Peut-on évaluer les risques ?
Psychose de la grippe, miroir des sociétés un article utile dans les archives du monde diplo...

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D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les pays de l’hémisphère Nord ont commandé plus d’un milliard de doses de vaccin contre la grippe A (H1N1) aux laboratoires pharmaceutiques. Lesquels ne devraient pouvoir en fournir, au début de l’automne, qu’une quantité limitée. Pendant que les nations industrialisées multiplient les mesures préventives susceptibles de limiter l’impact économique et sanitaire d’un virus certes très contagieux mais — pour le moment — peu létal, des voix s’élèvent pour dénoncer un emballement politico-médiatique. Il est impossible de traiter du risque comme d’une réalité objective. Les grandes peurs — de la technologie, de l’étranger, du terroriste, de la maladie… — se multiplient, parfois attisées par qui y trouve son compte. Car, des services de sécurité à l’industrie pharmaceutique, l’anxiété est un marché. Au fond, la panique suscitée par la grippe tend un miroir aux sociétés. S’y reflètent les intérêts, les fantasmes et l’ombre d’une régression obscurantiste qui prête aux scientifiques de noirs desseins. Tout tourne, dès lors, autour de cette question : comment réduire le risque en amont pour échapper à l’angoisse permanente ?

par Denis Duclos , septembre 2009

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Il y a vingt-six ans se déployait une pandémie nouvelle pour l’homme : le sida. Depuis, au moins quatre grandes alertes ont été lancées, la dernière concernant la grippe dite "A" (H1N1). Ces pathologies présentent plusieurs points communs : elles découlent soit de vecteurs alors inconnus — comme le VIH pour le sida ou la protéine prion de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), issue de la « maladie de la vache folle » —, soit de mutations inattendues de virus connus ; elles proviennent toutes d’épizooties (propagations de maladies animales) ; enfin, toutes sont concernées par le passage de la barrière immunitaire séparant les espèces et par le fait qu’elles deviennent contagieuses entre êtres humains.

D’importantes différences les caractérisent également : le sida a tué vingt-cinq millions de personnes depuis 1983 (dont les deux tiers en Afrique subsaharienne). En regard, deux cent quatorze sont mortes depuis 1996 de la variante humaine de l’ESB  [1] (dont cent soixante-huit au Royaume-Uni) ; le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) a fait neuf cent seize victimes entre 2003 et 2009 (la quasi-totalité en Asie du Sud-Est) ; la grippe aviaire (H5N1) ne comptait, fin 2008, que deux cent quarante-huit cas fatals, dont 80 % en Asie du Sud-Est.

Quant à la grippe A, désormais répandue sur la planète — issue de « médiation » porcine, comme toutes les grippes pandémiques du passé —, on ne lui attribue "que" mille deux cent cinquante décès (sans certitude) au bout de huit mois, soit nettement moins que le taux moyen d’une grippe saisonnière (trois cent mille décès annuels dans le monde). Ce qui ne préjuge pas de sa létalité en hiver, les virus de la grippe résistant bien au froid.

On est ainsi passé d’un danger, qui s’est révélé massif et durable, à des risques potentiels, récurrents mais faibles en apparence, ce renversement allant de pair avec des attitudes très différentes dans la manière de les appréhender : pour le sida et l’ESB, les opinions publiques se sont inquiétées de la manière dont les autorités et toutes les parties prenantes ont sous-estimé les dangers, caché des réalités inquiétantes et tenté de différer le plus possible un scandale inéluctable mettant en cause des personnalités de premier plan  [2].

En revanche, pour le SRAS, la grippe aviaire et la grippe transmise à l’homme sous l’appellation "A", c’est plutôt l’inverse qui se produit : les institutions sanitaires et les pouvoirs publics sont soupçonnés d’alarmisme. On leur reproche d’utiliser chaque occasion pour détourner l’attention de la crise économique, démontrer leur pouvoir d’intervention, déployer une prévention hors de proportion avec les dangers réels et, finalement, roder les cadres d’une gestion mondiale à la fois marchande, autoritaire et hygiéniste de la santé dénoncée depuis longtemps par Rony Brauman  [3], notamment en décidant de campagnes de vaccination obligatoire contestables dans les pays pauvres.

La période semble donc propice pour éviter de tomber dans l’angoisse tous azimuts, sans sous-estimer les enjeux, et pour tenter de démêler le fantasme du véritable péril.

