Le grand silence du socialisme ... en France !

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 5%

La question soulevée dans ce texte est la suivante : est-ce que les idées relatives au communisme influencent celles que l’on peut avoir sur le socialisme ? Existe-t-il une relation descendante entre conception ou idéologie du communisme et conception du socialisme ? Pour tenter de répondre à cette question, j’ai examiné les deux points suivants :

  • Un essai de description rapide des principales conceptions du communisme existant aujourd’hui en France (première partie) ;
  • Les conclusions qui en découlent pour les partisans du socialisme (deuxième partie).

Les principales conceptions du communisme et de son approche en France

Le communisme est aujourd’hui, en 2020, une représentation de l’avenir des sociétés développées, faisant suite au jaillissement productif qui s’est produit dans une partie de l’hémisphère nord au 18ème siècle. Ce n’est plus une utopie mais la possible réalisation, compte-tenu des progrès techniques et scientifiques déjà atteints et de ceux que l’on peut anticiper, d’un mode de production et de consommation nouveau.

Aujourd’hui la révolution des forces productives s’exprime principalement dans la révolution de moyens de production intellectuels et elle est incorporée dans des êtres vivants. La matérialité du 19ème siècle n’a pas disparu mais elle évolue. Une révolution du calcul numérique est en train de prendre forme. Elle correspond à une révolution scientifique annonciatrice du communisme.

Cela dit, le communisme ne prendra place humaine que sur la base de rapports sociaux appropriées et d’un niveau de développement technique et mental permettant leur fonctionnement. Le bon vieux marxisme est encore là pour nous le rappeler. Il faudra, ne serait-ce que pour se rapprocher du communisme, livrer un gigantesque combat au terme duquel les classes dominantes actuelles dans le pays et dans le monde devront céder la place, perdant ainsi leur pouvoir et leur raison d’être. C’est pourquoi elles refusent absolument d’envisager que les sociétés humaines puissent devenir communistes, et elles affirment que le communisme est une utopie dangereuse.

Telle est, me semble-t-il, la première et sans doute la plus importante des conceptions que l’on puisse repérer relativement au communisme dans un pays capitaliste développé. Dans la suite de ce texte je désignerai cette conception par le terme de "Conception négative", ou CN.

Une société communiste est, théoriquement, une société d’abondance, d’où la rareté des biens et des services, et par conséquent le marché, mais aussi la forme marchandise des biens et services ainsi que de la force de travail, auront disparu. Pour se défendre du communisme au plan idéologique, les classes capitalistes dirigeantes énoncent que les besoins étant infinis, il ne sera jamais possible de les satisfaire tous. Les sociétés seront donc éternellement marchandes et capitalistes.

Comme l’écrivaient Marx et Engels dans L’Idéologie allemande (1846), « à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ». Cela se vérifie, hier comme aujourd’hui. Il s’en suit que la très grande majorité de la population, notamment en France, a une représentation péjorative du communisme. Cette représentation est ignorante, floue, narquoise et de toute façon négative. « Le communisme, c’est tout ce qui est à toi est à moi ». Telle est la définition imbécile du communisme qui, je le crains, prévaut dans les esprits. Elle est digne de Tony Blair et de sa sotte arrogance mais ne ne va pas au delà.

Seule la partie très minoritaire de la population qui se range rationnellement sous la bannière du communisme et qui agit à l’intérieur de Partis communistes ou d’organisations similaires, pense l’avenir de la société à l’aide d’une conception positive et théorisée du communisme et de son approche.

La France est dans ce cas. Elle offre cependant la particularité d’abriter deux conceptions positives radicalement différentes de l’approche du communisme. Les éléments importants à noter concernant leur rapport au socialisme, sont les suivants.

