Des effets politiques de l’ouvrage de Paul Boccara "Le capital de Marx, son apport, son dépassement", sous-titre : au-delà de l’économie

, par  Pierre Martin , popularité : 3%

Paul Boccara vient de faire paraître un ouvrage qui nous parait intéressant de discuter et commenter. Mais avant toute chose, il nous semble important de resituer le parcours économico-politique de Paul Boccara, dans les enjeux internes de l’histoire du P.C.F. En effet, le débat sur les concepts économiques qu’il utilise ou ceux qu’il valorise, chez Marx, sont surtout importants pour nous au regard de la ligne politique que ceux-ci induisent ou favorisent.

Paul Boccara a joué un rôle central dans la structuration idéologique du groupe dirigeant et aidé à la mise en place d’une ligne de masse durant la période de Georges Marchais.

"Le Capitalisme Monopoliste d’Etat, sa crise et son issue" est un ouvrage qui a contribué à assurer au sein de la revue Économie et Politique, une ligne hégémonique exclusive de toutes les autres. Qu’ils soient partisans d’une lecture "soviétique" du CME, qu’ils soient au contraire réticents à s’inscrire dans la logique du CME et de la suraccumulation-dévalorisation du capital tel que Boccara les liait, pour produire une lecture plus radicale de la crise du système capitaliste (De Brunhoff, Palloix, etc.), ou bien encore qu’ils considèrent le Capital de Marx comme une critique de toute économie politique (Balibar), l’aile gauche du parti n’a jamais pu accéder aux mêmes possibilités de publication dans la revue d’économie du parti que les amis de Paul. Ceux-ci continuent d’ailleurs d’assurer l’essentiel de la production des propositions actuelles du parti et à animer la revue Économie Politique.

Ils sont les derniers survivants d’un groupe beaucoup plus vaste qui a construit la production d’une ligne officielle. En philosophie et psychologie avec Lucien Sève et sa théorie de la personnalité, en sociologie avec Lojkine, en histoire avec Roger Martelli (autour des cahiers de l’Institut Maurice Thorez etc.). Cette ligne incarnation française d’un "centrisme" politique autour de G. Marchais, a contribué à empêcher toute lecture contradictoire de la situation économique et politique de l’époque, comme du passé. La même fermeté a conduit le directeur des Éditions Sociales (Lucien Sève) à ne pas éditer les textes de l’opposition, par exemple ceux de Louis Althusser, et c’est au moment où la notoriété de ce dernier est devenue incontournable, que Sève a fini par publier en un ouvrage unique "Positions" qui rassemblaient certains de ses anciens articles.

Le "centrisme" des économistes est le seul qui ait résisté. Sève a fini par rejoindre le positionnement de Garaudy et se faire lui aussi le chantre de "l’Humain d’abord" et de l’"aliénation". Martelli incarnation de l’aile des historiens, producteur d’une lecture officielle de l’histoire du parti, coauteur avec Sève de L’ouvrage "Les Communistes et L’Etat" qui se voulait la justification théorique de l’abandon de la dictature du prolétariat, idem. Reste donc nos amis économistes.

Cependant les seules fois où Boccara, dans cet ouvrage, fait explicitement référence à un positionnement politique sur la question de la lutte politique vis-à-vis de l’État, sont pour défendre et valoriser les thèses de ses deux anciens camarades de sensibilité. Par exemple, p.132, pour la énième fois, comme ses camarades de l’époque, il survalorise des propos d’Engels sur la possibilité du passage pacifique au socialisme, alors même que celui-ci ne cesse de répéter qu’une telle possibilité est incertaine et rarissime. Pas un mot sur la lettre de Marx à Weidemeyer de 1852, pas un mot sur les propos de Lénine qui fait de cette même lettre le point obligé de tout positionnement communiste, de même sur la rectification du Manifeste Communiste de 1872. Très bizarrement quand Boccara lit Lénine, il ne lit que le Lénine économiste. "L’Etat et la Révolution", "la Révolution Prolétarienne et le Renégat Kautsky" etc. etc. Paul ne les connait pas. Il ne veut pas rompre avec la ligne politique du 22ème congrès, alors que ce congrès apparait aujourd’hui clairement comme celui qui a donné aux thèses droitières et social-démocrates, l’impulsion nécessaire et suffisante, pour inverser le rapport de force dans le parti, abandonner la classe ouvrière, puis renoncer congrès après congrès à tout ce qui a fait la structuration idéologique et politique de l’activité communiste.