L’amplification des risques d’épidémies nouvelles est réelle : selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), trente-neuf agents pathogènes ont été découverts depuis 1967. La population humaine connaît une croissance rapide (près d’un milliard de personnes supplémentaires en dix ans) et, surtout, une concentration urbaine inédite : près de quatre milliards d’individus habitent en ville, soit plus de 50 % de la population mondiale, et 25 % dans des grandes villes, dont beaucoup au-dessous du seuil de pauvreté (un milliard de citadins vivent dans des taudis, huit cent soixante-deux millions de personnes ne mangeaient pas à leur faim en 2008  [4] et deux milliards connaissent des carences en micronutriments et en protéines).

Les moyens de communication, de distribution, de diffusion se sont considérablement développés, entraînant à la fois une propagation accrue des vecteurs de maladies (les moustiques sont d’excellents clients des compagnies aériennes) et une efficacité plus grande dans la riposte. Déjà en 1918, la grippe dite « espagnole » (présentant également les sous-groupes H1N1 - lire « Combinaisons fatales »), probablement rapportée de... Chine par un bataillon américain, ne mit que quinze jours à faire le tour des États-Unis (grâce aux bateaux, aux bus et aux trains) et deux mois à se répandre sur les champs de bataille. Elle finit par tuer au moins trente millions de personnes dans le monde (et peut-être bien davantage), dont presque la moitié en Chine et en Inde.

Inutile, pour autant, de noircir le tableau. Comme le note l’historien de la médecine Patrick Zylberman, « nous disposons de connaissances scientifiques sur le virus (...), d’antiviraux et de vaccins. Des antibiotiques permettent de traiter les surinfections. Sans parler de la surveillance épidémiologique, mise en place depuis 1995, et des plans de réponse épidémique prévus, même si tout n’est pas parfait  [5] ». Contrairement au début du siècle dernier, la période actuelle, malgré la propagation de la crise économique, ne connaît plus les famines à répétition ou les états d’épuisement associés aux guerres de grande échelle, ce qui accroît la difficulté, pour une infection, de vaincre les défenses immunitaires ; en outre, une majorité des habitants de la planète accède à l’eau courante, malgré d’importantes disparités. Tant qu’à remonter dans l’histoire, on rappellera que les grandes pestes du milieu du XIVe siècle (plus de cinquante millions de morts) durent leur virulence à un ensemble de facteurs aggravants : prolifération d’animaux porteurs liée à une « politique humaine » (à l’instar de la destruction des chats, considérés comme diaboliques !), poussée démographique, concentration de populations dans les villes, mauvais état physiologique dû à la misère, état de belligérance général et chronique, etc.

La maladie, induite par la logique du vivant, a su s’adapter à l’ère technologique. L’efficacité immémoriale des mécanismes de la sélection joue à notre désavantage pour contourner les antibiotiques ou d’autres progrès médicaux : aux États-Unis, un staphylocoque doré sur deux n’est plus sensible à l’érythromycine, la méticilline, la pénicilline ou la tétracycline ; en France, la moitié des pneumocoques résistent à la pénicilline  [6], etc. Ce phénomène rend plus aléatoire le traitement d’affections postgrippales et explique en partie les différences considérables dans la « létalité » de H1N1 d’un pays à l’autre.

Aucune théorie du complot (imputant des intentions meurtrières aux institutions qui favorisent et organisent les vaccinations, par exemple) n’est ici nécessaire pour admettre que les stratégies humaines d’éradication des maladies, objectifs pour le moins bénéfiques et tout à l’honneur des sciences médicales, ont buté sans l’avoir vraiment prévu sur la machinerie des adaptations bactériennes et virales en œuvre depuis des milliards d’années  [7]. Relayée par les médecins, la fringale du public pour les antibiotiques n’a connu une restriction — souvent plus théorique que pratique — que récemment. Il fallait rencontrer cette montée des résistances pour concevoir la nécessité d’élaborer des lignes d’action beaucoup plus spécifiques. L’homme doit répondre à son tour au défi, ce qui peut d’ailleurs impliquer soit un retour au vaccin (ignorant la résistance puisqu’il renforce les défenses), soit un passage aux thérapies géniques.

