L’Humanité : Michel Vovelle : « La révolution, cette rupture dans la nécessité de changer le monde »

, par  Danielle Bleitrach , popularité : 2%

Michel Vovelle est mort. Je pourrais longuement parler du grand historien, celui qui considérait le positionnement révolutionnaire dans cette discipline comme son devoir. Il était une sentinelle et modestement, il a tenu ce qu’il considérait comme un front jusqu’à la fin, avec son vieux et rude complice, Claude Mazauric ; salut Claude, je pense à toi. Mais d’autres le feront, c’est un travail nécessaire non pour lui mais pour nous tous, les communistes, mais aussi notre pays en proie à tous les négationnismes, celui des révolutions, de leur nécessité, ce combat dont il disait en souriant qu’il était celui des « partageux ».

D’autres citeront son œuvre, son apport en matière d’histoire des mentalités, des mentalités bien amarrées à l’école des Soboul, Mathiez, et pourtant sur le terrain que prétendait investir l’adversaire, au point de faire le lien avec quelqu’un comme Carlo Guizbourg. Ils ont tenu bon, face au relativisme post moderne autant que devant un Furet. Il reste celui qui m’a fait découvrir le monument à la Révolution française, celui de Joseph Sec dans notre bonne ville d’Aix-en-Provence. Sur le terrain, il était le communiste le plus académique qui se puisse imaginer, il en possédait tous les codes pour mieux les transcender.

Mais je voudrais aussi parler de mon camarade, celui de cette cellule de fac à l’Université de Provence qui fut le creuset de ma propre formation à l’individu communiste. Comment vous expliquer ce lieu de rencontre entre le professeur, comme lui, couvert d’honneurs mérités, la jeune maitre assistant que j’étais, le personnel du secrétariat, l’ouvrier, le chercheur tous militants.

Je nous revois tous les deux sur le parvis de la fac en train de vendre l’humanité. C’était le printemps, il faisait un temps superbe, il s’est penché vers moi et m’a murmuré : « Certains de nos collègues préféreraient me voir vendre de l’ambre solaire plutôt que ce journal ! ». Une collègue s’est effectivement approchée et a dit : « L’Humanité, dieu que ce journal est triste, on dirait qu’il est en deuil ! ». Et Michel lui a susurré : « Oui n’est-ce pas, c’est depuis la mort de Jaurés ! ».

Il se moquait souvent de moi, de mon engagement dont certains disaient que je portais mon idéologie comme un ostensoir… Nous habitions la même rue, le lotissement Villemus et j’étais tellement convaincue que, non contente de militer à la fac, je voulais organiser une cellule dans ce lieu. Il me contemplait narquois et il avait beaucoup ri quand j’avais baptisé son épouse qui était chrétienne « une démocrate sincère ! ». Quelques années après, il y a peu, je l’ai retrouvé déchiré et il m’a dit « Tu sais ma démocrate sincère est morte ! ». Moi c’était mon enfant. Nous étions devant le monoprix d’Aix-en-Provence, nous nous sommes regardés, nos chemins n’étaient pas toujours les mêmes, mais nous ne céderions jamais ni l’un, ni l’autre.

Danielle Bleitrach

Le professeur émérite à l’université de la Sorbonne Paris-I, ancien directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française, livre « des développements inédits sur une page d’histoire encore vive », celle de la commémoration du Bicentenaire en 1989, et nous éclaire sur les enjeux non consensuels et politiques de cette aventure collective.

Pourquoi écrire aujourd’hui sur ce que vous avez appelé dans votre ouvrage [1] la « Bataille du Bicentenaire de la Révolution française » ?

Michel Vovelle : J’ai voulu livrer une page d’histoire encore vive après trente ans pour lutter contre l’oubli. Évoquer un pan de mémoire par la voix d’un des protagonistes. On y trouvera des développements inédits sur un événement qui a marqué la conscience collective à travers l’héritage fondateur. Cet exercice de mémoire personnelle ambitionne de transmettre le flambeau dans un combat toujours d’actualité en 2017, car la « Grande Révolution » de 1789 nous interpelle encore comme l’une de celles, sinon la seule, qui n’ont pas été remises en cause aujourd’hui. Nous vivons de son héritage, comme de celui de ses prolongements.

En quoi était-ce une bataille ? Il y a d’abord eu, bien sûr, cette offensive menée par François Furet…

Michel Vovelle : Parce que cette commémoration a été tout sauf consensuelle. Elle a donné lieu à des débats et à des affrontements non seulement chez les historiens mais aussi dans le monde politique et dans l’opinion tout entière, entretenue par les médias. Sur la question de savoir s’il fallait célébrer, commémorer ou… ne rien faire du tout. Dans quelles limites chronologiques fallait-il aborder la période 1789-1793 ? Chez les politiques de gauche ou de droite, un compromis a prévalu pour conclure en 1989 le déroulement de la commémoration. Entre les pour et les contre, l’appel à l’opinion a été alimenté par les médias. Chez les historiens, un débat était engagé depuis des décennies. Il opposait à une tradition républicaine, majoritairement jacobine et jaurésienne, éventuellement marxiste, la contestation véhiculée par une lecture critique portée par François Furet et les Anglo-Saxons.