Par contre, et rendons lui hommage, il sait encore se revendiquer du Lénine économiste ; "L’impérialisme stade suprême du capitalisme" est cité de nombreuses fois, et Paul inscrit le fondateur de l’internationale communiste dans la droite ligne de Marx. C’est courageux de sa part à une époque ou le nom même de Lénine n’est plus prononcé, ni par le journal l’Humanité ni dans les textes de congrès. Cependant cette lecture "économiste" produit des effets pour le moins singulier, ainsi Boccara après avoir été l’un des plus ardent défenseurs des nationalisations à l’époque du programme commun, devient-il un singulier défenseur d’autres formes de "propriétés publiques", entre autre la municipalisation. La commune "gestionnaire", voilà le nouveau credo de notre ami (p131). Paul n’est pas sans ignorer que cette question constitue une ligne de démarcation entre anarchistes et marxistes accusés par les premiers d’être des "étatistes". Certes Marx y fait référence mais bien moins qu’à la nécessité d’une étatisation (de même Engels), mais Marx ne sous-estime pas la question de l’État-Nation, et aujourd’hui on pourrait légitimement s’inquiéter du nouveau positionnement de Paul Boccara, dans un environnement qui cherche à la fois la disparition des départements mais aussi de l’État, au profit d’un axe : métropoles de communes, régions, Europe. Pour finir, et en dehors de cette singulière référence, tout l’ouvrage fait l’impasse sur la question de l’abolition de la propriété privée des moyens de production, dont Marx dit dans le Manifeste qu’elle résume à elle seule, la question de l’idéal des communistes.

Nous considérons donc, que le camarade continue un irrésistible glissement vers le social-démocratisme, et s’il ne peut y avoir de lecture mécanique entre son œuvre théorique et le rassemblement politique représenté par ses amis de l’ANR, soulignons quand même l’absence de textes alternatifs proposés maintenant depuis 2 congrès, par cette sensibilité, alors que très clairement les bases communes mis aux votes sont de plus en plus calamiteuses et ouvertement droitières. Cela traduit, pour le moins, la grande confusion qui règne dans leurs esprits.

Concernant l’ouvrage, celui-ci dans la droite ligne de ce que Paul a toujours produit, cherche une nouvelle fois à valoriser les Livres 2, et surtout 3, du Capital qui auraient été injustement sous-estimés au profit du Livre 1. Ce dernier insistant unilatéralement sur la question de l’exploitation et celle de la division du travail au sein de la catégorie sociale des ouvriers. Il s’agit donc pour Boccara de réévaluer les opérations de circulation et de valorisation, mais aussi d’aller au-delà de cette manifestation, pour atteindre à une réalité individuelle qui se cacherait derrière ces phénomènes. Il y a un après économie, appelant une nouvelle civilisation qu’il nomme "anthroponomique" qui nous permettrait d’accéder, enfin, à l’homme "vrai". Cet homme débarrassé de ses oripeaux économiques, se révélant essentiellement un être de communication et d’échange, qui ne peut accéder à la pleine réalisation de soi, pour profiter des révolutions scientifiques et techniques que le système génère (entre autre la révolution informationnelle), du fait de son enchâssement dans les rapports capitalistes.

La valorisation de la circulation et de la validation dans l’œuvre économique de Marx à donc pour fonction de mettre en avant, cette autre thèse essentielle pour Boccara, que l’individu est avant tout un être social, parce que c’est un être communicant. Cette thèse n’est pas différente de celle de Sève, elle s’en inspire. De ce point de vue Boccara tombe sous la même critique que nous jugeons essentielle qui cherche à réduire ce que Marx appelle les rapports sociaux, à des relations sociales. La théorie de la socialisation cherche à mettre en liens des niveaux d’échanges qui sont de natures différentes. La socialisation par altérité de l’individu, la socialisation par échange (économique etc.), et la socialisation par exploitation, alors qu’elles ne recouvrent nullement des phénomènes de natures identiques. Pourtant toutes se présentent sous la forme d’une circulation et d’un échange. Si Boccara cherche à tout prix à mettre en avant les Livres 2 et 3 au dépend du Livre 1, ce n’est pas innocent. Le Livre 1 insiste sur les conditions techniques de production de l’échange et sur la nature de l’objet échangé. Marx y affirme très clairement que cela joue un rôle essentiel sur l’échange lui-même, y compris au niveau économique ; c’est ainsi que si la théorie du profit concomitante de plusieurs modes de production est bien portée par le livre 2 et 3, celle de l’exploitation et de la plus-value sont masquée par la division technique et la division sociale du travail, thèse du Livre 1. Or Boccara ne veut pas lâcher l’affaire sur sa prétendue neutralité de la révolution scientifique et technique, hier sous la forme de l’automation et de la machine à commande numérique, aujourd’hui sous celle de la révolution informationnelle.

Ce qui gêne profondément, les partisans d’une neutralité des moyens de production, et de leurs organisations, c’est que Marx dans le livre 1 du Capital non seulement ne voit pas dans le passage de la manufacture à la fabrique un progrès qui améliorerait par effets mécaniques la situation des travailleurs, mais qu’au contraire ce bouleversement a pour origine la volonté d’en augmenter l’exploitation. Si Boccara était marxiste dans l’analyse de cette nouvelle phase de l’histoire du développement industriel et technologique qu’il nomme "révolution informationnelle", ce ne sont pas les bienfaits supposés de cette révolution qu’il chercherait d’abord et avant tout à valoriser, mais au contraire, il devrait démontrer comment ceux-ci accroissent l’exploitation des salariés qui la mettent en œuvre, tout en accentuant la division du travail entre eux ; et pourquoi la bourgeoisie a tenu, et tient tant aujourd’hui, à la voir se généraliser.