Impuissance à traiter le problème à sa racine

Pour ce qui concerne la grippe (surveillée par l’OMS depuis sa création en 1948), la mutation a été intégrée dans le raisonnement conduisant à des vaccins efficaces dans de larges pourcentages. Et elle peut aussi être prévue pour les formes nouvelles. Ainsi, selon plusieurs spécialistes dignes de confiance — tels Robert Webster, Kawaoka Yoshihiro, Albert Osterhaus, Claude Hannoun ou Desmond O’Toole  [8] —, le véritable risque des grippes nouvellement sorties du « creuset asiatique » (c’est-à-dire d’une vaste région du monde où une population rurale dense vit en promiscuité avec des élevages porcins et aviaires) réside dans une combinaison de traits génétiques du H1N1 (grande contagiosité - faible mortalité) et du H5N1 (faible contagiosité - forte mortalité). Sa probabilité est faible mais, si elle se réalisait, le danger existerait — encore qu’incertain — de lier les deux caractères typiques et d’obtenir une forte mortalité pour un très grand nombre de personnes, surtout pour les populations d’Asie du Sud-Est.

On peut donc comprendre la fébrilité grandissante des États, dont le premier devoir est de protéger leur population, et le ton de plus en plus énergique des institutions internationales, inquiètes de la circulation rapide des maladies (cinq mille avions de ligne volant en permanence, des centaines de millions d’enfants réunis dans les écoles, etc.).

Toutefois, si l’on doit reconnaître un meilleur sens des responsabilités partagées, on est aussi en droit d’en considérer les aspects inévitablement problématiques. Ainsi, désormais, pour être en mesure de contrer l’épidémie due à une bactérie, à une grippe ou à un rhume devenu dangereux, il faudrait sans doute mettre en œuvre un ensemble de contraintes : quarantaines et fermetures de frontières, interdictions de rassemblement, « consignations » à domicile, traitements obligatoires, etc. Les populations occidentales ont perdu l’habitude des mesures coercitives de masse, comme les mobilisations générales, et sont enclines à percevoir les régulations collectives des comportements comme autant d’atteintes aux libertés individuelles.

Autre dimension du problème : les gouvernements semblent moins à même de freiner l’apparition de situations favorables à l’émergence de nouvelles maladies que d’intervenir a posteriori en amenant les personnes à des contrôles ou à des campagnes de vaccination, sur la base du volontariat ou de l’obligation. Cette relative impuissance à traiter le problème à sa racine ne date pas d’aujourd’hui : les autorités européennes ou américaines ne maîtrisaient pas les techniques de préparation des produits de la transfusion sanguine, qui, on le sait maintenant, contribuèrent au démarrage du sida. Elles ne furent pas davantage efficaces quand il s’est agi de rendre plus sûre la fabrication des farines animales ; leur ingestion par les bovins favorisa le passage des prions, possiblement en provenance d’animaux d’autres espèces.

Les trois dernières grandes alertes ont toutes mis en cause l’extension de l’élevage industriel délocalisé des volailles et des porcs, sans pour autant que progresse la prophylaxie  [9], et cela aussi bien en Chine qu’au Mexique ou en Malaisie, ou même dans des pays dits « développés ». Or le porc (ou le sanglier, dont la population explose en France) dispose de récepteurs des virus aviaires et humains, et peut servir de creuset pour combiner les deux : un million et demi de décès lui furent imputés lors des pandémies d’origine aviaire en 1957 (A/H2N2) et 1968 (A/H3N2), lesquelles firent, sans qu’on en parle, trente-deux mille morts en France, soit deux fois plus que la canicule de 2003)  [10]. On ne peut exclure que le hiatus entre un bas niveau de prévention générale et une pression plus forte exercée en aval sur le comportement du public ait pu être facilité par la conception libérale et le « laisser-faire » qui ont prévalu dans le monde depuis les années 1980.

Spécialiste des maladies infectieuses et membre de l’Académie de médecine, le professeur Marc Gentilini s’est indigné : « Le poids qu’on attribue à la grippe A est indécent par rapport à l’ensemble de la situation sanitaire dans le monde. C’est une pandémie de l’indécence. Quand je regarde la situation de la planète, j’ai honte de voir tout ce qui est entrepris pour éviter cette grippe dont on ne sait que peu de chose  [11] », alors que le paludisme tue un million de personnes « dans l’indifférence quasi générale ». Sans parler de maladies comme le diabète, exemple désormais canonique en « risquologie » pour évoquer un danger majeur et presque ignoré du grand public : de l’ordre de quatre millions de décès par an, sa létalité, essentiellement attribuable aux modes de vie "modernes", est en constante augmentation.