Selon la première de ces conceptions positives (que je désignerai par la suite comme "Conception Positive 1", ou CP1), le communisme serait potentiellement présent au sein même de la société capitaliste. Certes, il ne le serait qu’en pointillé, mais il le serait quand même. Pour révolutionner la société capitaliste, il serait donc inutile et peut-être même politiquement coûteux d’en faire la révolution. Il suffirait d’en conduire l’évolution. Là encore, Marx et Engels (L’idéologie allemande) sont sollicités. « Le communisme n’est pas un état des choses qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel ».

Passer par une étape socialiste, intermédiaire entre le capitalisme et le communisme, deviendrait superflu puisque le communisme serait « déjà là », bien que n’étant « pas tout à fait là ». La branche opéraïste du marxisme, sous la plume de Toni Négri, a développé des positions qui convergent avec celles de Lucien Sève, notamment dans Good Bye Mr. Socialism [1]. Négri ne prend pas appui sur L’Idéologie allemande. Son inspiration théorique est plutôt cette partie des Gründrisse que l’on appelle « Le Fragment des Machines ». Mais le résultat est le même. Bernard Friot, de son côté, a découvert que les cotisations sociales avaient fait entrer la France dans un époque nouvelle, très proche du communisme. Comme l’indique cette brève énumération, les théories du « communisme déjà là » sont variées et sans doute plus nombreuses que celle engendrée par Lucien Sève.

Selon la deuxième de ces conceptions positives (ou "Conception Positive 2", ou CP2), le socialisme serait, au contraire, une étape toujours indispensable sur le chemin du communisme. Cette conception fait figure de « parent pauvre » dans la réunion de la famille. Ce serait le groupe de celles et de ceux qui rabâchent Lénine ; ah ! quelle horreur ! quelle tristesse !

Ces conceptions positives sont en effet des conceptions ennemies. Pour la "Conception positive 1", la marche vers le communisme ne supposerait pas du tout que la rupture complète avec le capitalisme fut le premier acte révolutionnaire devant être accompli. Le communisme serait le prolongement direct de l’évolution des forces productives engendrées par le capitalisme développé lui-même.

D’une part, ce développement bouleverserait les catégories antérieures. La classe ouvrière, pffffuit ! L’impérialisme, pffuit ! La théorie de la valeur des marchandises élaborée par Marx, pfffuit ! Pour poursuivre l’œuvre de Marx, bref pour être un marxiste moderne, il faudrait REFONDER le marxisme. Le vieux marxisme ne serait plus désormais qu’un « sabre de bois ». Aux chiottes, le vieux marxisme !

D’autre part, lorsque l’on aurait bien compris tous ces changements, et que, en tant que marxiste moderne, on prendrait directement appui sur ces manifestations du « communisme déjà là » pour lutter contre le capitalisme, les capitalistes seraient plus que gênés aux entournures pour s’opposer à vous, pour vous empêcher de déstabiliser.

En effet, vous prendriez alors appui sur une tendance qui serait immédiatement favorable à vos ambitions révolutionnaires mais dont ils seraient, simultanément, les propres générateurs, et dont ils ne sauraient donc se passer sans mettre en cause leur activité.

C’est pourquoi cette marche vers le communisme pourrait être effectuée au sein même de la société capitaliste, dans le cadre de ses règles de fonctionnement, celles en particulier de la démocratie bourgeoise, et avec le consentement républicain de la classe capitaliste s’inclinant devant le suffrage universel. Point besoin de socialisme.

Conformément à la CP1, les combats politiques pour la construction définitive du communisme seraient conduits en termes de majorités arithmétiques puisque la configuration sociale et institutionnelle de la société en voie de transformation serait conservée, au moins pendant un certain temps. Ce qui aiderait à construire ces majorités arithmétiques seraient, par exemple, les valeurs de gauche, opposées aux valeurs de droite. Je rappelle ici que Lucien Sève, récemment disparu, a apporté sa compétence philosophique pour l’élaboration de la CP1. Cela dit, comme je l’ai déjà mentionné, ce n’est pas le seul auteur à avoir conclu comme il l’a fait. Il paraît clair que la faillite du socialisme de type soviétique (années 1990) a fortement stimulé l’éclosion et la mise en forme de ce genre de conception.

