A propos du livre "La Chine est-elle capitaliste ?" Point de vue de Jean-Claude Delaunay

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 2%

Ce petit livre a été construit autour de 2 questions. La première est celle contenue dans le titre : « La Chine est-elle capitaliste ? » (Editions critiques, 2019, 133 pages). C’est la question à 10 balles, si je puis dire. La deuxième est plus difficile. Elle a trait à ce que les auteurs appellent « l’énigme de la croissance économique chinoise ». Celle-ci résulte-t-elle de l’insertion de la Chine dans le marché mondial après 1978 ou a-t-elle commencé dès 1949-1952, avec Mao Zedong ? Voici les réponses apportées par les auteurs.

La réponse à la première question, rédigée dans le style universitaire de la sagesse de la chouette et de la prudence du serpent, est à peu près sans équivoque. Elle fait l’objet de la troisième partie de ce livre. Je commence par elle parce que c’est celle correspondant au titre. Référence est faite, dans cette réponse, à des travaux « réalisés en coécriture avec Tony Andréani » (p.84) pour formuler la conclusion selon laquelle le système politico-économique chinois serait un « socialisme de marché » ou encore un « socialisme avec marché » (p.84). Les 10 piliers de cette affirmation (c’est un socialisme) sont les suivants (je reprends en les résumant, les termes utilisés par les auteurs) :
1) une planification puissante et modernisée,
2) une démocratie politique rendant possible des choix collectifs,
3) l’existence de services publics très étendus,
4) le fait que la terre et les ressources naturelles restent du domaine public,
5) des formes diversifiées de propriété des entreprises, dans le cadre d’une transition socialiste longue,
6) une politique d’accroissement plus rapide des revenus du travail par rapport aux autres sources de revenus,
7) une volonté affichée de justice sociale par différence avec les précédentes décennies,
8) la priorité accordée à la protection de l’environnement et de la nature,
9) une conception des relations entre États fondée sur le principe gagnant-gagnant,
10) la recherche systématique de la paix et de relations équilibrées entre les peuples (p.84-85).

Dans la mesure où les auteurs m’ont fait l’honneur de citer, parmi leurs références bibliographiques, le livre sur la Chine que j’ai publié chez Delga en 2018, je me permets d’écrire ici que je partage entièrement leur point de vue dans sa formulation essentielle sur le socialisme à la chinoise. C’est ainsi que je ne confonds pas, comme le font les trotskystes du NPA, le fait que l’économie chinoise abrite des entreprises capitalistes et l’implantation, dans ce pays, du mode de production capitaliste. Les auteurs ont, à mon avis, raison d’insister sur cet aspect du socialisme chinois (p.132). C’est un point que les communistes français devraient débattre de manière précise, car il fait partie du combat politique en France. Le socialisme, que le peuple de ce pays arrivera bien à faire triompher, un jour que j’espère proche, n’est pas nécessairement la fin des entreprises capitalistes, mais ce doit être certainement la fin du capitalisme, et cela, dès son commencement.

La suite de la troisième partie du livre vise à illustrer concrètement ce qu’est le socialisme chinois, d’abord en montrant le rôle clé que tiennent les entreprises publiques dans cette économie, ensuite en soulignant l’importance des services publics pour la population, enfin en indiquant l’importance du contrôle par le gouvernement de la Chine du système bancaire et des marchés financiers de ce pays. Il me semble que cette ultime partie (p.97 à 108) en est la vraie valeur ajoutée. Bien que l’argumentation et la documentation sur ces points soient encore peu développées par les auteurs, ces pages sont originales. Elles témoignent de l’une des directions de travail à suivre avec soin pour comprendre ce qu’est la Chine et ce que devrait être le socialisme sous l’angle monétaire et financier.

