Le Parti communiste chinois vient de clore son congrès (08-15/11/2012). Les communistes français préparent le leur (07-10/02/2013). Bien que ces deux événements soient indépendants, on peut mettre cette quasi-coïncidence temporelle à profit. Je vais, dans ce cadre, aborder 3 sujets.
Premier sujet : Quand on est communiste, comment se comporter à l’égard de la Chine et de son gouvernement ?
La réponse apportée par le document préparatoire du 36e Congrès est la suivante « La Chine n’existe pas ». Au début du projet de base commune, on peut lire quelques lignes sur les « pays émergents ». Ces quelques lignes sont une dénonciation globale et en règle du régime socio-politique prévalant dans les pays concernés. Mais quels sont-ils ? Que la Chine contemporaine soit visée par le biais de cet amalgame paraît vraisemblable sans être certain.
A mon avis, ce mutisme et les sous-entendus qu’il recouvre ne sont pas acceptables. Pour autant que je sache, les dirigeants communistes actuels défendent ouvertement et avec obstination les 3 idées suivantes :
- 1) La Chine est un pays capitaliste.
- 2) Les institutions de la Chine sont contraires à la démocratie.
- 3) Le gouvernement de la Chine développe dans le monde une stratégie de grande puissance et ne développe que cela.
Je vais aborder ces points, même si je le fais de manière lapidaire. Mais il faut que nous parlions de la Chine de manière plus sérieuse qu’on ne le fait aujourd’hui dans nos rangs, de la faute en partie à la direction. On ne peut pas, d’un côté, ne rien dire de la Chine dans un projet de texte élaboré pour un Congrès du PCF et d’un autre côté dénoncer ce pays comme le suppôt jaune du Grand Satan tout noir. Nous devons savoir sur quel pied danser à propos de cet immense pays [1]. Sa Constitution énonce que « après la fondation de la République populaire de Chine, notre société est passée progressivement de la démocratie nouvelle au socialisme » (préambule). Quand je lis ce genre d’affirmation, personnellement, je ne commence pas par dire, de manière définitive : « Tout ça, c’est du baratin ».
Cette prudence étant admise, la seule question que je me pose dans cette première partie est la suivante : quels sont les conduites à retenir à propos de la Chine ? On peut, me semble-t-il, mettre en avant les 5 principes suivants.
– a) Le premier principe consiste à se rappeler que le PCF n’appartient à aucune organisation mondiale de partis communistes. Chaque organisation communiste a donc le droit, en tant que personne morale, de s’exprimer sans contrainte, comme elle l’entend, sur tous les problèmes. Je pense que c’est très bien ainsi.
Cela dit, nous sommes une organisation pour laquelle, dans chaque formation sociale (dans chaque société) et dans le monde, existe, dans le cadre du système capitaliste toujours dominant, une lutte à mort entre les classes sociales.
Par conséquent, même s’il n’existe pas d’organisation communiste mondiale des partis communistes, il existe une lutte nationale et mondiale entre les classes capitalistes et les classes exploitées et dominées. Je pense que nous devons absolument en tenir compte.
– b) Deuxième principe : L’activité internationale de la Chine est la partie de son activité globale qui nous concerne directement. Nous ne devrions pas être indifférents au fait, par exemple, que le gouvernement chinois, s’efforce de faire prévaloir un règlement politique, par les Syriens eux-mêmes, et non par intervention étrangère, des problèmes cruciaux de la société syrienne.
Les motivations de politique intérieure du gouvernement chinois sont plutôt opaques à nos yeux occidentaux. Mais la politique étrangère n’est pas opaque. Elle est ponctuée par des déclarations et des actes connaissables et analysables par tous. Or la politique étrangère de la Chine est une politique qui, dans le cadre de l’impérialisme dominant, tranche avec l’agressivité guerrière de ce dernier.
Oui, mais diront peut-être nos dirigeants du PCF, c’est une politique de grande puissance. Et alors ? Supposons que ces camarades aient raison. Nous communistes, directement impliqués dans la guerre actuellement menée en Syrie par les impérialistes (gouvernement français inclus) avec leurs mercenaires de tous ordres (français inclus), devons-nous refuser cette position pacifique et constructive de la Chine ?
Personnellement, je pense que, en refusant de reconnaître le rôle mondialement pacifique de la Chine, et par conséquent en n’aidant pas ce pays à développer son action dans le sens de la paix, « nous sommes en dessous de tout ». Tout se passe comme si, pour nous communistes, la lutte des classes était uniquement nationale. Nous parlons de mondialisation, d’impérialisme (quand nous en parlons). Mais comprenons-nous vraiment le sens de ces concepts quand nous les utilisons ? Quand on lutte, on lutte avec ses possibles alliés, tels qu’ils sont, et non avec des alliés imaginaires.
– c) Le troisième principe à respecter, à mon avis, est que nous n’allons pas « nous battre jusqu’au dernier chinois ». Si des changements politiques majeurs doivent avoir lieu en Chine, c’est aux chinois d’en décider et non aux français, à fortiori aux communistes français.
Il est contradictoire et incohérent d’affirmer, d’un côté, « qu’il n’existe pas de modèle du socialisme » (une proposition que je partage) et, de l’autre côté, de s’opposer au gouvernement de la Chine, expression du PCC, sous le prétexte que sa façon de gouverner ne serait pas démocratique. Que nous le pensions, c’est une chose. Mais que nous prenions prétexte de cette interprétation pour entretenir avec le PCC des relations extrêmement froides, voire même pour rompre avec cette organisation, est une autre chose, contradictoire de la proposition précédente. Car elle signifie que nous, nous détenons la vérité d’un modèle de socialisme mais pas eux [2].
En réalité, le concept de socialisme a disparu de la réflexion communiste en général et notamment de celle des dirigeants du PCF. Ce que la « base commune » (direction PCF) exprime est un vague démocratisme « à l’occidentale ». En sorte que, derrière la critique selon laquelle la société chinoise ne serait pas démocratique réside, d’après moi, l’idée selon laquelle l’emploi même du concept de socialisme serait antinomique de la démocratie.
Incidemment, on perçoit ici, me semble-t-il, que la réflexion relative à la société chinoise est, en même temps, réflexion sur la société française.
– d) Le quatrième principe à respecter est, selon moi, celui de la liberté entière des communistes français à discuter de la Chine et à en comprendre la signification contemporaine. Je n’ai aucune hésitation sur ce point. Le fait que des discussions « de parti à parti » doivent suivre des règles de courtoisie (qui ne soit pas uniquement verbale) et de sérieux politique, ne doit pas empêcher la réflexion interne et ouverte. Outre la liberté entière des communistes d’un pays de s’intéresser à tous les problèmes, s’ajoute selon moi l’idée selon laquelle, pour des communistes français, connaître mieux la Chine c’est connaître mieux la France.
Ce qui veut dire aussi que, au plan pratique, les rapports avec la Chine ne relèvent pas uniquement de la section de politique étrangère du PCF. Je ne suis absolument pas gêné par le fait qu’un camarade (un, une ou plusieurs), dans ma section ou ailleurs, me dise que, selon lui, selon elle, la Chine est un pays capitaliste. Je ne pense pas ainsi mais discutons-en. Organisons un ou plusieurs débats sur ce thème. Il est sain, dans ce contexte, que les communistes prennent contact avec les Chinois venant en France ou résidant en France. Il est sain d’inviter les représentant du PCC, non pas à venir s’expliquer mais à venir nous expliquer leur façon de comprendre le monde et notamment la société chinoise.
– e) Le cinquième principe a trait à notre comportement à l’égard de la mondialisation de l’économie chinoise. Certains feront par exemple remarquer que, sur le terrain, les entreprises chinoises ou les produits chinois viennent en France et que cela peut entraîner parfois de graves problèmes. Tout en faisant quand même la distinction entre le PCC, le gouvernement chinois et les entreprises chinoises, il me semble que sur ce plan, également, nous devons être à l’aise.
