Voir le 17 octobre 1961 et tous les racismes

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On croyait jusque-là que le premier roman consacré au massacre policier du 17 octobre 1961 était Meurtres pour mémoire, de Didier Daeninckx, publié en 1983. Avait ensuite suivi La Seine était rouge, de Leïla Sebbar (1999). On se trompait, et la raison en est simple : c’est que The Stone Face, de l’écrivain américain William Gardner Smith (1927-1974), n’avait pas été traduit en français. C’est chose faite à l’occasion des soixante ans de l’événement, avec Le visage de pierre, dont l’histoire éditoriale en dit long sur l’occultation de la répression des Algériens, mais aussi sur le racisme prégnant dans Paris à son époque.

Parmi les nombreux livres qui accompagnent cette commémoration, il faut signaler la réédition du passionnant et méticuleux travail des historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Mais aussi, du côté de la littérature, ce qui apparait désormais comme une pièce manquante de l’histoire : ce roman écrit en anglais, inconnu du public francophone si ce n’est de quelques militants ou connaisseurs. C’est en apprenant un projet de réédition aux États-Unis du Visage de pierre, de William Gardner Smith, que Clément Ribes, qui vient de quitter la direction éditoriale de Christian Bourgois, a pensé qu’il était temps de faire connaitre à la France ce roman qui parle d’elle. Une traduction fut donc commandée à Brice Matthieussent, que les lecteurs de littérature américaine connaissent bien.

Journaliste et romancier noir de Philadelphie, expatrié en France à partir de 1951, William Gardner Smith est passé relativement inaperçu à côté de Richard Wright, Chester Himes et James Baldwin. Michel Fabre le mentionne bien dans son étude sur les écrivains noirs américains à Paris (La rive noire, André Dimanche, 1999), mais force est de constater que cet auteur de cinq romans et de nombreux reportages, effectués en particulier pour l’agence France-Presse dont il fut correspondant puis rédacteur en chef, est tombé dans l’oubli, tout comme le livre qu’il publia en 1963, The Stone Face.

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Le 17 octobre 1961 en tant que tel n’occupe que le dernier chapitre. Avant cela, le roman raconte l’itinéraire de Simeon Brown, double de l’auteur, artiste en herbe fraichement débarqué dans le Quartier latin et la bohème noire américaine. Le récit alterne scènes de la vie parisienne, faite de terrasses de cafés, de comptoirs de clubs de jazz et de restaurants, et souvenirs de la vie américaine, faite de racisme quotidien, de ségrégation et de différents épisodes de violence, en particulier celui au cours duquel une bande de Blancs creva l’œil de Simeon.

Car ce personnage n’est pas seulement un Noir américain, mais aussi un peintre borgne. Si son identité américaine est soulignée (sans que, étonnamment, soit soulevée la question de la langue qu’il parle, tout se passant dans le français le plus fluent, y compris en argot), et si son identité noire est systématiquement rappelée (en particulier dans ses relations avec des femmes blanches, mais aussi lorsqu’il approche ce Petit Harlem qui gravite autour de la librairie anglaise de la rue Monsieur-le-Prince), le récit file la métaphore, sans doute trop souvent à gros traits, sur la symbolique de ce personnage à moitié aveugle.