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J’en viens maintenant au compte-rendu relatif à l’autre question : A quoi sont dus les succès actuels de l’économie chinoise ? Sont-ils la conséquence de « sa réorientation » vers l’économie de marché et de « son ouverture au système mondial capitaliste » (p.50) ? Ou sont-ils le prolongement de la période Mao Zedong ? Les auteurs se posent cette question car, disent-ils, il s’est forgé un certain nombre d’évidences mensongères. « L’une d’elles, parmi les plus enracinées, est l’idée selon laquelle la Chine aurait "émergé", et sa croissance économique "décollée", immédiatement après les réformes d’"ouverture" de la fin des années 1970 ; c’est-à-dire, en fait, après la mort du président Mao en 1976. Les pages qui suivent entendent remettre en cause ce consensus... ». (p.47).

Au-delà de cette remise en cause, ils souhaitent que les chercheurs et observateurs de la Chine se remémorent les 3 grandes idées suivantes au cas où ils les auraient oubliées :
1) L’histoire de la Chine est une histoire pluri-millénaire et glorieuse. C’est grâce à la révolution de 1949 que ce pays a survécu et mis fin aux misères que lui infligèrent les grandes puissances ;
2) Lorsque l’économie chinoise a « commencé à dépasser... la barre des 10%, ... l’essentiel des structures et des institutions du socialisme était encore largement en place » (sous-entendu, le socialisme n’est pas le contraire de la croissance, JCD) ;
3) Enfin, et peut-être surtout, le rythme de la croissance annuelle chinoise aurait atteint un niveau très élevé bien avant la mort de Mao (p.52-53).

Pour être scientifiquement convaincants, Herrera et Long ont entrepris un travail statistique de grande ampleur : l’établissement, sur l’intervalle 1952-2015, de séries du capital fixe à prix 1952, dans le champ de la production matérielle, et de séries des dépenses en recherches et développement. Leurs conclusions sont les suivantes :
1) Les taux annuels moyens de croissance du capital fixe, sur les intervalles (1952-1978) et (1979-2015), auraient été respectivement de 9,7 % et de 10 %. Ils auraient donc été « très proches » (p.58).
2) Le rythme moyen annuel d’accroissement des dépenses de R&D aurait été de 14,5 % sur l’intervalle 1949-2015, mais le rythme moyen d’accroissement de ces dépenses aurait été supérieur au cours des années 1949-1978 à celui des années 1979-2015 (p.67).

Les auteurs ne cherchent pas à mettre en opposition la période Mao Zedong et la période Deng Xiaoping. Mais ils ont en tête l’ouverture de la Chine du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème siècle, une abomination. Ils souhaitent donc montrer, me semble-t-il, que la deuxième ouverture, celle d’après 1978, n’a pu produire des effets favorables à la Chine et à son peuple que pour les raisons suivantes : une stratégie intelligente d’intégration et de poursuite des éléments déjà mis en place par Mao et son équipe.

La réponse apportée par les auteurs à la deuxième question est, à mon sens, beaucoup plus claire que celle apportée à la question sur la nature du régime. « ... la Chine, dont le niveau de développement scientifique et technique n’a... plus rien à envier aux pays... les plus avancés, a commencé à promouvoir ses activités de recherche longtemps avant son intégration récente dans la mondialisation... En clair, ce que nous disons ici, c’est que la mise en œuvre de la stratégie de développement de la révolution chinoise a su intelligemment poser les conditions du succès actuel de l’économie, et que ce succès s’inscrit dans la continuité du passé (souligné par Herrera et Long), plutôt qu’en contradiction avec lui » (p.67). Je crois comprendre que, pour les auteurs, la conjonction du socialisme et du marché ainsi que l’ouverture sur le marché mondial n’aurait pas empêché le développement du socialisme en Chine mais aurait néanmoins introduit un certain nombre de difficultés dans le fonctionnement socialiste de son économie.

Tel est le compte-rendu que je crois devoir faire de leur livre. Je n’ai rien dit de la première partie (p.11 à 44). Ce sont des généralités sur la Chine. Je ne crois pas que leur exposé soulève de grands problèmes théoriques.

Voici maintenant trois remarques que la lecture de cet ouvrage m’a suggérées.