De manière générale, les chinois n’aiment pas les conflits et préfèrent les discussions. S’il y a problème, il faut discuter. En plus, ce sont des gens qui écoutent. Commencer par les insulter est vraiment contre-productif et ridicule. Les communistes français n’ont pas à se substituer aux syndicalistes dans ces discussions, mais ils peuvent contribuer au bon déroulement de telles négociations [3].
Je vais terminer par quelques points de théorie, de travail théorique. Je défends personnellement l’idée selon laquelle la mondialisation capitaliste telle qu’elle est mise en œuvre par le capitalisme monopoliste financier mondialisé nous a imposé un modèle de sphère productive et de marché mondial généralisés. Nous devons sortir de ce modèle sous l’angle des structures fondamentales, évidemment, mais aussi sous celui de la dimension territoriale souhaitable [4].
Pour des raisons tenant à la différence des niveaux de productivité, des cultures et des organisations politiques, je pense que le développement du monde dans le prochain siècle se fera sur la base de développements zonaux. C’est ce que l’on appelle un développement multipolaire.
L’une des zones dans laquelle prendra place la Chine est l’ASEAN, qui se construit peu à peu. La zone dans laquelle prendra place la France est l’Europe, une Europe qui devra être totalement différente de l’Union européenne.
Supposons que ma perception soit correcte, cela pourrait se traduire par une réflexion théorique approfondie et continue menée par des communistes chinois et français sur toutes ces questions. Je dois dire que, même si mon interprétation de l’avenir du monde était incorrecte, la mise en place de tels débats et travaux théoriques communs me semblerait appropriée. La mondialisation implique de nouveaux comportements non seulement politiques mais théoriques. Cela dit, les communistes français doivent être convaincus que le fait d’entrer dans de tels débats suppose un niveau de réflexion et d’engagement théoriques autrement sérieux que celui consistant à dire « Ah ! la Chine, ce ramassis de capitalistes ! », « Ah ! la Chine, ce pays totalitaire ! ».
Deuxième sujet : La Chine est-elle un pays capitaliste ?
Je vais, dans les paragraphes correspondant à ce deuxième sujet, présenter deux catégories d’éléments.
D’abord je vais introduire des éléments d’ordre statistique relatifs au nombre de personnes actives en Chine, par grands secteurs et par catégories d’entreprises. Ces classements donnent une idée sans doute insuffisante mais quand même solide de l’emprise du capitalisme en Chine.
Ensuite, j’évoquerai des éléments d’ordre théorique concernant le rapport entre capitalisme et socialisme aujourd’hui, et notamment en Chine.
1) Eléments d’ordre statistique
Tableau 1 - Répartition des personnes actives par grands secteurs (montants en millions et %) en 2010 (Source : Statistical Yearbookof China 2011) :
Primaire | Secondaire | Tertiaire | Total |
280 | 218 | 263 | 761 |
37 % | 29 % | 34 % | 100 % |
Plusieurs aspects peuvent être rapidement dégagés du tableau 1 :
- Le grand nombre de la population active occupée chinoise, 760 millions, est à comparer, par exemple, aux 25 millions de la population active française. On peut dire que, grosso modo, la population active occupée chinoise est 30 fois plus grande que la population active française. Quand on parle de la Chine, il faut penser « grand nombre ». La démocratie en Chine, pour cette raison me semble-t-il (il en existe d’autres) a toutes les chances de différer de la démocratie en France. L’importance du nombre échappe à peu près complétement aux dirigeants communistes français. Quand ils écrivent par exemple (projet de base commune, direction, p.2) « Ensemble, soyons actrices et acteurs, décideuses et décideurs de l’avenir de l’humanité », ou bien encore « La nation française… est habitée d’une culture ouverte et en mouvement dont le monde a besoin », c’est de la démesure. Le raisonnement est conduit sur la base d’idées qui n’intègrent pas la dimension de la matérialité tangible et de la différence concrète. Cette façon de faire me semble typiquement française. Elle contribue à définir « les caractéristiques françaises du marxisme » qui sont celles d’un universalisme abstrait, détaché des contingences.
- 37% des actifs chinois sont des ruraux cultivateurs. En plus et aux côtés de ces paysans, existent des salariés ruraux (environ 150 millions). Ils n’apparaissent pas dans les tableaux que j’ai produits. Ce sont des salariés très intégrés au milieu rural, apportant un salaire d’appoint. Si l’on additionne les « ruraux purs » et ces salariés des entreprises rurales (EBV, entreprises de bourgs et de villages), on obtient un total de 430 millions (280 + 150 = 430). On peut dire que 55% de la population active chinoise est, sociologiquement, une population de « paysans » ou de mentalité paysanne. La Chine contemporaine est encore aujourd’hui, d’abord et massivement, un pays de ruraux, une nation de paysans. Les rapports de production dans le cadre desquels la population rurale fonctionne sont un mix de rapports étatiques (la politique agricole du gouvernement), de rapports marchands (la vente des produits agricoles sur le marché), de rapports de type très approximativement capitaliste (les entreprises rurales), de rapports traditionnels à la terre et à la propriété collective [5] (les paysans proprement dits).
- Les salariés de la production matérielle (secteur secondaire) représentent 29 % des actifs. Ce sont des hommes et des femmes, vivant à la campagne ou venant de la campagne et vivant dans une ville. Ces salariés, qui conservent des liens étroits avec la campagne, constituent le cœur productif de la classe ouvrière chinoise. Ce sont eux qui, avec les paysans, construisent la Chine moderne, fournissent le charbon et l’électricité, construisent les routes, les aéroports, les ports, les chemins de fer, les buildings modernes, qui fabriquent les appareils électro-ménagers, les camions, les voitures, les motos électriques, les produits pour l’exportation, etc. Ces salariés monnayent ainsi non seulement le surplus en dollars US que la Banque centrale de Chine accumule dans ses caisses en cas de besoin, mais également les importations, qui sont très grandes. C’est dans cette partie de la population active, et surtout dans sa fraction urbaine, que le capitalisme, chinois ou d’origine étrangère, est le plus développé.
- Les salariés du secteur tertiaire (34%) sont un ensemble composite de salariés du commerce, de la restauration, de l’hôtellerie, des transports, de la poste et des télécommunications ainsi que de l’enseignement, de la santé, de l’armée, de l’administration. Pour ce grand secteur, le capitalisme concerne principalement les commerces, la restauration, l’hôtellerie, certaines fractions du transport. Les autres salariés relèvent plutôt de rapports étatiques.
- Une statistique est toujours austère. Sans entrer plus qu’il ne faut dans les détails, on peut retenir cependant que, avant d’être capitaliste, la Chine est un pays rural traditionnel. Certes, il n’est pas nécessaire que 100% de la population d’un pays soit salariés dans des entreprises capitalistes modernes pour que ce pays soit capitaliste. Mais il faut avancer avec prudence pour caractériser une société d’autant plus que le capitalisme est lui-même un système à multiples facettes.
Tableau 2 - Répartition (%) de la population active urbaine par entreprises autres que les administrations (Source : Statistical Yearbook of China 2011)
Entrep. Etat+Coop | Capitalistes chinois | Chinois outre-mer | Entrep. Etrangères | Individuels | Total |
30 % | 42 % | 4 % | 5 % | 19 % | 100 % |
On compte environ 230 millions d’actifs urbains travaillant dans des entreprises autres que les administrations et assimilées. Ces actifs sont le support humain éventuel du capitalisme en ville. Il est utile d’en connaître la structure par grand type d’entreprises.
