L’art français de la guerre Roman de Alexis Jenni Editeur (Gallimard)

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Ce n’est pas un livre facile, l’alternance du roman et de l’histoire, de la guerre et de la ville, l’écriture... Ce livre m’a souvent rebuté, demandant un effort pour suivre son long périple. Mais tout comme le titre m’avait attiré, des passages chocs me faisaient tout au long poursuivre pour retrouver ce qui ressort de ces errances militaires de l’après libération, de l’Indochine à l’Algérie et jusque dans des banlieues actuelles.

Un roman peut nous faire sentir plus que des analyses éclairées, nous faire vivre une vérité profonde de ce que la guerre a fait de notre histoire. Cet art français de la guerre, de ses techniques de domination, de ses acteurs qui rebondissent d’une guerre à l’autre, est un fil rouge de l’histoire de la domination, des forces qui ont imposé le colonialisme là-bas pour asseoir aussi leur domination ici. Ce fil rouge ne nous parle des résistances qu’à travers les ennemis qui, des viets aux arabes, sont toujours en rapport avec les communistes.

Il ne nous dit rien des conditions des solidarités nécessaires à ceux qui s’affrontent à ces machines de guerre françaises, des difficultés de la construction de leur unité. Mais justement parce que ces hommes en guerre ont un besoin vital de penser les rapports avec leurs ennemis en divisant le monde entre "eux" et "nous", leur histoire éclaire cette construction ancienne du vocabulaire utilisé aujourd’hui dans les divisions du peuple, quand on ne sait plus ce qui fait l’unité face à la guerre actuelle, qui est d’abord et avant tout la guerre de tous contre tous, la guerre de classe.

Comme cadeau de fin d’année aux lecteurs du site, je vous livre certains de ces passages.

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Résumé du livre

J’allais mal ; tout va mal ; j’attendais la fin. Quand j’ai rencontré Victorien Salagnon, il ne pouvait être pire, il l’avait faite la guerre de vingt ans qui nous obsède, qui n’arrive pas à finir, il avait parcouru le monde avec sa bande armée, il devait avoir du sang jusqu’aux coudes. Mais il m’a appris à peindre. Il devait être le seul peintre de toute l’armée coloniale, mais là-bas on ne faisait pas attention à ces détails. Il m’apprit à peindre, et en échange je lui écrivis son histoire. Il dit, et je pus montrer, et je vis le fleuve de sang qui traverse ma ville si paisible, je vis l’art français de la guerre qui ne change pas, et je vis l’émeute qui vient toujours pour les mêmes raisons, des raisons françaises qui ne changent pas. Victorien Salagnon me rendit le temps tout entier, à travers la guerre qui hante notre langue.

Alexis Jenni.

D’abord des passages sur l’inhumanité d’un discours médiatique sur ces guerres modernes et cette place de l’industrie du spectacle dans les constructions idéologiques de ce "nous" qui a droit au générique et de ces "eux" qui ne sont même pas des figurants.

En Irak d’abord

Les morts du côté occidental furent peu nombreux, et on les connaît tous, et on sait les circonstances de leur mort, la plupart sont des accidents ou des erreurs de tir. On ne saura jamais le nombre des morts irakiens, ni comment chacun mourut. Comment le saurait-on ? C’est un pays pauvre, ils ne disposent pas d’une mort par personne, ils furent tués en masse. Ils sont morts brûlés ensemble, coulés dans un bloc comme pour un règlement de comptes mafieux, écrasés dans le sable de leurs tranchées, mêlés au béton pulvérisé de leurs bunkers, carbonisés dans le fer fondu de leurs machines passées au feu. Ils sont morts en gros, on n’en retrouvera rien.

Leur nom n’a pas été gardé. Dans cette guerre, il meurt comme il pleut, le "il" désignant l’état des choses, un processus de la Nature auquel on ne peut rien ; et il tue aussi, car aucun des acteurs de cette tuerie de masse ne vit qui il avait tué, ni comment il le tuait. Les cadavres étaient loin, tout au bout de la trajectoire des missiles, tout en bas sous l’aile des avions qui déjà étaient partis. Ce fut une guerre propre qui ne laissa pas de taches sur les mains des tueurs. Il n’y eut pas vraiment d’atrocités, juste le gros malheur de la guerre, perfectionné par la recherche et l’industrie.