Sur la balance des phobies, toutes les pathologies ne se valent pas — ni surtout les populations qui en pâtissent. Pourquoi la grippe aviaire ou la grippe porcine ont-elles entraîné un regain de mobilisation des responsables sanitaires, alors que la simple gastro-entérite (bactérienne ou surtout virale) tue près d’un million d’enfants et six cent mille personnes par an dans les pays pauvres, sans que cela semble préoccuper les amateurs de grandes inquiétudes ? Relativement bénigne en France, elle y a désormais dépassé le seuil épidémique, certaines formes étant induites par des bactéries résistantes, et d’autres par des virus qui pourraient muter...

Déployer, sur le registre de la peur, les discours de la science et de la responsabilité politique en matière de santé afin de mieux mobiliser les populations contre des dangers parfois encore potentiels comporte des conséquences négatives. Répétés par tous les moyens "pédagogiques", ils finissent par se combiner avec un ensemble d’orientations anxiogènes qui ne sont pas pour rien dans l’explosion des expressions carrément... « paranogènes ». Les profiteurs de la peur sont présents dans cette dérive : « Au secours, la grippe arrive ! » clame Santé Magazine, le 12 décembre 2008. Ou encore ce fabricant de masques contre la grippe dont le thème publicitaire sur Internet est : « N’attendez pas qu’il soit trop tard ! ».

Or trop mettre l’accent sur des périls présentés comme apocalyptiques renforce l’inquiétude des plus manipulables (les sondages indiquent que les catégories modestes ont plus peur de la grippe A que les cadres supérieurs  [12] et favorise l’imaginaire du pire : les discours d’affolement se multiplient, notamment relayés (à visage plus ou moins découvert) par des groupes sectaires prompts à accuser les « maîtres du monde » de vouloir sciemment nous rendre malades, sous le prétexte de nous soigner  [13]. Ainsi, sur Solari.com, Mme Catherine Austin Fitts (sous-secrétaire d’Etat au logement pendant le premier mandat de M. George W. Bush) prévoit-elle, avec tristesse et horreur, que la grippe et ses vaccins seront utilisés pour diminuer la population humaine désormais « hors de contrôle  [14] ».

Le thème de la vaccination, libre ou obligatoire, a fait l’objet de peurs populaires depuis le début du XIXe siècle. Bien que le vaccin ait incontestablement sauvé ou prolongé des millions de vies, il a également été l’occasion d’effets « iatrogènes »  [15], comme toutes les techniques de soin. Mais ceux-ci ont alimenté à chaque fois la résurgence de véritables terreurs. Aujourd’hui, celles-ci tendent à se combiner dans un rejet culturel global des interventions collectives sur le corps humain : l’implant sous-cutané de micropuces électroniques est ainsi érigé en « marque du diable », quand bien même il est d’une utilisation rare (et réprouvée)  [16]. Il n’empêche qu’on peut trouver sur Internet la combinaison systématique du refus du vaccin et de la micropuce, en réaction exaltée à un « gouvernement mondial » satanisé supposé vouloir réduire et asservir la population de la planète — le tout en référence à l’Apocalypse biblique  [17].

Dans les deux cas, c’est le franchissement de la peau qui constitue le noyau du fantasme (alors que l’antibiotique, peut-être parce qu’il est souvent donné par voie orale, ne suscite pas cette réaction). Comme si la découverte par Louis Pasteur de notre condition d’espèce soumise en tant que telle à la contamination entre tous ses membres était rendue d’autant plus insupportable qu’elle était réaffirmée par la société se permettant de poursuivre les organismes pathogènes « par effraction » dans le corps de chacun.

En fin de compte, le risque majeur n’est pas toujours celui auquel on pense le plus. La dérive de nos sociétés vers l’obsession sécuritaire peut en être un, et des plus graves, notamment parce que interdisant toute politique de santé raisonnable et concertée. Un climat de défiance généralisée explique en partie les difficultés d’une information franche sur les réalités épidémiologiques et sur les solutions thérapeutiques ou les campagnes de police sanitaire. Que ces difficultés alimentent en retour des rumeurs absurdes fait partie du problème. De même qu’une interpénétration croissante entre les questions de santé publique, les politiques sociales et économiques, voire les enjeux stratégiques et géopolitiques, favorise la mise en ordre autoritaire et le recours au secret.