- La statistique du tableau 2 montre qu’un peu moins du tiers de ces salariés (urbains) travaille dans des entreprises d’Etat ou dans des coopératives (un petit nombre). Ces entreprises sont de plus en plus insérées dans le marché et pour certaines d’entre elles dans le marché mondial. Elles ont des traits du capitalisme. Mais les plus grandes d’entre elles tendent à fonctionner comme « champions nationaux » plutôt que comme entreprises multinationales de type américain.
- Elle montre également que la majorité des salariés urbains travaillent dans des entreprises chinoises (42 % (Chinois continentaux) + 4 % (Chinois d’outre-mer) = 46%).
- Elle montre que les entreprises étrangères de type Wall Mart ou Carrefour salarient 5% de la main-d’œuvre urbaine.
- Il apparaît enfin que le cinquième de la main-d’œuvre urbaine fonctionne sur le modèle de l’entreprise individuelle en exerçant les petits métiers de la rue (par exemple petite restauration, commerces divers, réparation de véhicules, transport des personnes, portage).
Ces données précisent et nuancent très sensiblement l’affirmation selon laquelle la Chine serait un pays capitaliste. Aujourd’hui, la Chine est d’abord un pays rural paysan. C’est ensuite un pays administré (doté d’une administration). C’est enfin un pays de production marchande à statut diversifié, capitaliste et non capitaliste. Dans ce cadre, se côtoient :
– 1) la très petite production individuelle,
– 2) la production d’Etat (avec de gros leaders et tout un ensemble d’entreprises moyennes),
– 3) la production capitaliste chinoise (avec des leaders mondialement connus, comme Haier (électro-ménager), mais surtout une masse de petites et moyennes entreprises),
– 4) la production capitaliste d’origine étrangère (avec de grosses unités).
Il faut aussi savoir que l’Etat chinois demeure, pour l’instant, maître de sa politique monétaire et que les marchés financiers de ce pays sont encore peu développés.
S’il existe une interrogation relativement à l’essence, capitaliste ou non capitaliste, des rapports sociaux fondamentaux de la Chine contemporaine, et je crois que cette interrogation est légitime, elle ne peut porter que sur l’avenir de cette société. Car actuellement, la société chinoise n’est pas capitaliste au sens où le capitalisme (et surtout le capitalisme monopoliste financier mondialisé) y serait dominant.
C’est une société comprenant des entreprises capitalistes à dominante chinoise, insérées dans un environnement rural et traditionnel encore majoritaire, exerçant leur activité dans un cadre contrôlé par l’Etat, notamment dans le domaine monétaire.
Avec cette optique, on peut comprendre, de manière simple et selon moi aucunement simpliste, le 18e Congrès du PCC.
Compte tenu de son poids et de son insertion dans l’économie mondiale, la Chine subit les effets de la crise mondiale actuelle. Cela se traduit par le ralentissement relatif de sa croissance économique mais non par la réduction de sa croissance. Cela dit, dans une optique de développement dynamique, même le ralentissement pose problème. C’est pourquoi on a pu, dans la phase préparatoire du 18e Congrès, distinguer l’esquisse de trois grandes catégories de « solutions » à ces problèmes.
La première est celle que l’on rattache généralement au nom de Bo Xilai, secrétaire du Parti à Chongqing jusqu’en mars 2012. Chongqing est l’une des grandes villes chinoises (8 millions). Située dans le centre de la Chine, elle peut apparaître, bien que de moindre importance, comme le pendant rural et continental de Shanghaï (la ville maritime de l’économie et des affaires, 20 millions) et de Beijing (la ville de la politique et du pouvoir, 18 millions).
Au nom de Bo Xilai a été associée l’idée selon laquelle il faudrait en revenir aux préceptes de Mao Zedong et à la reconstruction d’une société égalitaire, fondée sur une nouvelle génération d’entreprises publiques [6]. Cette option n’a pas véritablement de programme car il n’y aura pas de retour en arrière sur la stratégie inaugurée par Deng Xiaoping. La masse des Chinois ne le permettrait pas. Elle a pour seule justification de « rassembler les mécontents ». Mais le rassemblement des mécontents ne fait pas un programme.
La deuxième catégorie de solutions est celle des juristes. Elle est matérialisée par divers instituts de recherche. Il existe en Chine un courant idéologique appuyé par un petit nombre, de nature principalement intellectuelle (situé au plan de la recherche), à visée politique préconisant le développement de l’économie marchande (et donc de l’économie capitaliste), le tout accompagné d’un fort développement du droit. Le droit en Chine est encore sous-développé même s’il est en développement. Or une société capitaliste suppose un haut degré de développement juridique pour que les individus et les entreprises peuplant cette société puissent coexister et régler leurs conflits.
La troisième est celle de la combinaison entre action de l’Etat et entreprises de divers types, le tout étant coordonné par l’action administrative et par le marché, avec une finalité nationale affirmée. Cette stratégie correspond au « consensus de Pékin », une expression forgée par opposition et contraste avec ce qu’on a appelé « le consensus de Washington », pour désigner, pendant les années 1980-1990, la stratégie de libéralisme économique intégral dans le contexte du capitalisme monopoliste financier mondialisé.
Le 18e congrès a été l’affirmation de cette troisième voie, que l’on aurait tort d’identifier à une voie moyenne, un peu de ceci, un peu de cela. C’est une voie originale que les dirigeants chinois qualifient d’économie de marché socialiste, ou mieux encore d’économie socialiste de marché.
La politique intérieure chinoise n’est pas d’une transparence absolue, loin de là. Mais elle est compréhensible, même avec des approximations, même pour un observateur étranger. Ce que je viens d’écrire est, en tout cas, ma façon de comprendre « les choses ». Cela dit, je crois que les notions de « droite », de « gauche », de « centre », ne sont pas appropriées pour interpréter la dynamique de cette société. Dans ce but, il faut, me semble-t-il, faire un détour théorique.
2) Éléments de théorie
Pour se demander quel peut être l’avenir sociologique et politique de la Chine, trois questions au moins peuvent être posées :
- a) Pourquoi le socialisme ne s’est-il pas développé en Chine sur la seule impulsion de la sphère politique ? Pourquoi, par conséquent, les dirigeants chinois ont-ils envisagé, à un moment donné, qu’il leur fallait avoir recours au marché et au capitalisme ?
- b) Le gouvernement de la Chine est-il en mesure d’assurer « le guidage socialiste » de l’évolution résultant de ce choix ?
- c) Finalement, qu’est-ce que le socialisme ?
a) Pourquoi le socialisme ne s’est-il pas développé en Chine sur la seule impulsion de la sphère politique socialiste ?
Celles et ceux pour lesquels la société chinoise se développe aujourd’hui selon une orientation capitaliste devraient répondre, selon moi, à la question de savoir pourquoi la prise du pouvoir par les communistes, en 1949, n’a pas été suivie par un développement économique conséquent. La Chine maoïste a consacré l’indépendance nationale de ce pays et ce fut une grande victoire pour les forces révolutionnaires. Mais la tentative de développer ce pays sur un fondement principalement politique a connu un succès très modeste au plan économique et s’est traduite, au plan politique, par des échecs et des conflits désastreux.
La Chine maoïste n’a pas été « un désert industriel », loin de là. Elle a connu un certain développement. Mais elle s’est développée de manière très insuffisante en quantité (faible niveau de la productivité eu égard aux besoins de la population) et de manière gaspilleuse.
Le volontarisme du « grand bond en avant » et de « la révolution culturelle » s’étant traduit par de graves échecs, les dirigeants chinois ont été obligés d’emprunter une autre voie que la voie politique antérieure pour bouleverser la société chinoise traditionnelle et la pousser au développement économique. Comme on le sait, Deng Xiaoping fut le promoteur de cette « révolution dans la révolution », dont la mise en place a pris du temps.