Pour la "Conception positive 2", au contraire, l’élaboration de tout projet visant à révolutionner la société capitaliste suppose l’élimination immédiate de la classe capitaliste, a fortiori de son noyau dirigeant, la grande bourgeoisie. Le socialisme serait, pour cette conception, la phase transitoire au cours de laquelle les capitalistes, en tant que classe sociale, seraient immédiatement chassés du pouvoir et de l’économie pour que le prolétariat et le peuple puissent construire le socialisme. Cet aspect des choses est de nature politique, et d’autres traits fondamentaux, de nature économique, caractériseraient cette phase.

Quoiqu’il en soit, conformément à CP2, les mêmes combats politiques seraient conduits en termes de classes et donc au nom des classes majoritaires révolutionnaires contre les classes minoritaires vivant de l’exploitation du travail. La théorisation de la CP2 remonte aux débuts du Capitalisme monopoliste et de l’Impérialisme. Elle fut inaugurée par Lénine et par les bolchevicks au cours des années 1915-1920. Par contraste, les théorisations relevant de la CP1 ont mûri pendant la deuxième moitié du 20ème siècle.

Voici un tableau visant à résumer, tout en les comparant, les trois conceptions du communisme que je viens d’évoquer et que l’on trouve aujourd’hui, en France.

Tableau comparatif des 3 conceptions du communisme en France et de leur incidence sur l’idée du socialisme :

Points de différenciation Conception négative (communisme = utopie = pas de socialisme) Conception positive 1 (communisme déjà visible = pas de socialisme) Conception positive 2 (communisme à construire = socialisme)
Faut-il un parti communiste pour aller au communisme ? Le communisme étant une utopie, l’existence d’un parti communiste est une aberration. Un parti communiste n’est pas nécessaire. Les mouvements sociaux suffisent. Un parti communiste est indispensable.
Le marxisme est-il un guide pour la réflexion et l’action ? Le marxisme est une théorie comme une autre et c’est sans doute la pire. Le marxisme est une théorie faillible et qui doit être REFONDÉE Le marxisme est pour l’instant indépassable. Il faut le diffuser et le développer.
La classe ouvrière joue-t-elle un rôle particulier ? Non. Elle ne joue pas de rôle particulier. Elle ne comprend pas les changements en cours. La classe ouvrière tend à disparaître. Elle est gagnée par des idées fascisantes. Oui, elle continue de jouer un rôle révolutionnaire de premier plan. Mais elle est aujourd’hui sur la défensive.
Quelles sont les forces sociales majeures du changement social ou de la révolution ? L’entreprise capitaliste L’entreprise capitaliste, le peuple, la multitude : ces notions sont surdéterminées par des valeurs. La force révolutionnaire est le peuple de gauche. La classe ouvrière demeure le moteur de toute révolution. Mais il faut lui redonner confiance et force.
Sur quoi reposent ces conceptions ? Sur l’ignorance, sur l’idéologie capitaliste. Sur une certaine interprétation de la faillite du socialisme de type soviétique, de l’échec du "Programme commun", sur l’idée d’individualisation irrépressible des sociétés modernes, sur le niveau supposé des forces productives. Sur l’idée que l’interprétation CP1 de l’échec de l’URSS est erronée, que la lutte en France et en Europe a été dévoyée et conduite dans l’impasse de l’UE, et que rien ne changera sans une réorientation politique nationale et de classes du PCF, que les rapports sociaux sont fondamentaux.
Critique du socialisme par les partisans de ces conceptions Le socialisme est le gouvernement des fainéants. Le socialisme risque d’être une bureaucratie inefficace et politiquement dangereuse. En niant le socialisme, les luttes sont condamnées à leur impuissance.

Telles sont, me semble-t-il, les contenus principaux des trois conceptions que l’on peut observer en France relativement au communisme ainsi que leurs positions respectives sur le socialisme. Mais quelle peut être l’influence globale de cette configuration à propos du socialisme ?

