Esprit, es-tu là ? Socialisme ou dépassementisme ?

, par  Jean-Claude Delaunay , popularité : 2%

Une analyse succincte par Jean-Claude Delaunay de l’ouvrage de Patrick Theuret, "L’esprit de la Révolution, Aufhebung, Marx Hegel et l’abolition", Le Temps des Cerises, Paris, 2016.

Esprit, es-tu là ? Telle est la question indirectement posée par Patrick Theuret à Lucien Sève, un grand monsieur du marxisme, du communisme et de la pensée philosophique française. Cette question n’a pas obtenu, me semble-t-il, de la part de Sève une réponse que l’on puisse considérer comme définitive. En novembre 2018, dialoguant avec Theuret, il écrivait : « Le secret d’une reprise gagnante de l’initiative révolutionnaire est... dans l’invention d’une révolution-dépassement... » [1].

Qu’est-ce qu’une révolution-dépassement ? Cet être philosophique est pour moi un être étrange et flou. Mais précisément le livre de Theuret porte sur ce type d’être étrange. C’est pourquoi, bien que "L’Esprit de la Révolution" soit paru il y a 2 ans, il n’est pas trop tard pour en parler et chercher à comprendre ce que veut dire son auteur. Plusieurs compte-rendus en ont déjà été publiés [2]. Je les mentionne car leur lecture me dispense de rendre compte d’aspects très techniques de ce débat et de la façon dont Theuret y a fait face.

Ce gros livre (633 pages) n’est pas difficile à lire. Son écriture est claire, pédagogique. La difficulté de sa lecture réside dans sa richesse. Il faut le digérer page par page. On peut aussi le commencer par la fin, si je puis dire, car il comporte dans sa conclusion (p.565-569) un résumé condensé des 11 chapitres qui le composent.

Pour rendre peut-être plus sensible son intérêt, je vais le situer dans l’ambiance du communisme en France à la fin du 20ème siècle. Apparemment, comme semble l’indiquer le début de ce livre, tout aurait commencé par une histoire de traduction de Marx, de l’allemand vers le français. En réalité, il y eut deux histoires, développées de manière proche mais indépendante, on peut le supposer, et qui se sont rejointes après 2000. Theuret traite de l’une d’elles, la deuxième ci-après, et en fait la critique.

La première histoire est celle qui suivit la rupture de 1983 entre le PS et le PCF. Les choses allaient mal pour ce dernier. Certains communistes (Pierre Juquin, Marcel Rigout notamment) amorcèrent alors une réflexion critique sur la stratégie de conquête du pouvoir suivie par le PCF, sur ses méthodes d’action et, de fil en aiguille, sur ses principes d’organisation ainsi que la responsabilité de son secrétaire général. Ces communistes furent appelés « Rénovateurs » par la presse. Mais c’était davantage une sensibilité qu’un groupe. Cette sensibilité était plutôt de type réformiste, mais elle n’était pas clairement structurée autour d’une doctrine et de propositions précises.

Le deuxième histoire fut celle d’un communiste éminent, Lucien Sève. Il fut membre du Comité consultatif national d’éthique de 1983 à 2000. En 1990, il publia un ouvrage « Communisme, quel second souffle ? », dans lequel il se prononçait en faveur non pas d’une « Rénovation » mais d’une « Refondation » de l’action communiste sur la base d’une lecture attentive et renouvelée des œuvres de Marx et d’Engels. Il a dirigé les Éditions sociales de 1970 à 1982. Il est en charge, avec la Fondation Gabriel Péri, de la traduction des œuvres de Marx. Il connaît bien ces problèmes de langue et sait la difficulté de leur solution ainsi que la responsabilité prise en l’apportant.

Et voilà que, dans cette période, Sève a des doutes sur la traduction de « Aufhebung » que l’on a jusqu’alors traduit par « abolition » : abolition du capitalisme, des rapports sociaux capitalistes. La vraie traduction ne serait-elle pas plutôt « dépassement » ? S’agirait-il, selon Marx, se demande-t-il, d’abolir le capitalisme ou au contraire de le dépasser ? Pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, la révolution devrait-elle suivre la voie courte, celle de l’abolition et de la rupture, comme on l’a toujours cru jusqu’alors, ou au contraire la voie longue, celle du dépassement, c’est-à-dire celle de la conservation et de la transformation simultanées du capitalisme ? Lucien Sève choisit la voie longue. En 1999, après la traduction de l’Idéologie Allemande par Lefebvre, ouvrage dont certaines phrases jouent un rôle particulier dans l’élaboration de sa nouvelle conception, il utilise l’officialité qu’un livre donne aux idées et avance avec conviction que, « pour transformer le monde, nous devons modifier notre représentation du monde » [3].