En effet, proclamée en 1978 (deux ans après la mort de Mao Zedong), la politique d’ouverture et de réforme a d’abord produit ses effets dans les campagnes à partir de 1984 (entreprises « de bourgs et de villages »). Ensuite, le mouvement s’est accéléré après 1992, cette accélération faisant suite à la crise politique de 1989 (émeutes de Tian An Men). Ce qu’on appelle « le capitalisme chinois » d’après 1949 a donc environ 20 ans.
Ce que je vais énoncer est certainement sommaire. De plus, le fait que le monde entier soit mis en crise de par la responsabilité du capitalisme et de ses agents, avec les souffrances que cela implique pour un grand nombre, n’est pas favorable au déroulement serein de la discussion scientifique. Nous ne vivons pas dans un monde de concepts et d’idées.
Pourtant, l’expérience contemporaine oriente la réflexion vers une double conclusion :
- 1) le capitalisme a représenté une période globalement progressive de l’histoire,
- 2) le socialisme a besoin de s’assimiler les acquis généraux de cette structure pour en prendre la relève et développer ses propres apports.
Cette dernière conclusion est à fortiori vérifiée dans le cas de pays sous-développés. Lénine, en son temps, avait raisonné de la sorte pour la jeune Union soviétique. Deng Xiaoping l’a également fait à sa manière, dans le contexte de la société chinoise et de ses expériences.
Les raisons pour lesquelles ce recours est nécessaire sont, à mon avis et principalement les suivantes :
– 1) Dans une société sous-développée, les rapports sociaux sont encadrés par la tradition, qui est le plus souvent conservatrice et antinomique de l’initiative individuelle. Or dans une situation de révolution politique, le développement économique est une urgence. L’initiative individuelle pour y faire face est donc une nécessité même si elle n’est pas la seule nécessité ou la première nécessité.
– 2) Cette raison est à fortiori vérifiée lorsque la société considérée est une société ayant une population nombreuse. Un grand nombre de besoins sont à satisfaire.
– 3) Le capitalisme a été et demeure un stimulant puissant de l’initiative individuelle. Les rapports socialistes, en revanche, ne favorisent pas l’initiative individuelle. On peut même dire que les communistes s’en méfient. En effet, les rapports socialistes ont trait, à la société dans son ensemble, à la globalité des rapports sociaux. Sur le papier, il n’existe pas d’antinomie entre les niveaux de l’individuel et du social. En réalité, il est en est tout autrement.
– 4) Or ce que les praticiens de la société capitaliste ont découvert, au 20e siècle, dans le contexte de la complexité croissante des sociétés, est que le fonctionnement économique de la société ne dépend pas seulement des facteurs capital et travail. Il dépend également du facteur « organisation ». Il est justifié de dire que, dans les sociétés complexes contemporaines, les trois facteurs de la production (outre la nature) sont le capital, le travail et l’organisation.
Jusqu’à une date récente, l’organisation socialiste avait été surtout identifiée, par les praticiens du socialisme, à la planification socialiste impérative. Or cette modalité n’est qu’une forme d’organisation insuffisante et fruste de la société, ne couvrant qu’une partie des rapports qui l’organisent. Elle a entraîné, en fonctionnant seule, de profonds déséquilibres économiques [7].
A l’organisation sociale globale du plan doit être notamment ajoutée la maîtrise de l’organisation intérieure des entreprises et des administrations (le management des entreprises, le management des administrations), la maîtrise du rapport entre les entreprises et les consommateurs (le marketing), la maîtrise du rapport entre chaque entreprise et les autres entreprises ou les administrations, la maîtrise du rapport entre les administrations et leurs usagers. En France, les communistes insistent surtout sur la démocratie économique et l’intervention des travailleurs pour surmonter ces difficultés. Ils n’ont pas encore intégré la dimension technique managériale de cette exigence.
Mais dans les années 1920, avec Lénine en Russie soviétique, ou dans les années 1980, dans la Chine populaire, les travailleurs salariés ont encore une très faible expérience de la vie économique concrète. C’est pourquoi le recours à l’initiative individuelle et s’il y a lieu, à l’organisation capitaliste, est apparu comme le meilleur moyen de surmonter et de prévenir, dans certains secteurs, les défaillances possibles de la planification socialiste.
b) Le gouvernement de la Chine est-il en mesure d’assurer « le guidage socialiste » de l’évolution résultant de ce choix ?
Le vrai problème auquel est confrontée la pensée socialiste dans un pays comme la Chine n’est donc pas celui de l’alternative entre socialisme et capitalisme, car le recours à l’initiative individuelle et capitaliste est nécessaire. C’est celui de la capacité de guidage par les institutions socialistes des entreprises capitalistes ou des entreprises individuelles.
Pour surmonter l’état de misère qui prévalait encore en Chine dans les années 1970, le gouvernement socialiste a fait appel à tous les chats du pays, qu’ils soient blancs ou noirs, les invitant tous à attraper des souris.
Le pari était que, une fois la richesse produite (les souris attrapées), avec des inégalités prévisibles (car le capitalisme et l’initiative individuelle engendrent nécessairement des inégalités de toutes sortes), il faudrait la redistribuer en partie (mise en place d’un État social), en orienter la façon de la produire (nouvelle législation), en réorienter les lieux de production (politique territoriale), en encadrer le déroulement régulier, au jour le jour, par une politique économique venant en complément de la planification centrale pluriannuelle, lui donner une assise nationale de moyen-long terme en développant, à partir du niveau central, les infrastructures nécessaires et, depuis une dizaine d’années, en ayant la préoccupation insistante du développement durable et du développement scientifique.
Le 18e Congrès a affirmé que ce pari serait tenu. Je le souhaite, même si je ne suis pas en mesure de savoir s’il sera tenu. Ce que je pense pouvoir dire est que :
- 1) La Chine dispose d’un État socialiste. C’est celui qui met en place les infrastructures matérielles, juridiques et culturelles, qui prend en charge l’exigence du développement scientifique (et donc de la formation), l’exigence écologique, l’exigence du développement territorial équilibré, qui gère la monnaie nationale.
- 2) Cet État socialiste n’est pas inséré dans la mondialisation capitaliste financière comme le sont les États des pays capitalistes, complètement dérégulés au plan économique, social et financier. Je pense que la maîtrise monétaire est et sera l’un des points clés du développement socialiste de la Chine, plus que la fortune de ses milliardaires, qui n’est qu’un épiphénomène spectaculaire.
- 3) Parmi les aspects qui suggèrent la notion du « capitalisme en Chine », il faut distinguer l’initiative individuelle (par exemple les petits métiers de la rue, le travail des paysans) et les entreprises capitalistes proprement dites. Je renvoie sur ce point aux statistiques précédentes. Le capitalisme est le système qui non seulement stimule l’initiative individuelle mais suppose l’exploitation du travail à titre privé. L’entreprise individuelle est une affaire familiale.
- 4) Parmi les entreprises, la question est posée de savoir si les entreprises d’État sont réellement des entreprises socialistes ou si elles ne sont que des entreprises capitalistes à visage socialiste. Il est clair que les plus importantes d’entre elles, objets d’un suivi régulier de la part des autorités centrales, fonctionnent comme « champions nationaux » et non comme entreprises multinationales capitalistes. De plus, la nature juridique des rapports structurant ces entreprises (propriété publique) permet une intervention plus directe de l’État socialiste que dans les entreprises capitalistes (leurs orientations générales, leur façon de respecter ou non la législation sociale, etc.).
- 5) L’un des problèmes rencontrés par les dirigeants de ce pays est donc, d’une part, d’améliorer le fonctionnement de l’État socialiste et, d’autre part, de mettre en place un État social venant compléter efficacement l’action de l’État socialiste.