En Somalie ensuite

Dans ce film que je vis et qui m’effraya, dans ce film d’un auteur connu qui passa en salle, qui fut édité en DVD, que tout le monde vit, l’action se passait en Somalie, c’est-à-dire nulle part. Des forces spéciales américaines devaient traverser Mogadiscio, s’emparer d’un type, et revenir. Mais les Somaliens résistaient. Et les Américains se faisaient tirer dessus, et ils tiraient en retour. Cela faisait des morts, dont beaucoup d’Américains. Chaque mort américain était vu avant, pendant, après l’événement de sa fin, il mourait lentement. Ils mouraient un par un, avec un peu de temps pour eux au moment de mourir. Par contre les Somaliens mouraient comme au ball-trap, en masse, on ne les comptait pas. Quand les Américains se furent retirés, il en manquait un, prisonnier, et un hélicoptère alla au-dessus de Mogadiscio pour dire son nom, sono à fond, lui dire qu’on ne l’oubliait pas. À la fin, le générique donna le nombre et le nom des dix-neuf morts américains, et annonça qu’au moins mille Somaliens furent tués.

Ce film-là ne choque personne. Cette disproportion ne choque personne. Cette dissymétrie ne choque personne. Bien sûr, on a l’habitude. Dans les guerres dissymétriques, les seules auxquelles l’Occident prend part, la proportion est toujours la même : pas moins de un à dix. Le film est tiré d’une histoire vraie — évidemment, cela se passe toujours comme ça. Nous le savons. Dans les guerres coloniales on ne compte pas les morts adverses, car ils ne sont pas morts, ni adverses : ils sont une difficulté du terrain que l’on écarte, comme les cailloux pointus, les racines de palétuviers, ou encore les moustiques. On ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas.

Après la destruction de la quatrième armée du monde, imbécillité journalistique que l’on répétait en chaîne, soulagés de voir revenir presque tout le monde, nous oubliâmes tous ces morts comme si la guerre, effectivement n’avait pas eu lieu. Les morts occidentaux étaient morts par accident, on sait qui c’était et on s’en souviendra ; les autres ne comptent pas. Il fallut le cinéma pour me l’apprendre : la destruction des corps à la machine s’accompagne d’un effacement des âmes dont on ne s’aperçoit pas. Lorsque le meurtre est sans trace le meurtre lui-même disparaît ; et les fantômes s’accumulent, que l’on est incapable de reconnaître.

Et ces guerres qui conduisent des hommes jusqu’à cette folie du cœur des ténèbres, folie qui donne toujours aux ennemis l’identité ultime de ce spectre qui hante le capitalisme et donc le colonialisme. Derrière les viets, les arabes et les autres... ce sont les communistes.

Un sergent indigène fit ouvrir la porte, les accueillit, il s’occupait de tout. Les tirailleurs étaient accroupis dans la cour, aux tours d’angle couvertes de chaume. Salagnon chercha autour de lui un visage européen. Vos officiers ?
— L’adjudant Morcel est enterré là-bas, dit-il. Le sous-lieutenant Rufin est en opérations, il va rentrer. Quant au lieutenant Gasquier, il ne sort plus de sa chambre. Il vous attend.
— Vous n’avez plus d’encadrement ?
— Si, mon lieutenant, moi. Ici les forces franco-vietnamiennes sont devenues, de fait, vietnamiennes. Mais n’est-ce pas naturel, que les choses finissent par correspondre aux mots ? finit-il avec un sourire amusé.

Il parlait un français délicat appris au lycée, le même qu’avait appris Salagnon à dix mille kilomètres de là, à peine teinté d’un accent musical. Le chef de poste les attendait assis à table, la chemise ouverte et le ventre bien calé, il semblait lire un journal ancien. Ses yeux rougis le parcouraient dans un sens puis dans l’autre, sans rien fixer de précis, et il ne se résignait pas à tourner les pages. Quand Salagnon se présenta, il ne le regarda pas, ses yeux continuaient à errer sur le papier comme s’il avait du mal à les lever.

« Vous avez vu ? bredouilla-t-il. Vous avez vu ? Les communistes ! Ils ont encore égorgé un village entier, pour l’exemple. Parce qu’ils refusaient de leur fournir le riz. Et ils maquillent le crime, ils font croire que c’est l’armée, la police, la Sûreté, la France ! Mais ils nous embrouillent. Ils nous trompent. Ils utilisent des uniformes volés. Et tout le monde sait que la Sûreté est infiltrée. Totalement. Par des communistes de France, qui prennent leurs ordres à Moscou. Et qui zigouillent pour le compte de Pékin. Vous, vous êtes tout neuf ici, lieutenant, alors faut pas vous faire avoir. Méfiez-vous ! Il le regarda enfin et ses yeux tournoyaient dans leurs orbites. N’est-ce pas, vous ne vous ferez pas avoir ? ».