Il est d’autant plus urgent de fournir au public les moyens d’établir ses opinions sur des bases sérieuses — tout en comprenant et en respectant les émotions et les angoisses, qui ne sont jamais sans cause. Car les partisans du « passage en force de la science » auront beau avoir raison en termes d’urgence, voire de démocratie sanitaire, ils ne pourront pas nier le fait que ces fantasmes comportent une certaine part de vérité. Plus la société humaine se comportera comme un bassin unique pour des pandémies elles-mêmes multipliées, et plus nous aurons affaire à une autorité prétendant représenter cette espèce : un biopouvoir universel en un sens plus précis que ce qu’avait constaté Michel Foucault  [18].

Voilà donc désormais une contradiction irréductible avec laquelle il nous faut vivre : accepter notre réalité biologique tout en exigeant d’être respectés comme sujets politiques et privés, comme êtres singuliers. La nécessité de procéder à des arbitrages entre ces deux aspects contraires conduira à en tolérer les conséquences (parfois mortelles). Ainsi pouvons-nous décider comme peuples de préférer un certain niveau de morts sur la route à l’embarquement de mouchards électroniques dans nos voitures, ou d’affronter bravement telle épidémie de grippe hivernale plutôt que d’être obligés au vaccin.

Mais il serait dommage, voire stupide, que, comme au Nigeria, nous devions subir un redémarrage fulgurant de la poliomyélite parmi les enfants, au seul motif que nous aurions développé une méfiance paranoïaque à l’égard des « vaccinateurs-empoisonneurs »  [19]. Il serait également peu raisonnable d’attendre passivement que se produise un éventuel "mariage" des virus H5N1 et H1N1, au risque de voir faucher une bonne partie de notre population dans la force de l’âge. En revanche, le droit de mettre en question l’obligation de vaccination pourrait être admis dans le cas de pathologies mal cernées, ou pour des techniques faisant l’objet de contestations entre experts.

Concernant enfin la dénonciation d’intentions de manipulation des virus dans le but de les rendre encore plus mortels (par exemple dans le cadre d’un « bioterrorisme » privé ou étatique), il est d’abord important de souligner son caractère irréaliste : non pas que des assemblages de virus pathogènes soient techniquement impossibles à réaliser en laboratoire (cela se fait tous les jours dans une visée thérapeutique ou expérimentale) ; mais de telles manipulations n’auraient que peu de chances d’obtenir l’efficacité d’une mutation naturelle.

En général d’ailleurs, les disséminations accidentelles d’organismes modifiés « s’éteignent » dans des contextes qui leur sont presque toujours défavorables. De plus, pour réussir à fabriquer la maladie exactement adéquate aux intérêts de tel ou tel groupe ou de tel Etat terroriste, il faudrait d’abord subir suffisamment d’échecs d’expériences grandeur nature, attirant ainsi l’attention de tous les services secrets du monde ! En somme, si l’on nourrit les intentions les plus noires à l’égard de notre espèce, il vaut bien mieux s’en remettre à la nature, dans un contexte de surpopulation, que de s’acharner à des tentatives hasardeuses.

Prêter aux fonctionnaires nationaux ou internationaux des intentions obscures, voire criminelles, pouvant aller jusqu’à préparer — de connivence avec les laboratoires pharmaceutiques — un génocide mondial en vue de diminuer la population « en excédent », est non seulement une parfaite absurdité mais une incitation à la haine, voire un appel au lynchage. Les médecins, chercheurs et fonctionnaires de santé qui travaillent dans le domaine difficile des épidémies actuelles, et qui peuvent intervenir dans des procédures de police sanitaire, sont dans leur immense majorité des gens dévoués à la cause qui fait l’honneur de leurs professions : protéger et sauver. Ils savent aussi que, lorsque la crainte irrationnelle s’empare de la population, ils sont les premiers à engager leur sécurité.