Ce qui traduit le glissement de l’esprit droitier dans le marxisme depuis toujours, est précisément la représentation de l’environnement économique et social comme une réalité qui irait spontanément vers son amélioration et la résolution de ses contradictions, alors que Marx comme Lénine n’ont cessé d’affirmer le contraire. C’est pourquoi ils n’ont jamais cessé de défendre la nécessité d’une révolution "violente" comme bouleversement total et complet de l’ordre économique et social, et ce n’est pas innocemment que Boccara insiste au contraire sur le passage pacifique au "socialisme". Si l’environnement économique, dans sa modification bienfaitrice sur les forces productives, n’attend plus qu’un bouleversement majoritaire d’adhésion de consciences, alors une victoire électorale suffit.

En fait, la révolution informationnelle imposée par le capitalisme en crise finale n’est pas la solution, elle est le problème.

En cas de changement politique, pourrions-nous la redévelopper ailleurs et autrement qu’elle s’est construite ? Oui, si elle n’excluait personne, mais c’est précisément ce qu’elle ne peut pas faire, puisqu’elle n’inclue que du travail qualifié dans et à l’extérieur de sa partie mécanique. Hors précisément tout le développement économique au sein du capitalisme est basé sur une accentuation de la division du travail, une ségrégation et une segmentation du marché du travail et des qualifications. Pour instituer un autre ordre économique, la crise du capitalisme comme la crise du socialisme ayant réellement existé, nous oblige à chercher une autre mise en œuvre technologique. Celle-ci ne peut continuer à être imposée de l’extérieur pour venir chapeauter les conditions de production. Elle doit au contraire être le résultat d’une révolution culturelle au sein du collectif de travail, qui vise à en briser la division technique et la division sociale.

La théorie du CME, telle que présentée et actualisée par ses partisans au sein du PCF, est le miroir des intérêts de l’aristocratie ouvrière (ouvriers qualifiés, techniciens, ingénieurs etc. généralement, hommes, blancs, etc.), qui sont naturellement portés à considérer le progrès technique comme ce qui fait le lien entre leur catégorie sociale et la catégorie immédiatement supérieure (enseignants, chercheurs, les producteurs de connaissance etc.) d’où la place centrale qu’elle occupe comme force libératrice dans leur imaginaire. La contradiction tient en ce qu’elle est exclusive des autres catégories, et en particulier de celles qui ont subi un procès de déqualification.

Deux solutions sont proposées à cette contradiction, la première considère que nous pouvons tous devenir des ingénieurs et techniciens, qui dans un modèle hyper-productiviste inonderait le monde de ses bienfaits. Il y a du monde, il y a de la misère, produisons pour le monde. La difficulté d’un tel raisonnement tient à ce que le reste du monde a lui aussi ses chômeurs et ses déqualifiés qui doivent impérativement produire, pour sortir eux, et leurs pays, du sous développement. Le reste du monde n’a donc pas besoin qu’on produise pour lui, il demande juste à produire pour lui-même.

La seconde tient dans la reprise du seul modèle de passage au communisme qui ait jamais été proposé jusqu’à ce jour, celui de Lénine. Le communisme est une société sans classes et sans État. Pour parvenir à cette situation, il faut mettre fin à la lutte des classes. Mais pour Lénine, la lutte de classe n’a pas pour mission de valoriser des positions propres à la classe ouvrière en matière de production, mais simplement à la faire disparaître comme les autres. Dès lors, (pour Boccara) le modèle rationnel devient celui du citoyen fonctionnaire (Agent de l’État, donc porteur de droit, improductif, donc inexploité etc.) si tout le monde est fonctionnaire, l’État étant partout, il est nulle part. Il suffit d’un seul individu appuyant sur le bouton de Big-Brother, d’une immense usine en automates informationnelles, et le tour est "joué". Il se trouve que ce modèle vient d’échouer (bien qu’il n’ait jamais atteint le paroxysme de notre démonstration, en Europe de l’Est et aujourd’hui à Cuba), un salaire minimal pour tous et personne ne s’occupe de la production et de la qualité de la marchandise.

Paul Boccara est un communiste intelligent et sincère, son néo-léninisme est réconfortant, il ne lâche ni sur la surqualification de l’aristocratie ouvrière, ni sur le citoyen-fonctionnaire (qu’il résout par la figure d’un citoyen propriétaire communal), en ce sens il reste fidèle au modèle dominant du parti, en essayant toujours de répondre à la question : "le communisme c’est quoi, et on y va comment". Ce qui aujourd’hui est rare dans le parti. Mais alors que suite à la crise généralisée du socialisme ayant réellement existé, il convient de remettre en cause le contenu du bouleversement, il continue de défendre le point de vue économique de Lénine et à ignorer son point de vue politique. Nous pensons nous, à l’inverse, qu’il faudrait réévaluer son point de vue politique, la question du pouvoir d’État et son extinction, et remettre en question son modèle économique basé sur la généralisation de la division du travail et l’application systématique du capitalisme d’État, dans un environnement technologiquement neutre.

Pierre Martin

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