Socialisme et Sécurité-Emploi-Formation
Jean-Claude Delaunay : débat projet Emploi Formation

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 5%

Je vais exprimer ici, de manière très brève mais de façon suffisamment claire pour contribuer sainement à la discussion, ce que je pense du projet Sécurité Emploi Formation en sa formulation actuelle. Le texte de Jean-Louis Cailloux est très clair. Il n’est aucunement agressif. Il est propice au débat réel. J’apprécie. J’espère que, de mon côté, les termes que je vais employer seront acceptés et ne nuiront pas au débat nécessaire.
 
1) A mon avis, en l’état actuel de sa formulation, ce projet est illusoire et réformiste. Il détourne des tâches révolutionnaires, rompre avec le capitalisme, construire le socialisme.
 
2) Mais s’il est pris comme l’un des éléments forts et immédiats de la rupture socialiste, c’est un projet également illusoire dans le cadre d’une démarche révolutionnaire.
 
I) Le caractère illusoire de la SEF dans le cadre du capitalisme (sans rompre avec ce système).

La démonstration de ce point me paraît simple. Nous sommes entrés, depuis une cinquantaine d’années, dans un nouveau stade du capitalisme. Le capitalisme monopoliste d’Etat, analysé par Lénine puis analysé à nouveau par Boccara, est entré en crise autour des années 1970.

Il a été remplacé par une nouvelle organisation capitaliste, que j’appelle capitalisme monopoliste financier mondialisé. La mise en place de ce nouveau stade a eu pour finalité, selon le point de vue des grandes bourgeoisies des pays capitalistes développés, de surmonter la crise profonde de rentabilité engendrée par la suraccumulation durable du Capital.

La suraccumulation du Capital est la maladie génétique du système capitaliste industriel. Lorsque cette maladie est devenue trop grave (durable) les grandes bourgeoisies se sont organisées pour y faire face. A la fin du 19ème siècle, elles ont mis en place le Capitalisme monopoliste d’Etat. Ce dernier a connu deux phases : la phase proprement guerrière allant de la fin du 19ème siècle aux années 1945-1950 et la phase, toujours guerrière mais aussi de l’illusion démocratique, allant des années 1950 aux années 1970. Au cours des années 1970, le système capitaliste est entré dans un nouvel état de suraccumulation durable. Pour tenter de le surmonter, les grandes bourgeoisies ont complètement remodelé le CME et ont mis en place le CMFM. En quoi cette analyse concerne-t-elle la SEF ? Ma réponse à cette question comprend deux sous-parties.

Dans la première, je remarque que la mondialisation capitaliste a rendu l’exploitation des travailleurs encore plus dure qu’elle ne l’était auparavant. La mondialisation s’est d’abord traduite par l’éclatement des systèmes productifs nationaux. Progressivement, les grandes entreprises ont quitté la France pour aller s’installer ailleurs. Elles ont laissé les travailleurs sur le carreau. Quant à celles qui viennent en France, elles dictent leurs conditions. Souvent, elles reçoivent des sous, puis elles se tirent.

Dans la deuxième, je comprends que la mondialisation réelle, celle des systèmes productifs, a nécessairement eu pour complément la transformation des entreprises en marchandises financières et la mise en place entre les entreprises de relations financières beaucoup plus denses. L’économie mondiale s’est financiarisée dans le cadre du capitalisme mondialisé. C’est une conséquence nécessaire. Elle a été stimulée par le fait que le capitalisme des Etats-Unis, qui sont les leaders du système, fonctionne de cette manière. Avant, dans le CME, l’Etat capitaliste était l’organisateur des relations entre ls entreprises en même temps que l’organisateur de la vie des entreprises, de leur essence. Après, dans le monde, où il n’existe pas d’Etat capitaliste, ce sont les marchés financiers qui sont devenus les organisateurs de la vie individuelle et collective mondiale du Capital.

Il en a résulté une double conséquence : 1) le niveau financier est devenu dominant du niveau réel, 2) les travailleurs ont été soumis à une double contrainte : a) la contrainte du marché du travail, b) la contrainte du marché des entreprises, de la financiarisation de leurs actifs.