Trois Remarques

1) Un socialisme de marché ? Un socialisme avec marché ? Et pourquoi pas une économie de marché socialiste ? Et pourquoi pas un mot sur la dictature démocratique du peuple ?

Ma première remarque a trait à la façon dont Herrera et Long caractérisent le régime chinois actuel : un socialisme de marché ou un socialisme avec marché. J’avoue ne pas avoir compris pour quelles raisons ils ne font pas état de la désignation ayant cours en Chine pour caractériser l’économie de ce pays et partant son régime, une économie de marché socialiste.

Ce concept (ou cette notion comme on voudra) fut officialisé par la direction du PCC en 1992, 14 ans après le lancement officiel de la politique de réforme et d’ouverture et après un certain nombre de tâtonnements et d’hésitations. Je ne reproche pas aux auteurs de ne pas l’adopter. Je constate simplement qu’ils n’en disent rien et, à mon avis, ils ont tort. J’aurais trouvé non seulement intéressant mais nécessaire que, s’ils sont critiques de ce terme, ils s’en expliquent puisque cette désignation est celle que le PCC a officiellement donnée de son économie il y a maintenant 25 ans.

Dans le livre que j’ai publié sur la Chine, j’ai défendu l’idée selon laquelle ce terme avait un sens profondément socialiste et novateur au plan du marxisme dans la mesure où l’économie de marché socialiste prend elle-même appui sur la dictature démocratique du peuple. Je note au passage que le concept de dictature démocratique du peuple est absent de la réflexion écrite de Herrera et de Long alors que ce concept est l’un des aspects de la continuité entre l’époque Mao Zedong et l’époque Deng Xiaoping. Bref, je trouverais intéressant que les auteurs fassent comprendre à leurs lecteurs pourquoi ils ont éliminé ces deux concepts de leur épure et les ont remplacés par ce que je vais appeler des concepts mous.

2) L’accès à la terre, l’héritage le plus précieux.

Ma deuxième remarque part de 2 phrases relatives à la paysannerie chinoise. L’une, plusieurs fois répétée est celle selon laquelle, fort heureusement, le droit des paysans à la terre aurait été maintenu en Chine. Je note par exemple la phrase suivante : « Ce défi alimentaire immense n’a pu être relevé que grâce à l’affirmation de l’accès à la terre pour la paysannerie, lequel demeure, jusqu’à présent, l’apport le plus précieux de l’héritage révolutionnaire » (p.39). L’autre phrase est celle où il est question des masses paysannes de 450 millions d’individus à l’heure actuelle (p.38).

Je vais d’abord dire ce que je pense de l’évaluation des masses paysannes à 450 millions d’individus en Chine. Quand je lis une phrase de ce type, je me dis que le nombre des paysans chinois est d’environ 450 millions aujourd’hui, dans ce pays. Soit, mais je vais quand même jeter un coup d’œil aux publications statistiques auxquelles j’ai accès. Or je n’y trouve rien de tel. Je sais que les définitions du rural et de l’urbain en Chine ne sont pas les mêmes que celles existant en France, par exemple. Mais comme je ne peux faire autrement, je fais abstraction de ces différences, et j’essaie de voir ce que donnent les chiffres à ma disposition. J’en ai recueilli 3 qui figurent dans le tableau ci-dessous. Ils viennent de l’annuaire 2018 du Bureau national de la statistique de Chine et valent pour l’année 2017.

Population rurale 576,6
Emploi rural 351,8
Emploi du secteur primaire 218,2

Tableau 1 : Différents concepts relatifs à la population rurale en 2017 (source NBSC), (Unité : le million de personnes)

Ce que je trouve intéressant, dans les statistiques chinoises, est qu’elles n’ont jamais publié d’évaluation du nombre des paysans stricto sensu. Cela dit, une évaluation des masses paysannes à 450 millions de personnes est difficile à avaler. La référence à Wang et Sit (p.38) ne change rien à l’affaire. Je ne sais d’ailleurs pas pour quelles années ces auteurs ont calculé leur estimation. Je sais seulement que le livre dans lequel ils l’ont publiée est paru en 2015.