Dans cette bataille "bicentenariale", il y a différents affrontements, parfois de plusieurs ordres ou dans divers champs. Acteur principal, vous étiez au croisement de plusieurs d’entre eux, quels étaient-ils et sur quels enjeux ?

Michel Vovelle : Non, je ne saurais aucunement être présenté comme « acteur principal », pas plus que « l’homme du Bicentenaire ». Mon rôle en tant que président de la commission du CNRS a été de coordonner et d’animer la préparation scientifique de la commémoration dans le cadre d’une commission mise en place entre 1982 et 1984 par le ministre Jean-Pierre Chevènement. L’antériorité et la continuité de ce travail collectif jusqu’en 1989 (et au-delà) en ont fait, au gré des aléas de la politique (présidence Mitterrand durant deux mandats, mais alternance parlementaire entre 1986 et 1988), un des pôles de l’entreprise commémorative, alors même que l’instance gouvernementale recherchait un chef : Bordaz, Baroin, Edgar Faure, Jeanneney. Dans ces limites, notre commission a réussi à faire prévaloir une idée maîtresse, au-delà même de la défense et illustration des droits de l’homme qui s’imposait d’entrée, celle d’une commémoration largement ouverte sur la place dans l’histoire d’hier à aujourd’hui de la diffusion des principes révolutionnaires à travers le monde.

Deux événements semblent en particulier avoir changé la donne des forces en présence en début de la séquence. L’un dans le champ universitaire, avec la disparition d’Albert Soboul, votre prédécesseur à la direction de l’Institut d’histoire de la révolution française (IHRF), et l’autre d’ordre politique, avec l’élection de François Mitterrand et la victoire de la gauche en mai 1981 ?

Michel Vovelle : Cette question me semble, qu’on me pardonne, particulièrement étrange, pour ne pas dire plus. Comment peut-on mettre en parallèle, voire en balance, la mort d’Albert Soboul et l’élection de François Mitterrand ? Il est évident que la victoire de la gauche en 1981, puis le septennat de Mitterrand ont fourni le cadre non sans turbulences (!) dans lequel la préparation du Bicentenaire s’est inscrite. Mais la disparition de Soboul, en 1982, n’a représenté qu’un épisode non imprévisible et peu susceptible en soi d’infléchir la conduite du Bicentenaire. Si l’on veut marquer un événement, ce serait plutôt, je le dis sans vanité, lorsque j’ai été élu à sa succession, puis le choix de la part des politiques en ma personne, celle d’un communiste, fût-il quelque peu hérétique. Mais, au-delà de ma personne, c’est le jeu politique et les difficultés de la mise en place de la mission centrale qui ont importé. La victoire de la gauche en 1981, on le sait, n’a pas été suivie d’une hégémonie continue jusqu’en 1989 ; l’alternance, qui en 1987 a ramené momentanément la droite au pouvoir, a provoqué des fluctuations importantes et une grande difficulté à mettre en place une direction stable. Le président François Mitterrand n’a pas eu tout le temps les mains libres pour la conduite des opérations.

Historien de la révolution, « missionnaire patriote », vous décrivez dans le menu détail cet engagement sur tous les fronts et aux quatre coins du monde. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

Michel Vovelle : Je récuse, je l’ai dit, cette désignation, cadeau ambigu qui m’investit d’un rôle central qui ne fut pas le mien. Au mieux, je me présente comme un protagoniste actif dans le cadre collectif d’une commission dynamique avec des moyens modestes et des ressources limitées. Et pourtant, elle a stimulé et coordonné les initiatives et rencontres scientifiques en France et au-delà. Elle s’est accompagnée pour moi d’une campagne de contacts à l’étranger, à travers le monde. Le couronnement de cette attractivité a été le succès reconnu du Congrès mondial des historiens à Paris en juillet 1989, qui a réuni des centaines de participants, salué par le président Mitterrand. Au total, l’ampleur de la mobilisation à l’extérieur comme à l’intérieur du pays est indiscutable. Elle ne doit pas cacher l’âpreté, amplifiée par le rôle des médias, d’un conflit politique et idéologique. Il reste que le réveil du débat a témoigné de la place éminente de la « Grande Révolution » dans l’imaginaire collectif pour lequel la Révolution n’est pas "terminée".

Vous qualifiez les « lendemains de fête » de « débandade » et évoquez même une « faillite ». Pouvait-on éviter pareille gueule de bois et ses conséquences sur les études révolutionnaires ?

