée par Henri Curiel à un moment où le pays n’est pas encore indépendant, le Parti communiste (PC) soudanais s’est rapidement organisé. Il a assis son hégémonie sur les couches modernes bourgeoises et petites-bourgeoises : intellectuels, avocats, médecins, étudiants, mais aussi officiers et paysans de la Jézirah, région où s’est développée une agriculture moderne.
A cette époque, les partis nationalistes n’avaient pas encore émergé. Ils restaient, pour les deux principaux — à savoir l’Oumma et le Parti démocratique populaire — liés à des confréries religieuses, ce qui les rendait moins « attractifs » aux yeux des nouvelles élites urbaines. Ainsi, par un pied de nez à une vision dogmatique du marxisme, le PC soudanais s’est affirmé comme une force majeure dans l’un des pays les moins développés du monde arabe.
Manœuvre réussie
En 1950, alors que le pays est toujours sous tutelle britannique [1], naît la Fédération des syndicats ouvriers dans laquelle les communistes jouent un rôle prépondérant, notamment chez les travailleurs des chemins de fer qui, du fait de leur métier, parviennent à répandre le marxisme à travers le pays. D’autre part, « les communistes eurent l’avantage d’être organisés en structures modernes avec des cellules de base — appelées unités de combat — des bureaux régionaux, un Comité central élu lors du Congrès, et un Bureau politique chargé de mettre en application les directives du parti » [2]. La qualité et le rayonnement de ses dirigeants, tels Abdel Khalek Mahjoub, le secrétaire général Chafi’ Al-Cheikh, le dirigeant des syndicats, ou Joseph Garang, futur promoteur de l’idée de l’autonomie du sud du pays, confortent l’aura du PC, qui a su combiner la lutte pour la libération nationale et le combat pour la justice sociale.
Avec l’accession du pays à l’indépendance, le 1er janvier 1956 se met en place un système politique pluraliste, dans la continuité de la période de transition qui a vu élire, en 1953, le premier député communiste du monde arabe et africain. Mais dès le 17 novembre 1958, le haut commandement militaire et son chef Ibrahim Abboud soutenu par Londres s’emparent du pouvoir. Au départ, seul le PC condamne un régime auquel se sont ralliés les partis traditionnels.
En 1964, la « révolution d’Octobre » met fin au régime militaire et dictatorial d’Abboud, et aboutit à l’instauration d’un régime parlementaire. Cette insurrection populaire est le premier exemple d’une stratégie définie par le PC, qui se répètera en 1985, en 1999 puis en 2019. Cette stratégie combine la mise en place d’un large front politique opposé à la dictature, des manifestations multiples, et une grève politique de masse, orchestrée par les syndicats ouvriers et professionnels (ingénieurs, médecins, enseignants, avocats).
Toutefois, la deuxième expérience parlementaire sombre rapidement dans la crise économique, accompagnée d’un autoritarisme grandissant. Le Parti communiste est interdit, la répression contre les syndicats s’intensifie, et une guerre éclate dans le sud (à majorité animiste ou chrétienne) où des groupes réclament depuis plusieurs années l’indépendance qui absorbe les ressources nationales.
Le 25 mai 1969, un nouveau coup d’État militaire des « officiers libres » permet au colonel Gaafar Nimeiry de s’emparer du pouvoir. Cette prise de pouvoir s’inscrit dans un cadre régional marqué par la défaite arabe de juin 1967, qui donne lieu à une vague de coups d’État, de l’Irak à la Syrie en passant par la Libye, sans parler de la victoire de la gauche dans la nouvelle République populaire du Yémen (du Sud). Au-delà des différences, ces pouvoirs se caractérisent par de nouveaux projets inspirés du modèle de l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, tels que la réforme agraire, les nationalisations — notamment des banques et de l’industrie — et l’instauration d’un parti unique ou d’un front dirigé par un parti « dominant ». Sur le plan international, les alliances avec l’Union soviétique et le « camp socialiste » se multiplient au Proche-Orient, mais aussi en Afrique, surtout depuis 1955 et la vente d’armes tchèques à l’Égypte.