Ses yeux se firent vagues, et il bascula. Il se cogna le front sur la table et il ne bougea plus.

« Aidez-moi, mon lieutenant » , murmura le sergent indigène. Ils le prirent par les pieds et les épaules et l’étendirent sur le lit de camp dans le coin de la pièce. Le journal dissimulait un bol de choum, dont il gardait une jarre sous sa chaise. « À cette heure il s’endort, continua le sous-officier, sur le ton que l’on prend dans la chambre d’un bébé qui dort enfin. Normalement jusqu’au matin. Mais parfois il se réveille dans la nuit, et il veut que l’on se rassemble avec l’équipement et les armes. Il veut que l’on parte en colonne dans la forêt traquer le viet pendant la nuit, pendant qu’il ne se doute de rien. Nous avons le plus grand mal à le dissuader et à le rendormir. Il faut encore le faire boire. Heureusement qu’il rentre, à Hanoï ou en France. Il nous aurait fait tuer sinon. Vous allez le remplacer. Tachez de tenir plus longtemps. »

La résistance et la victoire contre le nazisme n’ont donc été qu’un intermède qui très vite, se referme pour que se reforment les alliances naturelles de la guerre de ceux qui veulent être les vainqueurs.

Alors nous restons. Ils nous attaqueront encore aujourd’hui, et cette nuit, et demain, sans faire attention à leurs pertes. Ils veulent montrer qu’ils nous battent. Nous voulons montrer que nous savons mener à bien une évacuation. C’est Dunkerque, mon vieux, mais un Dunkerque qu’il faudrait voir comme une réussite. Voilà qui doit vous rappeler quelque chose.
— J’étais un peu jeune.
— On a dû vous raconter. Ici, dans la situation où nous sommes, une retraite bien menée vaut une victoire. Les survivants d’une fuite peuvent être décorés comme des vainqueurs.
— Mais vous, qu’est-ce que vous faites là ?
— Auprès de vous ? Je prends de vos nouvelles. Je vous aime bien, jeune Salagnon.
— Je veux dire en Indochine.
— Je me bats, comme vous.
— Vous êtes allemand.
— Et alors ? Vous n’êtes pas plus indochinois que je ne le suis, que je sache. Vous faites la guerre.
— Je fais la guerre. Peut-on faire autre chose une fois que l’on a appris ça ? Comment pourrais-je vivre en paix maintenant, et avec qui ? En Allemagne, tous les gens que je connaissais sont morts en une seule nuit. Les lieux où j’ai vécu ont disparu la même nuit. Que reste-t-il en Allemagne de ce que je connaissais ? Pour quoi revenir ? Pour reconstruire, faire de l’industrie, du commerce ? Devenir employé de bureau, avec une serviette et un petit chapeau ? Aller chaque matin au bureau après avoir sillonné l’Europe en bras de chemise, en vainqueur ? Ce serait finir ma vie d’une bien horrible façon. Je n’ai personne à qui raconter ce que j’ai vécu. Alors je veux mourir comme j’ai vécu, en vainqueur.
— Si vous mourez là, vous serez enterré dans la jungle, voire laissé par terre, dans un coin que personne ne connaîtra.
— Et alors ? Qui me connaît encore, à part ceux qui font la guerre avec moi ? Ceux qui pouvaient se souvenir de mon nom sont morts en une seule nuit, je vous l’ai dit, ils ont disparu dans les flammes d’un bombardement au phosphore. Il n’est rien resté de leur corps, rien d’humain, juste des cendres, des os entourés d’une membrane séchée, et des flaques de graisse que l’on a nettoyées au matin à l’eau chaude. Vous saviez que chaque homme contient quinze kilos de graisse ? On l’ignore quand on vit, c’est quand elle fond et qu’elle coule que l’on s’en rend compte. Ce qui reste du corps, le sac séché flottant sur une flaque d’huile, est beaucoup plus petit, bien plus léger qu’un corps. On ne le reconnaît pas. On ne sait même pas que c’est humain. Alors je reste ici.
— Vous n’allez pas me faire le coup de la victime. Les pires saloperies, c’est vous qui les avez faites, non ?
— Je ne suis pas une victime, monsieur Salagnon. Et c’est pour cela que je suis en Indochine, et non pas comptable dans un bureau reconstruit de Francfort. Je viens finir ma vie en vainqueur. Dormez, maintenant.