Que ne voit pas Simeon Brown ? Qu’il n’a pas atteint, contrairement à ce qu’il croyait en rejoignant la France, un havre de paix et de liberté ; et que, même si les passants le dévisagent (surtout quand il a une femme blanche à son bras), il y a en dessous de lui une strate inférieure de population : les Algériens colonisés, venus travailler en métropole et relégués dans les bidonvilles. Tout le roman va alors consister en un chemin vers la vision. Que va voir Simeon Brown ? Que la France, en guerre coloniale, maintient dans la pauvreté et dans la violence arbitraire les populations immigrées ; que les techniques coloniales de contrôle et de répression sont désormais mises en œuvre en métropole ; et que, pour les Algériens, lui qui se croit différent est un Blanc parmi les autres. S’il n’a pas le privilège de ne pas être visible, il a néanmoins celui de ne pas être ramené à une condition inférieure, colonisée. L’une des scènes les plus fortes est ainsi celle où Hossein, qu’il rencontre dans la rue en compagnie d’un autre travailleur algérien, Ahmed, lui lance : « Ça fait quoi d’être un homme blanc ? » À partir de cette rencontre, le point de vue de Simeon Brown, entrant en conflit avec sa communauté protectrice, va changer. Témoin de la « métamorphose de la police », dont il perçoit le racisme et la brutalité, il pointe aussi « l’indifférence apparente de la population aux événements qui se passaient en Algérie » ; mais cette indifférence est aussi celle des Noirs américains, pour lesquels « les Algériens sont des Blancs ».

C’est là l’originalité et la modernité de William Gardner Smith, qui n’a pas fait un roman sur le 17 octobre 1961, mais sur tout le contexte social dans lequel l’événement s’est inscrit. Dans un Paris quadrillé par la police, imprégné d’une culture de la violence politique devenue banale à force de contrôles au faciès, de rafles, de surveillance, de passages à tabac, Simeon, découvrant tout un monde et la distance qui sépare celui-ci des Français, va à l’encontre des préjugés de ses amis (lui, trop récemment arrivé, n’en a pas encore), en allant à la rencontre des Algériens, de ces travailleurs qui militent dans l’ombre pour l’indépendance de leur pays et pour leur liberté – parfois après avoir, comme Hossein, participé à la libération de la France. Il va aussi réaliser la centralité de l’expérience de la Shoah, en tombant amoureux de Maria, une jeune Juive polonaise, rescapée des camps d’extermination.

Peut-être ce roman très engagé se fait-il parfois trop démonstratif ; cependant, on n’a pas souvenir qu’un romancier français ait autant, et si vite, porté attention à la fois à la situation des Algériens présents en métropole et à toutes les formes de racisme et de domination présentes dans la société française des années 1960 (l’année du Visage de pierre, 1963, Alain Robbe-Grillet publie Pour un nouveau roman). De manière étonnamment contemporaine, pour qui le lit en 2021, Le visage de pierre fait exister des histoires différentes, sans nier la spécificité de chacune, mais en y décelant des points communs. Pas seulement pour raconter l’imbrication et la réversibilité des dominations, mais pour opposer à l’organisation sociale du racisme une conscience des expériences de chacun.

JPEGArrestation d’Algériens à Paris pendant la guerre d’Algérie © Mémoires d’Humanité / Archives départementales de la Seine-Saint-Denis

Cheminant du centre vers les périphéries (en particulier dans la scène où il prend le bus de Saint-Michel à la Goutte-d’Or), Simeon perçoit aussi les différences de classe (« les Noirs d’ici […] n’étaient pas ouvriers ni en général des pauvres ») et la distance qui le sépare désormais, lui aussi, maintenant qu’il comprend le sort des Algériens, à la fois du reste de la société française et de ses amis qui préfèrent ne pas regarder. Il est aussi à l’écoute : des discours des policiers qui lui enjoignent de se protéger des Arabes, des mots du racisme quotidien (« bicot » apparait plusieurs fois en français) et d’une ségrégation qui se cache (« bidonvilles », « quartiers algériens »). Il va voir aussi que Hossein n’est plus là – qu’on ne peut plus le voir : ils a disparu après une descente de police. L’isolement et la colère grandissent tout au long du roman, jusqu’à ce que Simeon veuille quitter la France et retourner aux États-Unis.