Les travailleurs sont dès lors soumis à une double vente. A) une vente effective. Ils se vendent sur le marché du travail, s’ils le peuvent. B) Une vente potentielle. Quand ils travaillent dans une entreprise, ils sont vendus comme peut l’être l’entreprise dans laquelle ils ont été embauchés. En attendant une vente éventuelle, le Capital les organise de telle sorte que l’entreprise puisse être vendue dans les meilleures conditions. Et les actionnaires reçoivent des dividendes.

J’en viens maintenant à la SEF. Ce projet ne concerne que le marché du travail. Comment penser révolutionner les rapports capitalistes actuels par une simple intervention relative au marché du travail sans remettre en cause totalement l’existence du marché des entreprises, qui est le marché dominant ?

Je ne développe pas davantage mais ma conclusion sur ce point est la suivante : le projet SEF est illusoire dans le cadre du capitalisme financier mondialisé. Si l’on veut changer aujourd’hui la situation des travailleurs dans un pays comme la France, il faut s’attaquer au Capitalisme en son état actuel d’organisation. Ce n’est pas la marchandise force de travail qui fait le Capital, c’est le Capital qui fait la marchandise force de travail. Si l’on veut changer la forme marchandise de la force de travail, il faut donc changer le Capital, l’éliminer.

II) Le projet SEF dans le cadre du socialisme

Faisons l’hypothèse que mon raisonnement soit entendu et que les actuels partisans de la SEF, aujourd’hui réticents à l’égard du socialisme et de la nécessaire rupture avec le système capitaliste, acceptent finalement cette idée.

Ils (elles) peuvent dire : « OK, il faut rompre avec le capitalisme. Il faut construire le socialisme. Mais pour mobiliser les masses populaires dans cette immense bataille, faisons de la SEF un instrument, un objectif immédiat, de la mobilisation et de la lutte pour le socialisme ».

Est-ce que, pour autant, nous aurions fait le tour de la question ? Je ne vais guère développer ce point, mais je dois dire que je suis très réservé. Autant je pense que ce projet est nourri de bonnes intentions et qu’il est différent des élucubrations de Friot, autant je le crois limité dans sa démarche. Cela dit, les choses ne sont pas simples et c’est pourquoi il faudrait en faire une étude approfondie.

Quelle est l’intention de la SEF ? Cette intention est de changer la nature marchande de la force de travail en agissant sur le marché du travail. D’une part, il s’agit de modifier l’accès des travailleurs aux biens et services en stabilisant la nature marchande de leur force (aspect sécurité). D’autre part, il s’agit de permettre aux entreprises d’embaucher le maximum de main-d’œuvre sans mettre en cause leurs capacités productives (aspect flexibilité). Le but de ce projet est double : 1) Il est de faire que le marché du travail à la fois fonctionne (les entreprises licencient, les travailleurs changent d’emploi) et ne fonctionne pas (le prix de la force de travail est socialisé. La masse salariale est socialisée), 2) Il vise, à travers la flexibilité qu’il organise, à qualifier toujours plus la force de travail (d’où le couplage entre sécurité et formation). Le couplage entre formation et emploi fait évoluer la situation des travailleurs d’une problématique individuelle de l’emploi vers une problématique sociale du travail.

Comment peut-on être réservé à l’égard d’un tel projet ?

En réalité, je ne suis pas réservé. Je me pose simplement des questions. A l’époque où Paul Boccara lançait cette théorie sur le marché, j’avais posé quelques questions ; mais comme à son habitude, il ne répondait pas. Je n’étais d’ailleurs pas le seul. J’ai encore le souvenir très présent d’en avoir discuté avec Tony Andréani. Nous nous demandions : « Sans exclure l’existence de système d’ajustement des métiers et qualifications en cours de vie des individus, ne serait-il pas préférable de planifier les formations au lieu de dépenser temps et argent à corriger les mauvais choix effectués par les individus au départ de leur vie, que ce soit volontairement ou par effet du système ? ». D’autres se montraient très critiques de cette théorie. Le Forum marxiste, par exemple, avait, sous la plume de Xuan me semble-t-il, publié un texte très argumenté sur cette question. Je ne fais même pas allusion au fait que (c’était en tout cas l’une de mes interrogations) le projet SEF, qui se présentait comme un projet subversif du capitalisme supposait que le capitalisme fut aboli pour avoir la moindre chance d’exister. Bref, ce que je souhaite souligner ici est que cette époque devrait être révolue. Il appartient aux communistes, collectivement et en étroit contact avec les travailleurs, de promouvoir les idées de la révolution et non d’utiliser des pancartes pour se distinguer les uns des autres.