Les fascistes redeviennent vite la vraie référence de toute guerre contre les peuples, dans leur violence froide et mécanique

Nous nous jetions dans l’atroce mêlée, nous nous précipitions sur eux après un vol rapide, une chute où nous n’étions rien qu’un corps nu dans le vide, les joues vibrantes, le ventre serré de peur et du désir d’en découdre. Ce n’était pas rien que d’être parachutiste. Nous étions des athlètes, des hoplites, des bersekers. Il nous fallait ne pas dormir, sauter la nuit, marcher des jours et des jours, courir sans jamais ralentir, nous battre, porter des armes horriblement lourdes et les tenir propres, et toujours avoir le bras assez ferme pour enfoncer un poignard dans un ventre, ou porter le blessé qui devait être porté.

Nous embarquions dans de gros avions fatigués avec un paquet de soie replié dans le dos, nous volions sans dire un mot et, arrivés au-dessus de la forêt, des marécages, d’étendues d’herbe à éléphant, que l’on voit d’en haut comme des nuances de vert mais qui sont autant de mondes différents, qui portent autant de souffrances particulières, de dangers spéciaux, différentes sortes de mort, nous sautions.

Nous sautions sur l’ennemi caché dans l’herbe, sous les arbres, dans la boue ; nous sautions sur le dos de l’ennemi pour sauver l’ami pris au piège, prêt à succomber, dans son poste assiégé, dans sa colonne attaquée, qui nous avait appelés. Nous ne nous occupions de rien d’autre : sauver ; venir très vite, nous battre, nous sauver nous-mêmes ensuite. Nous restions propres, nous avions la conscience nette. Si cette guerre avait l’air sale, c’était juste la boue : nous la faisions dans un pays humide. Les risques que nous prenions purifiaient tout. Nous sauvions des vies, en quelque sorte. Nous n’étions occupés que de ça. Sauver ; nous sauver ; et entre-temps courir.

Nous étions des machines magnifiques, félins et manœuvriers, nous étions l’infanterie légère aéroportée, maigre et athlétique, nous mourions facilement. Ainsi nous restions propres, nous, les belles machines de l’armée française, les plus beaux hommes de guerre qui furent jamais.

Il se tut.

Tu vois, reprit-il, il y a chez les fascistes, en plus de la simple brutalité, qui est à la portée de tous, une sorte de romantisme mortuaire qui leur fait dire adieu à toute vie au moment où elle est le plus forte, une joie sombre qui leur fait par exaltation mépriser la vie, la leur comme celle des autres. Il y a chez les fascistes un devenir-machine mélancolique qui s’exprime dans le moindre geste, le moindre mot, qui se voit dans leurs yeux — ils ont un éclat métallique. Pour cela, nous étions fascistes. Du moins nous affections de l’être. Nous apprenions à sauter pour cette raison-là : pour trier, reconnaître les meilleurs d’entre nous, rejeter ceux qui tourneraient casaque au moment du choc, pour ne garder que ceux qui se moquent de leur propre mort. Ne garder que ceux qui la regardent droit dans les yeux, et avancent.

Nous ne faisions rien d’autre que de nous battre, nous étions des soldats perdus, et nous perdre nous protégeait du mal. Moi, je voyais un peu davantage, à cause de l’encre. L’encre me cachait, l’encre me permettait de m’éloigner un peu, de voir un peu mieux. Pratiquer l’encre c’était m’asseoir, me taire, et voir en silence. Notre étroitesse de vue nous donnait une incroyable cohésion, dont nous fûmes ensuite orphelins. Nous vivions une utopie de garçons, épaule contre épaule ; dans la mêlée il n’y avait que l’épaule du voisin, comme dans la phalange.

Et les anciens soldats se retrouvent retraités dans des banlieues qui ne sont plus leur village, et qui révèlent avec force les divisions profondes du peuple, des divisions nouvelles entre ceux qui peuvent fuir de la banlieue et ceux qui y restent...