Peu après ces enlèvements arrive une « journée froide et humide », le 17 octobre 1961. Le ton du roman change brusquement, pour devenir celui d’un quasi-reportage. Les détails sur ce que la narration appelle « l’émeute » permettent de se faire une vue d’ensemble de la manifestation, y compris sur ses à-côtés : « Ceux qui détestaient ou n’aimaient pas les Algériens, la majorité, les insultèrent ; ceux qui sympathisaient avec leur cause prièrent pour eux ». On ne sait pas si William Gardner Smith assista lui-même au massacre, s’il fit son travail de journaliste sur le moment, s’il collecta des témoignages plus tard ; mais sa description est si maitrisée, dépassionnée, que non seulement sa tonalité touche au vrai mais que ce qu’elle rapporte a largement été documenté depuis par les témoins et les historiens. « Simeon vit des vieillards matraqués après qu’ils furent tombés à terre, parfois par cinq ou six policiers en même temps ; il vit des corps sans vie qu’on continuait de frapper, encore et encore. […] Le long de la Seine, les policiers soulevèrent des Algériens inconscients et les lancèrent dans le fleuve. ».

Le témoignage conclut le roman comme si ce dernier tendait vers cet événement à la fois inattendu, surgissant à la manière des manifestants du Front de libération nationale et des unités de police dirigées par Maurice Papon, mais découlant complètement de son environnement quotidien mais inconscient, ordinaire mais invisible : une société fondée sur la hiérarchie des races et la concurrence des histoires, où chacun défend son identité ; l’inverse absolu, donc, s’il faut le rappeler, des idéaux républicains. Fallait-il un Noir américain pour le voir ? William Gardner Smith, à soixante ans de distance, nous apporte un point de vue capital sur le massacre, mais peut-être sa subversion tient-elle, d’autant plus aujourd’hui, à cette volonté de déchirer le masque français qui faisait penser à son personnage, au début du roman : « Oui, tout allait bien : il était en France ».

Est-ce à cause de cette radicalité, de ce refus des convenances, est-ce parce qu’il ne se contenta pas de sa place d’écrivain étranger accueilli par le pays de la littérature, est-ce parce qu’il osa porter attention à plus dominé que lui, que le roman de William Gardner Smith ne fut pas traduit et publié en France ? Comment expliquer nos soixante ans de retard ? Dans son introduction à la nouvelle édition en anglais, parue l’été dernier chez New York Review of Books, le critique Adam Shatz avance qu’un éditeur français aurait refusé le roman, reconnaissant explicitement qu’il était impossible de publier un tel texte en France, un an seulement après l’indépendance de l’Algérie et deux ans après le massacre parisien. Mais on ne sait rien de précis sur ce point : y a-t-il eu censure ? quel fut cet éditeur ou cette maison d’édition ? l’auteur, mort en 1974 en France, refit-il une tentative ? qui s’y opposa ? On espère qu’un jour les archives des maisons d’édition parleront.

On sait en revanche que deux romans signés William Gardner Smith furent traduits en français presque en même temps que leur parution en anglais. Le premier, Anger at Innocence, de 1950, est devenu Malheur aux justes dans la traduction de Jean Rosenthal (La Table Ronde, 1952). L’autre, Return to Black America, ou L’Amérique noire, fut traduit en 1972, deux ans après sa sortie, par Elisa Fitzgerald aux éditions Casterman, dans la collection dirigée par l’intellectuel et ancien résistant François Fejtö. Dans le deuxième roman, William Gardner Smith, se dépeignant comme un « homme noir errant », racontait son retour aux États-Unis seize ans après son départ. Peu de temps après s’être rendu à Alger, en 1968, pour couvrir la Conférence des chefs d’État africains, il y faisait référence à la guerre d’Algérie, en rapportant une conversation entre deux Blancs, un Américain du Sud et un étudiant français : « Nous venions de comprendre que la différence entre le racisme européen et le racisme américain ne réside pas dans la forme, mais dans l’ampleur du phénomène » concluait-il.

Pierre Benetti
Sur le site En attendant Nadeau

William Gardner Smith, Le visage de pierre. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent. Chez Christian Bourgois, 288 p., 21 €

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