Certes, le projet SEF est nourri de bonnes intentions. Il vise, disent ses promoteurs, à dépasser le marché. J’imagine que cela veut dire qu’il vise à dépasser le marché capitaliste. C’est un projet révolutionnaire. L’application de la SEF agira sur la société à la manière d’un antibiotique. La révolution partira de la SEF et s’étendra à toute la société, à tous ses rouages. J’en viens donc maintenant aux 5 grandes questions qui me viennent à l’esprit à propos du projet de la SEF.

1) Est-il possible que la SEF ait cette vertu révolutionnaire centrale ? La SEF agit sur la marchandise force de travail, sur la capacité de cette forme à faire accéder les travailleurs aux produits de leur travail. Elle se situe par conséquent au niveau de la circulation. La révolution socialiste prend elle place au plan des rapports de circulation de la valeur marchande ou au plan des rapports de production et de consommation de la valeur marchande ?

2) A mon avis, le socialisme, tout en satisfaisant les besoins populaires, vise à transformer l‘essence marchande et capitaliste des rapport sociaux capitalistes. Or quelle sont les facteurs transformateurs de cette essence marchande ? Ce sont les investissements matériels et humains. Par conséquent, au delà de la transformation des rapports sociaux de propriété proprement dits, quel doit être le levier principal d’une transformation révolutionnaire ? N’est-ce pas l’investissement sous toutes ses formes ?

3) Oui mais le projet SEF, c’est précisément un projet qui fait le lien avec la formation, laquelle est un investissement humain fondamental de la société socialiste, organisée au plan national. Cela ne répond-il pas à ma préoccupation ?

Voici alors deux questions qui me viennent à l’esprit :
A) La formation, qui la détermine ? Sont-ce les individus, au gré de leurs désirs de changement d’emploi ou les entreprises, au gré de leurs actions productives ? La formation ne doit elle pas être conçue d’abord et au moins dans ses grandes lignes, au plan de la société ? Sont-ce les étudiants qui font la formation ou sont ce les formations qui font les étudiants ?
B) Les communistes estiment que le socialisme est la société la mieux placée pour promouvoir la Révolution Scientifique et Technique d’aujourd’hui. N’est-ce pas la liaison Formation-RST qui doit donner sa forme à la Formation quitte à ce que par la suite soient organisés les ajustements indispensables tant au niveau des individus que des entreprises.

Je crois que le projet SEF est loin du compte sur ces divers points. Mais quelle est la nature de la RST en cours ? Sommes nous au clair sur ce point ?

4) Ce que le socialisme doit réaliser à l’égard de la force de travail, ce n’est pas seulement la sécurité de l’accès au revenu national et une liaison ex ante avec les besoins de la RST et de la société. C’est le renversement du caractère dominé de la force de travail par les rapports sociaux capitalistes et par les forces productives matérielles. De dominée qu’elle était, la force de travail (les travailleurs) doit devenir dominante. Cela suppose l’obtention de droits nouveaux dans tous les domaines. Cela suppose que les différences de niveaux entre les travailleurs tendent à s’estomper sur la base d’une qualification réelle, générale, de masse. Cela suppose que les travailleurs bénéficient de plus en plus de tous ces services collectifs qui font la qualité et l’efficacité d’une société moderne. A la limite, les promoteurs du projet SEF devraient appeler leur projet Sécurité Emploi-Formation-Recherche-Santé-Transports-Communication-Administration-Logements-Sécurité intérieure- Défense nationale-Souveraineté nationale-Environnement, sans oublier un etc indispensable. Cela deviendrait le projet de SEFRSTCALSDSEE.

Car sécuriser la force de travail, cela suppose, à mon avis, le développement prioritaire de tous ces services (éducation, formation, recherche, santé, sécurité, transports, culture, communication, administration, logements, souveraineté nationale, défense nationale, environnement) dont l’énumération recoupe et dépasse ce que nous avons l’habitude d’appeler les services publics et qu’il faut absolument et d’urgence reconquérir tout en les élargissant ? 