En 2017, la population rurale est de 577 millions, c’est-à-dire tout compris, les paysans, les petites filles et les petits garçons, les mulots, les chats, les grand-mères, les lézards, etc. Passons à la deuxième ligne. Si, en 2017, l’emploi rural est bien de 350 millions et si l’on considère que l’emploi des Entreprises de Bourgs et de Villages (EBV, une création des années 1980, ce sont des salariés à la campagne, des transporteurs, des garagistes, des commerçants, etc.) est peut-être aujourd’hui d’environ 150 millions (la statistique relative aux EBV n’est malheureusement plus publiée depuis 2010), il vient que le nombre des paysans, en 2017, tournerait autour de 200 millions. Ce qui est cohérent avec l’évaluation de l’emploi correspondant au secteur primaire (218 millions) sachant que ce secteur comprend des pêcheurs et des paysans mais aussi des travailleurs des mines et des carrières. Je ne vais pas insister davantage sur ce point. Je tends à croire personnellement que le nombre actuel de paysans chinois est plus de l’ordre de 150 millions que de 200 millions, mais en réalité je n’en sais rien. Il m’a toutefois semblé utile de mentionner ce problème statistique.

J’en viens au rôle primordial qu’aurait joué, depuis la révolution de 1949 et grâce à elle, l’accès des paysans chinois à la terre. Il est clair que la promesse de la réforme agraire fut un puissant facteur du ralliement des paysans au PCC dans la lutte contre les Japonais puis contre Jiang Jieshi (Chiang Kaisheck) et l’armée nationaliste. Cela dit, insister sur le fait que les paysans ont obtenu la terre qu’ils convoitaient pour en tirer la conclusion que cela a permis, par exemple, de satisfaire les besoins alimentaires de la Chine, me paraît léger (je pèse mes mots). Voici un résumé de l’idée que je veux exprimer : l’accès à la terre, tout à fait d’accord, c’est bien, c’est une revendication paysanne puissante, en Chine comme ailleurs. Mais une fois que cet accès est acquis, c’est là que les problèmes commencent. Par conséquent, si Herrera et Long se contentent de dire que l’accès à la terre est la clé directe de la solution des problèmes rencontrés par la paysannerie chinoise (par exemple dans la phrase mentionnée ci-dessus, la réponse apportée au défi alimentaire), leur analyse est, à mon avis, très superficielle. Il faut qu’ils creusent le terrain, si je puis dire...

En Octobre 1949, la République Populaire de Chine est proclamée. En juin 1950 est proclamée la loi de réforme agraire. Si j’en crois Alain Roux (Le singe et le Tigre, Un destin Chinois, 2009), il s’agit de redistribuer 47 millions d’hectares à 300 millions de paysans. Au terme de l’application de la loi, chaque exploitation familiale environ aura reçu 1 hectare. « Les pauvres, écrit-il, seront seulement un peu moins pauvres » (p.541). Certes la loi, tout en expropriant les féodaux, qui vivent en ville, s’efforce de ménager « les paysans riches ». Mais d’une part, ce ménagement est temporaire. Mao Zedong et Liu Shaoqi veulent éviter dans l’immédiat une catastrophe économique (p.546). D’autre part qu’est-ce qu’un paysan riche ? Dans une société rurale extrêmement pauvre, animée comme le sont les ruraux chinois, par un égalitarisme intransigeant, un paysan riche, c’est sans doute une famille répondant à certains critères, mais c’est aussi une famille qui a un peu plus de terres que moi. Puis éclate la guerre de Corée, en Octobre 1950.

Pendant ce temps, la réforme agraire se poursuit. Les paysans assistent à des meetings, apathiques, indifférents. « Puis, tout bascule brusquement dans la violence : rendus furieux par le rappel d’une injustice ou encouragés par un cadre qui a frappé un notable déchu ou l’a jeté à terre ; ils s’acharnent alors contre lui. Ils insultent, ils humilient, ils battent, ils torturent leurs pitoyables victimes. Parfois ils les lynchent. Le plus souvent, elles sont arrêtées, vaguement jugées et fusillées. Plus de 2 millions de propriétaires fonciers sont ainsi tués : la classe des propriétaires fonciers a disparu... Cette cruelle revanche des gueux ne distingue pas toujours entre les propriétaires fonciers, les paysans riches, voire certains paysans moyens... Ceux qui n’ont rien jalousent quiconque a quelque chose et s’en emparent » (p.547).