C’est alors que, après qu’il eût changé sa représentation du monde, et donc rejeté le sens d’abolition que la traduction du mot « aufhebung » avait précédemment porté avec elle à quelques exceptions près (G. Debord, H. Lefebvre), les deux histoires, celle de la rénovation et celle de la refondation, se sont pleinement rencontrées. En vérité, ce changement de traduction n’était pas uniquement une affaire linguistique. Il portait avec lui toute une série de conséquences conceptuelles et politiques majeures, rejoignant les préoccupations des refondateurs tout en les structurant. Il orientait le communisme de l’époque précédente vers un réformisme de type nouveau, un réformisme savant, marxiste qui plus est, visant à remplacer celui de la 2ème Internationale et à s’implanter au sein de l’idéologie communiste courante. Avec Sève, l’Esprit de la Refondation donnait du corps à l’Esprit de la Rénovation, au détriment de ce que l’on appelait jusqu’alors l’Esprit de la Révolution. Le livre que publièrent Blottin et Maso en 2018, par exemple, me semble issu de cette impulsion [4].

Je n’ai guère parlé, jusqu’à présent des thèses défendues par Theuret. J’en dis l’essentiel si j’ajoute que ce dernier n’a pas du tout été d’accord avec Sève. Il a donc pris à bras le corps la critique de cette Refondation. Il en a d’abord analysé le fondement linguistique et a conclu par son rejet. Puis il a donné un nom à l’innovation théorique avancée par Lucien Sève et l’a appelée « le dépassementisme » ou « la thèse dépassementiste ». Selon Theuret, au cœur de cette innovation se tient le choix de la réforme au détriment de celui de la révolution. Ensuite, Patrick Theuret a examiné les conséquences théoriques de la thèse de Sève : Etaient-elles conformes aux écrits de Marx ? Sève proposant aujourd’hui de relire le Capital, quels sont, s’est-il demandé, les effets de cette relecture ? Rend-elle mieux compte de Marx, ou, au contraire, s’en éloigne-t-elle ? Le socialisme, par exemple, est, avec l’abolition, l’une des deux grandes victimes du dépassementisme (p.478). Or le socialisme est présent dans l’œuvre de Marx.

Le réformisme propre aux pays développés, dont certaines couches de la population sont relativement riches par rapport au reste du monde, et même par rapport aux déshérités de leur pays, « réclamait de nouveaux habits pour pouvoir briller d’un éclat nouveau » (p.568). Lucien Sève a eu, comme Bernstein en son temps, l’audace d’en faire la coupe et de les mettre sur le marché des idées. Soit. Mais Theuret n’a pas été d’accord, et s’en est expliqué magistralement dans l’Esprit de la Révolution. En tant que lecteur de son livre, je dirai que les actions menées aujourd’hui par la grande bourgeoisie mondialisée, en France notamment, mais pas seulement, donnent raison à cet auteur. Cette classe sociale, il faudra en éliminer, en abolir la malfaisance, radicalement, tout de suite. Bref, j’ai beaucoup aimé ce livre, bien écrit, percutant, un livre qui ruisselle de travail, un livre révolutionnaire.

Jean-Claude Delaunay, le 11 janvier 2019
Article paru dans Actuel Marx

[1Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung chez Marx. Fausse querelle et vrais enjeux », Actuel Marx, n°64, Septembre 2018, p112-127.

[2Corinne Moncel, « Le mot qui a changé l’histoire », Afrique-Asie, n°130, Septembre 2016, p.86-87 ; Tony Andréani, Blog de TA, Octobre 2016, « Misère du Réformisme, (A propos de l’Esprit de la Révolution : Aufhebung, Marx, Hegel, et l’abolition) ». Le texte d’Andréani a été repris sur plusieurs sites (Denis Collin, Polex, Histoire et Société, Faire Vivre et Renforcer le PCF) ; Dominique Meùs, Blog : Le Temps de Bruxelles, Novembre 2018, « Patrick Theuret, L’Esprit de la Révolution, 2016 ».

[3Sève Lucien, 1999, Commencer par les Fins : La nouvelle question communiste, Éditions La Dispute, Paris.

[4Blottin Pierre, Maso Michel, 2018, Pour un Printemps de la Politique, Éditions de l’Atelier, Paris. Cf. mon CR sur le site Faire vivre et renforcer le PCF.

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