5) Au total, ce que je crois est que le projet SEF est surestimé (ses vertus révolutionnaires), très incomplet (sur tout ce qui contribue au renversement des positions respectives antérieures entre travailleurs et société d’une part, entre travailleurs et forces productives matérielles d’autre part) et qu’il manque à ce projet une réflexion approfondie sur le socialisme et ses exigences. En l’état, ce projet ne peut satisfaire les besoins des travailleurs que sur la base d’une réflexion superficielle. Il se propose d’apporter une sécurité juridique aux travailleurs. Il me semble que les communistes se doivent de proposer aux travailleurs de construire avec eux une sécurité réelle et de long terme, une sécurité qui soit en même temps la transformation en profondeur tant de la société capitaliste que de la société marchande, et de la nature marchande de la force de travail dans cette société. Il s’agit de construire non pas l’Amérique mais l’abondance. 

Comment conclure ce texte ? Je vais avancer deux idées. Toutes deux ont trait à ce que les travailleurs, qu’ils soient en fonction, en chômage ou en attente d’un emploi, demandent. Moi, je ne suis pas devin. Je suis retraité. Je vis loin de la France, dans un pays socialiste, et j’attends que les communistes du terrain me disent ce que les travailleurs de France demandent.

Cela dit, et en l’attente, ma première idée est la suivante. S’il est vrai que la sécurité de l’emploi est la plus importante des revendications des travailleurs de France, soit, admettons. Mais dans ce cas, je ferais remarquer qu’un projet du genre SEF n’est certainement pas adapté dans l’état actuel de sa formulation. C’est même une illusion. Que signifie une sécurité de l’emploi suivie d’une formation si l’entreprise dans laquelle vous travaillez peut être à tout instant vendue, achetée, recomposée ? Et vous croyez que les capitalistes vont laisser faire ? Tant qu’à mener la lutte immense que nécessitera l’application d’un tel projet, faisons en sorte que cette lutte aboutisse à l’élimination immédiate de la grande bourgeoisie française de tous les lieux de pouvoir, économique, politique, culturel, administratif, militaire. Car rien ne changera si elle demeure en place. 

Ma deuxième idée est la suivante. Certes, on peut se dire que, pour que les masses populaires se mettent en branle, il faut absolument qu’elles soient concernées. C’est l’évidence. Il me paraît clair que des mesures immédiates pour améliorer la vie des travailleurs s’impose. Cela dit, le projet de la SEF, c’est autre chose. C’est un projet d’ambition révolutionnaire et de moyen long terme. Jean Claude Cailloux présente ce projet comme une motivation immédiate et comme un dessin d’avenir. Ma réaction est de penser que l’avenir doit être construit avec les travailleurs, qu’ils ont besoin de conquérir immédiatement les droits qui leurs permettront de faire cette construction. Mais que les traits de cette construction ne sont, dans l’état actuel de la réflexion sur la SEF, qu’une bien pâle image de tout ce qu’il faudra construire pour changer la société.

Jean-Claude Delaunay

Sites favoris Tous les sites

7 sites référencés dans ce secteur

Brèves Toutes les brèves

Navigation

Annonces

  • (2002) Lenin (requiem), texte de B. Brecht, musique de H. Eisler

    Un film
    Sur une musique de Hans Eisler, le requiem Lenin, écrit sur commande du PCUS pour le 20ème anniversaire de la mort de Illytch, mais jamais joué en URSS... avec un texte de Bertold Brecht, et des images d’hier et aujourd’hui de ces luttes de classes qui font l’histoire encore et toujours...

  • (2009) Déclaration de Malakoff

    Le 21 mars 2009, 155 militants, de 29 départements réunis à Malakoff signataires du texte alternatif du 34ème congrès « Faire vivre et renforcer le PCF, une exigence de notre temps ». lire la déclaration complète et les signataires

  • (2011) Communistes de cœur, de raison et de combat !

    La déclaration complète

    Les résultats de la consultation des 16, 17 et 18 juin sont maintenant connus. Les enjeux sont importants et il nous faut donc les examiner pour en tirer les enseignements qui nous seront utiles pour l’avenir.

    Un peu plus d’un tiers des adhérents a participé à cette consultation, soit une participation en hausse par rapport aux précédents votes, dans un contexte de baisse des cotisants.
    ... lire la suite

  • (2016) 37eme congrès du PCF

    Texte nr 3, Unir les communistes, le défi renouvelé du PCF et son résumé.

    Signé par 626 communistes de 66 départements, dont 15 départements avec plus de 10 signataires, présenté au 37eme congrès du PCF comme base de discussion. Il a obtenu 3.755 voix à la consultation interne pour le choix de la base commune (sur 24.376 exprimés).