L’État social est non seulement celui qui redistribue (fiscalité, accès aux consommations collectives essentielles de santé, de prévention sociale, d’enseignement). C’est également, me semble-t-il, dans l’état actuel de la Chine, celui qui contribue à la réalisation de l’équilibre économique conjoncturel (emploi et salaires, investissements, inflation, commerce extérieur), qui permet à chacun d’accéder à la propriété du logement, qui élabore la législation nécessaire [8].
La lecture des différents documents publiés à l’issue du 18e Congrès montre que les dirigeants de la Chine sont conscients de ces problèmes. La compréhension de la Chine contemporaine paraît, en tout cas, différente et plus complexe qu’une simple interrogation sur la nature capitaliste ou non de la Chine.
Quel sera l’avenir ? Personne n’est en mesure de lire dans le marc de café. Aussi l’une des questions soulevées pour la Chine ne serait-elle pas celle de la démocratie dans ce pays ? J’en reporte l’examen au troisième sujet abordé dans ce texte. Pour l’instant, je souhaite poser la question suivante : « Qu’est-ce donc que le socialisme, en Chine ou ailleurs ? ».
c) Qu’est-ce que le socialisme ?
Le projet de base commune (direction du PCF) ne renseigne pas du tout sur le concept de socialisme. Ce concept a disparu, étant identifié, je crois, au « pouvoir de quelques-uns ». Ce projet préconise en effet « une révolution citoyenne, pacifique, démocratique, et non pas la prise de pouvoir d’une minorité ». Simultanément, comme je l’ai déjà indiqué, il n’est fait aucune mention de la Chine qui, elle, se déclare pays socialiste.
Ces deux aspects sont, me semble-t-il, liés, ce que je vais essayer de montrer ci-dessous. Ce qui me conduira à une définition rapide du socialisme et à l’énoncé du besoin de ce concept dans un projet communiste.
- 1) Quelques remarques :
Je crois que le concept de socialisme est aujourd’hui, en France, traité de deux manières distinctes dans la pensée des communistes.
Pour les uns (première manière), le concept de socialisme doit disparaître. Lénine avait introduit la distinction entre le socialisme, phase intermédiaire progressive, et le communisme, le débouché de cette phase intermédiaire. Mais les écrits de Marx suggèrent une approche inversée. Il y aurait le communisme, qui serait une phase de lutte permanente et de solution continue des contradictions de la société et le socialisme, qui serait, en même temps que le débouché du communisme, le début de l’histoire enfin libérée de l’humanité. L’échec du socialisme européen de type soviétique a remis cette phrase de Marx à l’ordre du jour.
Il existe des versions savantes et des versions vulgaires de cette approche renouvelée. Parmi les dirigeants actuels du PCF, Marie-George Buffet s’est illustrée dans la version vulgaire. Je cite de mémoire son propos selon lequel le communisme, c’est être heureux, le communisme, c’est le bonheur. Elle avait prononcé ces paroles historiques à l’occasion de je ne sais plus quel banquet. Chacun sait que les banquets, surtout en phase terminale, fournissent l’occasion de grandes envolées oratoires. Et après tout, pourquoi pas ? Pourquoi le communisme ne serait-il pas le bonheur ?
Cela dit, si l’on en reste à ce genre de platitude, si l’on ne nuance pas le propos, si l’on ne dit pas que c’est un résumé un peu abrégé, voici ce que, à mon avis, il exprime, même à la fin d’un banquet arrosé :
« Le communisme n’est pas un état mystérieux de la société, c’est un état simple, que chacun peut comprendre, c’est le bonheur. Vous qui m’écoutez, qui êtes de simples gens, vous êtes en mesure de me comprendre. Comment y accéder ? En luttant au jour le jour, en résolvant les contradictions telles qu’elles se présentent. Cela dit, nous vivons dans un État démocratique. Or résoudre les contradictions dans un tel contexte suppose de voter. Le communisme, n’est pas d’abord un contenu, c’est une méthode, la méthode démocratique ».
Tel est me semble-t-il, le cheminement intellectuel qui, du rejet du pouvoir minoritaire censé caractériser le socialisme, conduit à une sorte de démocratisme intégral et absolu, identifié à la lutte pour le communisme.
Je crois que, pendant ce cheminement, les contradictions réelles s’évaporent au bénéfice de la solution supposée, le vote de type occidental. Et l’on aboutit au projet de base commune présenté par la direction du PCF.
Il est clair que, dans ce contexte, les représentants du Parti Communiste Chinois, pour lesquels le vote démocratique n’est pas une préoccupation de premier plan, apparaissent, aux yeux des représentants du PCF, pour lesquels le vote démocratique devient l’alpha et l’oméga de la vie en société, comme étant d’horribles partenaires. Cette interprétation est paradoxale car, dans le cas de la Chine notamment, il conduit ces représentants à penser que la Chine ne serait pas révolutionnaire parce qu’elle est socialiste. Conclusion : on n’en parle pas. La Chine ne s’évapore pas, évidemment, mais elle est évaporée. Pschitt !!!
- 2) Une définition rapide du socialisme :
J’appartiens à la catégorie des communistes de la deuxième manière, celles et ceux pour lesquels le concept de socialisme a un sens et doit être conservé. Je ne suis pas un fétichiste des mots. J’estime cependant que le terme de socialisme convient dans la mesure où il est lié au concept de socialisation [9]. Le socialisme serait cette phase de l’histoire des sociétés au cours de laquelle serait opérée et achevée la socialisation du développement engagé par le capitalisme.
Il existe différentes versions de cette deuxième manière. Certains estiment par exemple, que le concept de « mode de production socialiste » est théoriquement justifié. Personnellement, je défends l’idée selon laquelle il existe diverses formes et modalités du socialisme, en fonction des formations sociales [10] dans lesquelles il est susceptible de prendre racine [11]. Pour cette raison théorique, le concept de « mode de production socialiste » me paraît une contrainte plus qu’un outil. Je crains que le concept de mode de production socialiste ne véhicule l’idée d’un modèle du socialisme. Cela dit, on peut retenir de ce concept, même si on en rejette l’emploi, que le socialisme suppose l’achèvement d’un certain nombre d’exigences générales.
Par exemple, on ne peut se satisfaire du discours idéologique, que l’on rencontre chez certains communistes, selon lequel aujourd’hui on ne devrait plus parler de propriété mais s’intéresser seulement au pouvoir. Il faut observer le pouvoir, évidemment, et tout particulièrement le pouvoir économique. C’est l’un des points sur lesquels l’économiste français François Perroux a beaucoup insisté, selon moi à juste titre.
Mais il n’y a pas de socialisme sans socialisation du pouvoir, sans socialisation intégrale et menée jusqu’à son origine, c’est-à-dire la propriété privée et/ou privative des grands moyens de production, de commercialisation, de transport et de financement.
Le socialisme est, selon moi, dans le contexte ou sur le fondement du capitalisme, le système structurel où la sphère politique (qui représente la société) tend à devenir dominante de la sphère économique. Avec le capitalisme, l’économique s’était développée de manière indépendante de la sphère politique jusqu’à la dominer. Avec le socialisme, la sphère politique reprend le dessus. Elle poursuit, prolonge, achève, complète, redresse la socialisation hypertrophiée, exacerbée, déséquilibrée, génératrice d’injustices et de misères, engagée par le capitalisme.
L’histoire de la Chine illustre cette définition. Aux 19e et 20e siècles, les puissances capitalistes, Japon inclus, ont cherché à faire de la Chine un nouveau terrain de chasse économique, par exemple en obligeant les habitants de ce pays à acheter et consommer de l’opium. Le succès de la lutte pour le socialisme a redonné aux Chinois la maîtrise de la sphère politique de leur pays (1949, indépendance nationale, fondation de la RPC). Du coup, les communistes chinois ont fait « rentrer l’économique dans le rang ».