— Pourquoi tu es triste ?
— je pense à la mort. A tous les morts laissées derrière nous.
Il me regardait, il hocha la tête, bouche ouverte, et les vapeurs de son souffle l’environnaient.
— « tu ne peux pas vivre et si tu ne penses pas à la mort »

Et il repartit en courant, jouer, hurler avec les autres
sur des balançoires à ressort, courir en rond tous
ensemble sur les tapis en caoutchouc qui rendent
toutes les chutes anodines.

Merde. Il ne doit pas avoir plus de quatre ans et
il vient me dire ça. Je ne suis pas sûr qu’il l’ait voulu,
je ne suis pas sûr qu’il comprenne ce qu’il dit, mais
il l’a dit, il l’a prononcé devant moi. L’enfant ne
parle peut-être pas, mais il dit ; la parole passe à travers l’enfant sans qu’il s’en aperçoive. Par les vertus
de la langue, nous nous comprenons. Entrelacés.
Alors je me levai et repartis. Je ne serrais plus
les poings, quelque chose du temps s’était remis en
marche. Je revins à pied jusque chez moi, les lumières s’allumaient à mon passage, les rues étaient ici
mieux tracées, les façades mieux alignées, j’étais à
Lyon, dans une ville comme mes pensées qui enfin
s’ordonnaient. J’allais tranquillement vers le centre.

J’ai été enfant moi aussi ; et comme bien d’autres ,
de cette époque-là, j’habitais sur une étagère. On
rangeait les gens dans des parcs, sur de grandes
étagères de béton clair, d’étroits immeubles hauts et
très longs. Sur la structure orthogonale les appartements s’alignaient comme des livres, ils donnaient
des deux côtés de la barre, des fenêtres sur la face
avant, des balcons sur la face arrière, comme les alvéoles d’une gaufre. Par le balcon ouvert sur l’arrière,
chacun montrait ce qu’il voulait. De la pelouse centrale, de l’étendue du parking, on voyait tous les étages, les balcons qui laissaient deviner quelque chose,
comme le titre des livres que l’on voit sur leur dos
quand ils sont alignés sur l’étagère. On pouvait
s’accouder, regarder passer ; étendre le linge bien plus
longtemps qu’il ne faut ; s’apostropher ; s’engueuler
à propos des enfants ; s’asseoir ; s’asseoir et lire ;
sortir une chaise, une toute petite table et faire
quelques travaux ; des travaux ménagers, le tri des
légumes, le reprisage des chaussettes, des travaux à
façon pour de petites industries. Nous vivions toutes
classes mêlées sous le regard les uns des autres.

Chacun regardait avec amusement la vie des bal
cons, mais cultivait un désir de fuite. Chacun aspirait à s’enrichir assez pour acheter sa maison, la
faire construire et vivre seul. Cela arriva pour beau
coup. Mais dans ces années-là où j’étais enfant, nous
vivions encore ensemble, classes mêlées, dans un âge
d’or des cités après leur construction. Elles étaient
neuves, nous avions assez d’espace. De ma hauteur
d’enfant, de la pelouse centrale plantée d’un cyprès
où nous jouions, je voyais s’élever autour de moi les
étagères de l’expérience humaine ; là se rangeaient
tous les âges, toutes les conditions de richesse — de
modeste à moyenne —, toutes les configurations
familiales. Je les voyais en contre-plongée, de ma
taille d’enfant, tous ensemble dans la cabine de
l’ascenseur social. Mais déjà tous pensaient à ache
ter et faire construire, à vivre seuls dans un bout de
paysage isolé d’une haie de thuyas.

Jusqu’à retrouver et transmettre cette expérience du "nous" et du "eux" dans les réponses sécuritaires, comme alternative à un "tous ensemble" que personne ne sait plus faire vivre.

Cette nouvelle forme de police apparut dans Voracieux, car elle est notre avenir.

Les villes-centres sont
des conservatoires, les villes-bords sont l’application
de ce qui est arrivé depuis. Je vis les athlétiques sergents de ville par la fenêtre du bus qui m’emmenait
peindre. En traversant le quartier des tours, je les vis
visser une plaque sur un mur. La plaque bien visible
portait sur fond blanc une lettre noire, suivie d’un
point et d’un chiffre plus petit Ils l’incrustaient dans
le béton dense près de l’entrée, avec une grosse perceuse dont j’entendais le vacarme malgré la distance,
malgré la vitre, malgré le brouhaha du bus bondé
où l’on mettait toujours la radio, je ne sais pourquoi.