Changements à Moscou
Pour comprendre la manière dont le PC va se situer par rapport au coup d’État du 25 mai 1969, il faut revenir sur les débats qui traversent le mouvement communiste depuis la mort de Joseph Staline en mars 1953. Moscou a amorcé un tournant de sa politique étrangère, tournant le dos à la stratégie d’affrontement des deux « blocs », prônant la coexistence pacifique avec les États-Unis, plus attentive à l’évolution de ce que l’on appellera bientôt le tiers-monde. Émerge l’idée que, du fait de l’influence de l’URSS et des idées progressistes dans le monde, le passage au socialisme peut s’opérer en sautant le stade du capitalisme et sous la direction d’autres forces que le PC. En témoigne l’exemple de Cuba, où le Parti communiste traditionnel a joué un rôle modeste dans la révolution, et se fondra finalement dans un PC nouvelle mouture dirigé par Fidel Castro et ses compagnons.
Le document final de la Conférence internationale des partis communistes et ouvriers de Moscou de juin 1969, qui regroupe une soixantaine de mouvements (sans la Chine, absente par suite de la rupture entre Moscou et Pékin), définit la nouvelle doctrine qui s’est imposée, non sans débats. Extrait :
Sous l’influence des conditions révolutionnaires de notre époque sont apparues, dans les pays libérés, des formes originales de développement progressiste. Le rôle des forces révolutionnaires et démocratiques s’est accru. Certains jeunes États se sont engagés sur une voie non capitaliste, voie qui offre la possibilité de liquider le retard hérité du passé colonial et de créer les conditions nécessaires pour le passage au développement socialiste. Malgré les difficultés, malgré de sérieuses épreuves, l’orientation socialiste dans ces pays fait son chemin. Ces États poursuivent une lutte énergique contre l’impérialisme et le néo-colonialisme.
Parmi ces nouveaux pays, l’Égypte nassérienne, l’Algérie, et divers pays d’Afrique subsaharienne (Ghana, Mali, Guinée). Cette vision incite le PC soviétique à « déconseiller » au PC irakien de s’emparer du pouvoir en 1959 [3], et pousse de plus en plus Moscou à privilégier les rapports avec les « pays progressistes », fût-ce au détriment des intérêts des PC locaux.
Quel rôle pour les militaires ?
Au Soudan, le nouveau pouvoir s’inscrit dans cette ligne anti-impérialiste d’alliance avec les pays socialistes. Il nationalise les grands secteurs de l’économie, lutte contre les forces traditionnelles, y compris en ayant recours aux armes, notamment lors d’une insurrection armée lancée par le leader spirituel des mahdistes, partisans de l’Oumma, en 1970. Il entre ainsi, pour Moscou tout au moins, dans la catégorie des pays qui pourraient s’engager dans la « voie non capitaliste », une analyse que ne partage pas le PC soudanais.
Le PC a toujours été réservé sur la stratégie du coup d’État. Fondés en 1969 sur le modèle égyptien, « les officiers libres » regroupent différentes tendances, mais l’influence communiste y est forte. Consultés en avril 1969, les communistes rejettent l’idée d’un coup d’État par sept voix contre treize. À la veille du 25 mai 1969, encore une fois, le PC déconseille de s’engager dans cette voie [4].
Certes, le PC se rallie, certains de ses membres participent au nouveau gouvernement, mais il souhaite rester fidèle aux résolutions de son congrès de 1967 selon lequel « la tactique des coups d’État comme alternative au travail de masse reflète en dernière analyse les intérêts de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie ». Le groupe qui a pris le pouvoir n’est pas, selon lui, composé de « démocrates révolutionnaires » pouvant conduire le Soudan dans la voie du socialisme, mais de « petits-bourgeois » radicaux. C’est donc le devoir du PC de garder son autonomie, de radicaliser le mouvement entamé le 25 mai, et d’en prendre la tête.