Il en de même aujourd’hui, toutes proportions gardées, dans un pays comme la France. Le capital monopoliste financier mondialisé a extériorisé l’économique en dehors des frontières nationales [12]. La lutte pour le socialisme consiste notamment à redonner à la nation, territoire d’exercice de la sphère politique, la maîtrise de la sphère économique extériorisée.
Les rapports entre sphères économique et politique différent d’un pays à l’autre, d’une société à l’autre. Les niveaux de développement économique n’y sont pas les mêmes. La sphère culturelle détient ici des traits importants que l’on ne retrouve pas là. La sociologie peut être distincte (par exemple en Chine, au début du 20e siècle, peu d’ouvriers et très grosse population paysanne). En bref, il faut observer les sociétés dans leurs ressemblances, mais aussi et peut-être surtout dans leurs différences.
L’expression de « socialisme aux caractéristiques chinoises » est tout à fait appropriée, comme le sera peut-être l’expression de « socialisme aux caractéristiques françaises » ou de « socialisme aux caractéristiques sénégalaises » ou de « socialisme aux caractéristiques algériennes » ou de « socialisme aux caractéristiques marocaines, tunisiennes », que sais-je ?
Le paradoxe de la Chine est que les révolutionnaires chinois, pour socialiser leurs options politiques, c’est-à-dire asseoir, insérer, diffuser en profondeur dans la société l’idée du socialisme (car le socialisme ne peut pas être au 20e siècle, un socialisme de pénurie où l’on ne mangerait que des cailloux), ont eu besoin de recourir, de manière intensive et après bien des hésitations, à l’initiative individuelle et au capitalisme. Cela, ils l’ont effectué avec les outils mentaux à leur disposition, avec l’héritage de leur État et de leur organisation sociale, avec l’héritage de leur culture.
Mais pour ce qui concerne la France, pays industriellement et intellectuellement développé, quelles sont les exigences de socialisation que le socialisme pourrait et devrait accomplir ? A mon avis, il y en aurait deux de première importance.
La première consisterait à socialiser les entreprises de production matérielle et les fonctions qui ont été extériorisées du territoire national, par conséquent à exproprier les capitalistes décideurs et acteurs de ces activités, et à redonner à ces dernières la finalité de servir le travail et la consommation dans la nation.
La deuxième consisterait à socialiser les activités de production non matérielle, celle de la production scientifique et du financement en premier lieu, mais aussi celles de la santé, de l’enseignement, de l’administration, de la police, de la justice, du transport, de la planification, du management, tous ces services collectifs qui peuplent désormais le paysage des sociétés modernes complexes.
Marx appelait les ouvriers à conquérir la maîtrise de la production matérielle. Les communistes aujourd’hui peuvent à bon droit appeler l’ensemble des salariés, ouvriers inclus, à conquérir la production matérielle et la production non matérielle. Marx a appelé le Travail à conquérir le Capital. A la suite de Marx et d’Engels, nous devrions appeler aujourd’hui les travailleurs à conquérir le Travail, le Capital et l’Organisation.
Envisager le socialisme en France, c’est considérer que la société française ne sautera pas à pieds joints du capitalisme au communisme, comme certains le croient. Il y a encore un travail d’apprentissage à réaliser, celui des relations nouvelles. Les classes révolutionnaires nouvelles, prenant appui sur l’expérience acquise par la classe ouvrière, doivent s’approprier la connaissance de la relation sociale avec l’aide (en raison de l’expérience acquise) de la classe ouvrière. Cette dernière doit, simultanément s’approprier la pratique complète de la production matérielle tout en apprenant mieux, auprès des nouvelles classes, les bénéfices apportés par la maîtrise de la relation sociale. Il existera donc une phase de transition, peut-être longue (une centaine d’années), dans laquelle coexisteront l’ancien et le nouveau.
Le socialisme est une phase de transition qui ne débutera pas par la mort du capitalisme en général mais devra commencer par la fin de sa domination. En outre, le capitalisme est un système complexe, formé de plusieurs éléments. Le socialisme doit être cette phase de transition au cours de laquelle sera réalisée la fin de sa modalité centrale actuelle, celle du capitalisme monopoliste financier mondialisé, en même que s’effectuera l’apprentissage de relations nouvelles entre les pays vivant dans un même monde.
En raison de son caractère composite, se posera en France comme en Chine, bien qu’en des termes différents, la question du guidage dans chaque pays de cette phase transitoire. Les dirigeants actuels du PCF ne se la posent pas, étant partisans d’un démocratisme intégral et absolu.
J’ai, pour ma part, avancé le concept de « gouvernement des salariés » pour contribuer à cerner globalement et selon moi de façon communiste cette exigence de guidage [13], qui correspond à ce que les classiques du marxisme ont appelé « la dictature du prolétariat ».
La signification du concept que j’avance est simple. Il s’agit, tout en étendant le champ d’application de l’élection et de ses effets, de faire en sorte qu’une fois élus, les représentants des salariés ne s’approprient pas, comme c’est le cas aujourd’hui avec les dirigeants socialistes, le droit de décider à la place de leurs électeurs. Ce qui suppose en premier lieu (c’est une condition nécessaire mais non suffisante) de respecter scrupuleusement les engagements pris.
En outre, le gouvernement des salariés doit être « un gouvernement général des salariés », dans les entreprises, les administrations et les instances classiques de décision. Cela ne signifie pas que les problèmes seront résolus sans contradictions et sans tâtonnements.
Troisième Sujet : La Chine et la démocratie de type occidental
Pour les dirigeants du PCF, leur projet révolutionnaire s’est transformé en une recherche de démocratisme intégral. Ce qui signifie que, pour eux, un projet révolutionnaire repose nécessairement sur une pratique élective soutenue. C’est en même temps un mouvement de démocratisme absolu, dans la mesure où il ne semble plus indispensable à ces dirigeants d’examiner de très près les éléments sur lesquels doit porter la révolution. Par exemple, pouvoir, propriété, c’est pour eux du pareil au même. Un autre exemple : je leur reproche, avec d’autres, d’avoir remplacé le structurel et le social par du sociétal. A ce reproche, ils peuvent rétorquer en eux-mêmes que, de toute façon, la démocratie tranchera. Leur démocratisme est, selon moi, à la fois intégral et absolu. Ce que résume l’expression « La VIe République, vite ! vite ! ».
Pour les Chinois, ce type de propos, me semble-t-il, « c’est du chinois ». A mon avis, cette critique n’est pour eux, guère compréhensible. Je vais essayer d’indiquer les raisons pour lesquelles, selon moi, les dirigeants communistes chinois accordent moins d’attention que nous à la démocratie de type occidental [14].
1) La différence des cultures existe. Elle est faite de différences de religions, de luttes sociales, d’histoires. Elle présente une grande inertie.
Si les sociétés ne faisaient que « combiner » du capital et du travail, les choses seraient simples. On peut imaginer que produire de l’aspirine est une opération identique, qu’elle se déroule à Shanghaï, au Caire ou à Hambourg. Mais il est clair que, pour comprendre la production d’aspirine et la mener à bien quel que soit le lieu, il faut faire intervenir le facteur organisation et plus particulièrement sa dimension culturelle. La production n’est pas uniquement technique. Elle fait intervenir l’outillage mental des producteurs. Ce que l’on observe pour la production est à fortiori vrai pour la gestion de la société.
Il existe un grand nombre de définitions de la culture. Le fait que je ne sois pas anthropologue me permet d’aller vite et de dire que la culture est l’ensemble des représentations, des outils mentaux, des modes d’emploi, des préceptes de conduite, des valeurs, que nous mettons en œuvre dans toute activité sociale. Dans cet ensemble, les représentations religieuses jouent un rôle structurant. En effet, les religions ont trait à ce qui est censé se trouver « au-dessus de nous » et elles sont le véhicule généralisé des notions de bien et de mal.
