L’opposition entre Macron et Le Pen, un trompe-l’œil Par Emmanuel Todd

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Quelques réflexions d’Emmanuel Todd concernant "l’opposition" RN / LReM, lors d’échanges réalisés le 3 avril pour le site "Le Vent se Lève", à propos de son dernier livre « Les luttes de classe en France au XXIème siècle ». Dans d’autres interviews, Emmanuel Todd met le doigt à juste raison sur un double jeu de la police de Macron qui réprime violemment les gilets jaunes et les manifestations pour les retraites, alors que cette même police vote à plus de 50% pour M.Le Pen. Les propos de l’entretien qui suit corroborent cette analyse.
Entretien réalisé par Lorenzo A. et Dorian Bianco, retranscrit par Guillaume Caignaert et Augustin Bouvet.

LVSL : L’opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen serait un trompe-l’œil. Elle demeure pourtant très visible dans de nombreuses cartes, comme celles développées dès 2017 par le démographe Hervé Le Bras. Cette opposition a finalement dépassé la polarité traditionnelle droite-gauche, qui se traduisait par le couple Fillon-Mélenchon en 2017. Que pensez-vous du dépassement d’une opposition par une autre ?

Emmanuel Todd : Sur les cartes de 2017, les 30 départements où l’on a voté le plus Le Pen ou le plus Macron apparaissent totalement disjoints, donnant un coefficient de corrélation extraordinaire de -0,93. Le maximum aurait été -1 ; or en sciences sociales un coefficient supérieur à + ou – 0,85 évoque une tautologie plutôt qu’une association entre deux variables distinctes, une redondance. La soit-disant polarisation est comme un arc électrique entre deux choses contraires, qui passe au-dessus des 55 % du corps électoral qui n’ont voté ni pour l’un, ni pour l’autre. Seulement 45 % du corps électoral, ne définissent pas une polarité.

Le rapport réel entre le frontisme et le macronisme n’est pas celui qu’on pense. Je montre dans le livre que ces deux forces ont beaucoup plus en commun qu’on ne l’imagine communément et que leur opposition est superficielle. Le frontisme est apparu le premier dans la deuxième moitié des années 1980, le macronisme beaucoup plus tard comme son double négatif, comme une conséquence du lepénisme. Cependant, le macronisme n’est pas une réaction à une menace qui pèserait sur la démocratie : la corrélation apparaît dès le premier tour, à un moment où la démocratie, en système majoritaire à deux tour, n’est nullement menacée. Or, pour le logicien, pour le dialecticien marxiste, pour Racine quand il parle de l’amour et de la haine, pour Sacha Guitry avec la vérité et le mensonge conjugal, une chose et son contraire sont forcément très proches. C’est pour moi un principe constant, quelque chose que j’apprenais à mes enfants pour leur apprendre à « lire » la conversation des adultes.

Quand je suis tombé sur ce coefficient de corrélation de -0,93… Je me suis dit « bingo » : cela ne peut qu’avoir un sens très profond, et ce coefficient hors norme m’a mené effectivement, bien au-delà du cas français, vers une théorie de l’élitisme 2.0, le plus récent, désormais vide de projet positif puisque le libre-échange est une nuisance et que l’Europe a échoué, ne se définissant plus que par son opposition au populisme : Macron par rapport à Le Pen, tout comme les démocrates américains contre Trump. Tout ce qu’avaient trouvé les démocrates, avant les primaires, c’était de se lancer dans une procédure d’impeachment qui ne pouvait pas aboutir. On peut dénoncer le style des tweets de Trump, mais ce genre de critique littéraire ne constitue pas un programme. Ce mécanisme suggère que l’idéologie la plus générale des classes supérieures, que j’appelle dans le livre – en ciblant ici la conception de l’individu plutôt que les choix politiques et économiques – l’idéologie EFTIBE [Émancipation, Féminisme, Tolérance sexuelle, Immigration, Bio, Écologie], est en train de mourir et ne peut plus exister par elle-même.

Sur le plan des concepts, Macron a percé en acceptant l’axiome de base du FN : l’UMPS. Ce deuxième point commun, pour qui connaît l’histoire de la démocratie représentative, nous place sur un terrain fascistoïde puisque le fascisme est le premier à avoir prétendu dépasser le clivage gauche droite et l’alternance qu’il permet… Enfin, disons plutôt proto-fasciste. La violence verbale contre des Français est aussi commune aux deux forces. Macronisme et lepénisme ont en commun un idéal d’inégalité des hommes : winners supérieurs contre losers, vrais français contre immigrés.

Il y a ainsi entre macronisme et lepénisme une complicité, peut-être même une tendresse, qui atteint des niveaux ridicules puisque ce qui existe de polarisation minoritaire est objectivement en train de faiblir dans ses tréfonds sociaux : le bloc social qui soutient le FN, la classe ouvrière, est en rétraction (il est très affaibli chez les petits commerçants aussi) et le bloc qui a soutenu le macronisme, la petite bourgeoisie CPIS, s’effrite aussi dans sa partie jeune. Ce bloc se détache tendanciellement de Macron, parce que celui-ci s’est retourné contre ses supporters par sa réforme des retraites. L’histoire s’est vraiment accélérée, nous avons déjà bien avancé depuis l’opposition électorale visible en 2017. Le phénomène d’affrontement résulte d’une remontée des luttes des classes par le bas de la société. Nous observons une utilisation féroce et nouvelle de la police par l’aristocratie stato-financière, avec un électorat macroniste qui se droitise. On constate aux élections européennes que le vote Macron mute vers la droite, alors que l’électorat de Le Pen est à peine stable.