Michel Vovelle : Cette prise à partie me semble refléter une certaine incompréhension à partir des éléments d’un constat cependant indiscutable. Celui du succès du "furetisme" dans l’opinion et les médias (« j’ai gagné », a ainsi pu écrire Furet). Celui de la mise en cause des institutions autour de la Révolution française : attaque puis disparition de la commission Jaurès, fin douloureuse de la commission du CNRS et malaise à l’IHRF. En contrepoint, les études révolutionnaires, stimulées par le bicentenaire, se portent bien. À question brutale, réponse naïve : y avait-il une recette pour arrêter le mouvement de l’histoire ?

Certaines causes "géopolitiques" dépassent la prise en considération de la Révolution française et de la République. Comment ne pas y voir une imbrication de l’histoire ?

Michel Vovelle : Il est évident que le contexte géopolitique dans lequel se déroule et surtout s’achève la période doit être signalé. Avec une fausse naïveté, je me suis parfois interrogé sur ce qu’il serait advenu si les événements qui ont remis fondamentalement en cause le monde socialiste – de Tian’anmen, au printemps 1989, à la chute du mur de Berlin, en novembre 1989 – s’étaient produits plus tôt. Le Bicentenaire à la française tel que nous avons réussi à le gérer n’a-t-il profité que d’un sursis momentané ? Alors même que, en France, les lampions étaient éteints et que, en Europe (notamment en Italie) et dans le monde, les dernières ondes célébratives finissaient de se propager, dans le monde réel apparaissaient les pousses contestataires d’aujourd’hui dans le monde arabe, les indignés, etc. Et cela, alors même que l’idée de révolution était niée dans un monde sous influence de la mondialisation ultralibérale.

En fin d’ouvrage, vous utilisez le ton de la confession : « Du fond de ma caverne… » Avez-vous des regrets ?

Michel Vovelle : Je conteste le terme de confession qui n’est pas dans ma culture si ce n’est au sens rousseauiste. Ce n’est pas un plaidoyer larmoyant que j’ai voulu présenter en invoquant la fin proche de mon odyssée personnelle, qu’il était inévitable que je souligne tant elle a été un instrument investi dans le combat mené durant une décennie et au-delà. Il m’a été reproché, en refusant de donner à ce récit le "happy end" qui serait de rigueur, d’avoir fait déteindre sur un parcours qui devrait s’achever sur des lendemains qui chantent mon désenchantement personnel. Des regrets, qui n’en a pas dans le monde actuel, et pas à l’aune de sa propre personne ? Mais je continue à regarder les étoiles.

Selon vous, l’homme est-il en train de gagner la bataille de la civilisation, de l’émancipation ? Que signifie ou représente aujourd’hui la Révolution ?

Michel Vovelle : Qu’attendez-vous de moi ? Une profession de foi ? J’ai plus d’une fois posé la question : que pouvaient avoir en tête, en 1815, les jeunes gens de la génération des héros de Balzac ou de Stendhal au souvenir des révolutions passées, dans l’attente des révolutions à venir dont le profil peinait à se dessiner, comme il en va de même aujourd’hui dans le cadre des massacres et convulsions ? J’ai souligné dans des articles les messages balbutiés par Edgar Morin, notamment dans la Voie, ou par Stéphane Hessel, expérimentés çà et là par les Indignés. Aujourd’hui, les révolutions à venir se cherchent. Sollicité de s’identifier à un héros, le promu de la nouvelle génération Macron a laissé planer le doute quelques secondes : Julien Sorel ou… Rastignac (pensais-je ?). Il a choisi de dire Julien Sorel, mais le doute plane.

En octobre prochain, l’IHRF va fêter les 80 ans de sa création. Cet institut reste menacé. Comment l’université française peut-elle contribuer à l’étude et à la recherche sur la Révolution française ?

Michel Vovelle : Il est indispensable de défendre et de consolider les institutions existantes ou ce qu’il en reste, à commencer par l’Institut d’histoire de la Révolution à la Sorbonne. Mais aussi les associations telles que la Société d’études robespierristes, et la revue qu’elle publie. De même, soutenir les implantations locales de l’enseignement de la période révolutionnaire, celles nées à l’occasion du Bicentenaire. Mais tout cela serait vain si une pédagogie active n’accompagnait les avancées en cours de la recherche. Et au final, rester fidèle aux exigences de cette discipline particulière par sa double vocation, à la fois scientifique et civique. Ce qui, dans la conjoncture actuelle, nationale et internationale, ne va pas de soi et implique un engagement actif. Le problème de fond est autant celui de la reconnaissance d’un héritage que de le maintenir en vie, en réaffirmant l’utilité et la fécondité d’une étude poursuivie de la Révolution, cette rupture volontaire dans la nécessité de changer le monde. Une bataille poursuivie est indispensable pour rester fidèle à la proclamation d’Alphonse Aulard, reprise lors de notre congrès mondial de juillet 1989 à la Sorbonne : « Pour le peuple dont nous sommes et pour la science que nous servons. »

Entretien réalisé par Pierre Chaillan

Voir en ligne : Sur le blog de Danielle Bleitrach

[1La Bataille du Bicentenaire de la Révolution française, La Découverte, 261 pages, 26 euros.

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