Une mort... ou une vie Par le sous-commandant Marcos, Emiliano Zapata, depuis la commune autonome rebelle zapatiste de San Andrés Sacamchen de los Pobres, Altos de Chiapas.

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(Quatrième lettre à don Luis Villoro dans l’échange sur Éthique et Politique)
Oct.-nov. 2011

« Qui nomme, appelle. Et quelqu’un arrive, sans rendez-vous, sans explications, au lieu où son nom, dit ou pensé, est en train de l’appeler. Et quand cela arrive, on a le droit de croire que personne ne s’en va tout à fait tant que ne meurt pas la parole qui, appelle, flamboie, le ramène. » Eduardo Galeano : « Fenêtre sur la mémoire », in Paroles vagabondes, Éd. Lux.

Commune autonome rebelle zapatiste de San Andrés Sacamchen de los Pobres, Altos de Chiapas.

Don Luis,

Santé et salut.

Le matin du 26 septembre 2011, le commandant Moisés est parti travailler vers sa plantation de caféiers. Comme tous les dirigeants de l’EZLN, il ne recevait pas le moindre salaire ni prébende. Comme tous les dirigeants de l’EZLN, il devait travailler pour faire vivre sa famille. Ses fils l’accompagnaient.

Le véhicule dans lequel ils voyageaient est tombé dans un ravin. Tous ont été blessés, mais les lésions qu’a subies Moisés ont été mortelles. Lorsqu’il est arrivé à la clinique d’Oventik, il était décédé.

Dès l’après-midi, comme il est de coutume à San Cristóbal de Las Casas de cultiver les rumeurs, la mort de Moisés a attiré des journalistes charognards qui ont cru que le mort était le Lieutenant-colonel Insurgé Moisés. Quand ils ont su que ce n’était pas lui, mais un autre Moisés (le Commandant Moisés), l’affaire a perdu pour eux tout intérêt. Pour aucun d’eux ne pouvait compter quelqu’un qui n’était pas apparu en public comme dirigeant, quelqu’un qui était toujours resté dans l’ombre, quelqu’un qui apparemment n’était qu’un Indien zapatiste de plus...

Sur le calendrier, cela a dû se passer en 1985-1986. Moisés a eu vent de l’EZLN et a décidé de se joindre à l’effort d’organisation quand sur les Altos de Chiapas les zapatistes se comptaient sur les doigts des deux mains... et encore, pas tous les doigts...

Avec d’autres compañeros, (parmi eux, Ramona), il a commencé à cheminer dans les montagnes du Sud-est mexicain, mais avec une idée d’organisation. De la brume surgissait sa petite silhouette vers les parages tzotzils de la zone des Altos. Et sa parole reposée égrenait l’interminable cahier de doléances de ceux qui sont de la couleur de la terre.

« Il faut lutter », concluait-il.

Au petit matin du premier janvier 1994, comme un combattant parmi les autres, il est descendu des montagnes vers la hautaine cité de San Cristóbal de Las Casas. Il a participé à la colonne qui a pris la mairie, obligeant à la reddition, la force gouvernementale qui la gardait. Avec les autres membres tzotzils du CCRI-CG, il est apparu au balcon du bâtiment qui donne sur la place principale. Derrière, dans l’ombre, il a écouté la lecture qu’un de ses compañeros a faite de ce qu’on a appelé la « Déclaration de la Jungle Lacandone » à une foule de métis incrédules ou sceptiques, et d’indigènes pleins d’espoir. Avec sa troupe, il s’est replié vers les montagnes quand s’écoulaient les premières heures du 2 janvier 1994.

Après avoir résisté aux bombardements et aux incursions des forces gouvernementales, il est redescendu à San Cristóbal de Las Casas en tant que membre de la délégation zapatiste qui a participé aux Dialogues dits de la Cathédrale avec des représentants du gouvernement suprême.

Il en est revenu, et il a continué à sillonner les parages pour expliquer, et surtout pour écouter.

« Le gouvernement n’a pas de parole », concluait-il.