Après avoir sauvagement attaqué les Français les plus pauvres, le macronisme s’attaque, avec la réforme des retraites, à tous les Français en créant un climat d’instabilité et d’inquiétude. Le macronisme constitue l’arrivée au pouvoir d’une haute fonction publique libérée des partis politiques. L’État profond (supérieur, central et autonomisé) se libère des partis politiques, qui ont explosé. Au niveau de l’État concret, défini comme instrument social détenteur du monopole de la violence légitime (selon Weber, mais je ne suis plus trop sûr de la validité actuelle du concept), on voit des forces de l’ordre en liberté, chouchoutées par Macron et qui votent FN à 50 %. Enfin il aurait suffi de trois discours de Marine Le Pen pour que la police se calme. Là où BFM-TV et L’Express nous reparlent d’un affrontement horizontal titanesque entre une Marine Le Pen, dont tout le monde sait qu’elle est incapable de gouverner depuis le débat télévisé de l’entre-deux tours, et un Emmanuel Macron libéral et républicain, on a en fait un axe vertical étatique (énarques-police) avec le macro-lepénisme plutôt qu’une opposition horizontale.

L’axe vertical correspond à une haute bureaucratie en liberté qui s’attaque à toute la société mais est devenue entièrement dépendante d’une police qui vote Front National. D’où ces concepts de macro-lepénisme et d’État autonomisé. Les représentations cartographiques d’Hervé Le Bras que vous avez évoquées, montrant une polarité Macron-Le Pen succédant à la polarité gauche-droite, me paraissent dépassées.

LVSL : Cette convergence n’est-elle pas de nature politique plutôt que sociologique, puisqu’au niveau de l’électorat, ces corps sont disjoints ?

E.T. : Cette convergence politique est déjà réalisée. La haute administration est hors de contrôle et supprime les retraites sans vraiment mettre en place de système alternatif, ce qui va au-delà du concept de mise au pas national-socialiste. La notion de Gleichschaltung fut la première étape de ma réflexion sur la retraite universelle à point. Le vide futuriste engendré par le vote de l’Assemblée nationale va aussi au-delà de la notion de minimum vieillesse pour tous, qui fut la deuxième étape de ma réflexion à chaud. Nous avons désormais atteint, par la grâce d’un indicateur d’indexation qui n’existe pas et ne pourra pas être calculé par l’INSEE, le stade de l’indéfinition et d’une possible disparition du système de retraite. La loi sur les retraites aurait aussi pour effet lointain une hausse de la mortalité, parce que la sécurité des retraites était l’une des causes fondamentales de l’augmentation de la longévité. Le discours automatique du « j’ai été élu et donc tout ce que je fais voter par le Parlement est légal » est dénué de sens. La constitution est au-dessus de la loi. Je comprends mal, ou trop bien, le ravissement des journalistes de télévision à le ressasser. Grâce à ce qu’a pointé le Conseil d’Etat, nous sentons que le gouvernement est effectivement en marche, mais vers l’anti-constitutionnalité. Nommez cette conséquence illégalité ou illégitimité, comme vous voulez. Le gouvernement de la France se promène hors la loi, régnant par la police et il s’approche du coup d’État.

Pour me donner du courage, idéologique, je me récite parfois à moi-même ce poème de William Blake, Jerusalem, qui est en fait l’hymne officieux de l’Angleterre, évoquant un saint qui se balade sur ses collines, largement plus apprécié chez les sectes protestantes du nord de l’Angleterre, que le « God save the Queen ».

Et ces pieds des temps anciens,
Se sont-ils promenés sur les vertes montagnes anglaises :
Et le saint Agneau de Dieu a-t-il été vu
Sur les beaux pâturages de l’Angleterre !

Et la figure divine a-t-elle brillé
Sur nos collines embrumées ?
Et Jérusalem a-t-elle été construite ici,
Parmi ces sombres moulins sataniques ?

Apportez-moi mon arc en or brûlant :
Apportez-moi mes flèches du désir :
Apportez-moi ma lance : O brumes déployées :
Apportez-moi mon char de feu !

Je ne cesserai jamais mon combat spirituel,
Mon épée ne dormira pas non plus dans ma main :
Jusqu’à ce que nous ayons construit Jérusalem,
En Angleterre, terre verte et plaisante.

Voici ce que je lis avant d’écrire un pamphlet. La poésie de Blake est religieuse et nationale, très humaine avec un Dieu en chacun de nous (je ne suis pas croyant). Je rêve d’une chute qui serait sur la France, genre In France’s many coloured land.

Voir en ligne : Tiré du site "Le Vent se Lève"

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