J’en vis d’autres de ces plaques, sur toutes les tours
du quartier des tours, chacune marquée d’une lettre
différente, une lettre noire visible de loin. D’autres
avaient été fixées aux panneaux indicateurs des carrefours et marquaient les rues. Je me suis demande
pourquoi les policiers municipaux se chargeaient
de besognes d’équipement. Mais je n’y ai pas pensé
davantage.

Quand j’arrivai chez Salagnon, Mariani était là, pot
tant une veste désastreuse à carreaux verts, et toujours ses lunettes semi-transparentes qui floutaient
son regard. Il était ravi, parlait avec de grands geste
et riait entre deux phrases.

Viens voir, petit gars, toi qui t’intéresses à cm
choses-là sans oser t’en mêler. Nous avons fait un
pas dans le sens de la résolution de nos problème
Enfin, on nous écoute. Le nouveau maire nous a
reçus avec certains de mes gars, ceux qui ont un peu
d’instruction. Malgré tout, c’est toujours moi qui parle et à moi que l’on répond. Il nous a reçus, comme il nous l’avait promis avant d’être élu ; mais il ne l’a pas ébruité car on ne nous aime pas. On nous en veut de dire le vrai, de crier ce que tout le monde
préfère garder caché, c’est-à-dire notre humiliation
nationale. Ils préfèrent baisser la tête, les gens, faire
fortune et attendre que ça passe, ou bien filer, loin,
une fois fortune faite. Alors quand nous essayons de
la leur relever, la tête, ça leur fait mal, elle est coincée en position basse, ils nous en veulent. Mais le
maire connaît nos idées. Il reste discret car on ne nous
aime pas ; il reste discret mais il nous comprend.
— Il vous comprend ?
— C’est exactement ce qu’il nous a dit. Il nous a
reçus dans son bureau, moi et mes gars, nous a serré
la main à tous, nous a fait asseoir, et nous étions
face à lui comme dans une réunion de travail. C’est
ce qu’il nous a dit : "Je vous ai compris. Je sais ce qui
s’est passé ici."
— Authentique ?
— Authentique. Mot pour mot. Et il a continué
sur le même ton : "Je sais ce que vous avez voulu faire.
Et je veux changer bien des choses ici."
— Je me demande où il va chercher tout ça, gloussa Salagnon
— Va savoir. Il doit avoir de drôles de lectures.
Ou alors face à nous il a été frappé par l’inspiration , il a eu la vision de son rôle dans l’Histoire, et
les Anciens ont parlé à travers lui.
— Ou alors il se moque.
— Non. Trop ambitieux ; tout au premier degré.
Il nous a demandé notre avis pour tenir Voracieux.
Utiliser au mieux les forces de police pour contrôler
les populations. Il m’a nommé conseiller pour les
affaires de sécurité.
— Toi ?
— J’ai des références, quand même. Mais c’est un poste fantôme. On ne nous aime pas

Et ce sont d’abord les anciens qui transposent leur expérience de la guerre dans la ville telle qu’elle est devenue. Les jeunes qui font face à la même précarisation massive, aux mêmes ségrégation, au no futur, ont d’autres sources de divisions, avant que l’idéologie dominante n’installe ce discours du eux et nous qui réduit la banlieue et le monde ouvrier aux immigrés.

D’hélicoptère il voyait les commandos de chasse
battre la campagne, il les voyait marcher en longues
files égrenées dans les solitudes de la zone interdite,
il voyait d’en haut sur les rochers clairs la ligne pointillée de silhouettes sombres, massives, sacs trop lourds, bidons d’eau, armes en travers des épaules.