Avec des milliers d’indigènes, il a bâti l’Aguascalientes II, à Oventik, alors que l’EZLN subissait toujours la persécution de Zedillo.

Il a été l’un de plus parmi les milliers d’indigènes zapatistes qui, de leurs mains nues, ont affronté la colonne de chars fédéraux qui voulaient prendre position à Oventik lors des jours funestes de 1995.

En 1996, aux dialogues de San Andrés, il veillait, parmi d’autres, à la sécurité de la délégation zapatiste, encerclée comme elle l’était par des centaines de militaires.

Debout, dans les petits matins gelés des Altos de Chiapas, il résistait à la pluie qui faisait fuir les soldats pour chercher toit et refuge. Il ne bougeait pas.

« Le Pouvoir est traître », disait-il, comme pour s’excuser.

En 1997, avec ses compañeros, il a organisé la colonne tzotzil qui a participé à ce qu’on a appelé la « Marche des 1111 », et il a réuni des informations vitales pour éclaircir le massacre d’Acteal, le 22 décembre de cette année-là, perpétré par des paramilitaires sous la direction du général de l’armée fédérale Mario Renán Castillo, et avec Ernesto Zedillo Ponce de León, Emilio Chuayfett et Julio César Ruiz Ferro pour auteurs intellectuels.

En 1998, il a organisé et coordonné le soutien et la défense apportés, depuis les Altos de Chiapas, aux compañeros chassé-e-s par les attaques contre les communes autonomes lancées par « el Croquetas » Albores Guillén et Francisco Labastida Ochoa.

En 1999, il a participé à l’organisation et à la coordination de la délégation indigène tzotzil zapatiste qui a participé à la consultation nationale, quand 5.000 zapatistes (2.500 femmes et 2.500 hommes) ont couvert tous les États de la République mexicaine.

En 2001, après la trahison par toute la classe politique mexicaine des « Accords de San Andrés » (à ce moment se sont alliés le PRI, le PAN et le PRD pour fermer la porte à la reconnaissance constitutionnelle des droits et de la culture des peuples originaires du Mexique), il a continué à parcourir les parages tzotzils des Altos de Chiapas, parlant et écoutant. Mais alors, quand il avait fini d’écouter, il disait : « Il faut résister ».

Moisés était né le 2 avril 1956, à Oventik.
Sans seulement l’avoir voulu, et surtout sans en tirer le moindre bénéfice, il est devenu l’un des chefs indigènes les plus respectés dans l’EZLN.

À peine quelques jours avant sa mort, je l’ai vu lors d’une réunion du Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général de l’EZLN (CCRI-CG), où a été analysée la situation locale, nationale et internationale, et où a été discuté et décidé le chemin à suivre.

Nous avons expliqué qu’une nouvelle génération de zapatistes était en train d’arriver aux tâches de direction. Des jeunes, garçons et filles, qui sont nés après le soulèvement, qui se sont formés dans la résistance, et qui ont été éduqués dans les écoles autonomes, sont à présent élus comme autorités autonomes et arrivent à être membres des Conseils de bon gouvernement.

On a discuté et on s ’est mis d’accord sur comment les soutenir dans leurs tâches, les accompagner. Comment construire le pont de l’histoire entre les vétérans zapatistes et eux. Comment nos morts nous lèguent des engagements de la mémoire, le devoir de continuer, de ne pas flancher, de ne pas se vendre, de ne pas faillir, de ne pas se rendre.

Il n’y avait de nostalgie chez aucun de mes chefs et cheffes.

Ni la nostalgie des jours et des nuits où, en silence, ils ont forgé de ce qui serait mondialement connu comme « Armée zapatiste de libération nationale ».

Ni la nostalgie de moments où notre parole était écoutée en beaucoup de coins de la planète.

Il n’y avait pas de rires, c’est certain. Il y avait des visages sérieux, soucieux de trouver ensemble le chemin commun.

Il y avait, en revanche, ce que don Tomás Segovia a appelé un jour « nostalgie du futur ».