J’ai repris cette longue citation de l’énorme bouquin qu’Alain Roux a consacré à Mao. Il ressort des passages relatifs à la réforme agraire de 1950 que celle-ci a été menée jusqu’au bout par les paysans pauvres. Ils n’ont pas demandé la permission au PCC. A un moment donné, le couvercle de la marmite a sauté et ils ont fait la réforme agraire. Le PCC et sa direction ont laissé faire pour diverses raisons. Le mouvement de colère était, semble-t-il, incontrôlable. Ensuite, cela éliminait l’obstacle politique éventuel du Guomindang. Enfin, le gouvernement de la Chine avait besoin de soldats pour se battre en Corée, et ces soldats ne pouvaient être que des paysans. Bref, il n’était pas question de s’opposer à ce mouvement radical, de très grande violence. Est-ce que les problèmes alimentaires de la Chine ont été résolus pour autant ? Évidemment pas.

Comme l’a écrit Roland Lew, en méditant sur l’exemple de la Chine, les paysans, dans les révolutions, sont « une classe de trop ». Pourtant, ce sont eux qui ont foutu la pilée aux Japonais. Ce sont eux qui ont fait la révolution. Mais dès que les dirigeants révolutionnaires arrivent au pouvoir, ils n’ont eu de cesse que de trouver le moyen de les éliminer. Une classe de trop, c’est une classe trop nombreuse, une classe formée d’incultes, d’ignorants, d’analphabètes. Une classe qui ne figurait pas dans les écrits théoriques de Marx et d’Engels sur le socialisme. A mon avis, tel est le problème qu’Herrera et Long auraient pu et dû traiter, fût-ce de manière cursive, mais sur des bases réelles, au lieu de s’en tenir à la soif de la terre.

Certes, cette soif était une réalité. Mais une fois cette soif satisfaite (en réalité, elle ne l’a pas été), qu’en est-il resté ? Le sentiment d’avoir toujours soif, d’une part, et d’autre part l’incapacité à satisfaire les besoins alimentaires du pays et de la population, les fermes étant trop petites et les paysans trop nombreux pour que la productivité du travail puisse croître et alimenter la population chinoise croissant elle-même à toute vitesse, les outillages étant inadaptés, la mentalité rurale étant fort éloignée des exigences du progrès technique.

Comme l’a dit Mao Zedong à cette époque, « les paysans veulent la liberté, et nous, nous voulons le socialisme ». Les objectifs ne sont pas les mêmes. Les paysans veulent la terre et les révolutionnaires veulent construire la Chine. Il leur faut donc augmenter la productivité du travail agricole alors que la répartition de la terre ne le permet pas. Les exploitations sont trop petites. C’est ainsi, me semble-t-il, que l’on peut expliquer la mise accélérée en coopératives, puis la mise en Communes des paysans vers les années 1957-1958. Les Communes populaires furent une tentative, par d’autres moyens, d’exproprier les paysans chinois de l’usage traditionnel de leurs terres, de façon à porter la productivité du travail rural à un niveau convenable. Mais ça n’a pas marché.

Les Communes populaires ont constitué le premier essai de se situer dans "l’après" de l’accès à la terre. Eu égard à l’échec de cette tentative, il a fallu trouver autre chose. Le deuxième "autre chose" fut la mise en place en 1984 des contrats HCR (Household contract of responsibility). On est passé des immenses communes à la petite exploitation familiale. Je passe les détails. Cette solution a marché. Les paysans ont répondu présent. Ils ont nourri la population. Cela dit, au bout d’une dizaine d’années, cette solution a montré ses limites.