Fantasme d’une purge démographique

Ce serait donc commettre une erreur que d’aborder seulement les fantasmes comme des peurs travestissant des doutes utiles, des inquiétudes légitimes ou des ressentiments admissibles. Il faut aussi les considérer parfois comme des désirs innommables, d’autant plus facilement attribués à l’« ennemi ». Ainsi de la dénonciation indignée sur certains blogs d’une prétendue intention génocidaire concernant un « trop-plein démographique »  [20]. Il y a là non pas tant un objet de frayeur qu’un désir très répandu, bien que déguisé et hypocritement attribué à un mythique personnage malfaisant. Admettons un moment que, pour citer Claude Lévi-Strauss, ce désir sourde « comme une eau perfide d’une humanité saturée de son propre nombre et de la complexité toujours plus grande des problèmes, comme si son épiderme eût été irrité par le frottement résultant d’échanges matériels et intellectuels accrus par l’intensité des communications  [21] » ; est-il pour autant loisible d’imaginer qu’une vaste « purge démographique », solutionnant enfin l’interminable crise économique, pourrait être d’autant plus souhaitable qu’elle serait naturellement l’effet d’une « bonne grippe » ?

On peut « entendre » les arguments en ce sens : l’Angleterre démocratique moderne, « mère des Parlements », est en effet née de conditions sociales radicalement améliorées par la Grande Peste de 1350 (hausse des salaires des survivants, recul du servage, baisse de la rente foncière, etc.). Néanmoins, ce genre de raisonnement est sujet à caution à plus d’un titre, même en dehors du cynisme inhumain qu’il sous-entend : une diminution brutale de la population aggraverait la crise économique en cours, ferait chuter les productions, les emplois et leurs revenus, imposerait des régimes autoritaires. Il serait absurde d’imputer cet objectif aux « affreux capitalistes », qui ont au contraire constamment besoin de se nourrir de tout type de croissance et d’aspirer à toujours plus de « relance ».

Mais l’appétence pour la maladie mortelle « salvatrice » ne se présente jamais franchement pour ce qu’elle est : elle semble rejetée avec une sainte horreur sur l’image caricaturée de l’élite internationale ou des « Illuminati », ces nouveaux monstres et tueurs en série imaginaires de l’histoire mondialisée. Ainsi, la journaliste autrichienne Jane Burgermeister a-t-elle déposé une plainte auprès du bureau du procureur de Vienne, le 8 avril 2009, à l’encontre des sociétés Baxter AG, Baxter International et Avir Green Hills Biotechnology AG, « pour avoir développé, manufacturé, disséminé et répandu une arme biologique de destruction massive sur le sol autrichien entre décembre 2008 et février 2009, dans l’intention de provoquer une pandémie mondiale de grippe aviaire, et afin de tirer profit de cette pandémie, en violation des lois sur le crime organisé et sur le génocide ». Elle déclare avoir ensuite poursuivi un certain nombre de responsables internationaux et de dirigeants politiques, mais aussi les « Illuminati » et le groupe de Bilderberg  [22], « pour consentir sciemment à une campagne de vaccination permettant en fait d’inoculer aux peuples un “mélange” de virus aviaires et porcins dans le but de tuer un grand nombre de personnes  [23] ».

Accélérée et étendue par Internet, la propagation des rumeurs les plus infondées et les plus folles accusant pêle-mêle l’OMS, MM. Barack Obama, David Rockefeller ou George Soros mobilise le désir mortifère qui travaille aujourd’hui tout sujet de cette société mondiale oppressante et dangereuse, incertaine et désorientée. Elle renoue aussi avec des phénomènes d’agitation démagogique (déjà parfois liés aux épidémies dont on accusait les étrangers et les Juifs) et renouvelle à l’échelle de la Toile la capacité des médias classiques à précipiter l’opinion publique dans l’engouement ou la défiance.

Comme le rappelle Pascal Froissart  [24] à propos des théories conspirationnistes, le « droit au doute » est important, voire « sain » ; mais, quand il se transforme en obligation d’être terrorisé, on entre dans une autre logique, celle des périodes sombres de l’histoire.

Denis Duclos
Anthropologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; il travaille notamment sur les « grandes peurs » de société.