« Il faut raconter l’histoire », a dit le Commandant Moisés, en guise de conclusion, à la fin de la réunion. Et le Commandant est reparti vers son lopin à Oventik.

Ce matin du 26 septembre 2011, il est parti de chez lui en disant « je reviens tout à l’heure », et il s’en est allé vers son turbin pour obtenir de la terre la nourriture et le lendemain.

Quand j’écris sur lui, j’ai mal aux mains, don Luis.

Pas seulement parce que nous avons été ensemble au début du soulèvement, et ensuite durant des jours lumineux et de froids petits matins. Aussi et surtout parce qu’en retraçant rapidement son histoire, je me rends compte que je suis en train de parler de l’histoire de n’importe lequel de mes cheffes et chefs, de ce collectif d’ombres qui nous indique le cap, le chemin, le pas suivant. De ceux qui nous donnent identité et héritage.

Peut-être qu’une fois encore les rumorologues de San Cristóbal et autre faune ne sont pas intéressés par la mort du Commandant Moisés parce qu’il n’était qu’une ombre de plus parmi les milliers de zapatistes. Mais à nous, il nous laisse une dette immense, aussi immense que le sens des paroles par lesquelles, en souriant, il m’a dit au revoir à la fin de cette réunion : « La lutte n’est jamais finie », a-t-il dit tout en rassemblant son petit fourbi.

Une mort, une vie.

On pourrait élucubrer sur ce qui mène mes paroles à jeter ce pont compliqué et multiple entre don Tomás Segovia et le Commandant Moisés, entre l’intellectuel critique et le haut dirigeant indigène zapatiste.
On pourrait penser que c’est leur mort, le fait qu’en les nommant nous les ramenons parmi nous, si égaux parce qu’ils étaient, qu’ils sont, différents.

Mais non, ce sont leurs vies qui viennent à point (ou à virgule, c’est selon).

Parce que leurs absences ne produisent pas en nous des hommages frivoles ou de stériles statues. Parce qu’ils laissent en nous un à-suivre, un reste-dû, un héritage. Parce que face aux tentations à la mode (médiatiques, électorales, politiques, intellectuelles), il y a celui qui affirme qu’il ne se rend pas, qu’il ne se vend pas, qu’il ne faillit pas. Et il le fait avec un mot qu’on ne prononce avec authenticité que lorsqu’on le vit : « Résistance ».

Là-bas, en haut, la mort s’exorcise par des hommages, parfois des monuments, des noms de rues, de musées ou de festivals, des prix par lesquels le Pouvoir célèbre la capitulation, le nom en lettres dorées sur un quelconque mur promis à la démolition. C’est ainsi qu’ils affirment la mort. Hommage, mots émus, page tournée, et voyons la suite.

Mais...

Eduardo Galeano dit que personne ne s’en va tout-à-fait tant qu’il reste quelqu’un pour le ou la nommer.

Et le vieil Antonio disait que la vie était un puzzle long et compliqué qu’on ne pouvait monter que lorsque les héritiers nommaient le défunt.

Et Elías Contreras dit que la mort a besoin d’avoir sa taille réelle, et qu’elle n’y parvient que lorsqu’on la met à côté d’une vie. Et il ajoute qu’il faut se rappeler, quand s’en va un morceau du cœur collectif que nous sommes, que cette mort a été et est une vie.

Voilà.

En nommant Moisés et don Tomás, nous les ramenons, nous montons le puzzle de leurs vies de lutte, et nous réaffirmons qu’ici, en bas, une mort est surtout une vie.

À présent, là-haut, vont continuer le vacarme, la schizophrénie, le fanatisme, l’intolérance, les capitulations déguisées en tactique politique.

Ensuite viendra la gueule de bois : la reddition, le cynisme, la défaite.

En bas continue le silence et la résistance. Toujours la résistance...

Bon, don Luis. Salut, et que ce soient des vies que les morts nous lèguent.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.

Sous-commandant insurgé Marcos.

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