Elles jouent (théoriquement) un rôle déterminant « si l’on est croyant », mais comme elles imprègnent en profondeur l’ensemble des représentations, leur rôle est déterminant même « si l’on n’est pas croyant ». Ce que je voudrais indiquer avec ce propos est que la différence des comportements politiques entre les communistes chinois et les communistes français peut venir des différences culturelles, et donc principalement des différences religieuses, recouvrant nos territoires respectifs.
a) Démocratisme intégral et monothéisme
Les religions sont apparues dans le monde à une époque récente (quelques millénaires). Elles se sont épanouies dans leur forme moderne avec les Empires. Il existait des petits dieux un peu partout. Les empires ont concentré les dieux locaux pour aboutir à un seul Dieu, avec un D majuscule. L’un des aboutissements de ce processus de concentration a été le monothéisme, dont on trouve plusieurs modalités dans l’univers méditerranéen, en particulier juif, chrétien, mahométan.
Je ne cherche à faire ici l’histoire des religions dans le monde ou même dans le bassin méditerranéen. Je crois cependant pouvoir dire que le monothéisme, par exemple de type chrétien catholique, est tout à fait en accord avec notre idéologie politique. D’un côté existent des hommes, supposés être des créatures de Dieu et donc dialoguant avec Dieu, lui parlant de manière directe. C’est, selon moi, l’un des fondements du démocratisme contemporain. D’un autre côté, existe l’Église, qui a maintenu un certain pouvoir tout en coordonnant et contrôlant les représentations. Le résultat de cette histoire est que l’homme occidental, en tant qu’individu, est face à la société.
Ce monothéisme a engendré, en même temps que se déroulaient tout un ensemble de luttes politiques dans un contexte économique donné, trois représentations de base : celle de l’individu (la personne, dont la forme moderne évoluée est le citoyen), celle de la société, celle de l’État compensateur des problèmes que la société ne règle pas spontanément, et qui est le prolongement de l’Église.
Ma conclusion est que quand des dirigeants communistes du PCF croient énoncer une vérité universelle en reprochant aux communistes chinois de ne pas pratiquer la démocratie occidentale, ils leur reprochent en fait de ne pas être chrétiens à la mode française et de ne pas avoir eu la même histoire que la France. En raison de son rattachement au monothéisme, la pensée française est marquée par l’illusion de l’universalisme. Comme par ailleurs le monothéisme chrétien a servi de sous-bassement à la représentation démocratique, il vient que les dirigeants communistes français expriment, à l’égard de leurs homologues chinois, l’illusion que le démocratisme intégral et absolu est universel.
b) Religion et culture de la Chine
Souvent, on entend dire que « les chinois n’ont pas de religion ». Ce propos est inexact. Mais il est clair qu’ils n’ont pas connu la même religion que nous, occidentaux. Il est clair que leur histoire s’est déroulée dans un autre contexte que le nôtre, et que les luttes sociales n’y ont pas connu la même configuration.
Les chinois ont connu « la forme empire » et l’on y observe les mêmes phénomènes de concentration des dieux locaux qu’en Occident. Mais le résultat final n’a pas été le monothéisme occidental. D’un côté on y observe que l’empereur est « le fils du Ciel ». Il est en rapport avec un « lieu » assez vague dans son contenu, qui est « le Ciel » (Tian). D’un autre côté, on y observe des pouvoirs locaux, des familles, dans lesquels se déroulent des rites particuliers.
Au lieu d’avoir un monothéisme « pur et parfait » comme diraient les théoriciens néo-classiques, la Chine offre l’image d’une religion duale, avec d’un côté l’empereur fils du Ciel et de l’autre les religions locales dont les familles ont la responsabilité.
D’une part, il n’existe pas de Dieu central bien défini, mais il existe quand même un Centre divin. L’Empereur a pour mission de dialoguer avec les puissances habitant dans ce lieu au contenu très vague qu’est « le Tian ». D’autre part, existent les familles, qui sont des lieux de communication avec les ancêtres. Cette structure mentale duale n’est pas sans rappeler ce que Marx avait commencé d’étudier sous le nom de « mode de production asiatique », avec d’un côté, une autorité centrale extrêmement puissante, prélevant un tribut sur les composantes de la société, et d’un autre côté, des villages, à la porte desquels s’arrêtait la puissance politique de l’Empereur.
De cela résulte notamment plusieurs conséquences :
- 1) Chaque Chinois considéré individuellement n’entretient aucun rapport avec le Dieu central des monothéistes. Et pour cause puisque cette fonction de communication est dévolue à l’Empereur et que les puissances avec lesquelles l’Empereur communique ne sont pas telles que chaque Chinois puisse y accéder simplement. Un Chinois n’est donc pas une personne, au sens occidental du terme.
- 2) Il vient de cela que les Chinois en général ne sont pas en rapport direct avec « la société ». Car ce que nous appelons « la société » est la suite historico-logique du monothéisme. Les Chinois sont en rapport direct avec « les autres », ces autres étant les membres de sa famille.
- 3) Une autre conséquence de ce qui précède est que les chinois « ne font pas de politique ». La politique est l’affaire de l’Empereur. On peut dire qu’elle est aujourd’hui l’affaire du Parti, que dis-je, de sa direction au sommet.
- 4) Ce qui était autrefois « le Tian » est aujourd’hui « l’économie ». Jadis, l’Empereur était en charge des relations avec le Ciel pour le bon déroulement du climat, des inondations, des séismes, et par conséquent des récoltes. Je pense que « le Tian d’aujourd’hui », c’est l’économie, l’emploi, les revenus.
Autrefois, quand il y avait des sécheresses, des inondations, etc. et que cela durait trop longtemps, les paysans se révoltaient et parfois renversaient l’empereur. Ce dernier était supposé ne pas avoir respecté les règles. Il avait eu une mauvaise conduite à l’égard du « Tian ». L’image du Chinois pacifique quoiqu’il arrive est une image. L’histoire de la Chine a souvent été une histoire violente. On peut penser qu’aujourd’hui, cette idéologie issue des siècles passés, subsiste avec la différence que le Tian a été remplacé par l’économie. S’il y a une crise, c’est peut-être que « l’Empereur moderne », pense-t-on dans la masse, n’a pas respecté « les règles ». En particulier, lui et son entourage ont été corrompus, ou trop corrompus. Il est intéressant d’observer que la lutte contre la corruption est l’objet d’une grande attention de la part des dirigeants chinois.
La réalité de la Chine moderne est celle d’un profond apolitisme que l’introduction de la démocratie occidentale ne changerait certainement pas. Car les chinois, dans leur masse, s’estiment incompétents. Seuls l’empereur et ses lettrés sont compétents.
En revanche, dans leur masse, les chinois disposent d’un secours, celui de la famille. La famille continue de fournir le secours dont ont besoin ses membres, comme elle le peut et quand elle le peut. Car l’efficacité du système se détériore avec la vie moderne. Pour l’instant, ce qui est important, pour un Chinois lambda, ce n’est pas la démocratie, mais la possibilité d’avoir « des relations », en premier lieu des relations familiales, que ce soit pour trouver un emploi, pour avoir un secours en cas de maladie ou de chômage. C’est pourquoi, à mon avis, la politique agricole est primordiale pour les dirigeants de la Chine, non seulement pour satisfaire les revendications des paysans en matière de revenu, mais pour servir de « sécurité sociale » à leurs enfants partis travailler à la ville.
Évidemment, cette sécurité sociale traditionnelle n’est pas sans contrepartie. Elle contraint les individus. Elle entraîne des obligations, parfois énormes. Car la famille, doit trouver des financements. Ce que nous appelons « la corruption » est au bout de cette logique.