Ils parcouraient la zone sans rien laisser passer, ils
traquaient ce qui restait des katibas détruites, Ils
cherchaient pour les tuer les petits groupes d’hommes affamés portant des armes tchèques, qui marchaient la nuit et passaient la journée dans des
grottes. Les commandos de chasse marchaient beau
coup, pour le plus souvent ne rien trouver, mais
leurs muscles devenaient des câbles durs, leur peau
brunissait, leur âme devenait imperméable au sang,
leur esprit reconnaissait l’ennemi à son visage, à son
nom, au grain de sa voix. Salagnon survolait la zone en
hélicoptère, il se posait juste au bon endroit, quand il
fallait frapper un coup de masse pour que saute le
verrou. Avec ses hommes de belle prestance ils formaient des masses, ils donnaient l’assaut à une grotte,
ils interceptaient une bande plus forte encadrée
d’officiers formés en Europe de l’Est. Nous sommes des troupes de choc, disait Trambassac aux autres
officiers qu’il traitait en badernes ; nous allons au
contact ; nous allons et nous emportons. Ils allaient
par rotations d’hélicoptères, ils étaient vainqueurs,
toujours ; ils repartaient en camions. Et cela ne
changeait rien. Ils vidaient la campagne, une bonne
part de la population était rassemblée dans des
camps fermés, ils exposaient après chaque opération
les corps inertes des hors-la-loi abattus, ils en tenaient
le compte, et cela ne changeait rien. À Alger l’hostilité générale rongeait l’Algérie française. La terreur
technique avait répandu la peur, poussière fine qui
blanchissait tout, odeur persistante dont on ne pouvait se défaire, boue collante partout répandue dont
on ne pourrait plus se nettoyer. La terreur rationnelle produisait de la peur, comme un déchet industriel, comme une pollution, comme la fumée grasse
crachée par une usine, et le ciel, le sol, les corps en
étaient imprégnés. Salagnon et ses hommes continuaient de frapper fort, ici et là, cela ne changeait
rien, la peur imprégnait les pierres sur lesquelles on
marchait, l’air que l’on respirait, poudrait la peau et
l’âme, épaississait le sang, engorgeait le cœur. On en
mourait d’empêtrement, de coagulation, d’embarras général de la circulation.

Cela ne peut pas finir. Je n’ai plus d’Arabes à
qui parler, disait Salomon. Ils sont morts, en fuite,
ou bien ils se taisent et désapprouvent, et me regardent d’un air craintif ; on ne me répond même plus
quand je parle. Ils m’évitent. Quand je marche dans
la rue, j’ai impression d’être une pierre au milieu
d’un ruisseau. L’eau m’évite, fait le tour, elle me
mouille à peine, continue de couler en dehors de
moi, et le caillou que je suis crève de ne pouvoir s’imprégner, crève d’être étanche, e de voir tout autour l’eau couler sans faire attention à moi. Je ne suis plus qu’une pierre, Victorien, et je suis malheureux comme le sont toutes les pierres.

Et de tout temps, la religion est utilisé au service de de la séparation du peuple d’avec son unité, une vieille histoire déjà pendant la guerre d’Algérie...

Mais il voyait leur visage quand ils frôlaient son
camion qui allait au pas ; il savait lire les visages car
il en avait tant peint. Ils nous rejettent, pensait-il, je
le vois, ils attendent que nous partions. Ils sont fiers
de nous rejeter, ensemble, fermement. Nous partirons
un jour, à cause de ce qu’ils endurent ensemble et
sont fiers d’endurer. Nous affectons de ne rien comprendre à ce qui se passe. Si nous admettions que
nous sommes semblables, nous les comprendrions
aussitôt. Nous partageons des désirs semblables, les
valeurs mêmes du FLN sont françaises et s’expriment
en cette langue. Les ordres de mission, les comptes,
les rapports, tous les papiers ensanglantés saisis sur
des officiers morts sont rédigés en français. La Méditerranée brillant au soleil est un miroir. Nous sommes, de part et d’autre, reflets tremblants les uns
des autres, et la séparation est horriblement douloureuse et sanglante ; comme des frères proches nous
nous entre-tuons à la moindre discorde. La violence
la plus extrême est un acte réflexe devant les miroirs
légèrement inexacts.

Le camion de tête s’immobilisa, la foule coagulait
dans la rue en contrebas du quartier arabe, il n’avançait plus. Il fit gronder son moteur, retentir la note
grave et puissante de son avertisseur, et les gens
s’écartèrent lentement, lentement car ils étaient
épaule contre épaule. Ils sont si nombreux qu’ils
vont nous engloutir, pensa Salagnon, huit contre un
et tellement d’enfants. Le gouvernement de France
ne veut pas du droit de vote car cela enverrait cent
députés d’ici à l’Assemblée. Les Européens d’ici ne
veulent pas d’égalité car ils seraient engloutis. Huit
contre, et tant d’enfants. ;