Voir en ligne : Source : archives du monde diplomatique

[1Proche de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

[2En France, l’« affaire du sang contaminé » dévoila que les institutions de transfusion sanguine avaient distribué à des hémophiles, en 1984-1985, des produits contaminés par le VIH, alors que l’on savait déjà éliminer le virus. M. Laurent Fabius (alors premier ministre) et Mme Georgina Dufoix (ministre des affaires sociales) furent innocentés en 1999 de l’accusation d’homicide involontaire. Des affaires de contamination massive eurent lieu dans d’autres pays, notamment en Chine.

[3Président de Médecins sans frontières France de 1982 à 1994. Lire « Mission civilisatrice, ingérence humanitaire », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

[4Discours de M. Jacques Diouf, directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), au Sommet mondial de l’alimentation, 3 juin 2008.

[5« Grippe : 2009 n’est pas 1918 », entretien avec Patrick Zylberman, Le Monde, 9 mai 2009.

[6Sources : National Nosocomial Infections Surveillance System (NNIS, un département des Centers for Disease Control d’Atlanta) ; rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques de santé (Opeps), Paris, 2006 ; rapport Raisin (Réseau d’alerte, d’investigation et de surveillance des infections nosocomiales), Saint-Maurice, 2006.

[7On voit ainsi apparaître des résistances au Tamiflu, un médicament qui limite efficacement la dissémination du virus grippal. Par ailleurs, une étude néerlandaise portant sur mille cinq cents personnes infectées par le VIH montrait en 2003 que des résistances apparaissaient pour chaque classe de traitement avant même leur application : les personnes étaient porteuses de souches déjà résistantes.

[8Respectivement : collaborateur de l’OMS sur l’interface animal-humain des grippes (Webster) ; virologue à l’université du Wisconsin (Kawaoka) ; directeur de l’institut Erasmus, à Rotterdam, qui a démontré dès 1997 que H5N1 pouvait se transmettre à l’homme (Osterhaus) ; créateur, en France, des groupes régionaux d’observation de la grippe (GROG), largement imités à l’étranger (Hannoun) ; biologiste à l’université de Hongkong (O’Toole).

[9Toute action prévenant l’apparition d’une pathologie. Par exemple, le fait de se laver les mains adéquatement a pu réduire de moitié les infections contractées dans les hôpitaux.

[10Selon l’épidémiologiste Antoine Flahaut (Libération, Paris, 7 décembre 2005).

[11Le Monde, 6 août 2009.

[12Sondage IFOP — Dimanche Ouest France (cité dans L’Express, Paris, 1er août 2009).

[13Un thème brandi notamment par le site Spread the Truth et largement relayé.

[14Mais elle affirme aussi qu’une économie mondiale stabilisée implique la réduction de la population humaine à cinq cents millions d’habitants !

[15Pathologie générée par l’activité médicale (iatros : médecin, en grec).

[16La micropuce implantée sous la peau pourrait, selon ses promoteurs, être utile, en cas d’hospitalisation, pour identifier la personne, rappeler son histoire médicale, déterminer ses allergies, les médicaments qu’elle prend, etc. Inutile de dire que ce fantasme "utilitaire" est le miroir de celui qui s’en horrifie au point de perdre toute confiance dans le bon sens des peuples.

[17Voir les sites : Onnouscachetout.com ; Conspiration.ca ; Dak-ministries.com ; Bethel-fr.com ; Spreadthetruth.fr ; Singularityhub.com. Sans parler des constellations de « tags » (mots-clés) qui relient ces thèmes au « complot du 11-Septembre », à la mise en cause de dirigeants "criminels", à l’accusation d’Israël, etc.

[18Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.

[19Même si la théorie de la transmission du VIH à l’homme lors de mises au point de vaccins de la poliomyélite au Congo est l’objet d’une controverse non close entre le journaliste britannique Edward Hooper et la majorité des spécialistes.

[20Mondialisation.ca, Spread the Truth, Eva R-Sistons, Solari, etc.

[21Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, Paris, 1955.

[22Réseau d’influence, le groupe de Bilderberg rassemble des personnalités de tous les pays — dirigeants de la politique, de l’économie, de la finance, des médias, responsables de l’armée ou des services secrets — ainsi que quelques scientifiques et universitaires.

[23Rumeur propagée notamment par Barbara Minton, « Journalist files charges against WHO and UN for bioterrorism and intent to commit mass murder », 25 juin 2009.

[24Enseignant-chercheur à Paris-VIII, auteur de La Rumeur - Histoire et fantasmes, Belin, Paris, 2002.

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  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).