Les dirigeants de la Chine ont alors pu lancer (ou relancer pour tenir compte de la continuité soulignée par Herrera et Long) l’industrialisation du pays, ce qui a supposé son urbanisation, la construction d’aéroports, de lignes de chemins de fer, d’autoroutes, de logements. Bref, il a fallu prendre des terres aux paysans. Les conditions dans lesquelles ces terres ont été prises ont souvent relevé de la spoliation pure et simple, pour "la cause" évidemment, mais aussi pour "la poche". Pendant les années 1990, le ciel de la campagne s’est empli de nuages noirs et les villages se sont mis à gronder sourdement. En Chine, il n’est pas durablement possible de brutaliser les paysans. Cette brutalité n’est d’ailleurs pas souhaitable pour une société socialiste. Ce fut l’une des qualités des gouvernants ayant suivi l’époque de Mao, et je dois dire en rupture avec la politique maoïste sur ce point, que d’élaborer une stratégie viable de long terme de transformation de la classe paysanne chinoise. C’est le mérite de Hu Jintao et Wen Jiabao d’avoir conçu « la nouvelle ruralité socialiste ». Nous en sommes là avec en plus, aujourd’hui, la lutte contre la pauvreté qui est d’abord une lutte contre la pauvreté rurale. Telles sont les raisons m’ayant conduit à penser que les auteurs avaient été superficiels sur ces problèmes en prétendant que l’accès à la terre avait résolu l’essentiel.

3) Rupture avec le modèle maoïste de développement et de socialisme.

J’en viens à ma troisième remarque. Je vais être le plus bref possible car je suis en complet désaccord sur ce point avec les auteurs et mon argumentation sera plus concise. Il y a eu rupture entre la conception et la pratique du socialisme de l’époque Mao et celle qui a suivi. C’est grâce à cette rupture, ce qui ne veut absolument pas dire grâce à la mondialisation capitaliste, que la Chine a décollé.

En soutien de leur thèse, les auteurs avancent que la recherche chinoise et le PIB industriel chinois ont augmenté bien avant l’époque de la réforme et de l’ouverture et cela, à des taux annuels moyens supérieurs ou égaux aux taux observés au cours de la période Deng Xiaoping. Je veux bien les croire. Je leur fais confiance car je connais personnellement Rémy Herrera. Ce sont des chercheurs et non des hurluberlus. De plus, ce qu’ils avancent n’est pas dépourvu de vraisemblance. La Chine a fait exploser une bombe atomique en 1964 et une bombe à hydrogène en 1967. Il a bien fallu faire des dépenses de recherches pour obtenir ces résultats. Ensuite, le socialisme chinois a apporté la paix dans ce pays, une certaine rationalisation. J’accepte donc a priori leurs résultats chiffrés en espérant que leur publication stimulera le Bureau national de la Statistique chinoise de Beijing à publier les séries dont il dispose sur le capital national depuis 1952 ou à mettre en garde contre les possibles erreurs de telles ou telles estimations.

Cela étant dit, ces séries, pour moi ne sont pas des preuves. Ce sont des résultats quantitatifs. Or je crois que, dans le domaine considéré, il faut bien distinguer le quantitatif du qualitatif. Si on ne le fait pas, alors, on pourra dire que la croissance chinoise actuelle résulte, dans la continuité, de l’occupation japonaise, et que la production d’acier a commencé avec l’occupation de la Mandchourie par le japonais, etc. Laissons les Japonais de côté. Je crois qu’il faut distinguer le quantitatif, qui peut être en continuité, du quantitatif, qui peut être en rupture. Je vais donc dire quels sont, selon moi les éléments de rupture entre le socialisme chinois de la réforme et de l’ouverture et les éléments de continuité.