Les dirigeants politiques luttent ostensiblement et réellement contre la corruption, parce que, s’ils ne le font pas, reproche leur sera fait d’être la cause des déséquilibres de l’économie. Mais en même temps, la corruption « à la base » apparaît comme un besoin pour faire face, au niveau familial, aux déséquilibres de l’économie.
Au total, sur ce point, les dirigeants communistes français sont, à mon avis, dans la confusion la plus totale. Jusqu’à présent, ils (elles) n’ont pas compris, ni l’essence anthropologique profonde de leurs vis-à-vis chinois, ni leur propre essence. L’ignorance, disait notre arrière-grand-père spirituel (Spinoza) n’est pas un argument. Elle n’est pas, non plus, une fatalité.
Les dirigeants communistes français sont devenus « des dogmatiques professionnels ». Comme leurs préoccupations relatives au socialisme et au communisme sont devenues évanescentes, ils tendent à privilégier la méthode, ce que j’ai appelé « le démocratisme intégral et absolu ». Mais ils le font « bestialement ».
Les dirigeants communistes chinois, qui eux, sont concerné par le socialisme, et plus particulièrement par un certain contenu du socialisme, s’attachent d’abord au contenu avant de s’intéresser à la méthode. Les Chinois sont d’abord des empiristes avant d’être des théoriciens. Pour eux, le démocratisme des dirigeants communistes français doit leur sembler étrange, inapproprié, d’une part pour les raisons culturelles que j’ai indiquées, et d’autre part, pour des raisons de fait. En outre, ce qu’ils font, ça marche. Alors pourquoi leur casser les pieds avec ce démocratisme ?
c) Démocratisme et guidage du socialisme
Le message du démocratisme intégral et absolu n’est pas audible parce que « ça marche ». Ce qui est vraiment intéressant est que nous, communistes français, bien que « ça marche », nous n’en parlions pas. Quand nous en parlons, c’est du bout des lèvres parce que ce succès serait le résultat de l’exploitation. Je trouve qu’un tel comportement est déplacé. Mais passons, et essayons de dépasser en pensée le simple fait que « ça marche ». Essayons de comprendre la dynamique qui se trouve derrière ce succès.
Et en effet, derrière la préoccupation des dirigeants du PCF, on pourrait trouver l’idée suivante : « Nous comprenons votre point de vue. Votre socialisme fonctionne. Mais nous sommes préoccupés par le problème du "guidage" de votre système. Selon nous, dirigeants du PCF, le seul guidage possible est le "guidage démocratique à l’aide d’élections et de votes des citoyens" ».
Je dois dire que si « les choses » étaient formulées ainsi, la discussion serait à peu près correcte, à condition, cela va de soi, de ne pas faire l’impasse sur la politique étrangère du PCC, laquelle est selon moi, primordiale, et à condition de ne pas donner de leçons aux dirigeants communistes chinois.
Cela étant dit, les dirigeants du PCC pourraient faire au moins 4 remarques aux dirigeants français :
- 1) La démocratie occidentale est vraiment loin de la perfection que vous lui reconnaissez.
- 2) Vous avez du mal, techniquement, à gérer la démocratie élective avec vos 30 millions d’électeurs. Imaginez ce que cela pourrait être avec notre milliard.
- 3) La démocratie occidentale n’est pas, pour nous chinois, une valeur culturelle. Nous développons la démocratie aux niveaux que nous connaissons.
- 4) Notre système marche. Nous avons eu une croissance exceptionnelle pendant plus de 10 ans et ce n’est pas terminé.
Je pense qu’une telle réponse serait justifiée. Je n’analyse pas la démocratie chinoise comme un « autoritarisme relâché », à la mode de Domenach. Je dirais plutôt que c’est, actuellement, « une démocratie de lettrés ». Telle est l’expression que j’ai proposée dans mon livre sur La Chine, la France, la France, la Chine pour décrire le système démocratique chinois [15].
Maintenant, pour en percevoir la dynamique et les faiblesses éventuelles, il me semble qu’il faut distinguer deux niveaux :
– a) le niveau des relations extérieures
Je crois que, à ce niveau, pour différentes raisons, « la démocratie des lettrés » peut être efficace et obtenir des succès. L’une des raisons de son succès serait que « les affaires étrangères » relèvent d’objectifs simples et de contradictions simples. L’objectif est celui de la défense des intérêts nationaux de toutes sortes. La contradiction est « entre eux et nous ». Dans le contexte d’une stratégie pacifique, la décision peut être prise par un groupe restreint. Je ne dis pas qu’elle doit l’être, mais elle peut, et cela en obtenant des succès, en raison de la structure simple des contradictions.
– b) Le niveau des relations intérieures
Je crois que, à ce niveau, la démocratie des lettrés rencontre sans doute déjà plus de difficultés à fonctionner de manière efficace. En effet, les contradictions sont plus nombreuses et forment un système complexe que le cerveau collectif d’un groupe humain fut-il nombreux (mettons un millier de personnes), ne peut pas maîtriser. Lorsque le développement intérieur était en phase directe avec le développement extérieur, la démocratie des lettrés, efficace pour les relations extérieures, était également efficace pour les relations intérieures.
Lorsque le développement intérieur révèle ses propres contradictions, avec des caractéristiques régionales, de classes, de niveau de vie, de salaires, de qualification, l’ensemble des contradictions est trop complexe pour être résolu de manière satisfaisante par un petit groupe.
On peut analyser les choses comme je le fais et certainement aussi de manière différente. A supposer que j’aie raison, rien n’autorise les dirigeants du PCF à donner des leçons à qui que ce soit. Cela dit, je doute, pour ma part, que la solution soit trouvée dans la démocratie élective de type occidental. Je crois que les solutions se mettront en place à partir de ce qui existe et dans la mesure où elles correspondront à une exigence populaire.
Or une telle exigence ne se manifestera qu’à partir du moment où le système de la relation personnelle (guanxi) sera entré en crise. Dès lors que les chinois s’apercevront qu’ils ne peuvent pas résoudre leurs problèmes en tripatouillant ici et là à leur propre niveau, le niveau central des solutions devra être exploré.
Sous cette hypothèse, deux voies pourraient être suivies par la société chinoise, deux voies qui font partie de l’existant : 1- la voie des associations et du droit. 2- la voie de l’extension du nombre des lettrés faisant partie de « la démocratie des lettrés ».
Pour ce qui concerne la première voie, son lieu d’application me paraît être d’abord les syndicats de travailleurs. Plus les problèmes seront complexes et plus la société chinoise aura besoin de syndicats authentiques.
Pour ce qui concerne la seconde voie, le nombre et la qualité des membres compétents du PCC devant être consultés, devra être accru.
La Chine est peuplée de gens de toutes compétences, assurant des responsabilités dans leur milieu professionnel. Mais ces gens, qui peuvent être de vulgaires lèche-culs, peuvent aussi être intelligents et dévoués. Comment faire, pour élargir la consultation au sein du PCC, comment accroître le nombre de gens intelligents et dévoués que l’on y rencontre et comment réduire la proportion des « lèche-culs » sans consistance, telles sont les questions auxquelles, selon moi, les dirigeants communistes devront répondre de manière proche.
Telles sont selon moi, les tâches que devra résoudre la direction du PCC dans les prochaines années pour mieux assurer le guidage socialiste de son processus de développement sous tous ses angles [16]. Ce n’est pas le démocratisme intégral et absolu qui fera progresser quoique ce soit, mais ce sera, me semble-t-il, 1) la crise de l’ancien (la crise du système de guanxi), 2) l’extension de l’existant (élargissement et amélioration du système d’information et d’initiative interne au PCC), 3) la reformulation de l’existant (la fonction des associations, le rôle des associations syndicales).