Je n’ai pas d’informations particulières sur le partage de la population adulte française relativement au communisme et au socialisme. Il ressort néanmoins du tableau ci-dessus que la "conception négative" et la "conception positive 1", qui sont toutes deux hostiles au socialisme, ont des zones de recouvrement et conjuguent certainement leurs effets.

Quelles sont les proportions ? Les chiffres qui suivent sont une façon de parler et non de véritables quantités. Selon moi, « les indifférents-hostiles » au communisme forment la très grande majorité de la population, disons 95%. Je tends à croire que les 5% restants sont des cadres politiques « de gauche » ou des militants communistes et communisants de petites formations diverses. Ils se partageraient entre partisans de la "conception positive 1", qui seraient majoritaires dans ce sous-groupe, soit 3%, et partisans de la "conception positive 2", qui seraient minoritaires, soit 2%.

Si les ordres de grandeur retenus sont corrects, on peut expliquer que la mention du socialisme soit totalement absente du discours politique contestataire français actuel.

Elle le serait en raison de la faiblesse numérique de son soutien de base, faiblesse quasiment inévitable dans une société dominée par le Capital financier.

Elle le serait ensuite en raison de la division existant au sein des partisans du communisme. La division est toujours préjudiciable à la force d’une idée politique, quelle qu’elle soit.

Mais elle le serait enfin en raison du silence de certaines directions (je pense notamment à celle du PCF) devant les difficultés rencontrées pour souligner publiquement, ouvertement, la nécessité du socialisme pour faire avancer les luttes sociales.

Tout se passe comme si ces dirigeants restaient sans voix. Tout se passe comme si les partisans du socialisme avaient honte de leurs convictions et ne savaient quoi faire pour l’exprimer. Mais en sont-ils encore les partisans ? Quelles difficultés rencontrent-ils ?

Malgré l’évidence criante de la nécessité d’une réponse de type léniniste à la crise économique, politique, sanitaire, morale, que traverse la France, la conviction socialiste est, dans ce pays, si faible, si atténuée, si éloignée des esprits, que quasiment personne ne s’y réfère. Les pays socialistes eux-mêmes, la Chine en premier lieu, malgré la profondeur et la qualité visibles de leur engagement socialiste dans la lutte contre la récente pandémie, sont l’objet d’attaques aussi grossières et violentes qu’injustifiées. Or ces attaques demeurent, pour l’instant, quasiment sans riposte.

Seul, un très petit nombre de personnes, de militants, d’ouvriers, de syndicalistes, d’intellectuels, d’animateurs de sites web, osent protester contre elles.

Mais pour ce qui concerne le socialisme, c’est le grand silence blanc qui l’emporte. La majorité des dirigeants français actuels de la lutte révolutionnaire ne s’affirmeraient-ils socialistes, au sens léniniste du terme, qu’en chuchotant ce mot maudit, à la nuit tombée et par temps d’épais brouillard ?

Si l’on est partisan du socialisme, que faut-il faire devant cette hostilité au socialisme qui est, en même temps qu’un assourdissant silence à son égard, un assourdissant silence favorable à la grande bourgeoisie, un assourdissant silence dans la capacité des luttes socio-économiques, pourtant nombreuses, à déboucher sur le changement auquel elles aspirent ? Faut-il continuer à se taire en baissant la tête ou faut-il au contraire la relever et combattre, même en tant qu’individu ou membre d’un petit groupe ?

Macte animo generose puer, sic itur ad astra.

Jean-Claude Delaunay

[1Toni Négri, 2008, Good Bye Mr. Socialism, Editions du Seuil, Paris. Toni Négri prend appui sur le texte des Gründrisse selon lequel, à un moment donné, lorsque le développement des forces productives a dépassé un certain niveau, les formes marchandes perdent leur signification. Il estime que ce niveau particulier a été atteint dans les sociétés développées de type occidental.

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