Nous avons la force. Si l’on nous donne un point
d’appui, nous pourrons.soulever le monde. Le point
d’appui est juste un tout petit mot : eux . Avec
eux , nous pouvons user de la force. Chacun,
dans cette guerre en miroir, dans cette tuerie dans
une galerie de miroirs, chacun s’appuie sur l’autre.
Nous se définit par eux ; sans eux nous ne
sommes pas. Eux se constituent grâce à nous ; sans
nous ils ne seraient pas. Tout le monde a le plus
grand intérêt à ce que nous n’ayons rien de com
mun. Eux sont différents. Différents par quoi ? Par
la langue, et la religion. La langue ? L’état naturel
de l’humanité est d’en parler au moins deux. La
religion ? Est-elle de tant d’importance ? Pour eux,
oui ; disons-nous. L’autre est toujours irrationnel ;
s’il est un fanatique, c’est lui.

L’islam nous sépare. Mais qui y croit ? Qui croit à
la religion ? elle ressemble à ces frontières dans les
jungles, qui furent tracées un jour sur une carte, et
que l’on s’accorde à ne pas toucher, et que l’on finit
par croire naturelles. La France tient à l’islam comme
à une barrière d’espèce, une barrière qui passe pour
naturelle entre les citoyens et les sujets. Rien dans la
République ne peut justifier que vivent sur le même
sol des citoyens et des sujets. La religion y pourvoira,
comme un caractère inné, transmissible, attaché à la
nature de certains, qui les rendra inadaptés pour
toujours à toute citoyenneté démocratique.

Le FLN tient à l’islam comme caractère presque
physique, héritable, qui permet de rendre incompatible le sujet colonial et la France, laissant comme
avenir l’indépendance pleine et entière d’une nation
nouvelle, islamique et ne parlant qu’arabe.
De quoi a-t-on peur ? De la puissance de l’autre,
de la perte de contrôle, de l’affrontement des fécondités. On applique le levier de la force sur le petit
mot eux , auquel on tient plus qu’à tout. L’islam occupe tout le paysage d’un commun accord. Des
gens que cela indifférait sont contraints de ne plus
penser qu’à ça ; ceux qui ne voudraient pas y penser
sont éliminés. Chacun est prié de choisir sa place
de chaque côté de la limite, limite de papier, que
l’on pense maintenant naturelle. Il suffirait d’ôter la
petite pierre sur laquelle on pose le levier, ôter eux,
n’utiliser plus qu’un nous de plus grande taille. Tant
qu’il s’agit de eux et nous, ils ont raison de vouloir
que nous partions. Nous ne restons qu’en piétinant
les principes que nous inventâmes et qui nous fondent. C’est en nous que les tensions sont le plus for
tes, c’est nous que les contradictions détruisent, elles
nous déchirent de l’intérieur, et nous partirons,
avant que la douleur que nous leur infligeons ne
leur fasse lâcher prise. Nous partirons, car nous
continuons d’employer ce mot-là : eux.
Combien de temps cela va-t-il durer ?

Ces quelques mots de liaisons sont un peu artificiels et déforment sans doute l’histoire du roman qui est bien sûr plus riche que ce résumé d’une lecture personnelle qui ne dit rien des personnages, du dessin qui joue pourtant un si grand rôle... Mais ils sont une tentative de justification du choix des extraits... rien d’autre...

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  • (2002) Lenin (requiem), texte de B. Brecht, musique de H. Eisler

    Un film
    Sur une musique de Hans Eisler, le requiem Lenin, écrit sur commande du PCUS pour le 20ème anniversaire de la mort de Illytch, mais jamais joué en URSS... avec un texte de Bertold Brecht, et des images d’hier et aujourd’hui de ces luttes de classes qui font l’histoire encore et toujours...

  • (2009) Déclaration de Malakoff

    Le 21 mars 2009, 155 militants, de 29 départements réunis à Malakoff signataires du texte alternatif du 34ème congrès « Faire vivre et renforcer le PCF, une exigence de notre temps ». lire la déclaration complète et les signataires

  • (2011) Communistes de cœur, de raison et de combat !

    La déclaration complète

    Les résultats de la consultation des 16, 17 et 18 juin sont maintenant connus. Les enjeux sont importants et il nous faut donc les examiner pour en tirer les enseignements qui nous seront utiles pour l’avenir.

    Un peu plus d’un tiers des adhérents a participé à cette consultation, soit une participation en hausse par rapport aux précédents votes, dans un contexte de baisse des cotisants.
    ... lire la suite

  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).