En ce qui concerne la continuité, celle-ci est de nature politique, ou politico-économique. J’en ai mentionné un aspect dans la remarque n°2, à savoir la référence à la dictature démocratique du peuple. Les dirigeants chinois de toutes les époques s’en sont tenus à ce qu’ils appellent les quatre principes (marxisme-léninisme et pensée de Mao Zedong, dictature démocratique du peuple, voie socialiste, rôle dirigeant du PCC). La continuité entre l’époque Mao et l’époque Deng, c’est aussi ce même sentiment qui animait certainement Mao Zedong et ses camarades, et qui est d’évidence à l’œuvre chez les dirigeants actuels, à savoir la fierté d’être Chinois et l’immense volonté de faire que les Chinois entrent dans l’ère moderne. Tous ces révolutionnaires sont les héritiers du mouvement du 4 mai 1919. Je rappelle que la nouvelle époque s’est engagée sur l’idée que Mao Zedong s’était peut-être trompé mais seulement à raison de 30%. Autrement dit, il y a chez Mao 70% de bon et de vrai. Très peu de machines après tout ont des rendements aussi élevés.

Je crois cependant, sur la base de faits et non de fantasmes, que le socialisme d’après 1980 n’est pas moins du socialisme que celui d’avant et qu’il est néanmoins très différent. Voici 8 points qui, selon moi, distinguent absolument le socialisme de la réforme et de l’ouverture de celui de l’époque Mao Zedong.

- 1) Mao Zedong n’a pas osé lancer véritablement le contrôle des naissances. Il n’a pas eu les "guts" pour le faire. Et pourtant, dit-on, elles étaient chez lui très actives. Cela fut fait après 1980. La politique dite de l’enfant unique a fortement contribué au décollage de l’économie chinoise.
- 2) C’est pendant l’ère de Mao Zedong que se produisit la dernière grande famine ayant frappé la Chine. Environ 20 millions de Chinois moururent dans cette circonstance. On peut penser qu’aujourd’hui la Chine ne connaîtra plus de famine.
- 3) Avec Mao Zedong, les paysans eurent pour rôle principal de financer le développement industriel. Après Mao Zedong, les paysans eurent pour rôle de nourrir la population.
- 4) Pendant l’époque de Mao, les entreprises privées furent progressivement toutes nationalisées. Après Mao, les entreprises « non publiques » eurent désormais droit à l’existence. Elle tiennent un rôle de premier plan dans l’emploi. Ce sont soit des micro-entreprises (les petits métiers de la rue), soit de petites entreprises privées, soit de grandes entreprises étrangères, et notamment des entreprises alimentées par les capitaux de Chinois d’Outre-Mer.
- 5) La conception du développement économique, tant agricole qu’industriel, ayant prévalu pendant l’époque Mao, était plutôt celle d’un développement autocentré. Je sais que les relations extérieures ne dépendaient pas que de lui et de son équipe. Mais c’était comme ça. Après 1990, le développement économique est devenu fortement excentré. Il tend aujourd’hui à être retourné sur le marché intérieur chinois, dans le cadre cependant d’un degré encore élevé d’ouverture commerciale et financière.
- 6) La planification ayant prévalu sous Mao Zedong a été profondément modifiée après sa mort. L’économie chinoise est maintenant comprise comme devant être marchande, mais en réalité une économie marchande particulière, une économie de marché socialiste.
- 7) Mao Zedong accorda à la théorie, en particulier à la théorie marxiste-léniniste, un rôle de premier plan dans la conduite des affaires. Il fut lui-même un théoricien de premier plan. La sagesse a cependant montré que le rôle de la pratique ne devait pas être oublié.
- 8) Depuis les années 1990, la société chinoise est devenue une société de droit. La dictature démocratique du peuple ne peut tolérer l’arbitraire. Une société socialiste doit être une société régulée par le droit.

Il y a donc, selon moi, continuité et différence entre l’époque Mao et l’époque Deng. Les auteurs du livre ont voulu insister sur la continuité. Ils ont cherché à montrer que la mondialisation n’était pour rien dans la solution de "l’énigme chinoise". Ce faisant, et sans doute à leur insu, ils ont neutralisé et occulté ce que l’expérience chinoise apporte d’exemplarité et de réflexions à la pensée économique et politique moderne. Les conditions de réalisation du socialisme ont changé depuis Mao.

Jean-Claude Delaunay

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