Pour le secrétaire général Mahjoub, plusieurs éléments contribuent à ce choix. L’expérience égyptienne a montré ses limites avec la défaite de juin 1967, et a par ailleurs entrainé l’émergence d’une nouvelle classe bourgeoise à laquelle les forces progressistes n’ont pas su riposter du fait de la caporalisation des organisations populaires et syndicales, transformées en simples courroies de transmission du parti au pouvoir. Et le PC soudanais reconnaît avoir commis une erreur en soutenant la décision d’autodissolution du PC égyptien en 1965 [5]. Mahjoub s’en explique dans un long manifeste, publié en février 1970 :
Du point de vue des tâches de la période de transition dans notre pays, le changement (de la vie politique) est nécessaire sur une base démocratique, afin de transformer le coup d’État militaire [du 25 mai] en une véritable révolution populaire. La décision de dissoudre tous les partis politiques reflète une vision erronée ; elle témoigne d’une grave incompréhension de la nature de la période de transition en tant que période d’approfondissement de la lutte sociale et de classe, qui assurera la victoire de la révolution démocratique et conduira à la révolution socialiste. Il s’agit donc d’une question de principe, et nous devons lutter résolument pour le droit de la classe ouvrière à la démocratie, à l’organisation et à l’activité indépendantes.
C’est cette ligne qui s’impose dans le PC contre une aile droite minoritaire, mais qui occupe des positions influentes dans l’appareil, que le colonel Nimeiry va manipuler dans son bras de fer contre Mahjoub. Le PC soudanais s’inscrit ainsi clairement en rupture avec les choix faits par les autres PC arabes, notamment en Syrie et plus tard en Irak, de même qu’avec les orientations prônées par les Soviétiques [6]. Dans ces conditions, l’escalade entre le PC et Nimeiry paraît inévitable.
L’affrontement et la défaite
En février 1971, Nimeiry dissout les organisations de masse liées aux communistes, puis annonce sa décision de créer un parti unique sur le modèle de l’Union socialiste arabe (nom du parti unique en Égypte). Il fait arrêter de nombreux cadres communistes, dont Mahjoub. Le 30 mai, le parti dénonce « une dictature militaire et policière » qui bénéficie de l’appui des Frères musulmans, et appelle à la formation d’un front national.
C’est dans ces conditions qu’un groupe d’officiers d’extrême gauche, dirigés par Hashem Al-Atta s’empare du pouvoir le 19 juillet. Si le PC salue « une nouvelle page dans l’histoire de notre peuple », il est difficile de savoir quelle est son implication réelle dans le coup d’État, compte tenu de son hostilité à une action purement militaire. Le mouvement des officiers est mal préparé, plusieurs de ses dirigeants sont à l’étranger. Le PC est dans la clandestinité et ses divisions pèsent sur sa capacité d’action, certains des dirigeants de l’aile droite n’hésitant pas à dénoncer publiquement leurs anciens camarades.
D’autre part, le contexte régional a changé depuis la mort en septembre 1970 de Nasser, avec qui Mahjoub maintenait de bonnes relations, et l’arrivée au pouvoir d’Anouar El-Sadate qui se débarrasse des nassériens et rêve d’un rapprochement avec les États-Unis. Ainsi, le 22 juillet, des avions égyptiens transportent 2 000 soldats soudanais stationnés en Égypte vers Khartoum afin de prêter main-forte à Nimeiry. Un avion de la British Overseas Airways Corporation (BOAC) Londres-Khartoum est alors détourné vers Benghazi [7]. Il transportait à son bord deux dirigeants du coup d’État, qui seront arrêtés et livrés à Nimeiry. Le mouvement connaît un échec.
La vengeance de Nimeiry sera terrible, alors que le nouveau pouvoir des officiers libres n’avait pris aucune mesure répressive ni exécuté aucun responsable du gouvernement renversé. S’ouvre au mois d’août le procès des militaires ayant participé au coup d’État (qui nieront jusqu’au bout qu’ils ont agi sur l’ordre du PC), ainsi que le procès des dirigeants communistes. En plus de Hachem Al-Atta, Mahjoub, Chafi’ et Garang seront pendus, après s’être courageusement défendus [8].
Quelques images du procès d’Abdel Khalek Mahjoub, filmées le 28 juillet 1971 par l’agence américaine Associated Press.
C’est un terrible échec pour le PC soudanais qui ne se remettra jamais de la liquidation de sa direction. L’URSS passera cette répression par pertes et profits et développera des relations denses avec le Soudan de Nimeiry jusqu’à sa chute. Mais le refus des communistes de légitimer le pouvoir militaire — comme ils l’ont fait en Irak et en Syrie — interdira à celui-ci de se stabiliser, et permettra le maintien d’une perspective politique de mobilisation populaire sur le modèle inventé en octobre 1965, qui se renouvellera en 1985 comme en 1989